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INTRODUCTION

Constituer le stage et son « envers » comme objet de recherche

De manière étonnante, alors que tous les psychologues ont un jour été stagiaires, l’objet « stage » n’est à notre connaissance pas encore constitué comme un champ d’études pour la recherche en psychologie française.

Les références françaises disponibles au sujet de la formation des psychologues sont nombreuses, quoique souvent publiées dans des revues grand public et professionnelles (nous pensons au Journal des psychologues, dont le positionnement éditorial invite à ce type de réflexion), mais sont hétérogènes. Le stage n’y prend qu’une place restreinte, car les auteurs français considèrent plus souvent que c’est l’ensemble de la formation qui est en crise, du fait de la difficile conjonction entre identité universitaire et pratique de clinicien (Siksou, 2010; Raoult, 2006). Il semble pourtant, au quotidien, que se développe une série de pratiques empiriques, locales, isolées, qui ne sont ni compilées, ni théorisées, ni partagées. 

Si l’on élargit la recherche bibliographique aux références anglo-saxonnes, ne ressortent que des textes relativement datés et se référant à un modèle de cursus ressemblant davantage à l’internat médical qu’au stage professionnel (Cole et al., 1981; Lamb et al., 1982). Les facteurs au sujet desquels écrivent les auteurs internationaux ne sont pas adaptés au public étudiant français : du fait de l’âge moyen plus élevé d’un psychologue en début de carrière aux États-Unis, le processus de choix des stages prédoctorat (car un doctorat est nécessaire pour y exercer) fait d’emblée jouer des questions de distance géographique à son lieu d’études et de vie maritale (Stewart et Stewart, 1996b, 1996a). Là encore, la situation des étudiants en psychologie ressemble à celles des internes de médecine. Seul le contexte de raréfaction des offres ces dernières décennies (Keilin et al., 2007) rappelle le cas français, mais l’analyse des auteurs ne va jamais au-delà du calcul d’un déséquilibre entre offre et demande.

Quand le stage est traité, la focale est fréquemment mise sur le terrain et les rapports entre maître de stage et stagiaire/étudiant. Logiquement, son « envers », c’est-à-dire l’absence de stage, la difficulté à faire aboutir ce projet, l’est encore moins. Ainsi, en France, la difficulté à trouver un stage en psychologie, liée à un déséquilibre entre offre, demande et importance du réseau, apparaît aujourd’hui comme une évidence incontournable tant pour les étudiants que les professionnels. Un consensus se forme à ce sujet dans le discours des différents acteurs, alors même que l’expérience de terrain dessine une réalité plus protéiforme.

C’est pour cette raison que le postulat de la difficulté à trouver son ou ses lieux de stage doit être réinterrogé et analysé dans ses fondements. Quant aux « difficultés » et « impasses » rencontrées, nous proposons qu’elles soient sorties de leur statut de bruit parasite troublant la pureté de l'expérience, pour être à l’inverse, considérées comme l’un des coeurs de l’expérience vécue par l’étudiant en psychologie.

Un autre élément plaide pour la révision de ces questionnements sur le stage dans le contexte français. Les réformes législatives situées dans la décennie 2005-2015 concernant les stages et les cursus universitaires ont complètement bouleversé le paysage, l’appréhension des stages et les liens contractuels entre les différents acteurs. Ces remaniements ont considérablement remis en question les savoirs sur l’encadrement des stagiaires et semblent avoir concomitamment poussé les étudiants à mener une realpolitik du stage à partir des forces régulatrices et dérégulatrices en présence.

Objet : Les stages de Licence et de Master « hors laboratoire », cliniques, et leurs différents lieux d’exercice et de régulation

L’objet de notre travail sera les stages de Licence et de Master, hors laboratoire de recherche. Par commodité de langage, nous parlerons de stages « cliniques », le clinicien étant dans les lignes qui suivront entendu comme celui dont la pratique est orientée vers le soin individuel et institutionnel, dans quelques champs (sanitaire, médicosocial, social, judiciaire, travail, éducation) ou auprès de quelque population que ce soit.

Nous souhaitons d’emblée complexifier un premier énoncé, celui d’un nombre de stages insuffisant et de la vulnérabilité des stagiaires dans un rapport offre-demande déséquilibré. La vision économique de la raréfaction des stages et de la fragilisation, voire de la précarisation des étudiants soumis à la loi de l’offre et de la demande, pour tangible qu’elle soit, procède d’une simplification qui ne permet pas de saisir ce qu’en font les acteurs principaux de cette expérience. Cet article veut ainsi mettre la subjectivité de l’étudiant dans « l’expérience de stage » au centre de son questionnement, en fonction d’une hypothèse principale : l’étudiant en psychologie serait amené à élaborer une véritable « politique du stage » résultant d’une négociation subjective entre les régulations et dérégulations institutionnelles et individuelles auxquelles il doit faire face. Cette politique, loin d’être un préalable ou un échafaudage transitoire, est au coeur d’une expérience fondatrice dans son rapport futur à l’institution et à l’éthique. 

Nous travaillerons à partir de trois postulats, articulés entre eux. Le premier est que le stage est à la fois un objet réel et imaginaire : il est anticipé, fantasmé, etc. Le second est que l’expérience de stage ne se limite pas à la présence sur le terrain, mais est située dans une articulation hypercomplexe de lieux, de liens, de rapports, de réseaux. Le troisième est qu’à côté de l’apprentissage clinique (la rencontre des patients), technique (les outils du psychologue), institutionnel, le stage constitue également un apprentissage politique.

L’expérience de stage est à la fois solitaire et menée dans un collectif, composé de pairs, de tiers, et de maîtres. Les rapports sont régulés par un ensemble de textes contractuels, qui vont des lois aux préconisations pédagogiques en passant par le règlement intérieur des lieux de stage. L’étudiant se trouve alors au carrefour de plusieurs systèmes idéologiques : l'Institution, l’Université, l’État, les Maîtres, et, ne l'oublions pas, le groupe des pairs qui charrie un certain nombre de représentations, fantasmes et dogmes assez puissants. Comment les étudiants parviennent-ils à se positionner, aux différents stades de la conception d’un projet, de la recherche, de la contractualisation, de l’entrée en institution, de l’élaboration, et de l’après-coup, dans un entrecroisement et un agencement complexe de dispositifs, de cadres et de machines à visée de reproduction idéologique que sont parfois l'institution et l’Université? Comment au-delà des apprentissages techniques et cliniques et de l’expérience de la rencontre avec le sujet humain, font-ils aussi l’expérience du pouvoir et de la subjectivation dans l’institution et le champ interinstitutionnel que l’on appelle plus volontiers le « réseau » (au sens de Clit, 2019; Mellier, 2019 notamment)?

Nous considérerons dans ce contexte que « l’expérience de stage » consiste en un « faire » et un « subir » (Patin, 2005) qui dépasse la seule présence de l’étudiant sur le terrain : elle englobe le mouvement de la recherche, la négociation de sa convention avec les différents acteurs, les allers-retours dans des lieux d’élaboration formalisés et informels, le travail de l’après-coup, comprenant l’écriture, mais aussi la transmission de son expérience. Soit un ensemble de dispositifs articulés entre eux : agencement de liens, prises de position, respect des codes, transgressions et élaborations.

