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INTRODUCTION

Le trouble de personnalité limite (TPL) se caractérise par une identité diffuse, des relations interpersonnelles instables et intenses, une hypersensibilité au rejet et à l’abandon, des difficultés de régulation émotionnelle, ainsi que des comportements impulsifs et autodestructeurs (American Psychiatric Association, 2013). Cette symptomatologie entraine des difficultés de mentalisation, soit la capacité d’interpréter et de comprendre les causes psychologiques de son propre comportement et de celui des autres, de même que les pensées, les sentiments, les souhaits et les intentions qui y sont sous-jacents (Bateman et Fonagy, 2010).

Les atteintes fonctionnelles découlant de ce trouble sont nombreuses, notamment sur le plan de l’exercice du rôle parental. Toutefois, la majorité des études sur la parentalité et le TPL porte essentiellement sur les mères. Celles-ci exposeraient leurs enfants à davantage d’adversités : monoparentalité (Skodol et al., 2002), relations conjugales conflictuelles et abusives, pauvreté (Eyden et al., 2016) et abus de substances (Feske et al., 2006). Leur instabilité émotionnelle et comportementale a été associée à des pratiques parentales problématiques telles les punitions sévères et le contrôle par la culpabilité (Zalewski et al., 2014). Ces mères s’avèrent également moins capables de reconnaitre les émotions de leur enfant (Elliot et al., 2014), sont moins sensibles à leurs besoins (Laulik et al., 2013), plus hostiles (Macfie et al., 2017; Newman et al., 2007) et auraient davantage tendance à manquer de constance pour les routines et les soins (Desrosiers et al., 2018; Newman et O’Shaughnessy, 2015). Ces difficultés ne sont pas sans conséquence sur le développement de leurs enfants. Ceux-ci seraient plus à risque de présenter des troubles de comportement, des symptômes dépressifs, de l’anxiété, des conduites suicidaires (Barnow et al., 2006; Danti et al., 1985) et seraient plus susceptibles de développer un TPL à l’âge adulte (Reinelt et al., 2014; Weiss et al., 1996; White et al., 2003). Les mères ayant un TPL s’avèrent ainsi plus à risque d’exposer leurs enfants à de la négligence ou de la maltraitance et d’être prises en charge par les services de protection de la jeunesse (PJ) (Westad et McConnell, 2012). Une étude québécoise suggère que 34 % des mères en PJ présenteraient un TPL ou des traits s’apparentant à ce trouble (Laporte et al., 2017). Ce taux contraste avec les prévalences de 1% du TPL en population générale (Ellison et al., 2018) et de 10 % en consultation externe en psychiatrie (American Psychiatric Association, 2013).

Nombreux sont donc les professionnels qui interviennent auprès des personnes ayant un TPL et plusieurs recherches se sont penchées sur leur expérience subjective (Bodner et al., 2011; Koekkoek et al., 2009). Il est reconnu que l’impulsivité et les difficultés relationnelles inhérentes à ce trouble peuvent compliquer les suivis (Bodner et al., 2011) et que les personnes ayant un TPL suscitent d’intenses contre-transferts chez les cliniciens (Bouchard, 2010). Les professionnels de la santé et des services sociaux reconnaissent que leurs attitudes sont parfois contre-thérapeutiques et qu’ils ont besoin de formation ou de supervision (Laporte et al., 2014; Treloar, 2009). Considérant les difficultés des personnes présentant un TPL à utiliser les ressources d’aide, le manque de formation souligné par les intervenants et l’intensité des réactions contre-transférentielles qu’elles peuvent susciter, l’intervention auprès d’un parent présentant ce trouble, constitue un défi certain (Bergeron-Leclerc, 2010). Il appert donc pertinent d’explorer les perceptions et l’expérience des intervenants oeuvrant auprès de parents ayant un TPL pour en dégager les impacts sur leurs interventions.

Perceptions et expériences des intervenants

Les professionnels tendent à étiqueter les clients présentant les caractéristiques d’un TPL comme difficiles, notamment en raison de leur imprévisibilité (Koekkoek et al., 2009). Cette clientèle est parmi celles subissant le plus de rejet et de jugements négatifs de la part des cliniciens (Aviram et al., 2006). Cette stigmatisation constituerait une embûche pour accéder aux traitements (Black, et al., 2011; Corrigan, 2004; Rogers et Acton, 2012). Dans leur revue de la littérature incluant une majorité d’études effectuées auprès d’infirmières, Sansone et Sansone (2013) suggèrent que les professionnels impliqués auprès de personnes présentant un TPL vivent de l’inconfort, de l’anxiété, de la colère et rapportent se sentir manipulés par ceux-ci. Selon ces auteurs, les professionnels ressentent moins d’empathie envers ces clients et se décrivent moins aidants et plus défensifs dans leurs interventions, ce qui peut conduire à un désinvestissement de cette clientèle.

La stigmatisation ne semble pas être le seul obstacle pour offrir des services de qualité aux individus présentant un TPL. À partir d’une analyse thématique, Treloar (2009) a examiné l’expérience subjective de professionnels de la santé et a mis en évidence quatre enjeux relatifs au suivi d’individus ayant un TPL : 1) ils génèrent de l’inconfort chez les professionnels; 2) les caractéristiques du TPL contribuent aux réponses négatives des professionnels et du système; 3) le dispositif de soins est inadéquat pour les besoins de ces clients; et 4) les services offerts nécessitent des améliorations. Toutefois, ces résultats ont été obtenus à partir de l’analyse thématique d’une seule question ouverte, limitant l’exploration en profondeur de la perspective des professionnels.

