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INTRODUCTION

Les recherches sur le bonheur constituent, depuis plus d’une vingtaine d’années, un domaine d’intérêt en émergence, issu particulièrement de la psychologie positive (Robbins et al., 2008) que certains associent d’ailleurs à la « science du bonheur » (Diener et al., 2002). Comme le souligne Argyle (1997), l’être humain répond aux spécificités de son environnement par des réponses positives ou négatives, qui forment les réactions les plus élémentaires de l’organisme. Alors que l’intérêt porté aux affects négatifs existe depuis longtemps, le domaine de l’affectivité positive reste encore à ce jour propice à l’exploration. À titre d’illustration, lorsqu’on recherche les articles où le terme bonheur (happiness) fait partie des mots-clés dans le moteur de recherche de PsyArticles, le résultat est minime (3214 articles) comparativement au terme dépression (depression) qui recueille plus de 73 340 indexations. Certes, le bonheur est corrélé négativement à la dépression, comme le rapporte Argyle (1997), mais ceci ne signifie pas que le bonheur en est l’inverse naturel. Justement, puisque le terme bonheur n’est pas à l’opposé de la dépression, il apparait important de s’y intéresser indépendamment. De plus, les événements qui génèrent ponctuellement le bonheur ne sont pas nécessairement l’opposé ou l’absence d’événements qui rendent malheureux (Fisher, 2010). C’est ainsi qu’après des décennies de recherches cernant les émotions à connotations négatives, les chercheurs s’intéressent désormais davantage aux émotions positives (Myers et Diener, 1997).

Ce changement paradigmatique est particulièrement saillant dans le domaine du comportement organisationnel; domaine où il est d’intérêt principal de s’intéresser tout d’abord aux problèmes qui peuvent survenir en entreprise puisque, généralement, les professionnels sont appelés à intervenir lorsque des difficultés nuisent au bon fonctionnement de celle-ci. Toutefois, force est de reconnaître que la psychologie positive déteint sur la recherche organisationnelle et ouvre de nouveaux champs d’investigation. C’est d’ailleurs sous cet angle d’analyse qu’a été réalisée la présente étude qui cherche à explorer les relations particulières, liant le stress au travail et dans la vie au bonheur des enseignants.

LE BONHEUR ET LES CONCEPTS APPARENTÉS

La documentation sur le bonheur nous permet de constater qu’il existe, pour cette notion, de nombreux termes similaires ou de concepts y étant associés: qualité de vie, bien-être subjectif et satisfaction de vivre, en sont quelques exemples (Bekhet et al., 2008). Les chercheurs dans les différentes disciplines s’intéressant au bonheur ont défini de manière fort variée ce construit (Kesebir et Diener, 2008). Ainsi, d’après la revue des écrits réalisée par Voyer et Boyer (2001), qui se veut une analyse conceptuelle comparative entre plusieurs termes a priori comparables (bien-être psychologique, bien-être subjectif, bonheur, moral, qualité de vie, satisfaction dans la vie et santé mentale), les différents « concepts sont distincts et ne devraient pas être utilisés de façon interchangeable » (p. 274). Compte tenu de ce qui précède, et afin de bien saisir le sens de la variable dépendante de cette étude, c’est-à-dire le bonheur, il nous appert impératif de le définir et de le distinguer des quelques termes adjacents pouvant y être apparentés (cf. qualité de vie, satisfaction de vivre, bien-être subjectif).

Tout d’abord, la qualité de vie est un large concept, multidimensionnel et intégratif, qui correspond au « fonctionnement optimum des individus dans les divers domaines de leur vie » (Bruchon-Schweitzer, 2002, p. 48). Composée de trois domaines principaux, soient physique, psychologique et social, la qualité de vie inclut aussi des composantes plus spécifiques, telles que la satisfaction dans la vie, le bien-être subjectif, la santé et le bonheur (Bruchon-Schweitzer, 2002). Ainsi, il est possible de comprendre que le bonheur est une composante et un indicateur de la qualité de vie, et que c’est de cette manière, qu’on peut nuancer les deux termes.

En ce qui concerne la satisfaction de vivre et le bonheur, Myers et Diener (1997) parlent de concepts reliés qu’il faut aussi distinguer: « le bonheur et la satisfaction de vivre sont des notions qui diffèrent beaucoup l’une de l’autre à quelques nuances près, mais elles ont beaucoup de points communs de sorte que la satisfaction de vivre est souvent utilisée comme un indice du bonheur » (p. 14). Comme le précise aussi Gosselin (2005) dans un bilan des connaissances investiguant la satisfaction dans la vie, celle-ci représenterait une simple dimension du bien-être subjectif. De plus, « tandis que le bonheur renvoie à l’aspect émotionnel du bien-être et représente la prépondérance des émotions positives durant une certaine période de temps, la satisfaction représente l’aspect cognitif et identifie une évaluation plus durable de sa vie » (Dubé et al., 1997, p. 215). Comme il est possible de le constater, la satisfaction globale fait partie des dimensions (affects positifs, affects négatifs et satisfaction) qui structurent le bonheur. D’ailleurs, il existe une très forte corrélation entre ce concept et le bonheur mesuré, par exemple, à l’aide du Oxford Happiness Questionnaire (Hills et Argyle, 2002).