Ces démarches ne se limitent pas au seul stage professionnalisant de Master 2 : elles commencent à s’ébaucher en Licence, au cours des stages dits de découverte, d’étonnement ou d'observation. Alors que ces stages sont considérés comme cliniquement hétérogènes, nous pensons que cette approche de la question permet de penser qu’il y a une homogénéité des phénomènes, et une cohérence à les constituer en objet unique.

Un jeu entre activité et passivité

Vous savez à quel point il est difficile de trouver un stage, donc… pourquoi ne pourrais-je pas le faire en libéral / sans référent sur place / dans un contexte différent de la mention de mon Master / avec un psychologue qui n’a pas trois ans d’expérience / en déclarant un nombre d’heures inférieures à la réalité pour échapper (sic) à la gratification / au Togo dans une association humanitaire / dans l’école dont ma mère est directrice / dans cette start-up qui vend des applications pour améliorer « l’écologie mentale » et la performance des salariés?

Cet énoncé constitue typiquement le genre de négociations que nous amènent les étudiants dans espaces où nous pensons et validons les projets de stage. Il s’accompagne de craintes importantes et de représentations marquées. Ce condensé montre comment les difficultés des étudiants sont souvent placées dans une extériorité, une réalité indiscutable et insoutenable, étrangère à leur subjectivité en tant que demandeurs. C’est pourtant en fonction d’elles que les étudiants entament des négociations qui témoignent, même de façon symptomatique et donc travestie, des multiples rapports de force qui président à leurs expériences de stage et incitent souvent toutes les parties prenantes à trouver des aménagements du cadre personnel, institutionnel ou universitaire, qui permettraient de résoudre la tension sous-jacente[2].

Les mêmes négociations ont lieu sur le terrain, avec les lieux de stage. Ces aménagements sont de plusieurs ordres : le nouage d’un contrat, explicite et implicite, mais aussi la régulation de rapports de force interpersonnels et interinstitutionnels. On peut donc postuler qu’il existe un espace de « jeu » entre inventivité – en ce sens que les étudiants sont une force motrice qui transforme les cadres établis et répétitifs – et transgression – dans la mesure où le stage est une expérience réglementée et contractuelle inscrite dans la loi, comme l’est le travail salarié, et que la loi peut être ignorée, contournée, bafouée, en particulier dans les situations de rapport de force défavorables.

HYPOTHÈSE

Nous soutiendrons dans cet article que la « politique du stage » construite au fil de son cursus par l’étudiant l’amène, par négociations successives, à se situer et à se penser en tant que sujet dans un réseau émaillé de régulations et dérégulations traversant non seulement le champ de « l’expérience de stage », mais aussi celui de l’institution, de la formation et des politiques publiques de santé. Ce processus, qui se situe dans un cadre réglementaire qui lui préexiste – nous différencierons à ce titre réglementation et régulation – constitue un « apprentissage politique » qui se superpose aux autres apprentissages plus techniques et professionnels, et qui n’est pas à négliger dans un monde mouvant et complexe.

L’étudiant en psychologie est parfois « témoin de l’incompréhension, par l’institution elle-même, du métier de psychologue » (Lefèvre, 2009). La construction de sa position de stagiaire n’est donc pas le fait de sa seule volonté. Nous proposons plutôt de considérer cette position comme un effet de la constellation de régulations et dérégulations institutionnelles et des désirs des parties prenantes, qui pousse l’étudiant à élaborer un compromis supportable lui permettant de bénéficier du meilleur apprentissage possible dans des conditions pour partie immaîtrisables.

Si l’étudiant a l’impression, comme le rapportent de nombreux rapports de stage, d’arriver au fur et à mesure à « construire sa place », cette impression est donc pour partie fantasmatique et méconnaît qu’il est agi par des rapports de force qui le dépassent, mais auxquels il est cependant soumis. La récente pandémie de coronavirus constituerait en soi un champ d'exploration fécond de ces régulations/dérégulations : nombre d'institutions ont ainsi décidé de stopper net les stages au motif que les stagiaires « non médicaux » étaient des éléments non nécessaires au fonctionnement institutionnel. Les universités ont emboîté le pas, invoquant le principe de précaution. Se sont croisés à cet endroit des mouvements de création débridée (le stage en télétravail) et de destruction (mettre fin à un stage sous des prétextes fallacieux, masquant des impasses autres) mettant en tension les superviseurs du stage, et les amenant souvent a posteriori à aménager les cadres contractuels (avenants) pour qu'ils répondent à la réalité[3].

Nous nous intéresserons pourtant bien, dans le présent texte, à la part du stagiaire, c’est-à-dire au travail politique fourni par un étudiant « acteur de sa formation » dont ni le psychologue (Bertola, 2014) ni les institutions qui l’entourent ne sont directement responsables. Si son sentiment de construire sa place relève pour partie d’un trouvé/créé winnicottien, dans la mesure où institutions d’enseignement et d’accueil des stagiaires mènent leurs propres politiques à l’intérieur desquelles il est tenu de se glisser, il nous paraît inconcevable, pour autant, de considérer la position étudiante comme celle d’un pur objet d’une politique décidée par d’autres. Saisir l’implication étudiante dans son expérience de stage demande toutefois de situer, au préalable, l’ensemble des régulations et dérégulations avec lesquelles il sera amené à composer. 

Méthodologie et positionnement des auteurs

Si le présent article ne rend pas compte d’une démarche de recherche d’emblée rationalisée, il est le fruit d’une position commune de participation observante (Soulé, 2007) réalisée sur trois sites universitaires différents, au niveau Licence et Master, pendant six ans au total. Grâce à cette méthode, ont été rassemblés de nombreux documents (entretiens, travail de groupe, comptes-rendus de réunion et d’ateliers, verbatims de rendez-vous, mails, lettres de motivation…) sur lesquels nous proposons de nous appuyer afin de générer des hypothèses de travail pour des travaux de recherche futurs. 

La place à partir de laquelle nous avons participé et observé les phénomènes qui se présentaient est intermédiaire entre les charges de cours sous forme de vacations proposées aux praticiens et les emplois à long terme d’enseignants-chercheurs titulaires. Les auteurs de ces lignes, respectivement responsable des études et des stages Licence et de Master dans une Université privée / tuteur des stages de master 2 dans une autre et enseignante-chercheuse contractuelle ayant accompagné des étudiants en recherche de stage et en supervision plusieurs années de suite, bénéficient d’un corpus expérientiel assez conséquent du côté administratif (six ans à porter la responsabilité d’environ 350/400 stages par an pour le premier auteur) que clinique (plusieurs années de supervision de stages à tous les niveaux du cursus français), sans compter les connexions avec le réseau institutionnel de deux grandes villes françaises. Ce matériel important croise à la fois une connaissance des réalités administratives et juridiques, un échange avec tous les acteurs du stage, dont les administratifs et le ministère, et les réalités cliniques vécues par les stagiaires. 