Une revue systématique plus récente (Ring et Lawn, 2019) a tenté de comprendre plus spécifiquement les conséquences de la stigmatisation sur l’intervention. Ces auteurs ont analysé et comparé des articles évaluant la perspective des clients ayant un TPL sur leur expérience des soins de santé (n = 12) et la perspective des cliniciens qui les suivent (n = 18). Ils proposent un modèle explicatif où l’impuissance du clinicien à aider, combinée à l’impuissance du client à se faire comprendre, alimente la perception mutuelle que les interactions seront négatives. Cependant, les résultats de cette recherche ne considèrent pas certains contextes d’intervention particuliers comme celui auprès de parents présentant ce trouble. Des enjeux spécifiques à la pratique auprès de cette clientèle, tels que la protection de l’enfant et le travail multidisciplinaire, pourraient en effet influencer de façon singulière les réactions des intervenants.

À ce jour, quelques recherches seulement se sont penchées sur le point de vue des professionnels vis-à-vis des parents ayant un TPL. S’intéressant notamment aux interventions à privilégier auprès de cette clientèle, Bartsch et al. (2015) ont analysé les perceptions de 106 professionnels et font trois constats : 1) les groupes axés sur les compétences parentales sont plutôt inefficaces parce qu’ils ne tiennent pas compte de l’instabilité émotionnelle du parent; 2) les approches mettant l’accent sur les symptômes du TPL, les habiletés parentales et les besoins de l’enfant sont jugées plus efficaces et 3) ces parents requièrent du soutien communautaire comme l’accès à du répit. Afin de cerner les défis et les besoins des intervenants accompagnant les parents ayant un TPL ou d’émettre des suggestions pour bonifier les pratiques, deux études québécoises ont exploré l’expérience des intervenants auprès des parents ayant un TPL. À partir de groupes de discussion auprès de 104 intervenants sociaux en protection de la jeunesse, Laporte et al. (2014) ont recueilli leurs perceptions et mis en évidence trois enjeux contextuels contribuant aux difficultés d’intervenir. Le premier, les facteurs interpersonnels réfèrent aux dilemmes concernant la priorisation des besoins de protection de l’enfant versus l’aide à offrir au parent. Le second concerne les contingences organisationnelles et le troisième : la charge affective et cognitive ainsi que les défis cliniques quotidiens que génère la conciliation des deux premiers facteurs. De son côté, Boucher (2019) a réalisé des entrevues individuelles auprès de 12 intervenants de diverses disciplines au sein de services jeunesse de première ligne et dégage trois axes de difficultés et de besoins identifiés par les intervenants. L’axe personnel réfère au besoin de se préserver face à l’intensité des interventions auprès de ces parents, l’axe professionnel concerne le besoin d’intervenir d’une manière systémique et l’axe organisationnel a trait au soutien des institutions pour pallier aux difficultés et aux besoins relatifs aux deux axes précédents. Ces études abordent les processus cliniques auprès de cette clientèle sans explorer l’influence des perceptions sur les émotions et les interventions. Or, les perceptions ont un effet certain sur les émotions et peuvent influencer les interventions (Corrigan, 2002).

Objectifs

Considérant la prévalence des parents ayant un TPL dans le réseau de la santé et des services sociaux (American Psychiatric Association, 2013; Laporte et al., 2017), les effets de leurs difficultés à exercer leur rôle parental sur les enfants (Eyden et al., 2016) et les risques d’effectuer des interventions contre-productives auprès de cette clientèle (Sansone et Sansone, 2013; Treloar, 2009), il s’avère crucial d’explorer les perceptions et les émotions des intervenants et en dégager les interventions qu’elles sous-tendent. Deux objectifs sont visés par la présente étude : 1) décrire les perceptions et l’expérience affective des intervenants impliqués auprès de parents ayant un TPL; 2) explorer les liens entre ces perceptions et ces émotions et les interventions auprès de cette clientèle.

MÉTHODE

L’Approche interprétative phénoménologique (IPA) a été utilisée. Cette approche est conçue pour explorer le sens que les participants donnent à leur monde interne et externe, tout en reconnaissant la contribution du chercheur dans l’interprétation de l’expérience des participants. L’aspect phénoménologique de cette approche qualitative permet de cerner l’expérience subjective des intervenants travaillant auprès des parents ayant un TPL. Bien que l’IPA porte sur l’expérience du participant, le chercheur s’engage activement dans un processus d’interprétation, car cette expérience ne peut être purement extraite des pensées des participants. Cette méthode permet de s’intéresser au vécu spécifique de chaque intervenant, mais aussi de donner une vue d’ensemble grâce à la compréhension du chercheur (Smith, 2011).

Échantillon

La recherche s’est déroulée au Centre Jeunesse de Montréal-Institut universitaire (CJM), au CLSC Sud-Ouest Verdun (S-O Verdun), au Centre de réadaptation en dépendance Foster et au CISSS de la Montérégie-Est. Les intervenants ont été recrutés parmi ceux participant à la recherche évaluative du programme Mon enfant et moi (Desrosiers et al., 2019). Ce programme vise à développer les compétences de parents ayant un TPL et à augmenter la motivation et les habiletés des professionnels à intervenir auprès d’eux. Un échantillon à variation maximale a été constitué selon différentes caractéristiques (milieu d’intervention, années d'expérience avec cette clientèle, discipline professionnelle). Onze participants (un seul homme) âgés entre 26 et 47 ans, possédant de 4 à 21 ans d’expérience et intervenant dans différents contextes (réadaptation en dépendance, programmes santé mentale et déficience, protection de la jeunesse) ont été recrutés. Trois travailleurs sociaux, un psychologue, trois psychoéducateurs, deux agents de relations humaines et deux éducateurs spécialisés ont participé à l’étude. Neuf d’entre eux rencontrent les parents dans le contexte d’une demande de service pour l’enfant, leur mandat principal ne consiste donc pas à offrir un service directement au parent, alors que deux participants travaillent auprès de la clientèle adulte.

