Corps de l’article

INTRODUCTION

La survenue brusque d’une altération ou d’une insuffisance significative et permanente de la fonction motrice a des conséquences sur la structure psychologique, anatomique et physiologique d’une personne (Joly, 2009; Ville et Raveaud, 1994). Cette personne doit alors mobiliser les ressources dont elle dispose pour envisager un épanouissement psychologique. Or, ces ressources doivent s’inscrire dans l’écosystème du sujet en termes d’aides susceptibles de prédire une évolution positive après un évènement traumatisant. Ces aides doivent être de nature à favoriser un devenir harmonieux en tenant compte de la nouvelle situation du sujet (Tchokote, 2014).

S’agissant de la communauté du sujet, l’environnement culturel occupe une place importante. La qualité de l’aide de l’environnement culturel de la personne dépend de la façon dont la culture donne sens aux évènements qui surviennent dans la vie du sujet. Par exemple, l’environnement culturel à travers ses pratiques, ses rites et ses représentations du handicap, peut permettre d’identifier les facteurs facilitant le développement du sens que la personne associe à son vécu et contribue à la projection de soi après l’acquisition d’un handicap moteur à l’âge adulte.

Dans cette perspective et dans une approche contextuelle, l’article présente les facteurs dans lesquels l’environnement culturel peut favoriser et/ou entraver les capacités de résilience chez la personne en situation de handicap moteur acquis à l’âge adulte. Pour ce faire, le contexte de l’étude à travers les statistiques, les modes de prise en charge ainsi que l’ensemble des croyances, des rites et des pratiques culturelles liées à la question du handicap seront exposés. L’approche théorique et le protocole de collecte des données à travers la méthode qualitative seront ensuite présentés ainsi que les résultats et la discussion.

REPÈRES CONTEXTUEL ET THÉORIQUE

Repère contextuel

Les personnes en situation de handicap au Cameroun constituent une part importante de la société par leur nombre qui est estimé à près de 15% de la population totale de ce pays (INS, 2006). La variété des types de déficience (motrice, sensorielle, intellectuelle, langagière) est présente chez les enfants, les adolescents, les adultes et les personnes âgées. Ainsi, dans le cas spécifique du handicap moteur, l’Institut National des Statistiques (INS, 2006) à travers l’Enquête de Consommation Auprès des Ménages (ECAM III, 2006) dénombre 4773 cas dans la ville de Douala et 5869 cas dans la ville de Yaoundé, sans compter les autres régions du Cameroun. On note ici que très peu d’études ont été menées sur cette catégorie de la population et que l’enquête de l’INS ne précise pas le contexte d’acquisition des différents types de handicaps.

Concernant les modes de prises en charge des personnes en situation de handicap au Cameroun, il ressort que la Loi N0 2010/002 du 13 avril 2010 ayant pour but la promotion et la protection des personnes en situation de handicap, prévoit un accompagnement psychosocial qui vise l’équilibre physique et psychologique de la personne en situation de handicap. Pour répondre à cette loi, des centres privés et publics de services sont disponibles et ont pour finalité la réhabilitation, la reconversion de ces personnes et la prise en charge psychosociale et médico-sanitaire. Néanmoins, on observe sur le terrain un écart entre ce qui est préconisé par la loi et son application à travers les structures publiques de prise en charge. Cet écart ne facilite pas le développement harmonieux de ces personnes (Ondoua Abah, 2002). De plus, les associations de personnes handicapées visent pour la plupart à faire respecter les droits des personnes handicapées, mais sont encore limitées de par les contraintes financières et celles liées à l’accompagnement psychosocial.

Des études ont été menées sur la qualité de vie des personnes porteuses d’un handicap moteur, sensoriel et intellectuel au Cameroun. Ces études concernent les mécanismes de prise en charge et d’intégration des enfants handicapés visuels dans les écoles ordinaires au Cameroun, les droits des personnes en situation de handicap et les conditions de vie et de participation sociale des personnes en situation de handicap moteur. Chez l’enfant en situation de handicap moteur et sensoriel par exemple, il ressort que leur parcours est parsemé d’obstacles limitant leur intégration scolaire (Baleng, 2008; Fonkoua, 2002; Ondoua Abah, 2002). Tout ceci conduit très souvent au découragement, à la marginalisation, au rejet de la personne en situation de handicap au sein de sa famille, et de la société camerounaise en général. Comme l’avait déjà remarqué Djabea (2010), certains facteurs ne permettaient pas à la personne en situation de handicap de valoriser son estime de soi à l’instar des préjugés, des discriminations, de l’exclusion sociale, de la stigmatisation et du regard malveillant des autres. Aussi, cette situation semble être beaucoup plus précaire pour les adultes camerounais qui deviennent handicapés à la suite d’un accident de travail ou de tout autre accident.