Si ce positionnement interne n’octroie qu’une vision partielle de la situation générale, et demande à ce que soient pris en compte nos biais concernant la possibilité de percevoir et d'énoncer les dérégulations internes à nos propres institutions d'appartenance, il nous offre aussi l’accès à l’information depuis l’intérieur d’un lieu où se pense la politique des stages. Il a nourri nos réflexions en tant qu’acteurs au coeur du système des stages dialoguant avec tous les acteurs de ce même système : étudiants, maîtres de stages, tuteurs, responsables universitaires, responsables au ministère, parents. Cette situation nous a conduit à organiser différents dispositifs pour les étudiants, les chargés d’enseignement-tuteurs, et les maîtres de stage : entretiens individuels, mise à disposition de textes légaux, visite de stage, groupes ouverts, groupes d’élaboration, coordination des TD de suivi de stage Licence, réunion de médiation en cas de crise, etc. Dans l'idéal, il s’agit d’être « porteur de régulation », autrement dit d’incarner, outre le projet pédagogique, la loi civile, mais aussi la Loi symbolique, qui seule peut statuer sur les négociations des acteurs face au jeu de régulation/dérégulation des pratiques de stages. Les choses sont, dans la réalité, plus complexes : c’est en effet dans les écarts laissés à l'intérieur des textes, entre les textes ou encore entre les textes et les pratiques – selon cette différence faite en psychologie du travail entre le prescrit et le réel (Clot, 2015) – que se joue une part de l’expérience de stage. 

RÉGULATIONS : UNE HISTOIRE RÉCENTE DE LA RÉGLEMENTATION DES STAGES EN FRANCE

Une réflexion sur la « politique » du stage émergeant des mouvements de régulation et de dérégulation que nous allons aborder ne peut s’abstraire de la prise en compte d’un cadre social-historique. Citons par exemple les effets d’internet et des réseaux sociaux, le contexte économique ou encore la « jeunesse » en tant qu’objet politique très délicat. Nous devons aussi prendre en compte un certain nombre d’effets de l’hypermodernité (accélération, contrôle, image, judiciarisation du lien social), et en particulier la performance (Aubert, 2006) demandée aux sujets.

Cette prise en compte du social est d’autant plus importante pour la période 2005-2020, période durant laquelle le stage est devenu un objet très politique en France, que ce soit au niveau national ou au niveau des institutions de soins[4]. Il y a eu une intensification particulière dans la période 2005-2015 de ces tentatives de régulation, culminant en 2014 avec une loi très symbolique.

Si la loi de juillet 2014, dite loi « tendant au développement, à l’encadrement des stages et à l’amélioration du statut des stagiaires » a constitué un acte fondateur, elle n’était pas sans prémisses – elle fut aussi suivie d’un travail d’approfondissement et de déconstruction qui n’est pas à négliger. Les régulations introduites par cette loi ont dans le même temps produit de nouvelles dérégulations, impasses, apories et modifications des rapports de pouvoir qui sont intéressantes à observer du point de vue français, mais valent aussi comme exemple plus général. Nous distinguerons deux périodes clés : 2005-2015, avec une intensification du nombre des stages, des revendications et de la régulation; 2015-2020 ensuite, avec la mise en application, la pédagogie de l’État, et de multiples transgressions, déconstructions, dérégulations et transformations du cadre. 

Rappelons qu’en 2005, en France, l’inflation à la fois du nombre de stagiaires, mais également des tâches qui leur étaient confiées, parfois hors d’un cursus de formation, était devenue relativement hors de contrôle[5]. Ce constat allait bien au-delà des seuls stages en psychologie et avait généré une forte contestation sociale qui s’est incarnée dans le mouvement « Génération précaire », déclinaison française d’initiatives européennes concernant la précarité des interns (terme anglo-saxon pour désigner les stagiaires). 2000-2005 est aussi une période de démocratisation et d’accélération de l’utilisation d’internet, ouvrant la voie à des formes de lutte sociale à la fois différentes de ce qui précédait (les manifestations étudiantes) et de ce qui suivra (pétitions en ligne), modifiant considérablement la conception sociale des liens, des réseaux, de la circulation de l’information, de la politique, et des actions spectaculaires. Entre actions militantes spectaculaires et réception aux ministères, les principaux concernés ont initié un certain nombre de décisions législatives, dont l’une des principales est l’interdiction des stages hors cursus de formation.

Entre 2005 et 2014, de nombreux textes législatifs et rapports tentent de réguler la situation. L’année 2014 constitue à cet égard un véritable tournant. Le président François Hollande avait fait de la jeunesse un élément central de son programme électoral, avec des éléments concernant l’insertion (les Emplois d’avenir et le Contrat de génération), l’école primaire et l'université. L’une de ses promesses de campagne ouvrait l’idée d’une loi sur la régulation des stages : elle aboutit, en juillet 2014, à une série de dispositions destinées à améliorer le statut des stagiaires, et notamment la création d’un montant minimal de la gratification pour les stages de plus de deux mois, ou excédant 308h.

De la même manière que les acteurs du stage ont tendance à oublier cette période 2005-2014 dans la patiente construction de l’arsenal juridique auquel les acteurs du champ de la psychologie clinique ont à faire, ils négligent la période suivante, c’est-à-dire l’application de la loi, sa transmission et sa traduction dans des décrets d’application, la liaison législative – exécutive, l’interaction avec d’autres textes législatifs (comme l’arrêté de 2006 relatif aux modalités d'organisation et de validation du stage professionnel prévu par le décret n° 90-255 du 22 mars 1990 modifié fixant la liste des diplômes permettant de faire usage professionnel du titre de psychologue), et la transformation par une jurisprudence progressive. 

Durant cette même période, l’université a elle aussi subi de nombreuses réformes qui l’ont transformée en profondeur. Nos considérations s’enracinent à ce titre dans une ambiance que l’on pourrait qualifier de « fin de siècle », au sens de l’hébétude face à un monde qui se transforme radicalement : le projet d’allongement des études porté par les principales organisations professionnelles[6] constitue un espoir pour le futur, tandis que les conditions actuelles que vivent les étudiants de Licence et de Master, les psychologues en institution, et les universitaires, les réactions épidermiques aux rapports concernant la profession[7], la place des psychologues dans le contexte COVID, donnent à l’inverse l’impression d’un découragement et d’un repli. 

Les spécificités du stage de psychologie

Bien qu’inscrit dans un cadre législatif global, le stage en psychologie possède certaines caractéristiques qui le singularisent fortement : son caractère de condition à l’obtention d’un titre professionnel délivré par l’Université; une démographie étudiante difficilement régulée conjuguée à l’impossible gratification des stagiaires, qui conduit à un fractionnement des heures de stages qui déséquilibre fortement l’offre et la demande de stages; une volatilité de l’offre; des stages non inscrits dans une convention durable entre lieu de pratique et lieu de formation (au contraire des professions de santé); une place assez singulière des maîtres de stage psychologues dans les institutions, souvent de l’ordre d’une combinaison entre intériorité et extériorité aux équipes générant un certain sentiment de solitude; un accès aux études et à la professionnalisation anxiogène à partir de la fin de la Licence du fait de la sélection et de la vision du stage comme vecteur important d’insertion; une population majoritairement féminine; une profession relativement nouvelle, qui est à la fois mythifiée et peu valorisée économiquement; un corps professionnel très peu structuré; des textes législatifs concernant la profession et la formation laissant des ambiguïtés importantes. Nombre de ces caractéristiques modifient le rapport de pouvoir entre les parties prenantes de l’expérience de stage en psychologie, et a fortiori – car les deux auteurs de ce texte sont rattachés à cette sous-discipline – en psychologie clinique.