Pour sa part, le bonheur serait une disposition personnelle sensiblement stable constituée de trois dimensions: la fréquence et le degré des affects positifs (p. ex., joie, plaisir), le fait d’être globalement satisfait dans sa vie durant une période et l’absence d’états émotionnels négatifs (p. ex., détresse, anxiété) (Argyle, 1997; Bruchon-Schweitzer et Boujut, 2014). Selon Voyer et Boyer (2001), le bonheur serait une dimension clé du bien-être psychologique. Toutefois, tous ne s’entendent pas sur la conception de ce qu’est réellement le bonheur. Selon Raibley (2012), le bonheur serait fondamentalement différent du bien-être au plan conceptuel, métaphysique et empirique. Pour d’autres, il n’y a pas de distinction notable entre le terme bien-être subjectif (subjective well-being) et le terme bonheur (happiness). Le bien-être subjectif serait alors un synonyme interchangeable du bonheur. Selon Linley et al. (2009), le bien-être subjectif comprend une composante affective issue de l’équilibre entre les affects positifs et négatifs combiné à une composante cognitive générée par l’auto-évaluation de la satisfaction dans la vie (life satisfaction). Ainsi, le bien-être psychologique et le bonheur sont conceptualisés par la même définition tridimensionnelle. D’ailleurs, à titre d’exemple, Kahneman et al. (1999), qui sont des pionniers de la recherche concernant la psychologie du bonheur, adoptent les deux termes dans leur livre Well-being: The fondations of hedonic psychology.

Néanmoins, pour certains auteurs, la définition du bien-être subjectif se révèle être légèrement différente de celle du bonheur, puisqu’elle intègre des processus cognitifs (Bruchon-Schweitzer, 2002). La définition qui est largement acceptée du bien-être subjectif a été élaborée par Diener (1984) et selon lui « le bien-être correspond à l’expérience globale de réactions positives envers sa propre vie et inclut toutes les composantes d’ordre inférieur telles que la satisfaction de la vie et le niveau hédonique » (Diener, 1984 cité par Bruchon-Schweitzer, 2002, p. 60). Ainsi, il est possible de comprendre que la différence entre le bien-être subjectif et le bonheur réside dans le fait que ce dernier concept est une composante du bien-être subjectif (Bruchon-Schweitzer, 2002). Toutefois, la distinction entre les deux concepts est limitée, et force est de reconnaître qu’ils sont fréquemment utilisés de façon interchangeable dans les écrits.

Finalement, dans quelques cas particuliers, les auteurs parlent du bonheur comme étant simplement l’abondance d’affects positifs comme c’est le cas pour Lyubomirsky, King et Diener (2005) et Voyer et Boyer (2001). Toutefois, peu importe les imbroglios conceptuels qui enveloppent la notion, le bonheur tel que nous l’entendons dans la présente étude est caractérisé par trois dimensions soient: la présence d’affects positifs, l’absence d’affects négatifs ainsi que la satisfaction dans la vie.

DÉTERMINANTS DU BONHEUR

Bien que l’essor de la psychologie positive reste encore relativement récent, comparativement à d’autres perspectives en psychologie, il n’en demeure pas moins qu’il existe un nombre non négligeable et croissant, d’articles qui abordent l’influence de certaines variables sur le bonheur (Veilleux et al., 2017). Formulé simplement, la question fondamentale concernant l’apport de l’occupation professionnelle au bonheur est de savoir si le fait de travailler contribue au bonheur, et le cas échéant, de connaître les facteurs professionnels qui sont en action dans la création de ce lien (Krause, 2014). Par-delà la contribution particulière du travail, nombre de recherches récentes cherchent à circonscrire les causes sous-jacentes à l’émergence du bonheur (Hill et DelPriore, 2017).

Alors que pour Argyle (1997), les quatre catégories de variables associées à la satisfaction dans la vie qui sont les plus influentes sur le bonheur, seraient la personnalité de l’individu, les loisirs, les relations sociales ainsi que le travail. Pour Fisher (2010), la raison pour laquelle, certaines personnes sont plus heureuses que d’autres, se situeraient de façon plus large, au niveau des dispositions individuelles, des facteurs environnementaux et de l’interaction entre l’individu et les situations. Myers et Diener (1997), quant à eux, répertorient quatre traits qui caractérisent les gens heureux. Selon ces auteurs, l’estime de soi, le sentiment d’auto-efficacité, l’optimisme ainsi que l’extraversion seraient les caractéristiques en lien avec le bonheur.

En ce qui concerne les dispositions individuelles, la personnalité semble jouer un rôle crucial sur le bonheur en général. Comme l’exprime Fisher (2010), il semble que les gènes et la personnalité pourraient expliquer une bonne part de la variance au niveau intrapersonnel (person-level variance). En effet, la majorité des articles recensés abondent en ce sens; il semble exister une forte corrélation entre le facteur d’extraversion et le bonheur (Chee-Seng et al., 2018). Les recherches semblent démontrer que l’extraversion prédispose les individus à davantage d’événements favorables, notamment dans le domaine de l’amitié et du travail, et que ces individus prennent part à davantage d’activités sociales et sportives que les introvertis (Argyle, 1997). Le neuroticisme, tel que l’entend le modèle factoriel de la personnalité, semble être, quant à lui, corrélé négativement au bonheur (Argyle, 1997). De plus, l’agréabilité, l’ouverture à l’expérience et l’esprit consciencieux sont des traits qui sont aussi associés au bonheur (Hills et Argyle, 1998; Khaledian et al., 2013), tandis que le choix des stratégies de coping ne serait que partiellement lié à ce dernier (Rim, 1993).