Le handicap occupe une place tout aussi importante du point de vue de ses représentations sociales dans la culture africaine en général et celle camerounaise en particulier. Diop (2012) dans ses travaux, recense les représentations d’ordre spirituel, possédant une « dimension invisible ». Il affirme que « si handicap rime avec sorcier, génie, démon, faute, sanction, malédiction, vagabondage, agression, punition, transgression, péché, il conduit forcément à la peur et à la honte » (Diop 2012, p. 26). Au Cameroun, une lecture de la perception du handicap moteur au sein de la communauté d’appartenance du sujet, permet d’inscrire celle-ci dans un registre culturel en tenant compte des activités, des croyances et des pratiques appliquées en son sein.

Les actions et les jugements que l’on porte sur la personne en situation de handicap moteur au Cameroun sont pour la plupart à connotation négative et contribuent à stigmatiser ces personnes. Les représentations culturelles que les communautés se font de cette population (croyance en la sorcellerie, pratiques des rites et coutumes, recherche du coupable…) entravent parfois leur quête d’équilibre et oblige le sujet à rechercher une réintégration dans son groupe culturel d’appartenance. Le regard porté sur la personne en situation de handicap est renforcé par les représentations culturelles que les communautés se font de cette couche de la population et qui contribuent à renforcer le ressenti douloureux de ces personnes (Hamonet, 1990, 1992; Zambe et Hamonet, 2005).

Comme le remarquaient déjà Vaginay, Warnier et Yaméogo (2013 p.193) « dans le royaume Mankon, le handicap est susceptible de donner lieu à des accusations sorcellaires ou à des doutes concernant la relation des vivants aux morts ou à des vivants entre eux ». Les représentations culturelles du handicap varient en fonction de la spécificité et de l’appartenance du sujet à une aire culturelle bien définie. On peut de ce fait percevoir un ensemble de mécanismes que certaines ethnies mettent en oeuvre pour envisager la réintégration de l’individu atteint d’un handicap moteur, ainsi que les stratégies de remise en condition physique et psychologique de la personne.

Repères théoriques

L’incapacité subite à réaliser des habitudes de vie chez une personne à l’âge adulte, impose un bouleversement dans sa vie psychique suite à la rupture des acquis, se traduisant par la difficulté pour son psychisme de maîtriser le surcroit d’excitation imposée. Le handicap moteur acquis à l’âge adulte réduit de manière significative la réalisation des habitudes de vie concernant aussi bien ses activités courantes (déplacement, soins personnels, conditions corporelles, habitation, communication) que ses rôles sociaux (responsabilité, relations interpersonnelles, vie communautaire, éducation, travail, loisirs).

La soudaineté de l’évènement qui surgit dans la vie de la personne adulte et occasionne une situation de handicap amène à prendre en compte les notions de traumatisme et de résilience. L’approche psychodynamique est de ce fait à considérer, car comme le démontre Anaut (2015, p.34) «l’interrogation du processus résilient en tant que processus psychique trouve des éclairages dans le référentiel psychodynamique, en particulier avec la prise en compte des mécanismes de défense ». En effet, la résilience est envisagée ici comme un processus dynamique influencé par un équilibre subtil et évolutif entre les facteurs de protection et les facteurs de risque (Dyer et McGuinness, 1996; Glenn, 2002; Manciaux, 2006). Les facteurs de protection sont des attributs des personnes, des environnements, des situations et des évènements qui diminuent l’impact des facteurs de risque sur la personne ou favorisent la «résistance» de celles-ci aux facteurs de risque. Un facteur de risque est un élément appartenant à l’individu ou provenant de l’environnement susceptible de contribuer à provoquer une maladie, un traumatisme ou toute autre atteinte à l’intégrité ou au développement de l’organisme.

C’est dire ici que la capacité de résilience du sujet exige un travail de mentalisation du traumatisme connue comme l’ensemble d’opérations symboliques par lesquelles l’appareil psychique assure la régulation des énergies instinctuelles, pulsionnelles, libidinales ou agressives. La traversée de l’événement traumatisant impose à la personne une bascule riche de symptomatologie douloureuse, au point où le sujet s’inscrit dans une quête de réaction à l’atteinte narcissique voir objectale. L’approche écosystémique de la résilience n’est pas à exclure et permet d’envisager l’application du concept de résilience au champ de la déficience tel que prôné par Ionescu (2010). Il s’agit en fait d’une approche qui intègre les paramètres de l’approche contextuelle à travers l’interaction individu-environnement en tenant compte des processus d’adaptation, de « stratégie de Coping » et des facteurs de protection (Dumont et Plancherel, 2001; Fougeyrollas et Dumont, 2010; Lazarus et Folkman,1984; Manciaux, 2006 ).