Le mouvement de régulation des stages a par ailleurs eu trois effets imprévus, qui paradoxalement ont précarisé la situation des étudiants et les ont poussés vers la dérégulation. Premièrement, le déplacement de la connaissance et de la décision vers les représentations de l’administration (qui par exemple fixait des quotas de stagiaires, sous des prétextes budgétaires et assurantiels), aux dépens des psychologues qui s’en déchargeaient. Deuxièmement, une rétractation forte de l’offre, du fait d’une obligation de gratification des stages longs – autrement dit tous les stages professionnalisants de Master. Troisièmement, un ajustement de la durée de la formation pour situer les stages juste en dessous de la gratification obligatoire, ou pour les adapter au marché local. Non seulement les stages n’étaient pas plus gratifiés qu’avant, mais encore moins nombreux, plus courts, parfois moins exigeants qualitativement. Ce caractère paradoxal et complexe de la régulation-dérégulation se retrouve à de multiples niveaux.

Autour de 2014, il n’était pas rare de voir des étudiants en psychologie, voire des maîtres de stage, proposer de rédiger une attestation dans lequel l’étudiant, futur professionnel renonçait à ses droits à gratification. Ainsi résolvaient-ils, de façon illégale cependant, le paradoxe créé par une Université demandant des stages longs (entre 350 et 500h) et une Loi qui imposait une gratification que le budget des institutions ne prévoyait pas. Il est courant, encore aujourd’hui, de voir des institutions délivrer, sans opposition des stagiaires, des attestations de stage ne déclarant pas toutes les heures effectuées afin de ne pas avoir à les gratifier. Une autre contradiction persiste, dans la réalité de la pratique, entre l'arrêté de 2006 (qui demande à placer l’étudiant dans des situations réelles) et la loi sur les stages de 2014 (qui dit que le stagiaire ne doit pas être indispensable pour effectuer une tâche pérenne ou remplacer un salarié), ce d’autant plus que les stagiaires participent de la production d’actes comptabilisés dans les statistiques des établissements.

La rétractation temporaire de l’offre de stage qui a suivi ces ajustements aux nouvelles réglementations a amené nombre d’aménagements et de bricolages qui ne peuvent être seulement considérés comme de l’exploitation des stagiaires : le travail réflexif autour de situations paradoxales peut avoir un réel effet formateur. La solution trouvée par toutes les parties, à savoir de réduire les volumes de stage sous la durée des 300h, risque toutefois d’aller dans le sens d’un appauvrissement, non seulement économique, comme c’était le cas auparavant, mais également pédagogique. À l’inverse, quand les stages sont gratifiés, un risque existe de dévoiement de l’activité du stagiaire vers de la production de soin. 

Dans la mesure où toute règle crée un espace où elle n’a pas cours en même temps qu’elle définit son champ d’application, les lois successives qui ont amélioré le statut des stagiaires peinent donc encore à réguler intégralement les pratiques des acteurs de l’expérience de stage.

Les paradoxes d’une protection vécue comme contraignante et d’une transgression vécue comme formative

La période 2005-2015 a été, nous l’avons souligné plus haut, marquée par une intense activité de réglementation concernant le stage et concernant la formation du psychologue. La superposition des arrêtés, lois, décrets, lettres de cadrage, la lente appropriation par les institutions et par l’université a produit son lot de paradoxes au fur et à mesure de la transformation des pratiques, voire a dégradé les conditions des stagiaires en psychologie et la qualité de la formation en voulant l’améliorer : le maintien du stage sous le seuil de la gratification et la raréfaction des lieux de stages du fait des « doubles stages » en Master 2 sont devenus la règle plutôt que l’exception.

La complexité de la situation provient toutefois du fait que si, de plus en plus, la loi borne la question des stages et de la formation en Licence et Master, il reste des marges de manoeuvre importantes qui autorisent autant de créativité que de transgressions. À partir du socle réglementaire dont nous avons tracé les contours, les universités bénéficient d’une certaine marge d’autonomie concernant l’inclusion (ou non) des stages dans les programmes pédagogiques et leurs modalités de réalisation et d’accompagnement, de façon plus ou moins précise. Si la manière d’encadrer les stages est spécifiée dans un décret, l’organisation pédagogique du stage est laissée aux universités, ce qui occasionne notamment des disparités importantes dans le traitement des stages en Licence, considérés comme une « possibilité » par certains départements de psychologie quand d’autres exigent un certain nombre d’heures, là encore variable d’une université à une autre. Le diplôme et le titre sont uniques, mais les pratiques peuvent donc varier d’une université (ou école) à l’autre.

Un élément de régulation supplémentaire en France est le code de déontologie des psychologues, non contraignant juridiquement, mais prenant largement en compte le champ de la formation (titre II), que ce soit pour les universitaires ou les maîtres de stage. Dans son titre II, article 40, celui-ci précise : « les formateurs, tant universitaires que praticiens, veillent à ce que leurs pratiques, de même que les exigences universitaires – mémoires de recherche, stages, recrutement de participants, présentation de cas, jurys d’examens, etc. – soient conformes à la déontologie des psychologues. Les formateurs qui encadrent les stages, à l’université et sur le terrain, veillent à ce que les stagiaires appliquent les dispositions du Code, notamment celles qui portent sur la confidentialité, le secret professionnel, le consentement éclairé. Les dispositions encadrant les stages et les modalités de la formation professionnelle (chartes, conventions) ne doivent pas contrevenir aux dispositions du présent Code »[8]. Or, la question de la déontologie croise ici la question de l’éthique : la transgression de la loi peut-elle avoir une vertu formative? N’enseigne-t-on pas aussi ce faisant, en creux et à côté de l’excellence de ces stages, une position d’ignorance, voire de mépris des cadres légaux?