Concernant l’incidence des loisirs, Argyle (1997) rapporte que ces activités qui sont généralement pratiquées en groupe sont une source de bonheur, en particulier pour les extravertis. D’ailleurs, il semble que le bonheur soit aussi relié de façon marquante aux relations sociales, notamment les relations sociales primaires auprès de la famille, du conjoint(e) ou encore d’amis (Lyubormirsky, Sheldon et Schkade, 2005). Comme l’avance Argyle (1997), le soutien social bénéficierait à la santé mentale et physique ainsi qu’à la stabilité dans la vie. Comme c’est le cas avec la stabilité émotionnelle, la stabilité dans la vie, donc le fait d’avoir une vie relativement bien structurée, semble avoir un impact positif sur le bonheur (Fisher, 2010). Cette stabilité dans la vie peut aussi s’établir notamment grâce au travail. En fait, le travail est une variable de satisfaction de vie et un facteur environnemental qui est aussi reconnu comme étant une source notable de bonheur (Rodriguez-Munoz et Sanz-Vergel, 2013), puisque les travailleurs sont généralement plus heureux que les individus qui ne travaillent pas (Argyle, 1997; Feuvrier, 2012).

Notons que la plupart des études proposent qu’il n’existe pas de distinction significative entre le sexe, l’âge, l’ethnicité et le revenu quant au bonheur (Myers et Diener, 1997). En fait, ces facteurs donnent peu d’indications sur le bonheur des individus et ne semblent pas, d’une façon ou d’une autre, favoriser significativement l’atteinte de ce dernier.

PERTINENCE DU BONHEUR CHEZ LES ENSEIGNANTS

Certaines recherches menées dans le domaine de l’éducation, et plus précisément chez les enseignants, indiquent que ceux-ci ont un niveau de stress perçu élevé menant à des niveaux d’anxiété, de dépression et d’épuisement qui surpassent la moyenne de la population nationale (Riel, 2009). Les résultats des recherches menées par Dionne-Proulx (1995, p. 153) permettent aussi de constater que « les troubles mentaux sont à l’origine d’une forte proportion d’invalidité permanente chez les enseignants ». Ainsi, la pertinence des questionnements sur les paramètres du bonheur chez les enseignants réside dans la nature intrinsèquement stressogène de cette profession, ainsi que dans les fondements historiquement vocationnels de cette occupation qui commande pour plusieurs une centralisation du travail. D’ailleurs, l’enseignement trône au haut du palmarès des professions les plus stressogènes depuis fort longtemps (Carlyle et Wood, 2002; Janot-Bergugnat et Rascle, 2008).

En fait, plusieurs recherches (p. ex., De Simone et al., 2016; Marwat et al., 2012) se sont intéressées à la relation entre le stress et certains indicateurs au travail comme la performance, la satisfaction au travail, l’intention de quitter chez les enseignants, mais peu se sont intéressés à des extrants plus globaux tels le bonheur, le bien-être ou la qualité de vie au travail (Feuvrier, 2012). Malgré une quasi-absence de recherches sur le bonheur en milieu scolaire, il appert qu’une certaine documentation concernant des phénomènes connexes existe. À cet effet, Fisher (2010) a répertorié plusieurs construits qui ont fait l’objet de recherche dans le domaine scolaire et qui se rapprochent ou qui chevauchent le concept de bonheur. Évidemment, un des construits les plus étudiés est celui de la satisfaction au travail, mais il est possible de répertorier d’autres concepts qui ont été considérés: l’engagement affectif, l’humeur et le bien-être en sont quelques exemples concrets (Fisher, 2010). Nonobstant de multiples recherches cernant des variables connexes, il persiste un retard notable quant aux connaissances scientifiques concernant le construit du bonheur et de ses dimensions.

L’ALEXITHYMIE

Puisque le bonheur se décline par des affects, il semble pertinent d’explorer l’ascendance de facteurs émotifs dans la genèse de cet état. En ce sens, il appert que la régulation des sentiments et des émotions pourrait ne pas être étrangère à l’émergence du bonheur. Par exemple, l’alexithymie qui est un déficit affectif et cognitif dans la reconnaissance et l’expression émotionnelle pourrait être un frein ou un obstacle à la survenue du bonheur. (Guilbaud et al., 1999). Aussi décrite comme une perturbation spécifique du fonctionnement psychique ou encore comme un trouble de la régulation émotionnelle (Godefroid, 2011), l’alexithymie se structure autour de quatre caractéristiques soient (1) une difficulté à identifier et à distinguer les états émotionnels; (2) une difficulté à verbaliser les états émotionnels à autrui; (3) une vie fantasmatique réduite; (4) un mode de pensée tourné vers les aspects concrets de l’existence au détriment de leurs aspects affectifs ou pensée opératoire (Luminet, 2008). Il est important de préciser que les personnes dites alexithymiques n’ont pas une incapacité à ressentir les états émotionnels, mais ont une difficulté à les différencier et à les verbaliser (Luminet, 2008).

Tel que le soulignent Corcos et Pirlot (2011), il existerait deux formes d’alexithymie: une d’ordre biologique et la seconde d’ordre psychologique. L’alexithymie primaire ou alexithymie-trait serait liée à des déficits neurobiologiques, plus précisément à un déficit dans les connexions fonctionnelles entre le système limbique et le néocortex, ou encore à un déficit dans le transfert interhémisphérique (Luminet, 2008). L’alexithymie secondaire ou l’alexithymie-état serait liée à des stratégies de protection face à des situations traumatiques intenses et prolongées (Corcos et Pirlot, 2011). L’exposition à des situations traumatiques pourrait avoir de nombreuses conséquences dans le développement affectif et la vie fantasmatique. L’exposition au stress est elle aussi considérée comme un facteur où l’alexithymie constituerait une réponse particulière aux situations stressantes (Luminet et al., 2003).