L’analyse du processus d’évolution du sujet aux prises avec un événement bouleversant, nécessite que soit revisitée et prise en compte, l’importance de l’approche intégrative de la résilience afin d’envisager un repositionnement du sujet vers un devenir harmonieux. Dans cette logique, la place des ressources environnementales est à souligner avec un accent particulier sur des valeurs culturelles à prendre en compte dans l’évolution du sujet. Dans ce sens, le tissage affectif nécessaire pour une évolution du sujet devrait être fonction de la qualité des ressources culturelles existantes et qui offrirait un étayage aussi bien individuel que groupal. Sachant que les capacités résilientes du sujet dépendent aussi des ressources environnementales, il y a lieu de questionner la qualité des représentations culturelles dans un contexte de fragilité narcissique imposée par la survenue d’un handicap moteur à l’âge adulte.

L’étude a pour objectif de saisir les enjeux des représentations culturelles sur le devenir des sujets en situation de handicap moteur acquis à l’âge adulte notamment sur leur capacité de résilience. Suivant une démarche compréhensive, il est question premièrement, d’identifier les idées reçues concernant l’événement traumatique dû à la survenue brusque du handicap à cet âge. Deuxièmement, il s’agit de cerner la manière dont la communauté culturelle d’appartenance de la personne réagit à travers les pratiques, les rites, les dires, les modes de pensées pour ainsi donner sens à l’événement et impacter sur leur capacité de résilience.

MÉTHODE

Il s’agit d’une recherche qualitative à travers une étude de trois cas. Les participants sont des hommes en situation de handicap moteur acquis à l’âge adulte, tous issus d’aires culturelles différentes et admis en internat au Centre national de réhabilitation des personnes handicapées cardinal Paul-Émile Léger (CNRPH) situé à Etoug-Ebe dans la ville de Yaoundé au Cameroun.

À travers la méthode clinique de recherche, les entretiens semi-directifs et l’utilisation d’un guide d’entretien thématique ont été utilisés pour collecter les données auprès des participants. Cet outil a permis non seulement de recueillir de manière aisée une masse importante d’informations utiles à l’étude, mais aussi a donné aux participants la possibilité de s’exprimer de manière libre et sans contrainte. Les entretiens ont eu lieu dans la salle d’écoute des psychologues du CNRPH à Etoug-Ebé, ceci dans le but de « garantir évidemment la confidentialité des propos échangés, ainsi qu’un lieu adapté à l’échange où nul n’est témoin de ce qui se dit » (Chabert et Verdon, 2008, p. 101). Nous avons fait deux entretiens par cas, donc six entretiens au total. Chaque entretien a duré en moyenne une heure. Chaque participant était informé du but de la recherche : comprendre les enjeux des représentations culturelles sur leur capacité de résilience après la survenue d’un handicap moteur à l’âge adulte. Toutefois, les participants n’ont pas été informés de la nature de notre hypothèse afin d’éviter des biais dans leurs réponses. Afin de garantir le respect de la confidentialité à l’étude, les pseudonymes (cas Y, cas T, cas V) ont été attribués aux participants ainsi que la soumission des fiches de consentement éclairé. Les entretiens ont été enregistrés grâce au dictaphone. Son utilisation a été mentionnée à l’avance aux participants. Les données collectées ont été analysées à l’aide d’une grille d’analyse thématique de contenu tel qu’indiqué au Tableau 1. Les unités de sens contenus dans le discours des participants de l’étude ont été relevées permettant ainsi un fondement empirique de l’analyse. Ces informations ont été transformées en écrits à travers une transcription sur ordinateur à l’aide du logiciel informatique Microsoft Word, afin d’obtenir un corpus permettant l’analyse.

RÉSULTATS

Il est question ici de présenter les données idiographiques des participants à travers l’histoire des cas singuliers dans la dynamique de la survenue du handicap physique, d’envisager les aspects des représentations culturelles en lien avec cet événement traumatique et de saisir le sens que le sujet attribue à ces événements.

Données idiographiques des sujets

Cas Y

Originaire de la région de l’Ouest du Cameroun, (Aire des Grassfields), M.Y est d’ethnie Bamiléké et d’appartenance religieuse chrétienne. Au moment de sa rencontre, il est âgé de 40 ans. La paraplégie survient lorsqu’il est âgé de 31 ans de suite d’un accident de circulation. Exerçant auparavant le métier de forestier, il a été contraint à se reconvertir dans la profession d’homme politique selon ses verbalisations. Dernier né d’une fratrie de cinq, M.Y est célibataire et est issu d’une famille polygamique. Il précise qu’après la paraplégie acquise, il n’a pas bénéficié d’un soutien paternel, mais plutôt d’un soutien venant de sa mère et de ses frères et soeurs. Lors de son entretien, on observe des éléments fonctionnels du langage qui témoignent de la perturbation émotionnelle du sujet à travers de multiples hésitations et des silences répétés. Dans son discours, on perçoit aisément des signes de tristesse dans son état psychique.