DÉRÉGULATIONS DANS L’EXPÉRIENCE DE STAGE

Si l'État a été poussé à réglementer davantage la pratique des stages, suivi plus ou moins rapidement par les institutions et les lieux de formation, cette réglementation reste encore imparfaite et subit une certaine méconnaissance (parfois une ignorance volontaire) de la part de l’ensemble des parties impliquées. L’encadrement des stages, loin d’être vécu comme une démarche émancipatrice par les acteurs, est en effet souvent subi comme une difficulté pour les étudiants en psychologie et les institutions, qui contractent parfois des alliances pour se situer hors de la loi :

Au moment de la publication d’un décret limitant le nombre de stagiaires par établissement, un directeur d’association explique à une assemblée de salariés, dont bon nombre de psychologues, que l’emploi de stagiaires, absolument nécessaire pour faire tourner les dispositifs de soin de sa structure est certes « borderline » sur le plan législatif, mais que la loi évolue par la jurisprudence, et que pour l’instant il n’y en avait pas. Soutenu par le conseil d’administration, il prend ainsi le risque de s’exposer à une dénonciation et de payer une amende. Le plus surprenant est l’adhésion idéologique que rencontraient ces propos chez les psychologues présents dans la salle, qui défendent, avec une certaine justesse, l’idée que mettre les étudiants en situation salariée est une occasion formatrice. Une réunion avec l’université, qui était dans un lien de collaboration autour d’une quinzaine de stages annuels de niveau Master a entériné cette position, en proposant des aménagements.

Avant de nous pencher sur les négociations que les étudiants ont à produire au cours de leur expérience de stage afin de définir une politique du stage qui leur soit propre, il nous faut donc introduire les dérégulations individuelles et institutionnelles (Allain, 2004) auxquelles ceux-ci sont confrontés et/ou dont ils sont acteurs, consciemment ou à leur insu. Régulations comme dérégulations sont à distinguer du cadre réglementaire officiel : nous les considérons comme des interprétations des réglementations en vigueur faites par les principaux acteurs du stage. Les dérégulations sont donc à resituer de façon systémique : certaines transgressions ponctuelles, parfois vécues comme nécessaires, gagnent à être appréhendées comme des formations de compromis. Pour reprendre les mots de Pierre Bourdieu (1996), nos élaborations ne relèvent donc pas ici de la dénonciation, mais bien de l’énonciation et de l’analyse de phénomènes constatés sur le terrain : il s’agit pour nous d’analyser les rapports de force que nous décrivons ainsi que la façon dont les sujets et les institutions les contiennent et les transforment. 

Ainsi les dérégulations développées ci-dessous ne relèvent-elles pas, à notre sens, d’une volonté de faire fi de la Loi. Elles sont plutôt à comprendre comme les conséquences d’une ignorance des textes réglementaires essentiels (du côté des stagiaires comme des maîtres de stage ou des enseignants-chercheurs) ou d’une urgence, du côté des étudiants, à remédier à une situation qui met en péril leur année universitaire (conflit sur le lieu de stage ou stage à trouver en urgence).

L’un des paradoxes concernant les systèmes de régulation – dérégulation des stages réside dans le fait que nombre de dérégulations ont lieu à l’intérieur même des systèmes de régulation, institutions et universités notamment. Dans les établissements qui les accueillent, la présence et le mouvement des stagiaires s’inscrivent dans un certain nombre de systèmes de contrôle (ils sont inscrits au registre du personnel), de régulations, et de pouvoirs. Les trois niveaux de régulations de leur engagement : convention de stage, règles pédagogiques, systèmes d’étayage et d’évaluation institutionnels et universitaires, ainsi que leurs acteurs, peuvent être traversés par des mutations induisant du jeu, des situations d’exceptions, etc. Les stagiaires sont au coeur de ce système.

Certaines dérégulations de l’expérience de stage, dommageables du point de vue de la formation, ne sont ainsi pas toujours vécues comme problématiques par les étudiants eux-mêmes : 

En marge d’un groupe de travail, une psychologue travaillant à la MDPH explique : « j’ai été contactée par une stagiaire d’un nouveau Master que je ne connaissais pas. Je lui ai bien expliqué que mon travail n’a rien de clinique et consiste uniquement en l’étude de dossiers. Je lui ai demandé d’en informer son université, nous lui avons même fait un papier dans ce sens. Mais elle m’a dit qu’il n’y aurait pas de problème. Et visiblement ça passe... Elle intéressée… non en fait elle était soulagée. Mais bon, on sait ce que c’est… Moi j’avais eu un stage de Master 2 sans psychologue, et c’était plutôt formateur au final. »

À l’instar de cet exemple, la situation du champ des stages en psychologie fait ressortir la transformation d’un désir de stage, témoignant d’une maturation du parcours professionnel, en un besoin, et qui convertit concomitamment le contrat de stage en dette symbolique qui peut dans certains cas museler la parole et l’écrit.

Du désir au besoin de stage, du contrat à la dette

L’accroissement ces dernières années des régulations législatives et institutionnelles a pu contribuer à une dérégulation du désir de stage de chaque étudiant, qui risque alors de se muer en besoin. Cela conduit, dans les périodes de rentrée scolaire, à une démultiplication – accentuée par les réseaux sociaux – de messages signifiant non plus le désir, mais la nécessité urgente de valider une année universitaire sinon considérée comme perdue. 

Le changement des modalités de sélection, qui s’effectue aujourd’hui entre la 3e et la 4e année du cursus (entre les diplômes de Licence et de Master du système LMD) a bien eu un effet sur la conception que les étudiants se font des stages. Le volume des demandes de stages a drastiquement cru du fait du dédoublement des stages de Master, mais aussi de la proportion considérable de départements de psychologie conseillant ou obligeant les étudiants à valider un premier stage auprès d’un psychologue au moment de la Licence afin d’être acceptés en première année de Master. Lorsqu’ils arrivent en Master, la détermination de l’orientation professionnelle des étudiants ressemble cependant parfois à une liste d’expériences à cocher (« un stage avec un neuropsychologue », « un avec un clinicien », « un avec des bébés », un avec des ados »), de l’ordre du (tout) voir. La diversité des stages a certes des qualités : elle permet de rassembler les sous-orientations de la psychologie autour de l’apprentissage pratique et justifie ainsi le titre unique. Elle peut toutefois laisser la place à une forme d’empilement de briques (« c’est bon pour mon CV/ce stage est essentiel pour mon Master »), voire, lorsque le sentiment d’urgence prédomine (« j’ai 15 jours après mes partiels », « vous mettez en danger mon parcours en refusant ce stage », « je n’ai pas passé sept ans à la fac pour aller au casse-pipe »), au risque d’une perte de sens de l’expérience du stage dans sa totalité (« il m’en faut un, n’importe lequel »).