Des recherches démontrent aussi certaines relations existantes entre l’alexithymie et les facteurs de personnalité (big five). On observe, entre autres, une relation positive avec le névrosisme et une relation négative avec l’extraversion, ainsi qu’avec l’ouverture à l’expérience; relations qui trouvent leurs explications dans l’instabilité émotionnelle des individus à fort neuroticisme et la relative distance émotionnelle affichée par les personnes davantage introverties (Loas, 2010; Parker et al., 1989).

Globalement, l’intérêt porté envers l’alexithymie dans l’équation du bonheur, tire particulièrement ses assises théoriques du modèle transactionnel du stress de Lazarus et Folkman (1984), qui propose que les stratégies de coping sont des modérateurs de la relation entre le stress psychologique et les conséquences de ce dernier. De plus, certaines recherches proposent que les individus alexithymiques utilisent davantage de stratégies de coping négatives ou inefficaces (Velasco et al., 2001). Ainsi, il est plausible de considérer que l’alexithymie ait un effet sur le choix des stratégies de coping et, conséquemment, sur le bonheur ou sur la relation le liant au stress psychologique. Ce qui se trouve aussi soutenu par l’incidence des facteurs de personnalité sur le bonheur.

CADRE CONCEPTUEL

Dans le cadre de cette étude, la conception transactionnelle du stress a servi d’assise à l’élaboration du modèle explicatif. Comme le modèle cognitivo-phénoménologique de Lazarus et Folkman (1984) le propose, le stress résulte de l’interaction entre l’individu et son environnement après une double évaluation de la situation et des ressources personnelles. La perception de stress est reconnue comme pouvant engendrer des conséquences à divers niveaux et peut notamment affecter négativement la performance au travail (Chen, 2009; Yeh et al., 1986), la satisfaction (Williams et al., 2000) et le bonheur (Fisher, 2010; Schiffrin et Nelson, 2010). Cette relation négative entre le stress et le bonheur semble largement acceptée dans l’imaginaire populaire, mais encore peu de recherches ont été élaborées afin de confronter cette croyance. De plus, comme le soutient la théorie transactionnelle, les stratégies de coping sont des modérateurs de la relation s’établissant entre le stress psychologique et les effets délétères en découlant. (Lazarus et Folkman, 1984). À ce titre, l’alexithymie qui peut impacter le choix des stratégies de coping pourrait, de ce fait, intervenir dans le choix de ces stratégies chez les enseignants et avoir une incidence modératrice sur le lien associant le stress au bonheur (Velasco et al., 2001). La Figure 1 présente le modèle conceptuel à l’étude qui met en relation les stress provenant du travail et de la vie avec le bonheur, ainsi que l’intervention potentielle de l’alexithymie dans cette dynamique.

HYPOTHÈSES DE RECHERCHE

S’appuyant, entre autres, sur les résultats de Schriffrin et Nelson (2010), ainsi que Paez et al. (2013) qui ont observé divers liens entre le stress, l’alexithymie et le bonheur, nous proposons d’explorer la dynamique relationnelle entre ces trois construits. Pour ce faire, nous proposons une double mesure du stress afin d’estimer séparément, celui qui tire son origine de la vie personnelle (stress dans la vie) et celui en provenance de la vie professionnelle (stress au travail), afin d’observer le mode opératoire et combinatoire de ces variables sur le bonheur.

Notre première hypothèse cerne ainsi les liens entre le stress au travail et le niveau de bonheur des enseignants. Nous formulons que le stress au travail sera corrélé de façon linéaire et inverse au bonheur chez l’individu, et cela, sans position quant à la direction de la causalité entre les deux variables.

Conséquemment, nous vérifierons aussi l’intensité de la relation entre le stress dans la vie personnelle et le bonheur. Nous supposons que la relation liant ces variables sera de nature inverse et linéaire, et cela, pour les mêmes motifs évoqués pour l’hypothèse H1a. De plus, nous présumons qu’il y aura une plus forte corrélation entre le stress au travail chez les enseignants et le bonheur qu’entre le stress dans la vie et le bonheur. Cette hypothèse est soutenue par les écrits (p. ex., Estola et al., 2003; Hansen, 1994) qui laissent sous-entendre que l’aspect vocationnel du domaine de l’enseignement est bien présent pour les enseignants justifiant que les problèmes qu’ils rencontrent en salle de classe ont un effet prépondérant sur le niveau de bonheur global ressenti.

H1a: Le stress au travail entretient un lien linéaire inversement proportionnel avec le bonheur chez les enseignants.

H1b: Le stress dans la vie personnelle entretient un lien linéaire inversement proportionnel avec le bonheur chez les enseignants.

La seconde hypothèse émise cible la vérification du lien direct entre l’alexithymie (et ses dimensions) et le bonheur. La structuration du construit d’alexithymie et ses ramifications affectives laissent présager qu’il entretiendrait une relation négative avec le niveau de bonheur. En fait, ce trouble de la régulation émotionnelle amoindrirait le sentiment de bonheur, puisque l’individu a une difficulté à identifier ses émotions et est enclin à rapporter davantage d’affects négatifs (Connelly et Denney, 2007).

H2: Les dimensions de l’alexithymie ont un effet direct négatif sur le niveau de bonheur ressenti par les enseignants.