Tableau 1

Grille d’analyse thématique de contenu

Grille d’analyse thématique de contenu

Légende : + signifie qu’il y a une existence de l’élément, : signifie qu’il y a absence de l’élément, ± : signifie que l’élément est plus ou moins perceptible

* nécessite un renforcement – résilience assistée.

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Cas T

M.T est âgé de 39 ans au moment de sa rencontre. Originaire de la région de l’Ouest du Cameroun, d’ethnie Bamiléké (aire culturelle des grassfields), il est d’appartenance religieuse chrétienne catholique. Lors de son entretien, il manifeste une forte production verbale. La survenue de la paraplégie à 26 ans suite à un accident de circulation, bouleverse ses projets professionnels alors qu’il exerçait déjà le métier de conducteur automobile. Ceci l’oblige à faire une reconversion professionnelle et à exercer le métier de secrétaire. Il est le deuxième enfant d’une fratrie de six et est issu d’une famille polygamique, les parents sont séparés avant l’apparition de la déficience. Néanmoins, il a bénéficié du soutien de sa mère et du réconfort de ses frères pour surmonter cette condition qu’il trouve difficile. La tristesse est repérée dans son discours, comme signe clinique perceptible.

Cas V

Âgé de 55 ans au moment de sa rencontre, M.V manifeste une forte production verbale. Originaire de la région du littoral (aire culturelle de la côte), il est d’ethnie Bassa et Témoin de Jéhovah. La paraplégie est causée par un accident de travail lorsqu’il avait 50 ans. Marié et père de trois enfants, M.V est lui même issu d’une famille polygamique et occupe le cinquième rang d’une fratrie de sept. La survenue de la déficience motrice a été difficilement acceptée par lui-même, surtout qu’il a vécu un manque de soutien parental et une absence du soutien fraternel. Il est actuellement sans emploi et pense que le regard de la société camerounaise n’est pas très réconfortant pour les personnes déficientes motrices. Il dit être diminué physiquement, mais pas psychologiquement. Son état psychique au moment de l’entretien semble ne pas suggérer d’altération.

Analyse des données recueillies

Handicap acquis comme événement traumatique

La soudaineté de la survenue de l’événement a affecté les sujets ainsi que les membres de leur entourage. L’effet est perceptible dans les capacités de mobilisation des ressources du sujet et même de l’environnement social. La perte des fonctions motrices est vécue comme la perte d’une compétence, d’une situation et sur le plan fantasmatique, comme la perte d’un idéal, la perte d’un objet comme le démontre M. V lorsqu’il dit :

J’ai fait juste l’accident sur le chemin de fer ou la tête de la locomotive m’a cogné et on m’a emmené à l’hôpital et les médecins m’ont opéré! Quand j’ai repris conscience, j’ai eu une réaction de dépit, de désolation de voir cette horreur! […] Le fait de me retrouver dans cette situation, c’est vrai, dans ce souci, je ne voulais même pas me regarder!

La révélation du handicap ici constitue un choc émotionnel intense, une violente atteinte narcissique ainsi qu’une perturbation émotionnelle vécue par le sujet. Un début de travail de deuil se perçoit chez les sujets notamment avec le choc de l’annonce, le déni comme le démontre les propos de M. T lorsqu’il précise que « […] je n’acceptais pas que je ne puisse plus marcher… ».

La survenue de l’accident s’objective à travers l’effraction vécue, ce qui limite les possibilités de régulation du système pare-excitation d’où le traumatisme. Le sujet vit une expérience qui affecte son histoire, sa psyché et son corps. Il s’en suit une blessure non seulement physique, mais surtout psychique et une souffrance. Le sujet doit pouvoir mobiliser les ressources tant internes qu’externes pour lutter contre l’événement déstabilisant. La qualité de la mise en oeuvre de ces ressources diffère d’un sujet à l’autre et est fonction de l’écosystème du sujet. Parmi les éléments de l’écosystème, figure en bonne place le rôle de l’environnement culturel dans la lutte pour vaincre la situation menaçante que traverse le sujet en situation de handicap moteur acquis.