Collecte de données

Une entrevue semi-structurée avec chacun des intervenants a été réalisée avant leur participation au programme Mon enfant et moi. Elles ont été conduites par deux des auteurs (NGG, LD) et une assistante de recherche formée aux méthodes de recherche qualitatives et aux techniques d’entrevues. Les canevas d’entrevues ont été élaborés par les auteures (LD, LL) à partir de la littérature et de leur expérience en clinique et en recherche auprès de la clientèle des parents ayant un TPL. Les chercheurs ont utilisé le canevas d’entrevue semi-structurée de façon flexible en favorisant une libre exploration du vécu à l’aide de questions ouvertes, par exemple : Comment décrivez-vous votre travail avec les parents ayant un TPL? Quelle est votre perception du potentiel de changement de ces parents? Les participants ont répondu à ces questions par rapport à leur expérience auprès de parents ayant un diagnostic de TPL ou de ceux qui leur apparaissaient en présenter les caractéristiques. Une étude a montré que l’impression clinique des intervenants en protection de la jeunesse s’avère une estimation relativement adéquate pour identifier le TPL, avec une marge de faux positifs de 3 % (Laporte et al., 2017). Les entrevues d’une durée de 30 à 60 minutes ont eu lieu dans le bureau des participants ou par téléphone entre janvier 2019 et février 2020.

Analyses

Les analyses ont été effectuées suivant les lignes directrices de Smith (2011). Chaque verbatim a été lu et segmenté en unités de sens. Des commentaires analytiques ont ensuite été rédigés pour chacune, afin d’en dégager les points saillants et un thème leur a été assigné. Les différentes unités de sens regroupées sous le même thème ont été examinées pour en assurer la cohérence. Les thèmes ont ensuite été comparés entre eux afin de vérifier qu’ils soient mutuellement exclusifs. Ils ont été hiérarchisés en sous-thèmes et thème principal. Durant la transcription et l’analyse, des mémos ont été rédigés afin de mettre en lumière les biais du chercheur. Les membres de l’équipe de recherche ont revu les thèmes et sous-thèmes au fur et à mesure de l’analyse jusqu’à l’obtention d’un consensus.

RÉSULTATS

Les analyses ont mis en évidence sept thèmes décrivant l’expérience des intervenants auprès des parents présentant un TPL : Une double tâche, Omission de la perspective de l’enfant, Siphon d’énergie, Instabilité avec l’enfant, Instabilité dans la relation d’aide, Désorientés par le vortex, Des petits pas versus des coups d’épée dans l’eau. Chacun est développé selon cette séquence : la perception des intervenants, les émotions qu’ils éprouvent, et leurs impacts sur l’intervention tels qu’ils les décrivent. Avant d’aborder les thèmes, il est important de souligner que les intervenants sont conscients que leurs impressions négatives ne représentent pas la majorité de leurs expériences. Ils considèrent qu’un parent ayant un TPL peut présenter un large éventail de profils. Voici l’extrait d’un intervenant qui souligne l’individualité de chacun.

Participant 6_C’est une problématique qui est assez complexe, au sens où y a plusieurs [présentations cliniques], la palette est large, y’en a des plus carabinés que d’autres, d’autres c’est peut-être plus subtil.

Une double tâche

La double tâche émerge de la perception qu’ont les intervenants de travailler avec des parents ne possédant pas une maturité affective suffisante pour assumer leur rôle parental.

Perceptions. Les participants considèrent que la maturité affective du parent ne correspond pas à ce qui est attendu pour leur niveau de responsabilité. De ce fait, ils constatent qu’ils se retrouvent avec une charge de travail supplémentaire, puisqu’ils perçoivent qu’ils doivent aider le parent à cheminer personnellement, avant de travailler ses habiletés parentales et espérer ultimement aider l’enfant.

Participant 3_On est sensés être là pour les enfants, moi j’ai un dossier enfant, mais […] c’est comme si j’avais deux enfants de 12-13-14 ans. [Un enfant] qui s’occupe de son enfant.

Les intervenants perçoivent que le parent accepte difficilement certaines interventions visant à leur apprendre de nouvelles façons de faire avec leur enfant. Ils ont l’impression que leurs interventions peuvent parfois être mises en échec par un parent qui peut refuser l’aide, par exemple, pour revendiquer son autonomie ou pour se protéger face à des critiques perçues.

Participant 6_J’ai dit [au parent] autant tu as besoin de nous faire sentir qu’on se trompe, que tu en connais plus, ou que tu connais mieux ta situation que nous, autant tu as besoin simultanément que je te dise quel chemin prendre et à quel moment le prendre aussi.

Émotions. Ces perceptions peuvent alors parfois susciter chez certains un sentiment d’incompétence et d’impuissance comme le souligne ce participant.

Participant 9_Comme un sentiment d’incompétence, de ne pas être à la hauteur ou de ne pas répondre à leurs exigences […]. Comme intervenantes, on veut réussir. On veut vraiment les aider […]. On peut se mettre facilement beaucoup de pression. Parce qu’eux, ils vont beaucoup nous remettre la responsabilité de leurs difficultés.