Figure 1

Modèle explicatif

Modèle explicatif

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Nous formulons, en guise de troisième hypothèse, que l’alexithymie aurait un effet modérateur sur la relation entre le stress au travail et le bonheur ainsi qu’entre le stress dans la vie et le bonheur. Certains auteurs suggèrent que l’influence de l’alexithymie sur l’expression des états pathologiques reliés au stress pourrait impliquer une faible résistance au stress (Timary et al., 2008); ce que certains nomment l’hypothèse alexithymie-stress (alexithymia-stress hypothesis; Martin et Pihl, 1985). Pour notre part, nous considérons que l’alexithymie, au même titre que les stratégies d’adaptation, influence la relation entre le stress et ses conséquences potentielles (Lazarus et Folkman, 1984) et module ainsi le lien entre les stress psychologiques et le bonheur. Il a été avancé dans la littérature, que les individus alexithymiques choisiraient davantage des stratégies de coping inadaptées telles que l’évitement, l’isolation sociale ou l’autocritique (Velasco et al., 2001). En ce sens, l’alexithymie peut être considérée comme un déterminant des stratégies d’adaptation individuelles et ainsi impacter la dynamique du stress de façon similaire, c’est-à-dire en modérant le lien entre le stress et le bonheur.

H3a: Les dimensions de l’alexithymie ont un effet modérateur sur le lien entre le stress au travail et le bonheur chez les enseignants.

H3b: Les dimensions de l’alexithymie ont un effet modérateur sur le lien entre le stress dans la vie personnelle et le bonheur chez les enseignants.

Enfin, dans l’esprit des préceptes du comportement organisationnel positif (Luthans, 2002; Tetrick, 2002) qui suppose que les concepts d’orientation positive (p. ex., satisfaction, bien-être, bonheur) possèdent une dynamique différente des notions plus négatives (p. ex., stress, épuisement, conflit), une quatrième hypothèse est élaborée en lien avec le modèle explicatif à l’étude afin de permettre une appréciation globale de la dynamique des liens par le biais d’une représentation circomplexe (circular stochastic process model). Selon Fabrigar et al. (1997), le test du circomplexe permet de tester les oppositions et les complémentarités entre l’ensemble des indicateurs d’un modèle explicatif. De plus, par le biais d’analyses d’équations structurelles, le circomplexe permet de mesurer la force des relations entre les variables selon une logique circulaire. Ainsi, en raison d’une communauté relatée par la documentation concernant les diverses variables utilisées dans le modèle explicatif, il nous semble pertinent de vérifier la circularité des liens entretenus par ces diverses variables en formulant l’hypothèse suivante :

H4: Les stress au travail/vie personnelle et l’alexithymie seraient des variables en opposition avec le bonheur, selon une logique circulaire chez les enseignants.

MÉTHODE DE RECHERCHE

La recherche a été réalisée selon un devis non expérimental et de façon transversale. Ainsi, un seul temps de mesure a été utilisé selon une méthodologie quantitative appliquée à des données obtenues par questionnaire.

Caractéristiques de l’échantillon

Une enquête par sondage a été effectuée dans le cadre d’une étude générale portant sur la qualité de vie au travail en milieu scolaire chez une population d’enseignants du primaire et du secondaire. Le questionnaire regroupait plusieurs échelles de mesure portant sur une variété de concepts bordant la notion de santé psychologique au travail. Les questionnaires ont été envoyés aux enseignants de l’ensemble des écoles d’une Commission scolaire du Québec et ont été distribués par la direction de chaque établissement à la population cible, représentant un total de 1100 enseignants. La participation à cette étude était volontaire. Les questionnaires dûment complétés ont été retournés dans une enveloppe cachetée via le courrier interne des écoles. Cette étude a obtenu préalablement une certification d’approbation éthique du Comité d’éthique de l’Université du Québec en Outaouais.

L’échantillon de facto est composé de 420 participants, ce qui représente un taux de réponse de 38 %. L’échantillon est constitué majoritairement de femmes (77 % des répondants) et l’âge moyen des participants est de 39 ans, variant de 23 ans à 63 ans (ÉT = 9,9). Par ailleurs, 78 % des répondants étaient mariés (ou en cohabitation). En moyenne, les répondants travaillaient au sein de leurs écoles respectives depuis 7 ans et 3 mois (ÉT = 6,9 ans).

Instruments de mesure

Trois instruments de mesure, en version française, ont été mis à contribution pour estimer les variables du modèle explicatif à l’étude. Notons que les variables sont toutes distribuées normalement, selon les critères usuels d’asymétrie et d’aplatissement (De Laurentis et al., 2010).

Bonheur L’Oxford Happiness Inventory (OHI) a été élaboré par Argyle et al. (1989) et traduit par Bruchon-Schweitzer (2002). Cet inventaire permet de mesurer le bonheur en cernant les trois dimensions généralement reconnues du concept: les affects positifs, les affects négatifs et la satisfaction dans la vie. L’OHI possède de bonnes propriétés psychométriques et est largement utilisé et validé auprès de diverses populations pour mesurer le bonheur (Bruchon-Schweitzer et Boujut, 2014; Hills et Argyle, 2002). Il est constitué de 29 items (p. ex., Je suis sûr que mon avenir est plein d’espoirs et de promesses) et mesure le bonheur grâce à une échelle à six points d’ancrage : fortement en désaccord (1) à fortement en accord (6).