L’étudiant-stagiaire peut-il penser de la même façon ce qui l’intéresse et réfléchir aux modalités de contractualisation avec l’institution qui l’accepte lorsque le temps presse? Peut-il se permettre de creuser les dynamiques institutionnelles d’un lieu qui l’accueille et auquel il se sent par conséquent redevable? Les dérégulations du désir, lorsque celui-ci se mue en besoin, conduisent à plusieurs types de choix que l’on peut interpréter comme des symptômes d’un dispositif bancal : ignorance volontaire de la loi, soumission à des conditions de travail impossibles, acceptation d’une baisse de la qualité du stage (moins d’encadrement, plus de co-stagiaires, moins d’entretiens et de groupes, plus d’informel et de clinique du couloir)… 

Dérégulation du désir et effets de séduction

Les conditions difficiles de stage que nous venons d’évoquer ont un point commun non négligeable, qui n’est pas spécifique aux stages en psychologie, mais mérite d’être ici souligné par souci d’exhaustivité du propos : celui du rapport de pouvoir entre maître de stage et stagiaire, qui se trouve d’autant plus déséquilibré que le stage aura été trouvé en urgence, avec à la clé un fort sentiment de dette du stagiaire envers le professionnel qui l’encadre. Assez souvent le fantasme du maître de stage ayant “tout pouvoir”, “validant” ou non l’étudiant en fin d’année, et du côté du stagiaire la certitude d’être là de manière transitoire, autorisent des positions de soumission, d’effacement, d’indifférenciation. Ainsi la réflexion sur les constructions institutionnelles (politiques publiques, administration de l’établissement, dispositif, cadre de travail, éthique) des structures médico-sociales ou sanitaires constitue-t-elle un pan essentiel et pourtant négligé de l’apprentissage des étudiants. Sur le long terme, l’absence de réflexion à ce sujet risque de devenir une faiblesse pour l’insertion professionnelle et le positionnement des psychologues, qu’ils exercent en institution de soins ou choisissent la carrière universitaire.

Un autre élément assez courant de la pratique de stage en psychologie, et pourtant assez embarrassant pour ceux qui en ont la charge, est la question de la séduction narcissique, parfois ouvertement sexuelle, tel qu’elle est activée par la situation de transmission et d’enseignement (Pechberty, 2015; Rivard, 2012; Robert, 2010), du fait de la dynamique transférentielle et de dépendance que crée la relation formateur-formé. Certaines situations illustrent la façon dont le dispositif de stage peut devenir violent du fait d’une dérégulation dans les rapports entre acteurs : ainsi dans le cas d’une étudiante, envoyée seule par son maître de stage, observer un atelier d’ESAT[9] composé majoritairement d’hommes, qui s’était vue reprocher ensuite par l'équipe d’exciter les travailleurs, ou d’une stagiaire qui, dans un repas d’équipe fastueux, après un grivois « vous ne voulez pas un peu plus de sauce? Non cela ça se voit que vous n’aimez pas la sauce... » avait entendu le directeur s’adresser au maître de stage : « les petites stagiaires, c’est trop bien on peut les draguer. » 

Se joue probablement là quelque chose de plus complexe qu’une simple prédation ou qu’une séduction de l’ordre du seuil sexuel. L'accompagnement professionnel nécessite de resituer les choses dans la loi, en particulier les dispositions du règlement intérieur qui protège et contraint les salariés comme les stagiaires. Il est cependant nécessaire de penser ce qu’il y a de spécifique dans les rapports de pouvoir en situation pédagogique, et de comprendre les enjeux systémiques et les caractéristiques du parcours d’étudiant en psychologie qui mènent à ces situations. La démographie particulière de notre profession est un facteur explicatif possible, mais il est également probable que ce soit le profond déséquilibre des pouvoirs dans le champ des stages en psychologie qui déclenche, sous des formes diverses, les dérégulations que nous avons évoquées, qui s’adressent d’ailleurs moins au stagiaire en tant que personne qu’à sa fonction institutionnelle et pour son maître de stage. 

CONSÉQUENCE : LA NÉGOCIATION PAR L’ÉTUDIANT D’UNE « POLITIQUE DU STAGE »

Si l’on se focalise à présent sur le processus de recherche du stage, il semble que les stratégies déployées par l’étudiant en psychologique clinique font de lui en un véritable entrepreneur de lui-même. Ce positionnement, qui est fantasmatiquement perçu comme le seul à même de lui garantir une place sur les bancs de l’université, modifie son expérience en profondeur – nous avons en tout cas tenté de le montrer. Tenu de composer avec les régulations et dérégulations que nous avons exposées jusqu’ici, mais aussi avec des attendus conflictuels de la part de l’ensemble des parties prenantes de l’expérience de stage (maître de stage, enseignant-référent, stagiaire lui-même), l’étudiant en psychologie clinique élabore et négocie donc sa « politique du stage ».

L’emploi du vocabulaire « politique » pourrait d’emblée sembler inadapté au contexte. Le Dictionnaire culturel en langue française (Rey, 2005, p. 1882) souligne en effet au sujet du terme « politique » son « (...) extension extraordinaire et, corrélativement (...) sa faible compréhension. Définir ce mot est décourageant : puisque tout peut-être politique, le mot peut donc signifier n’importe quoi; autant ne dire rien, comme un lieu vide ». Jean Ménéchal (2008) disait combien le mot n’avait pas bonne presse dans le champ de la psychologie, et qu’il n’était par conséquent que rarement exploité. Nous en voyons quatre déclinaisons :

  • La politique qui consiste à se situer précisément dans un projet contractuel, le stage, projet de formation articulant de nombreux acteurs,

  • La politique visant à se situer en tant que sujet dans une profession, une institution particulière, une politique publique, une pratique.

  • La politique amenant à gérer des rapports duels ou interindividuels avec son maître de stage et autres tuteurs de stages.

  • La politique visant à se situer comme sujet au milieu des pairs vis-à-vis d’un marché concurrentiel et dans une trajectoire de formation. 

Le qualificatif de « politique » du stage permet donc de souligner que le processus dans lequel s’engage l’étudiant est pris dans un système de pensée et de modalités d’action articulant la subjectivité et le Collectif, le désir – ou le besoin – et la Loi. Il ne s’agira pas ici de la militance ou de l’engagement, mais plutôt d’une capacité à penser, se penser, et agir sa situation dans un certain rapport au monde. Cette politique n’est pas nécessairement consciente ou subjectivée : à l’extrême, considérer que l’on n’a pas le choix ni de liberté de mouvement, que l’on est guidé par les circonstances – en somme ignorer ses droits – est, en ce sens, une politique singulière. Nous entendons cependant, et malgré les difficultés que nous avons listées ci-dessus, la « politique du stage » comme un potentiel facteur d’émancipation, de réagencement, de liberté et surtout comme condition d’accès à une éthique professionnelle du psychologue. Celle-ci précède et détermine partiellement ce qui relèvera plus tard d’une politique de la professionnalisation et de la situation institutionnelle. 

Force est cependant de constater que cette politique s’appuie sur l’usage de codes sociaux du monde de l’entreprise (réseautage, communication…) destinés à assurer à l’étudiant une place en stage, et ce, alors que la psychologie clinique ne répond pas, nous semble-t-il, aux codes traditionnels de l’emploi privé : le temps du sujet n’est pas le temps social, et tout psychologue clinicien est le garant d’un temps suspendu qui n’appartient qu’au sujet qui vient le rencontrer. Afin de se sortir de l’inextricable jeu entre régulations, dérégulations et injonctions des autres parties prenantes de son expérience de stage, l’étudiant paraît guidé, pour partie à son insu, vers une forme de professionnalisation de la vie étudiante appuyée sur un marketing de soi au long cours. La politique du stage de tout étudiant en psychologie clinique, en tant qu’elle doit s’adapter à des injonctions et des attentes multiples, risque donc d’aller à l’encontre de ce que le stage devrait lui apprendre, à savoir d’abord et avant tout la logique clinique.