Impacts sur l’intervention. Cette perception d’être confrontés à une double tâche amène les intervenants à agir de deux façons différentes : redonner du pouvoir au parent et offrir un modèle de reparentage. En premier lieu, confrontés à cette immaturité affective, les intervenants se retrouvent souvent dans une situation paradoxale. Il leur est parfois difficile de conjuguer à la fois, le désir du parent de collaborer et d’accepter le soutien de l’intervenant, en même temps que celui d’être autonome. Les intervenants vont tenter de l’aider à assumer ses responsabilités afin qu’il puisse exercer son rôle parental avec plus de maturité. Pour ce faire, une intervenante explique comment elle soutient le parent dans la prise de décision, stimulant ainsi sa participation aux décisions.

Participant 10_Je lui offrais deux choix, voici le choix numéro 1 : Qu’est-ce que ça implique, les points positifs, les points négatifs de ce choix-là ? Choix numéro 2 : Qu’est-ce que ça implique, les points positifs et les points négatifs ? Puis, je laissais maman prendre la décision […]. Je pense qu’elle se sentait un peu plus impliquée et considérée.

En second lieu, les intervenants répondent en se positionnant comme un modèle parental, reconnaissant que ces parents n’ont parfois jamais eu accès à un tel modèle.

Participant 5_Il faut reprendre les choses [suite à un conflit]… Peut-être que tu ne l’as pas appris enfant, mais là tu es un homme, tu es une femme…il faut que tu l’apprennes, parce que c’est important que tu l’apprennes à ton enfant.

Les analyses suggèrent que les intervenants tiennent compte de cette perception de la vulnérabilité du parent, en créant un climat de confiance et de sécurité. Ils misent sur les chances que l’expérience de leur bienveillance permettra au parent de développer cette même attitude envers son enfant.

Participant 1_C’est important de leur faire ressentir qu’ils ont un filet de sécurité aussi. On veut qu’ils deviennent le filet de sécurité de leur enfant, mais il faut que ces parents-là aussi en aient un filet de sécurité.

Omission de la perspective de son enfant

Les analyses mettent en évidence que certains intervenants croient que ces parents ont de la difficulté à comprendre correctement leur enfant, puisqu’il est généralement difficile pour eux de se mettre à la place de l’autre.

Perceptions. Les intervenants rapportent observer une lacune au niveau des capacités de mentalisation du parent. Ils estiment que celui-ci aurait de la difficulté à comprendre le point de vue de l’enfant, comme les propos de cette intervenante le traduisent.

Participant 1_Qu’est-ce qui peut vouloir te dire ton enfant? Se détacher de soi, pour aller comprendre l’autre […] C’est à travailler beaucoup, beaucoup.

Émotions. Lorsque les parents ont de la difficulté à prioriser leurs enfants, les intervenants peuvent se retrouver attristés et se sentir interpellés face à ce qui leur semble injuste pour l’enfant. Souvent, ils rationalisent leurs émotions face à cette situation en essayant de s’expliquer et de justifier les comportements des parents.

Participant 2_C’est sûr que c’est triste, mais ça s’explique, tu vas voir leur vie, leurs parents, les modèles qu’ils ont eus […]. Souvent eux-mêmes, ils ont des parents qui étaient des consommateurs ou qui n’étaient pas capables de donner les besoins de base ou de les sécuriser sur le plan affectif.

Impacts sur l’intervention. Dans ce contexte aussi, la réponse de l’intervenant est d’agir comme modèle en suscitant la mentalisation du parent. Il verbalise au parent sa compréhension de ses motivations, intentions ou comportements, dans le but qu’il expérimente en miroir, le processus de mentalisation. Les intervenants rapportent agir ainsi afin qu’il reproduise ce même processus avec l’enfant.

Participant 9_ De le ramener dans la perspective de l’enfant. Parce que souvent le parent, il pense dans sa propre perspective d’adulte avec ses problèmes d’adulte.

Siphon d’énergie

Considérant les nombreux défis rencontrés par les parents ayant un TPL, une somme importante de ressources doit être mobilisée, tant sur le plan de l’investissement individuel de l’intervenant, que du nombre de professionnels impliqués dans le suivi.

Perceptions. Face à l’intensité émotionnelle du parent, les intervenants estiment qu’ils doivent d’abord prendre le temps de l’apaiser. Cette tâche leur apparait parfois interférer avec le déroulement des séances, les obliger à prolonger les rencontres indûment, les rendant ainsi moins disposés pour le reste de leur journée de travail.

Participant 5_Ils te pètent la méga crise, tu peux pas t’en aller parce qui faut que tu récupères tout ça, il faut que tu les amènes à s’apaiser pour être dispo pour leur enfant.

Les professionnels perçoivent que cette clientèle représente un défi stimulant par leur originalité, leur « arc-en-ciel de couleur » (Participant_8) qui leur procure un travail non routinier. Malgré leur motivation et le plaisir manifesté par certains intervenants, les analyses suggèrent aussi le besoin de doser la charge des émotions. En effet, se voir attribuer un grand nombre de parents ayant un TPL peut s’avérer trop demandant pour certains.

Participant 8_C’est sûr que j’en voudrais pas 20 comme ça dans mon caseload, 1 ou 2 ou 3 ça va, mais avec des intensités variables aussi.

Émotions. Les intervenants disent ressentir de l’épuisement face à l’ampleur des services à fournir aux parents. Ils peuvent ainsi être parfois moins disponibles affectivement à la suite des rencontres avec eux, en raison d’un manque d’énergie ou d’émotions encore trop vives.

Participant 5_Je ne peux pas mettre une autre rencontre après. On a besoin de digérer, de s’apaiser pour être disponible à la prochaine rencontre qu’on va faire […] j’ai pu d’énergie!