Stress au travail et stress dans la vie L’échelle de Stress perçu (Perceived Stress Scale-PSS14) de Cohen et al. (1983), et sa version française de Paulhan et Bourgeois (1995), permet de mesurer le niveau auquel les situations sont évaluées comme stressantes, et ce, avec une bonne consistance interne. Les 14 items du PSS14 (p. ex., Combien de fois avez-vous affronté avec succès les petits problèmes et ennuis quotidiens?) ciblent la façon dont les personnes perçoivent leur contexte selon trois éléments: l’imprévisibilité, la contrôlabilité ainsi que la surcharge (Cohen et Williamson, 1988). Comme le soulignent les auteurs, le PSS n’est pas uniquement destiné à des événements spécifiques, mais peut être applicable et sensible à diverses situations. Dans cette logique, nous avons utilisé une double échelle de réponses à cinq ancrages (1 = jamais à 5 = très souvent) afin d’estimer le stress éprouvé par les répondants dans la sphère professionnelle (14 items pour le stress au travail), et dans la sphère personnelle (14 items pour le stress dans la vie). Les répondants devaient se positionner, sur chacun des items, en fonction de leur réalité professionnelle et ensuite selon leur réalité personnelle.

Alexithymie Le Toronto Alexithymia Scale (TAS-20; Bagby et al., 1994) est élaborée selon la conception commune en trois dimensions de l’alexithymie : la difficulté à identifier ses états émotionnels (DIE), la difficulté à décrire ses sentiments à autrui (DDE) et un mode de pensée qui est tourné vers les aspects concrets de l’existence au détriment de leurs aspects affectifs (PEO) (Luminet, 2008). Le questionnaire utilisé est une traduction française de l’échelle validée par Loas et al. (1996) qui possède de bonnes propriétés psychométriques. Cette échelle de mesure possède 20 items (p. ex., Cela m’est difficile de trouver les mots justes pour décrire mes sentiments) auxquelles le répondant doit répondre selon des ancrages allant de rarement (1) à très souvent (4).

Traitement statistique

Afin de vérifier les hypothèses de recherche, une stratégie d’analyse en trois étapes a été mise en place. Nous avons initialement produit une matrice de corrélations, afin d’observer la présence de liens entre les diverses variables du modèle explicatif, et de statuer sur les effets directs entre les variables. Aussi, des analyses de régression linéaire et séquentielle ont été effectuées afin de vérifier l’effet combiné des variables ainsi que les effets interactifs (effets modérateurs). L’ensemble de ces analyses statistiques ciblant la vérification des hypothèses 1 à 3 ont été effectuées à l’aide du logiciel SPSS 24.0. En ce qui concerne l’hypothèse 4, nous avons utilisé le logiciel CIRCUML développé par Browne (1992, 2014). Ce logiciel permet l’analyse d’équations structurelles circulaires afin de tester l’opposition et la complémentarité, ainsi que d’estimer la force des relations de l’ensemble des variables d’un modèle explicatif (Fabrigar et al., 1997).

RÉSULTATS

Effets directs — Pour amorcer la vérification des hypothèses de recherche, nous avons d’abord procédé à des analyses corrélationnelles afin d’examiner les liens directs entre les variables du modèle explicatif. Pour ce faire, une matrice de corrélations a été construite et est présentée au Tableau 1.

Les résultats indiquent des relations significatives et négatives (p < 0,01) entre le bonheur et le stress au travail (r = -0,526), le stress dans la vie (r = -0,470) et les trois dimensions de l’alexithymie; DDE (r = -0,364), DIE (r = -0,344) et PEO (r = -0,175). Les dimensions de l’alexithymie entretiennent aussi des liens significatifs avec le stress au travail: DDE (r = 0,285), DIE (r = 0,342) et PEO (r = 0,144). Il en va de même pour le stress dans la vie: DDE (r = 0,316), DIE (r = 0,461) et PEO (r = 0,143). Notons finalement que le stress en provenance de l’environnement de travail et celui émanant de la vie personnelle sont positivement liés (r = 0,475), laissant supposer une relation d’entraînement (spillover) entre les stress en provenance de ces sphères d’activités.

Tableau 1

Matrice de corrélations des variables à l’étude

Matrice de corrélations des variables à l’étude

Note. Toutes les corrélations sont significatives à p < 0,01; les coefficients alpha de chacune des échelles sont présentés entre crochets sur la diagonale.

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Effets combinés et interactifs — Afin d’explorer les liens combinés et interactifs formulés par les hypothèses, des analyses de régression linéaire et séquentielle ont été effectuées (Tableau 2). Les résultats de ces analyses soutiennent aussi une relation négative et significative entre le stress au travail et le bonheur (ß = -0,354; p < 0,01) ainsi qu’une relation de même nature, mais de moindre intensité, entre le stress dans la vie et le bonheur chez les enseignants (ß = -0,247; p < 0,01). Comme présumé pour ce groupe spécifique de professionnels, le stress au travail semble avoir davantage d’incidence sur l’état général de bonheur que le stress dans la vie. Il est possible de présumer que le caractère vocationnel de la carrière des enseignants pourrait expliquer en partie cette réalité. Ainsi, les hypothèses H1a et H1b se voient supporter par ces observations, puisque le stress au travail et le stress dans la vie, impactent négativement le niveau de bonheur des enseignants.

Concernant l’effet direct de l’alexithymie sur le bonheur, les résultats démontrent que seulement une de ses dimensions est liée de façon significative. Ainsi, l’influence de l’alexithymie sur le bonheur se ferait exclusivement par la difficulté à exprimer ses sentiments (ß = -0,188; p < 0,01). Les deux autres composantes de l’alexithymie (DIE et PEO) n’entretiennent pas de lien significatif avec le niveau de bonheur ressenti. De ce fait, l’hypothèse 2 est partiellement supportée par une des dimensions de l’alexithymie, soit la difficulté à décrire ses émotions (DDE).