Effet des représentations culturelles sur le devenir des participants

Les résultats montrent que certains facteurs culturels dans le contexte camerounais constituent des obstacles et d’autres des facilitateurs pour le processus psychique de dépassement de l’effet traumatique chez les sujets. Ces éléments culturels qui constituent des entorses, des freins ou qui favorisent le travail de mentalisation, sont perceptibles autant dans leur mise en acte à travers les pratiques, que dans leur mode de pensée en termes de croyances, de représentations que se font les sujets de l’étude, l’entourage socioaffectif des participants de l’étude (famille, groupe d’appartenance, communauté) ainsi que les personnes qui interagissent plus ou moins directement avec les sujets. Aussi chez un même sujet, on peut observer simultanément l’existence autant des facteurs culturels favorables aux procédés de dépassement de l’épreuve (facteurs de protection), que des facteurs susceptibles d’entraver ces procédés (facteurs de risques). Ces facteurs (protection et risque) identifiés dans l’étude émergent des données recueillies issues des discours des participants de l’étude.

Éléments culturels comme entraves à la capacité de résilience (facteurs de risque)

Les éléments culturels dont il est question sont ceux retracés dans les discours des sujets et qui ne facilitent pas la mise en place des capacités de transformation psychique de l’expérience traumatique, et par conséquent, enfreignant la capacité de résilience des participants.

Phénomène de la recherche du coupable sur le plan mystique. C’est le fait de rechercher le coupable et de l’attribution de la cause du malheur à un phénomène transgénérationnel à travers une transmission parent- enfant. C’est dans cette logique que M.Y relate que :

En Afrique, on pense toujours que c’est l’autre qui nous a fait, on ne voit pas que c’est un destin… peut être il faut se cultiver spirituellement pour comprendre que non, peut être… les écrits bibliques… donnent le destin de quelqu’un…! Peut être il a été dit que c’est comme ça! parce que quelque part on dit que le mal que les parents ont fait ça reviendra, peut-être tu peux ne pas voir le mal, mais le mal n’est jamais petit!

On perçoit ici les croyances qui se vivent, qui se pratiquent et qui se disent autour de la personne déficiente motrice, ne favorisant pas un travail de pensée chez le sujet qui en est atteint. Le phénomène de la recherche du coupable par le sujet porteur d’une déficience motrice ou par ses proches, démontre que le travail de mentalisation permettant la mise en pensée des événements en vue d’une restructuration psychique, peine à se mettre en place et ceci aura des répercussions sur les capacités de résilience du sujet.

Accusation des personnes comme « sorciers ou sorcières ». Ici, l’idée que le sujet se fait de l’origine de la survenue de sa déficience oriente sa perception de sa déficience. On remarque que l’attribution de la cause de la déficience à une tierce personne, ravive le souvenir douloureux de la perte de l’objet et le sujet semble dans certains cas se culpabiliser de n’avoir pas pu éviter cette situation. C’est le cas observé chez le sujet M.V qui semble se reprocher de son ignorance concernant son collègue soupçonné de sorcier. Il ressort de ce fait que, le phénomène qui consiste à accuser des personnes comme « sorciers » ou « sorcières » et responsable de la survenue de la déficience, ne favorise pas aisément la mise en oeuvre du processus visant l’atteinte de la santé psychologique du sujet.

Croyance à l’existence des « entités négatives ». La croyance de l’existence des entités négatives constitue un élément susceptible de freiner le travail de pensée du sujet déficient moteur, c’est le cas observé chez M.V parlant de sa femme lorsqu’il précise que :

J’ai pensé aussi aux mauvaises paroles qu’elle (femme) a eu à prononcer juste avant mon handicap, et je me suis aussi dit qu’elle avait ouvert la voie aux esprits maléfiques pour qu’il m’arrive malheur! Elle m’a par exemple dit que je suis égoïste et que Dieu va me punir!

Ces éléments peuvent raviver chez le sujet le sentiment d’une certaine condamnation à vie à travers la punition infligée par une entité maléfique ou même invisible et suprême. Cette croyance peut empêcher la capacité non seulement d’adaptation du sujet à la nouvelle situation, mais aussi de résilience; car il est connu que la résilience est au-dessus de l’adaptation (Anaut, 2005).

Croyance au « manque de protection » et « bénédiction parentale ». Il arrive que le participant manifeste une vulnérabilité et pense que la survenue de la déficience motrice est due au fait de n’avoir pas bénéficié d’une protection parentale. Cette observation est faite dans le discours de M.V qui précise que :

Je me suis dit que si j’étais protégé psychologiquement, même si c’est un mauvais sort que quelqu’un m’a lancé au lieu de service, ça n’aurait pas dû me toucher d’autant plus que je n’avais rien à me reprocher! Et je me demandais pourquoi quelqu’un a essayé de m’atteindre par cette voie de sorcellerie? Je me suis posé cette question et j’ai conclu que c’est parce qu’il y avait une fragilité de protection de la part de mes parents! Et je me suis dit que peut-être que si j’allais chez le marabout ou le voyant ça n’aurait pas dû m’arriver!