Impacts sur l’intervention. Le travail avec les parents amène les intervenants à sentir le besoin de se recentrer sur eux et d’intégrer affectivement ce qui s’est passé. Pour ce faire, ils mentionnent mettre en place diverses stratégies telles que la co-intervention, la discussion en équipe et la communication régulière avec les professionnels d’autres services. Une des solutions évoquées pour diminuer la charge est la mise en place d’un intervenant pivot assurant la communication entre les professionnels.

Participant 6_Je trouve que le plus gros défi comme intervenant pivot, c’était justement de réunir tout ce monde-là autour d’un conseil d’orientation clinique pour dire : « Ok, actuellement voici les enjeux » et finalement faire un transfert d’information qui nous permet de nous remettre à jour et d’avoir une lecture pas mal plus commune.

Malgré les stratégies mises en place, l’intervention auprès des parents ayant un TPL aurait une incidence sur le temps accordé aux autres clients. Les intervenants rapportent que l’ampleur des exigences les conduit à négliger certains enfants qui vont mieux ou qui sont plus « faciles ».

Participant 10_C’est prenant, c’est lourd, ça prend beaucoup d’énergie. J’ai mis énormément de temps dans ce dossier-là au détriment d’autres enfants. Parce que les autres enfants vont bien […], je me dis, eux, c’est des p’tits dossiers bonbon. Je suis capable de les rouler de côté.

Instabilité avec l’enfant

La relation avec l’enfant peut ressembler à des « montagnes russes » (Participant_3) et entrainer des conséquences tant sur le lien parent-enfant que sur le développement de l’enfant.

Perceptions. Les intervenants perçoivent que l’instabilité relationnelle du parent se manifeste par des oscillations entre fusion et rejet dans son lien avec l’enfant. Témoignant de ses observations, cet intervenant commente le lien mère-enfant chez cette clientèle :

Participant 4_Parfois, ils sont vraiment vraiment proches et parfois ils sont vraiment loin et il y a beaucoup de conflits entre eux.

Émotions. Certains intervenants expriment un certain découragement et de la colère associés aux conséquences que les comportements erratiques du parent peuvent avoir sur l’enfant. Une intervenante exprime son exaspération à cet égard, revendiquant le droit de l’enfant d’avoir un parent apte à répondre à ses besoins.

Participant 8_À un moment donné, est-ce qu’il pourrait avoir quelqu’un de stable devant lui aussi ?

Impact sur l’intervention. Les analyses suggèrent que les intervenants tentent de travailler la stabilité des comportements parentaux. Ils emploient diverses méthodes telles que l’entrevue motivationnelle, peser le pour et le contre, leur refléter les conséquences de leurs comportements sur l’enfant ou rappeler au parent les risques associés à leur attitude, par exemple, la possibilité d’en perdre la garde. Encore une fois, les intervenants rapportent essayer d’aider le parent à se représenter la perspective de l’autre.

Participant 11_En parlant des impacts que leurs comportements présents ont sur eux, sur d’autres gens qui sont dans leur vie, sur leurs enfants, ça peut venir augmenter la motivation […]. De refléter des fois leur ambivalence et de voir qu’est-ce qui pourrait les débloquer un p’tit peu.

Instabilité dans la relation d’aide

L’instabilité semble se manifester aussi dans la relation parent-intervenant et compliquerait l’alliance thérapeutique.

Perceptions. Les analyses montrent que les intervenants constatent que plusieurs coupures relationnelles jalonnent la trajectoire de vie de ces parents et que cela s’avère aussi une réalité dans le contexte de leurs suivis. Les intervenants soulignent que la méfiance représente un réel défi d’intervention.

Participant 7_S’apprivoiser comme dans le p’tit prince avec le renard. Chaque jour, tranquillement s’approcher, pour travailler avec des gens qui sont en général peut-être plus méfiants.

Lorsque les intervenants abordent un sujet sensible ou confrontant avec le parent, ils remarquent que celui-ci peut devenir moins collaborant, voire hostile. Ils interprètent les attaques du parent comme l’activation de leur crainte d’abandon, ce qui, d’après eux, conduirait à des comportements visant à tester la relation. Cet intervenant énonce sa compréhension de ce processus interne chez le parent.

Participant 10_Je crée un lien, mais en même temps, je le teste jusqu’à ce que l’autre prouve [ma crainte d’être rejeté] et qu’il s’en aille. J’essaie de le saboter, « vas-tu rester encore dans ma vie malgré toute l’espèce d’agressivité ».

Émotions. Cette instabilité semble provoquer chez les intervenants des sentiments d’incompétence, de déception et d’exaspération. Ils en viennent également à redouter un désengagement ou une crise du parent, si leurs interventions sont perçues comme rejetantes. Les intervenants rapportent devenir hypervigilants et craintifs.

Participant 1_Tout peut être interprété, c’est comme un peu, toujours marcher sur des oeufs. Tu ne veux pas trop dire, mais en même temps tu as un rôle aussi, tu veux dire les vraies choses.

Impacts sur l’intervention. Ce sentiment de marcher sur des oeufs suggère qu’il est délicat d’intervenir avec cette clientèle. Les intervenants en viennent à moduler leurs interventions afin de ne pas activer le parent, et ils ont l’impression de perdre une partie de leur spontanéité lors des séances. L’intervenant devient méfiant face aux réactions du parent, ce qui peut contribuer à la fragilisation du lien.

Participant 4_J’ai constamment une pensée derrière la tête : j’espère qu’ils ne le prennent pas personnel, que je ne les contrarie pas ou ne les insulte pas. Donc, dans un sens, ça interfère avec mes interventions, je ne me laisse pas être 100 % moi-même, authentique, car je dois être prudente, et en même temps, maintenir ma transparence.