Tableau 2

Analyses de régression

Analyses de régression

Note. *p < 0,1; **p < 0,05; ***p < 0,01

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L’hypothèse H3a n’est aussi que partiellement supportée. En fait, les résultats des analyses de régressions séquentielles démontrent que l’alexithymie a un effet modérateur partiel sur la relation entre le stress dans la vie et le bonheur. En fait, un seul effet interactif s’avère significatif et concerne la modération de la dimension « difficulté à identifier les sentiments » (DIE) sur le lien entre le stress dans la vie et le bonheur (ß = -0,109; p < 0,10). En ce qui concerne l’effet modérateur de l’alexithymie sur la relation entre le stress au travail et le bonheur, qui constituent l’hypothèse H3b, aucun résultat significatif n’est observé. L’hypothèse H3b est donc infirmée. Somme toute, l’alexithymie semble être un modérateur de la relation entre le stress et le bonheur plus limité qu’anticipé initialement.

Globalement, le bonheur chez les enseignants semble être tributaire du stress. L’alexithymie participe aussi à la structuration du bonheur ressenti. L’effet direct de l’alexithymie est cependant limité à une seule dimension, soit la difficulté à décrire ses émotions (DDE). Quant à l’effet modérateur de l’alexithymie, ce dernier n’est que très partiel, puisqu’une seule de ses dimensions (DIE), modère la relation entre le stress dans la vie et le bonheur.

Effets d’opposition — L’hypothèse H4 a été vérifiée grâce à un modèle structurel pour tester le circomplexe par le biais d’équations structurelles circulaires. Afin d’identifier les variables qui présentent des oppositions et des complémentarités entre elles, la documentation concernant les équations structurelles circulaires commande une série d’analyses ayant pour but de clarifier les concepts (Grassi et al., 2010). Initialement, des analyses préliminaires (corrélationnelles, factorielles et de cohérences internes) ont été effectuées afin de s’assurer que les conditions d’utilisation afin de tester un circomplexe étaient réunies.

Par le biais du logicel CIRCUML (2014), trois modèles ont été spécifiés : (1) le modèle du quasi circomplexe avec une contrainte à 360 degrés, (2) le modèle du quasi circomplexe avec une contrainte à 180 degrés et (3) le modèle sans contrainte. Pour la fonction de corrélation, le nombre de paramètres libres (m) a été fixé à 3, ce qui est une valeur habituelle (Browne, 1992; Perrinjaquet et al., 2007).

Dans les trois cas de figure, les modèles n’ont pas convergé. Comme le montre le Tableau 3, l’indice d’ajustement RMSEA (0,397, 0,675 et 0,346) indique qu’aucun des trois modèles n’est circulaire et qu’ils s’ajustent adéquatement à la population. Pour Albright et Park (2009), lorsque les valeurs se situent entre 0,05 et 0,08, l’erreur d’approximation dans la population est acceptable pour l’ajustement d’un modèle. Conséquemment, nous ne pouvons pas conclure à des oppositions ou des complémentarités formelles entre les variables du modèle théorique. Il est donc possible de statuer que nous sommes en présence d’un modèle strictement linéaire.

Un autre indice d’ajustement très utilisé avec CIRCUML (Browne, 2014; Perrinjaquet et al., 2007), le test du khi-deux (χ2), indique que la structure sous-jacente aux données est conforme à la matrice initiale de corrélations et cohérente au positionnement de chacune des variables à l’intérieur des cercles des trois modèles à l’étude, et de leur distance vis-à-vis le périmètre d'un circomplexe (voir à titre d’exemple le modèle sans contrainte à la Figure 2).

Les index de communauté, quant à eux, présentés au Tableau 4 varient entre 0,70 et 1, sauf pour PEO dans le modèle sans contrainte (0,56), et indiquent encore une fois de fortes corrélations entre les variables. Selon Fabrigar et al. (1997), un index de communauté supérieur à 0,70 est jugé acceptable. Exception faite de la relation positive et significative entre « bonheur, stress au travail et stress dans la vie » dans le modèle quasi circomplexe à une contrainte à 360 degrés, les angles polaires des trois modèles à l’étude sont fidèles à la matrice initiale de corrélations et aux analyses de régression. À l’instar des résultats obtenus par l’analyse factorielle exploratoire, les analyses d’équations structurelles ont également mis en relief que nous sommes en présence de trois facteurs distincts, soit le bonheur, le stress et l’alexithymie. Par conséquent, nous validons partiellement l’hypothèse 4.

Tableau 3

Résumé des indices d’ajustement aux données

Résumé des indices d’ajustement aux données

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Figure 2

Représentation graphique du modèle sans contrainte

Représentation graphique du modèle sans contrainte

Note: Bonheur = B (0); Stress au travail = ST (185); Stress dans la vie = SV (192); DIF = (221); DDF = (232); EOT = (253)

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Tableau 4

Résultats des points d’estimation des trois modèles circulaires testés avec intervalle de confiance à 95 %

Résultats des points d’estimation des trois modèles circulaires testés avec intervalle de confiance à 95 %

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DISCUSSION ET CONCLUSION

Cette recherche s’intéressait à l’incidence du stress au travail et du stress dans la vie sur le bonheur des enseignants. Comme certains auteurs l’ont rapporté antérieurement, le stress est l’un des déterminants importants du bonheur des individus (Fisher, 2010). De plus, cette étude s’inscrivait dans l’esprit de la psychologie positive en cherchant à comprendre plus spécifiquement les mécanismes liant l’alexithymie à la dynamique stress-bonheur.