Croyance au « commerce mystique de l’humain » à une « forme de cotisation mystique ». La pratique des rites culturels visant à restaurer l’équilibre du sujet est parfois justifiée dans les familles et communautés comme venant empêcher que le sujet ne subisse le sort d'« être vendu » de manière mystique, car cette croyance sous-entend que c’est l’échec de cette « vente obscure » qui a laissé des séquelles de l’ordre de la paraplégie chez le sujet, d’où l’urgence par les membres de la famille d’empêcher l’accomplissement de la « vente de la personne » sur le plan mystique pouvant ainsi occasionner sa mort corporelle et psychique. Le sujet M.T décrit la pratique culturelle effectuée dans le cadre de sa quête de guérison en ces termes :

Aller juste faire un sacrifice avec un poulet, on coupe, on jette, on mélange avec l’huile… des choses comme ça! Dans la famille il y a des personnes qu’on a désignées, qu’on a soupçonnées, surtout quand il y a un cas de malheur, il y a des choses qui m’ont été rapportées, que c’est un oncle maternel qui voulait me vendre pour de l’argent, mais bon! […] Ma maman croit trop au sacrifice traditionnel, c’est elle qui faisait les rites pour que je retrouve la guérison, mais moi j’étais toujours réticent à tout ça!

Pratique d’exhumation des parties du corps comme moyen de guérison. La survenue de la déficience est justifiée par les responsabilités attribuées aux personnes décédées, et donc pour une raison ou une autre, les conditions d’inhumation du corps n’ont pas respecté la norme culturelle telle qu’envisagé dans la coutume de la communauté. Dans ce cas, la pratique rituelle consiste à exhumer le corps ou une partie du corps du défunt pour ainsi rendre compte du respect de la norme culturelle envisagée afin de restaurer l’équilibre rompu qui se vit autant par le sujet que par les membres de sa communauté. C’est dire ici toute l’importance sur le plan culturel qu’on accorde aux croyances tendant à rechercher soit le coupable, soit à attribuer l’origine de la déficience à un tiers, ou encore de croire aux effets de la guérison miraculeuse.

Éléments culturels favorisant la capacité de résilience (facteurs de protection)

Il s’agit ici des éléments du discours tel que recueilli et qui sont susceptibles de faciliter le travail psychique dans l’optique de la quête d’une compétence et d’une ressource nécessaires à la mise en oeuvre des capacités de résilience de la personne. Ces éléments sont circonscrits dans les discours des sujets, traduisant dans ce cadre des sensations de bien être, de perception positive de la pratique culturelle et du sentiment de restructuration de la santé psychologique. Il s’agit de :

Effets positifs de l’accomplissement de certains rites traditionnels. Cet accomplissement, ainsi que la mise en pratique de certains rites culturels, ont des effets positifs sur les capacités de résilience des participants. C’est le cas de M.Y qui décrit de façon dynamique une scène rituelle initiée à son endroit par sa famille et qui a connu la participation des membres de la communauté. Cette scène rituelle telle que relatée visait le rétablissement de sa santé psychologique et somatique. La satisfaction du participant se lit d’ailleurs à la fin du discours lorsqu’il précise que :

On a même tué un coq, on a pris le sang, on est allé faire certains rites au village, où il fallait que le village s’asseye…et…que chacun se dénonce s’il y a un problème et il y a des rancunes…envers moi…ou avec ma mère, on lave le linge en famille! comme moi, je ne pouvais pas aller, ils ont fait ça sur une chemise que je portais, et on m’a ramené ça à l’hôpital…et… mon marabout…qui est venu me traiter … On a acheté le poulet, on a fait,…on faisait… on me lavait avec… on m’a lavé avec, le sang qui coulait…les yeux…parfois, ces choses, ça souvent une coïncidence parfois heureuse, ou pas…!mais toujours est-il que quand on a fini de faire ça, on voyait déjà un changement au niveau des plaies.. Bon!… je me sentais de plus en plus à l’aise!

Ces rites qualifiés d’actes à distance sur le plan culturel, démontrent la capacité du sujet à pouvoir transformer la situation auparavant douloureuse en une issue positive ayant pour finalité la mise en oeuvre des stratégies de résilience. Cette scène, comme bien d’autres, illustre le rôle joué par l’accomplissement du rituel chez le sujet.