Désorientés par le vortex

Les analysent révèlent qu’il est aussi difficile de suivre un plan d’intervention linéaire, puisque les intervenants se sentent entrainés dans le vortex des problèmes et des innombrables demandes du parent.

Perceptions. Ces parents se présentent régulièrement aux rencontres avec de nouveaux problèmes de vie. Les intervenants rapportent devoir ainsi ajuster leur entretien en fonction de ces difficultés ponctuelles, amenées le plus souvent sur le mode de la crise. Il leur devient ainsi très ardu de poursuivre des objectifs à plus long terme à l’égard de l’enfant, lorsque le parent n’est pas lui-même stabilisé.

Participant 1_Il y a tout le temps quelque chose qui se passe […]. On rentre, on veut travailler, par exemple, les habiletés parentales, et voici le délai qu’on se donne. C’est extrêmement difficile, parce qu’on ne peut pas vraiment avoir un plan précis comme ça. Tout va être amené à changer en fonction de ce qu’eux [les parents] vivent.

Émotions. Certains intervenants mentionnent se sentir envahis, confus et désorientés par le « tourbillon de vie » (Participant_1) du parent.

Participant 3_Quand tu n’as pas le contrôle [du suivi], quand tu ne sais même pas dans quoi tu es. Mon Dieu, tu as mal au coeur! Tu es tellement assommée que tu ne sais même pas dans quoi tu t’es embarquée.

Impacts sur l’intervention. Il leur semble primordial de faire preuve de flexibilité dans les interventions pour accorder de l’espace et de l’importance au parent qui manifeste des besoins urgents. En contrepartie, les intervenants sentent qu’il s’avère difficile d’intervenir en cohérence avec leur mandat principal, soit le bien-être de l’enfant.

Participant 1_On veut aider le parent, mais en même temps, on est tout le temps pris, parce qu’il faut ramener [l’intervention] à l’enfant. Et c’est difficile de travailler [selon] nos corridors de services. On ne peut pas travailler juste [les besoins de] l’enfant sans offrir de service au parent. C’est impossible on arrivera à rien.

Les intervenants soulignent qu’ils se retrouvent souvent dans la situation difficile, où ils sont complètement mobilisés par les problèmes du parent. Lorsqu’ils sentent que c’est le cas, ils affirment tenter de recentrer la rencontre sur les objectifs liés au bien-être de l’enfant. Justifier ainsi leur intervention par les véritables enjeux reliés à leur travail leur permet d’éviter d’être happés par le vortex.

Participant 2_Ilfaut les cadrer. Il ne faut pas s’étendre sur un sujet qui n’est pas en lien avec ce qui est abordé, parce qu’il pourrait justement nous amener dans leur malaise, dans leur vide intérieur, dans ce qui ne va pas. C’est beaucoup de les ramener à la raison de la rencontre.

Des petits pas versus des coups d’épée dans l’eau

Malgré un plan d’intervention difficile à maintenir, les perceptions à l’égard du potentiel de changement de ces parents apparaissent diverger d’un intervenant à l’autre.

Perceptions. Certains intervenants ont l’impression d’observer peu de changement et de constamment travailler sur les mêmes cibles. Ils considèrent que ces parents répètent des comportements inadéquats, prolongeant les suivis indûment. Leurs interventions seraient, selon certains, « des coups d’épée dans l’eau » (Participant_8).

Participant 8_Malgré toute [l’aide offerte], [le parent] retombe. Je pense : « Est-ce que ça va être un trouble à l’infini vraiment ? » C’est ce dont je me rends compte finalement.

D’autres intervenants perçoivent aussi un potentiel de changement chez ces parents, mentionnant que « ça vaut la peine » (Participant_3) de les soutenir. Ils soulignent que le potentiel peut être présent, mais que ce changement se fait à « petits pas » (Participant_2).

Participant 4_Tant que la personne a une motivation interne […], il y a toujours un potentiel de changement. Ça peut prendre plus de temps […], mais le potentiel est là.

Émotions. Les intervenants rapportent se sentir parfois incompétents, frustrés, impuissants et démotivés lorsqu’ils doivent répéter les mêmes interventions. Certains soulignent que leur compassion peut s’éroder.

Participant 8_C’est comme quelque chose de chronique […], il y a des moments où je deviens moins empathique à la situation, je deviens un peu plus … fâchée ou très…, plutôt envahie dans le sens que ça vient me chercher personnellement.

Les intervenants peuvent aussi ressentir une pression engendrée par le dilemme de respecter le rythme du parent qui avance à petits pas, tout en demeurant préoccupé du bien-être de l’enfant. Les intervenants réalisent qu’ils doivent responsabiliser le parent, mais constatent qu’ils doivent modérer leur sentiment d’urgence, estimant que cela pourrait fragiliser le lien.

Participant 10_Il faut respecter [le rythme], sinon elle va se braquer et elle va vouloir saboter la relation. C’est confrontant de se dire qu’il faudrait aller plus vite pour que l’enfant aille mieux. En même temps, je sais qu’il faut que je respecte le rythme de la mère.

Impacts sur l’intervention. Malgré cette pression d’effectuer un changement et la perte d’empathie possible, les intervenants disent s’accrocher à la conviction que le parent a du potentiel. Cette pensée les aide à continuer. Ils décrivent devoir user de créativité pour faire ressortir les forces du parent qu’ils valorisent et valident. Ils vont aussi ajuster leurs attentes pour formuler des objectifs plus réalistes afin de respecter leur rythme.