En fonction des observations issues de la population à l’étude, le stress dans l’environnement de travail semble avoir des effets assurément délétères sur le bonheur des enseignants. Ainsi, le bonheur semble être plus sensible aux effets du niveau de stress en provenance du travail qu’il ne l’est au stress dans la vie. Bien que les deux origines du stress influencent négativement le niveau de bonheur ressenti, l’incidence du stress au travail semble prépondérante chez les enseignants. En fonction de l’aspect vocationnel encore associé au rôle d’enseignant, il est plausible de croire que l’environnement de travail occupe une place importante dans la structuration du bonheur chez ces professionnels et qu’il impacte la vie hors travail.

De plus, il est possible d’observer que l’alexithymie joue une triple fonction dans la dynamique structurant les sources de stress et le bonheur. Tout d’abord, les analyses corrélationnelles nous permettent de constater que les trois dimensions de l’alexithymie (DDE, DIE et PEO) sont des corollaires tant du stress au travail que du stress dans la vie. Il nous est ainsi possible de confirmer, à l’instar d’autres auteurs (Friedlander et al., 1997; Timary et al., 2008), que l’alexithymie est un facteur à considérer dans l’appréciation de la genèse du stress et que ses liens avec les stress en provenance des sphères d’activités sont un artéfact de son implication dans la perception des stresseurs; la nature précise de cette implication demeurant cependant à élucider.

Ensuite, les analyses de régression nous permettent de confirmer que la composante de l’alexithymie liée à la difficulté à décrire ses sentiments (DDE) entretient un lien probant avec le niveau de bonheur vécu par les enseignants. Ainsi, les personnes détenant cette « compétence sociale » ressentent un niveau de bonheur supérieur à leurs collègues. En dernier lieu, avec prudence, il est possible d’affirmer que l’alexithymie, par le truchement de sa dimension liée à la difficulté à identifier les sentiments (DIE), modère la relation unissant le stress dans la vie et le bonheur. Il appert que l’alexithymie n’est pas étrangère au façonnement des conséquences potentiellement reliées au stress. Nos observations ne font état que d’un effet ciblé et spécifique, mais qui mériterait d’être plus amplement exploré.

Globalement, il est possible de statuer que l’alexithymie est davantage un déterminant du bonheur qu’un modérateur de la relation entre le stress psychologique dans les deux sphères de vie de l’individu et le bonheur. D’ailleurs, il est possible de considérer que l’alexithymie pourrait jouer un rôle de modérateur, mais entre les stresseurs et le stress psychologique, s’inscrivant alors davantage dans une logique d’évaluation primaire que secondaire. Selon Pollatos et al. (2011), il y aurait une possibilité que l’alexithymie module la première évaluation cognitive de la situation. Ainsi, il se pourrait que l’incidence modératrice de l’alexithymie soit moins observable dans l’interface entre le stress et le bonheur, mais davantage dans l’évaluation initiale de la situation, c’est-à-dire sur la perception directe des stresseurs. Des recherches futures seront cependant nécessaires pour valider cette proposition.

Finalement, bien que le modèle explicatif à l’étude ne nous permette pas de conclure que le bonheur, le stress et l’alexithymie soient des concepts opposés ou complémentaires (modèle circulaire), les analyses d’équations structurelles réalisées dans le cadre de cette recherche nous ont toutefois permis de constater que nous sommes en présence de trois facteurs distincts. De plus, même si le circomplexe n’est pas significatif, il demeure que la structure schématique, particulièrement du modèle sans contrainte, illustre une certaine opposition et indépendance entre les stress et le bonheur. Cela milite pour l’un des préceptes de la psychologie positive qui invite à étudier indépendamment les aspects positifs du comportement organisationnel.

Enfin, quelques limites doivent être prises en considération dans l’interprétation des résultats. La nature transversale de l’étude, c’est-à-dire le fait de ne pas avoir vérifié la direction de la causalité des relations du modèle par le biais, entre autres, d’une étude longitudinale, prête le flanc à la possibilité qu’un effet de variance commune puisse teinter certaines relations observées. Aussi, quelques évènements ponctuels auraient pu influencer les réponses des participants, créant un bémol dans l’interprétation de nos résultats. Aussi, bien que son influence puisse être considérée comme marginale, en raison de la teneur des variables en cause, on ne peut exclure l’incidence d’une certaine désirabilité sociale. Aucune mesure de contrôle de ce biais social n’a été utilisée dans la présente étude, ce qui aurait pu, le cas échéant, possiblement infléchir certaines relations observées. Finalement, bien que les observations de cette étude puissent permettre de saisir la réalité du contexte scolaire, les possibilités de généralisations demeurent limitées puisque les enseignants ayant participé à la recherche relèvent d’une seule et unique commission scolaire.

Somme toute, force est de reconnaître que les préoccupations liées au bien-être, à la qualité de vie et au bonheur des employés se doivent de trouver écho chez les gestionnaires. Cela est d’autant vrai en contexte d’emploi intrinsèquement stressogène, comme l’est l’enseignement et divers emplois dans le domaine de la relation d’aide. Dans ces contextes professionnels, par-delà les stresseurs, qui sont souvent inhérents à l’emploi, c’est aux rouages de la dynamique du bien-être au travail qu’on doit s’intéresser. La présente étude cherchait à mettre en lumière certains de ces mécanismes. Il nous est ainsi maintenant possible de mieux comprendre l’incidence de l’alexithymie, une caractéristique individuelle qui intervient dans la perception et la réactivité au stress. D’autres études seront cependant nécessaires afin d’asseoir ces observations et d’explorer d’autres éléments de cette complexe dynamique.