Le règlement culturel de la dette symbolique. Dans ce contexte, et dans certaines communautés, on attribue la cause du handicap moteur au non-accomplissement d’une dette symbolique culturelle. Cette dette en réalité fait preuve des ruptures, de violation de l’interdit culturel suivant les normes culturelles connues et du non-respect de la procédure au niveau de l’application de ces ensembles de règles culturelles. De ceci, découle suivant l’imaginaire culturel du peuple ou de la communauté, un ensemble de rites culturels qu’il faille impérativement accomplir pour que le sujet retrouve sa place non seulement auprès de sa communauté, de sa famille, mais surtout pour que le sujet retrouve sa santé psychologique. Tout ceci vise aussi à empêcher la survenue d’incidents malheureux dans le futur chez les membres de la communauté, qui obligerait à payer à tout prix une dette symbolique.

La croyance en une force divine et le rapport à la spiritualité. Certains sujets de l’étude retrouvent leur stabilité psychologique après la survenue du handicap en investissant leur énergie dans la spiritualité et dans une sorte de croyance en une force divine qu’ils nomment « Dieu ». Cette croyance leur permet de retrouver et de renforcer leur estime de soi et la revalorisation de soi afin de retrouver l’harmonie idéale perdue. Il convient de souligner que les représentations culturelles de nature à valoriser et favoriser une capacité de résilience de par leur rôle de facteurs de protection, participent fortement à réinstaurer l’harmonie perdue, à favoriser le développement des compétences et des ressources résilientes et à donner sens à l’évènement.

DISCUSSION ET PERSPECTIVE

Selon l’approche psychodynamique de la résilience, le sujet doit mobiliser des compétences internes et externes pour faire face à l’événement déstabilisant afin d’envisager un devenir harmonieux. Comme le pense Anaut (2015, p.35) « les ressources endogènes et exogènes tissent des interactions complexes pour aboutir à des formes de résiliences singulières, propres à chaque sujet ». Les résultats de l’étude montrent que les sujets font preuve de stratégies conscientes et inconscientes pour diminuer l’affect pénible ressenti, afin de retrouver une homéostasie intrapsychique. Néanmoins, ces stratégies ne sont pas toujours suffisamment élaborées pour permettre à l’appareil psychique de réguler efficacement les énergies agressives ressenties par la personne.

De ce fait, les sujets ont recours aux ressources environnementales, notamment au contexte culturel pour renforcer leur capacité défensive et adaptative. Il ressort donc que le contexte culturel dans lequel évolue le sujet est un élément révélateur des capacités adaptatives du sujet confronté à un événement traumatique tel que la survenue d’un handicap à l’âge adulte. Dans ce sens, les résultats démontrent qu’il existe des représentations culturelles de nature à entraver et à faciliter le processus psychique de dépassement de l’effet traumatique induit par la survenue d’une déficience motrice.

À cet effet, et selon le cas, le travail de mentalisation peut ou non permettre la mise en pensée des événements en vue d’une restructuration psychique nécessaire à la mise en oeuvre du processus de résilience du sujet. Or, comme l’affirme Tousignant (2004), la culture offre un cadre d’expression à la souffrance individuelle en lui accordant une dimension plus collective tout en permettant un repositionnement dans un contexte sociohistorique global. L’inscription du sujet dans son contexte socioculturel oblige à reconsidérer la place et le rôle de ce contexte dans l’économie psychique du sujet aux prises avec l’acquisition d’un handicap moteur à l’âge adulte. La culture fournit un cadre global de pensées et de désirs et entre ainsi dans le façonnement du sentiment susceptible de développer ou non la capacité de résilience de la personne dans un tel contexte.

Suivant que les croyances, les préjugés et les actions menées dans le contexte socioculturel du sujet sont rigides, parsemées d’embuches et d’obstacles, on assistera par conséquent à une entrave au niveau des procédés de mise en oeuvre d’un véritable travail de résilience qui suppose une mise en jeu des modalités défensives et des procédures protectrices multiples (Anaut, 2015). Cela ouvre donc à des questions de sens que le sujet attribue à son devenir afin d’intégrer psychiquement les effets de l’influence subjective d’un contexte sur l’autre, fût-il individuel/groupal, interne/externe, sujet/environnement.