Participant 7_Tous les petits pas, c’est des petites victoires. On essaie vraiment de mettre la barre à la hauteur qu’ils peuvent vivre du succès. Après ça, de rappeler toujours ce petit succès-là. On remercie, on valide, on reconnait.

En résumé, les perceptions des intervenants peuvent engendrer une gamme d’émotions (perplexité, impuissance, etc.) et pour certains, ces expériences émotionnelles sont ressenties comme envahissantes. Ils soulignent devoir réguler leurs émotions afin de moduler leurs interventions. Ils tentent d’être sécurisants et disent porter une attention particulière à la fragilité du lien avec le parent. Ils soulignent que le souci pour l’enfant demeure omniprésent et soutiennent le reparentage.

DISCUSSION

Cette recherche décrit l’expérience des intervenants psychosociaux travaillant auprès de parents ayant un TPL et explore les liens entre leurs perceptions, leurs émotions et leurs interventions. Sept thèmes ressortent des propos des intervenants rencontrés : Double tâche, Omission de la perspective de son enfant, Siphon d’énergie, Instabilité avec l’enfant, Instabilité dans la relation d’aide, Désorientés par le vortex et Des petits pas versus des coups d’épée dans l’eau. La majorité des perceptions décrites par les intervenants convergent avec la littérature rapportant que les cliniciens perçoivent les personnes ayant un TPL, comme une clientèle difficile (Bodner et al., 2011; Koekkoek et al., 2009). Les intervenants participant à l’étude ont soulevé que leurs nombreuses difficultés personnelles peuvent interférer avec leur suivi. Ces situations sont reconnues pour générer des sentiments d’impuissance et de stress, conduisant à la stigmatisation (Koekkoeck et al., 2009). Le mandat premier d’une majorité de participants à notre étude vise à favoriser un développement adéquat et sécuritaire à l’enfant. Il se pourrait que ce contexte de pratique ait contribué à exacerber les émotions d’impuissance et de frustration vis-à-vis les comportements dysfonctionnels du parent. Ces émotions auraient pu engendrer du ressentiment et donner lieu à une réponse hostile. Toutefois, leurs propos ne semblent pas traduire d’attitudes stigmatisantes dans leurs façons d’intervenir. Les participants ont plutôt mis de l’avant les aspects positifs de l’intervention, spécifiant que leurs impressions négatives ne représentent pas la majorité de leurs expériences.

Régulation émotionnelle des intervenants

Nos résultats mettent en lumière les enjeux émotionnels retrouvés chez les intervenants en contact avec les parents ayant un TPL. Leur empathie peut être affectée et ils peuvent aussi devenir envahis par leurs émotions. Ce phénomène peut mener à l’épuisement professionnel et à la fatigue de compassion (Geoffrion et al., 2016; Leake et al., 2017), affectant leurs comportements, l’alliance thérapeutique (Ligiéro et Gelso, 2002) et nuisant au succès de l’intervention (Gelso et al., 2002). La littérature sur l’association entre le contre-transfert et les interventions contre-productives auprès de cette clientèle est abondante (Bessette, 2010, Sansone et Sansone 2013; Treloar, 2009). Il était attendu que les participants témoignent de quelques ratés au niveau de leur intervention. Or, ceux-ci n’ont pas mis en lumière de telle situation, malgré les encouragements à discuter de ces aspects. Il est possible que les intervenants qui ont accepté de participer à la recherche soient ceux qui se sentent plus à l’aise avec cette clientèle, ce qui pourrait constituer un biais d’échantillonnage. De plus, les entrevues n’ont pas été réalisées à chaud, immédiatement après une rencontre avec un parent. Il se peut que ce délai ait permis aux participants de prendre une distance avec leurs expériences affectives. Ainsi, les récits recueillis traduiraient peut-être davantage leur processus d’élaboration à postériori, que la gestion de leurs émotions pendant l’entretien avec le parent. Ces biais, conjugués avec la désirabilité sociale, pourraient avoir teinté positivement les résultats de la présente recherche.

En contrepartie, ce peu de rétrospective sur leurs points aveugles, sur des interventions contre-productives ou maladroites, pourrait aussi suggérer un déni de leurs réactions contre-transférentielles à l’égard du parent. Cet aménagement pourrait s’avérer énergivore et conduire paradoxalement à une mise à distance de cette clientèle comme le proposent Ring et Lawn (2019). La retenue des émotions et de certaines interventions, associées à la crainte des réactions du parent, aurait pu conduire à un désengagement envers cette clientèle ou susciter des interventions contre-thérapeutiques. Or, nos résultats semblent indiquer un effet différent; les intervenants reconnaissent négliger certains clients pour, au contraire, investir davantage de temps dans les suivis de ces parents et de leurs enfants. Il est possible que les préoccupations de l’intervenant pour le bien-être de l’enfant, fassent contrepoids et inhibent ses réactions contre-transférentielles hostiles et mobilise plutôt un contre-transfert maternant, où le suivi est surinvesti. Ce contre-transfert amènerait les intervenants à tenter de comprendre la perspective du parent et à rationaliser ses comportements, suggérant un travail de mentalisation.