Injonctions cliniques

Les premiers garants de cette logique clinique sont les maîtres de stage eux-mêmes, et les discours que tiennent les psychologues cliniciens sur leurs attentes vis-à-vis de potentiels stagiaires se disent souvent avec les mots de leurs référentiels professionnels. Ainsi en allait-il d’une rencontre organisée lors d’un cours de TD avec deux psychologues cliniciennes, I. et S., venues répondre aux questions des étudiants : 

S. : « Ce qui compte c’est votre désir de rencontrer les patients, de travailler ces questions, le désir de rencontre… »

I. : « Et puis ce que vous aimez dans la vie, ce qui vous anime aussi : le désir, vos autres désirs, ce qui vous anime. Par exemple, pour les ateliers en particulier, ou le psychodrame, il faut qu’il y ait quelque chose, un intérêt […] chacun son style, ce n’est pas la performance qui compte, c’est le désir. Selon les institutions vous allez pouvoir faire ceci ou cela, donner des pistes, des choses que vous avez déjà développées dans votre vie… Il y a plein de manières. Et puis c’est la rencontre : à part être étudiant, comment voulez-vous vous présenter? Quelque chose de simple, il ne faut pas en faire des tonnes ».

Le même ton était utilisé par une autre psychologue, reçue l’année précédente dans un autre groupe de TD :

« l’intérêt c’est que vous ayez des propositions, que vous sortiez d’une posture d’élève que vous aviez au lycée […] quelqu’un qui a des centres d’intérêt, à un moment il va être en mesure de proposer ça. Ce qui fait vos centres d’intérêt c’est votre désir donc marquez-le […] Au fond dans votre CV, c’est peut-être ça que je vais regarder le plus […] le fait de chercher un stage, d’être consciencieux, déterminé, de vouloir travailler dans le service, de découvrir la pathologie c’est très bien, mais au fond quand j’ai lu ça je ne sais rien de vous, je sais que ce que tous les étudiants veulent. Ce qui change dans les bonnes lettres c’est qu’à un moment donné il y avait quelque chose de très personnel […] C’est une tonalité qu’il y a dans la lettre qui fait que j’ai envie de rencontrer la personne ou pas ».

Ces conseils et cette façon de concevoir l’expérience de stage de l’étudiant comme organisée par le désir sont structurellement très similaires à la manière qu’ont les psychologues cliniciens d’orientation analytique d’aborder leur métier avec les patients. Outre une expérience pratique, le stage est alors conçu comme un moment d’émancipation : émancipation par rapport à la théorie, par rapport aux impératifs (notamment de « performance ») et par rapport au désir des autres pour soi. Le style de chacun se déploie dans son désir de s’impliquer, ce que doit absolument refléter la candidature.

Injonctions professionnelles

Ces retours de psychologues contrastent avec les conseils donnés par les services d’orientation et d’insertion des Universités assurant la formation des étudiants. L’un des deux auteurs de cet article s’était rendu à l’un des « Ateliers stages » organisé par l’université dont il dépendait, afin de compiler les conseils qui y étaient prodigués pour les transmettre ensuite à ses étudiants. Le premier conseil, à rebours de ce que connaît le monde de la psychologie, consistait à dire aux étudiants de se faire « le recruteur de leur propre stage », autrement dit d’inverser l’habituelle logique de l’offre et de la demande qui fait de l’étudiant un demandeur à la merci du peu d’offres disponibles. Plus encore, le traitement réservé à la traditionnelle mention des centres d’intérêt sur le CV apparaissait en totale contradiction avec les attendus de potentiels maîtres de stage sur le terrain :

Dans les centres d’intérêt, ne pas mettre les traditionnels « j’aime le théâtre, sortir et voir mes amis » (etc.), mais penser à valoriser : la pratique du sport, l’engagement associatif, la pratique d’une discipline artistique, l’engagement citoyen [j’avais posé une question sur le fait de tenir des bureaux de vote aux élections]. Si jamais il n’y a rien de particulier, ne pas faire de catégorie « centres d’intérêt

extrait du compte-rendu de l’atelier

L’ensemble des recommandations prodiguées mettaient en avant, chose que les étudiants ont aujourd’hui bien intégrée, une nécessité de professionnalisation de la position étudiante. Celle-ci ne permet toutefois pas de dépasser la structuration de la condition étudiante comme position de besoin et non plus seulement de désir. En témoigne la lettre de motivation d’une étudiante, dans laquelle la tension entre goût et nécessité était palpable :

[...] Je suis convaincue qu’un stage dans votre structure m’apportera une professionnalisation et une compréhension du métier de psychologue incomparables. […] J’oriente au maximum mes cours vers les problématiques de l’enfance et de l’adolescence (« adolescent et passage à l’acte : approche interculturelle »; « psychologies des conduites à risques »; « prise en charge de l’enfant et de sa famille », « addiction des substances aux comportements » etc.). Cependant, je pense qu’il est important pour moi d’être exposée autant à des populations d’enfants que d’adultes, car j’ai bien conscience que, dans ma pratique professionnelle, j’aurais à prendre en charge des patients de tout âge. Je suis donc motivée à travailler avec n’importe quelle population.

Loin des idées reçues sur la simplicité de la vie étudiante (Cupa et al., 2015), nombre d’étudiants empruntent donc les codes sociaux du monde de l’entreprise en espérant se faire repérer et intégrer des institutions prestigieuses. On ne compte plus les étudiants possédant un compte LinkedIn afin de diffuser des CV souvent semblables, axés sur leurs « expériences » et leurs « compétences », les étudiants possédant une adresse courriel « professionnelle », ceux faisant des stages supplémentaires afin d’améliorer leur image ou profitant de séminaires de recherche pour rencontrer des professeurs et se créer un réseau.

Un marché et des autoentrepreneurs du stage?

Nous sommes conscients des bénéfices multiples qu’un peu de concurrence peut apporter, en matière de sérieux, d’application et de détermination à posséder un titre professionnel qui, s’il n’est pas reconnu comme prestigieux, n’en est pas moins devenu difficile à obtenir. L’analogie suivante semble toutefois se vérifier : il y a bien un « marché » des stages, comme il y a un marché du travail. Nous pourrions sans peine décliner les caractéristiques repérées par Gaïa Barbieri et Georges Gaillard (2018) à propos de l’analyse du marché des espaces de régulation institutionnels, et considérer les considérations de Jean-Jacques Schaller (2013) comme représentatives de la situation étudiante en psychologie : 

l’individu doit faire sa place dans un environnement de concurrence et de compétition [...] Il en résulte un individu construit comme étant en quelque sorte responsable de sa situation : il faut faire sa place pour être reconnu, il faut devenir le vendeur de sa propre vie.

p. 176

Cela n’est certes pas totalement le cas des étudiants puisqu’ils disposent de dispositifs d’étayage – nous ne voyons pas non plus, en tout cas pas encore, d’étudiants se mettre en situation d’intermédiation marchande et faire payer leurs pairs pour leur donner des possibilités d’avoir des stages. Il nous semble toutefois que la concurrence entre étudiants pour une place tend à exacerber les correspondances entre situation de stage et situation professionnelle.