La question du sens ici renvoi à la responsabilité libre du participant à considérer psychiquement un événement ou un attribut d’événement au détriment d’un autre. Autrement dit, le sentiment d’existence personnel qui pourrait se développer chez une personne après un événement traumatique sera fonction de sa liberté à considérer ou non les effets anxiogènes de la situation. C’est dans cette logique que la pensée de Frankl citée par Kühn (2006) à travers ce qu’il nomme (Einstellungswert ) permet de marquer cette force vivante ultime qui émane de la liberté la plus profonde et qui est différente de la résignation. Cette pensée se résume en « si je vis une telle situation où il m’est impossible de transformer encore les conditions de faits qui la composent, je peux modifier du moins mon attitude intérieure face à l’inaltérable. De cette manière, je transforme aussi ma nature psychique pour découvrir une dernière valeur personnelle ou existentielle. » (Kühn, 2006 p. 3)

CONCLUSION

La survenue d’un handicap alors que le sujet est adulte impose un réaménagement de tout ordre et nécessite la mobilisation des capacités résilientes afin d’envisager un devenir harmonieux. Dans le cadre de cette étude, les sujets ont fait preuve de compétences personnelles et environnementales pour vaincre l’adversité. Il a été démontré néanmoins que les ressources environnementales à travers l’apport de la communauté culturelle des participants ne permettaient pas aisément l’atteinte d’une restructuration psychique censée faciliter le travail de mentalisation du traumatisme induit par la nouvelle situation. L’existence et la mise en acte de certaines pratiques, us, coutumes et rites, ne facilitent pas toujours le travail de résilience nécessaire pour l’atteinte de l’homéostasie intrapsychique dont le sujet a besoin et se constituent par conséquent en obstacle pour un devenir harmonieux. Comme l’avait déjà pensé Tsala Tsala (2006, p. 180),

Les sociétés traditionnelles ont depuis toujours inventé des mécanismes de régulations sociales et des systèmes efficaces de soutien individuel. La tradition, les us et les coutumes, les croyances et certaines pratiques rituelles et religieuses ont dans des contextes historiques et socioculturels particuliers, assumé des fonctions d’aide à autrui et produit des connaissances pratiques sur le comportement humain.

Sachant que les fonctions d’aides individuelles doivent être assumées par la vision culturaliste et traditionaliste des sociétés traditionnelles, force est de constater l’existence d’une autre fonction déstabilisante assumée par la communauté culturelle à travers la nature des représentations mises en oeuvre et qui constitue une entrave aux capacités de résilience du sujet dans un tel contexte. Comme Scelles (2013, p. 18) l’avait déjà remarqué,

Les référents culturels peuvent favoriser ou entraver le travail de penser que chacun des membres de la famille individuellement et collectivement devra opérer pour que le devenir, l’avenir reste pensable, imaginable. La culture peut contribuer à favoriser l’inclusion comme l’exclusion de la famille et du groupe social.

Dans ce sens, les résultats ont montré que les pratiques et les rites culturels en l’occurrence, les croyances et les préjugés connus et appliqués dans une communauté culturelle peuvent disposer en son sein des éléments susceptibles d’influencer la quête d’équilibre nécessaire pour se reconstruire un sentiment de soi cohérent après la survenue d’un handicap moteur à l’âge adulte. Bien que les représentations du handicap au Cameroun soient marquées par la perception d’un phénomène lié aux croyances et préjugés à symbolisme mystico-religieux, il demeure néanmoins que les rites et les pratiques appliqués diffèrent dans leur mise en oeuvre d’une aire culturelle à l’autre, même si leur seul but reste de rechercher la restauration intrapsychique et interpsychique à travers la réintégration culturelle dans la communauté. Cette réintégration culturelle étant susceptible d’être parsemée d’obstacles pouvant entraver la capacité de résilience du sujet, il y a lieu de penser à un accompagnement et un suivi psychologique pour mieux orienter le rôle de contenance que la culture est censée jouer dans un tel contexte. Aussi sur le plan de l’accompagnement, une résilience assistée pourrait contribuer à activer spontanément ou à renforcer les ressources existantes chez la personne. Dans le contexte du Cameroun, le psychologue ou le psychothérapeute pourra en effet centrer ses interventions sur la levée des blocages qui entravent le travail de résilience, repérer, activer et valoriser les ressources et les compétences qui existent malgré la fragilité apparente.

L’étude s’est focalisée sur trois participants originaires de deux grandes aires culturelles (grassfield et de la côte), ce qui pourrait constituer une limite à l’étude dans la mesure où toutes les aires culturelles que compte le Cameroun n’ont pas été représentées (aire culturelle de la côte, aire culturelle de la forêt, aire culturelle soudano-sahélienne, aire culturelle des grassfields). Une étude ultérieure pourrait prendre en compte l’impact des représentations culturelles dans les quatre aires culturelles dans une approche comparative afin d’analyser leurs effets sur les capacités de résilience chez le sujet en situation de handicap moteur acquis à l’âge adulte. Aussi, en élargissant l’étude à plus de participants, l’on pourrait collecter des données permettant une analyse holistique des stratégies de résilience dans un tel contexte.