Reparentage

Les adultes ayant un TPL ont souvent un passé traumatique empreint d’abus et de négligence (Winsper et al., 2016; Zanarini et al., 1997). Bien que le mandat de la plupart des participants de l’étude ne soit pas de traiter le parent, ceux-ci semblent considérer qu’une portion non négligeable de leur intervention est centrée sur lui. Ils considèrent important que leur intervention procure un filet de sécurité au parent, où celui-ci peut faire l’expérience de la stabilité. Cette perspective rejoint le concept de « reparentage limité » utilisé dans la thérapie des schémas de Young (Kellogg et Young, 2006). Les intervenants rapportent se positionner comme modèle, en manifestant explicitement au parent, leur intérêt pour ses états mentaux (et ceux d’autrui), en espérant stimuler sa propre capacité à mentaliser. Cette expérience lui permettrait ainsi d’être plus disponible pour son enfant et de mieux répondre à ses besoins. Ces processus thérapeutiques ont été énoncés parmi les bonnes pratiques, autant auprès de parents en difficulté (Lacharité et Lafantaisie, 2016) que pour le traitement du TPL (Bateman et Fonagy, 2010).

Organisation des services

Les intervenants perçoivent l’intervention auprès de ces parents comme une double charge de travail. Leur mandat premier est d’assurer que les besoins de l’enfant soient adéquatement répondus. Or, ils font face le plus souvent à un parent souffrant, peu fonctionnel et aux prises avec une multitude de difficultés personnelles, réclamant aide et soutien pour lui-même. Ils ont l’impression de devoir choisir entre l’aide nécessaire à fournir au parent et les besoins de l’enfant. Considérant que le parent a grandement besoin de soutien individuel, l’organisation des services en silo, compartimentant les services enfance jeunesse et adulte, pourrait être sous-optimale pour bien desservir les enfants dont les parents présentent un TPL. Les enjeux de confidentialité qu’elle impose, ont d’ailleurs été identifiés comme un obstacle à la prise en charge des familles vulnérables par la commission Laurent (Laurent et al., 2020). La nécessité d’aborder les services aux parents ayant un TPL dans une perspective systémique et interdisciplinaire a déjà été soulignée (Bartsch et al., 2015, Boucher, 2019). Boucher (2019) suggère également d’offrir aux intervenants des consultations auprès de spécialistes combinant l’expertise sur le TPL et la parentalité. Cependant, ce type de consultation demeure encore très peu accessible pour la majorité des intervenants psychosociaux au Québec. Il pourrait aussi être pertinent de former des intervenants familiaux spécialisés auprès de cette clientèle particulière. Cette suggestion s’apparente à la proposition d’intervenants pivots mentionnée par un participant et rejoint les résultats de Bartsch et al. (2015) sur l’efficacité des interventions combinant à la fois le parent et l’enfant.

La suggestion d’un intervenant pivot évoque également la difficulté d’orchestrer l’ensemble des services requis pour ces familles. Ces intervenants pivots pourraient assurer la cohérence et la continuité des services. Un travail auprès du parent pourrait aussi être réalisé en amont, puis se poursuivre en dyade avec l’enfant. Ces intervenants bénéficieraient également d’accès à de la formation, de la supervision continue et un soutien émotionnel suffisant. Les approches validées et reconnues pour le traitement du TPL comportent tous ces volets (Choi-Kain et al., 2016). Comme le suggèrent Grandey et al. (2012), il est nécessaire d’offrir un espace où l’intervenant peut se sentir à l’aise d’aborder ses vulnérabilités, ses difficultés et ses émotions. Cet espace ne peut qu’être bénéfique pour l’apprentissage de l’intervenant (Choi-Kain et al., 2016), pour favoriser ses processus réflexifs sur les réactions contre-transférentielles (Normandin et Ensink, 2007) et transformer ainsi, les difficultés d’intervention en opportunité de croissance pour lui et le client (Bouchard, 2010). Des programmes, comme Mon enfant et moi (Desrosiers et al., 2019), qui visent à travailler les compétences parentales de mères et de pères ayant un TPL, utilisent les meilleures pratiques d’intervention et comportent un volet de soutien à l’intervenant.

Limites et recherches futures

Outre les possibles biais d’échantillonnage et de la désirabilité sociale déjà évoqués, d’autres limites à cette étude doivent être soulevées. Notre devis n’a pas pris en compte les problématiques particulières des enfants. Les intervenants pourraient avoir des perceptions ou des a priori bien différents selon les motifs de consultations : problèmes neurodéveloppementaux chez l’enfant versus séquelles de mauvais traitements. En ce qui a trait aux intervenants, le manque de participants masculins ne permet pas d’explorer les distinctions possibles selon le genre, et il aurait pu être pertinent de porter attention aux différences dans le discours des intervenants selon leurs années d’expérience. De plus, les intervenants de notre étude avaient accepté de participer au programme Mon enfant et moi, témoignant peut-être de leur désir d’améliorer leurs interventions. Il se pourrait que ceux-ci aient eu plus d’affinité et d’intérêt pour cette clientèle. Par ailleurs, ces caractéristiques pourraient aussi constituer un atout, puisqu’en reconnaissant leurs besoins de formation, ces intervenants avaient possiblement un certain regard critique sur leur pratique auprès de cette clientèle, ce qui faisait d’eux des informateurs particulièrement éclairés. Les entrevues réalisées au téléphone et celles de courte durée ont peut-être nui au développement du climat de confiance requis pour dévoiler des difficultés d’interventions et augmenter la désirabilité sociale des participants. Questionner directement les participants à propos d’interventions qu’ils auraient pu faire différemment, ou encore effectuer des entrevues immédiatement après une rencontre avec un parent, auraient sans doute favorisé une exploration plus en profondeur des ratés et des interventions plus maladroites, qui peuvent survenir avec cette clientèle. Les résultats quantitatifs de l’évaluation du programme Mon enfant et moi compléteront éventuellement la compréhension du travail de ces intervenants par des mesures de leur régulation émotionnelle, de leurs attitudes et de leur alliance avec le parent.