Une fois obtenue, la peur de « perdre » son stage amène surtout à supporter et à taire des situations difficiles, voire anormales, qui commencent dès la recherche où il s’agit de « se vendre ». Là réside finalement une première source d’apprentissage : il n’y en aura pas assez pour tout le monde. La concurrence avec les pairs pose à chacun la question de savoir à quoi il serait prêt, dans les conditions actuelles, pour trouver un stage et valider son année. Cette situation de précarité, présente en Licence du fait de la sélection, mais accentuée en Master, abordée sous les guises de la peur « de ne pas trouver », la peur « de perdre » et la peur de « ne pas être validé » (on notera le glissement allant de la qualification du stage à celle du sujet lui-même), immédiatement suivie de la peur « de se griller dans le milieu », nécessiterait des recherches plus poussées contribuant à explorer et expliciter les phénomènes que nous avons évoqués dans ces pages, notamment la position active de l’étudiant comme récepteur d’injonctions diverses, parfois contradictoires, mais aussi comme transformateur des injonctions reçues.

DISCUSSION

Les élaborations du présent article ne sont pas sans limites. La première d’entre elles est d’ordre méthodologique : parce que le stage est souvent traité, dans la littérature disponible, comme le symptôme d’une crise plus générale de la formation en psychologie en France plutôt que comme objet de recherche à part entière, et parce que notre positionnement consistait en une participation observante, nous n’avons pour l’heure pas les moyens de mesurer les phénomènes dont nous parlons; notre étude est exploratoire et ne demande qu’à être complétée par des travaux qualitatifs ou quantitatifs aux méthodologies plus systématisées. Notre propos, qui engage les témoignages d’étudiants que nous rencontrons ainsi que leurs écrits (lettres de motivation, messages, rapports de stage), consiste avant tout à amorcer une réflexion sur une possible inflexion de la politique du stage de chacun vers des stratégies peu nombreuses et relativement uniformes du fait de la multiplicité des injonctions auxquelles l’étudiant doit répondre. Si notre matériel est souvent utilisé pour illustrer nos élaborations, à la façon de vignettes cliniques synthétiques, c’est que nous postulons une certaine force de la preuve à l’agrégation de cas singuliers : celle-ci montre en effet la nécessité d’explorer plus avant ce que nos pratiques d’enseignants-chercheurs nous font depuis quelques années entendre de la réalité expérientielle des étudiants en stage de psychologie clinique.

Gageons que les enjeux dans le domaine du soin sont d’ailleurs quelque peu spécifiques, et que d’autres sous-disciplines de la psychologie ne les connaissent pas nécessairement : contact avec la maladie mentale générant des mouvements dans les ambiances institutionnelles parfois psychiquement violents, sous-effectifs des équipes, absence de rémunération possible dans la plupart des lieux de soins. Seules la psychologie clinique et la psychodynamique du travail connaissent de façon si aiguë la nécessité de soigner l’institution pour que les professionnels présents, stagiaires compris, ne s’y aliènent pas trop. L’apprentissage complexe de la relation soignante, son objet – l’interaction consciente et inconsciente avec l’autre – et son but – une amélioration de son état psychique et de son fonctionnement quotidien, selon ses propres valeurs et non les nôtres – se situent par ailleurs hors des préoccupations économiques et politiques qui touchent d’autres sous-disciplines de la psychologie (ergonomie, psychologie sociale…). C’est ainsi que nous avons restreint notre étude à une part bien définie de la population des étudiants et des psychologues en formation, à laquelle nous avons fait référence dans notre introduction en circonscrivant notre champ d’insertion à celui de la psychologie « clinique ». Nous proposons cependant de considérer notre population d’étude comme un paradigme à partir duquel extraire des invariants traversant l’ensemble des stages. 

Nous prenons également en compte, à l’intérieur même de cette sous-spécialité de notre discipline, la diversité importante dans la formation à la psychologie (obligation ou non de stage en Licence; durée de stage variant du simple au double en Master; interdiction ou non de se former dans le champ libéral; formations beaucoup plus centrées dans leurs évaluations sur la technique que sur les cadres institutionnels), et la part prise par l’orientation du service et du praticien référent auprès duquel l’étudiant effectue son stage, qui amène l’expérience de chacun à n’avoir parfois « qu’une infime relation avec ce que vivent les autres dans leurs stages respectifs » (Lefèvre, 2009). Une filière de formation, quelle qu’elle soit, ne peut pas homogénéiser les stages qu’elle propose à ses étudiants (Giret et Issehnane, 2012); comme le soulignaient à juste titre Halley et Chiarelli (2014), elles-mêmes cliniciennes, « selon le lieu d’exercice, le futur clinicien ne recevra pas la même formation pratique tant du point de vue du contenu, de la population, des situations rencontrées que de l’orientation du service ». Cette diversité confinant à l’hétérogénéité est certes cadrée par la réglementation que nous avons déclinée dans ce texte, mais nous avons tenté de montrer combien cette même réglementation comportait des zones d’ombre qu’elle laissait à l’appréciation des universités, des établissements d’accueil et des stagiaires eux-mêmes.

CONCLUSION

Nous avons tenté, dans cet article, d’ébaucher une autre conceptualisation de la question du stage à l’Université, à travers le prisme de la position étudiante. Si la formation doit être pensée en termes professionnels, il est également important, pour l’ensemble des enseignants-chercheurs et des praticiens de notre champ, de nous pencher sur les effets subjectifs des dynamiques de régulation et de dérégulation institutionnelles. La négociation que réalise chaque étudiant entre ces deux pôles déterminant ses possibilités de stage, indique bien la part active de chacun dans la constitution de sa « politique du stage », position surdéterminée par celles de l’État, de l’Université, de l’Institution et du Maître de stage, et qui déterminera aussi pour partie la qualité de son insertion en tant que professionnel diplômé. Le psychologue, pour reprendre les mots de Philippe Robert, est inscrit dans la cité; plus encore, il y joue “un rôle actif” (Robert, 2010, p. 42).

Les situations que nous avons décrites demandent donc à être explorées plus avant afin de comprendre si elles contribuent – et si oui dans quelle mesure – à la fois aux difficultés psychiques des étudiants en psychologie, mais aussi aux difficultés rencontrées par les psychologues en institution du fait d’une conscience relativement faible des réglementations encadrant notre profession et des jeux de régulation et dérégulation institutionnelle auxquels ils peuvent prendre part. On pourrait objecter que, dans le contexte actuel, demander aux étudiants de prendre conscience du système dans lequel ils sont pris et de s’y positionner de façon équilibrée revient, comme le disait Hannah Arendt à propos de la situation de Little Rock, Alabama, « à charger des enfants […] de résoudre un problème que les adultes durant des générations ont avoué n’être pas capables d’affronter eux-mêmes » (Arendt, 1989, pp. 239–240). Peut-être est-ce au contraire une forme d’ambition et d’espoir porté vers les acteurs de demain, mais aussi vers le rapprochement, toujours à travailler, entre l’Université et les structures d’accueil, d’accompagnement et de soin.