Corps de l’article

L’idéal de la science repose sur sa neutralité axiologique. D’ordinaire, il ne vient pas à l’idée qu’une science puisse être de droite ou de gauche. Pourtant, on sait que la répartition des options idéologiques des chercheurs ne se fait pas au hasard au sein des différentes disciplines universitaires. Il existe des clivages assez solides et persistants qui distinguent des champs plus conservateurs ou progressistes que d’autres (Lipset et Ladd, 1971). Les valeurs et les attitudes intellectuelles des chercheurs sont donc à la fois hétérogènes lorsqu’elles sont prises en bloc, et relativement homogènes (Block et Walker, 1988) lorsqu’elles sont considérées en fonction de leur domaine d’études. Or, cette question des allégeances politiques des scientifiques a fait l’objet de peu d’études sociologiques après les recensements pionniers des années 1950-1970, laissant le champ libre à la parution, à partir des années 1990, d’essais polémiques peu rigoureux qui visaient avant tout à dénoncer la mainmise aux États-Unis des penseurs dits « libéraux » sur les campus américains (Ames, Barker, Bonneau et Carman, 2005 ; D’Souza, 1991 ; Horowitz, 2007 ; Kimball, 1998). Il s’ensuit que nous n’en savons en définitive guère plus qu’il y a 40 ans sur le sujet (Gross et Simmons, 2007).

Dans cet article, nous entendons éclairer cette question complexe en effectuant une analyse de la participation à la grève étudiante québécoise de 2012 par département et faculté de premier cycle[1]. En procédant de cette manière, nous offrons une contribution originale à plus d’un titre. En premier lieu, à la différence des autres études qui procèdent par sondages, notre recherche utilise comme variable le geste de déclencher (ou de ne pas déclencher) la grève, ce qui constitue une mesure beaucoup plus claire d’engagement que l’expression d’une opinion par lettre ou au téléphone[2]. Des auteurs ont montré, par exemple, que l’opposition verbale à la discrimination raciale et la participation au Freedom Summer représentent deux choses foncièrement distinctes, l’une n’étant pas la simple figure plus modérée de l’autre (McAdam, 1986). En deuxième lieu, cet article s’attarde aux comportements des étudiants plutôt qu’à celui des professeurs. Ce faisant, il est mieux à même de capter la sous-culture politique spécifique dans laquelle baignent les membres d’un même département, les enseignants différant les uns des autres par leur âge, leur formation, leur statut, leur carrière et leurs spécialisations de recherche. En troisième lieu, il peut offrir une plus large couverture dans la mesure où nous n’avons pas besoin de sonder un nombre colossal de personnes pour connaître les sentiments pro-grévistes de chaque département ou faculté, le référendum pour ou contre le débrayage[3] servant ici d’indicateur. Enfin, notre contribution offre une spécificité qui tient à son aire géographique : le Québec a été jusqu’ici l’objet de peu d’analyses sur le modèle de celles qui existent pour certains États nord-américains.

Nous devons néanmoins reconnaître d’emblée les limitations et les biais possibles d’une telle analyse. Nous savons que l’appui à la grève étudiante de 2012 a été dans certains cas extrêmement serré. Par exemple, 52 % des membres de l’Association générale des étudiants en sciences de l’Université de Sherbrooke ont voté contre le débrayage, tandis que 50,3 % des étudiants du campus de Rimouski de l’Université du Québec ont accepté une grève générale illimitée. Notre tableau final risque par voie de conséquence de radicaliser des groupes dont les membres étaient beaucoup plus déchirés que ce que laisse transparaître le résultat final du vote. Quoique nous reconnaissions cet effet de méthode, nous croyons que, loin de compromettre nos données, il sert notre propos en rendant encore plus manifestes les polarisations disciplinaires. Plus problématique nous semble être la faible participation aux votes de grève. Quand un quorum de seulement 300 personnes décide en assemblée du sort d’un établissement qui en compte 6 000, on peine à reconnaître dans ce choix une véritable légitimité. Des commentateurs ont ainsi dénigré les réunions clairsemées où l’on votait à main levée en prétendant que les « carrés rouges », étant beaucoup plus mobilisés, bénéficiaient par là d’un avantage indu. Mais, d’une part, comme nous cherchons justement dans cet article à connaître la force des convictions des étudiants par des gestes et non seulement par des paroles, cette critique ne nous touche guère. L’effort déployé par les militants pro-grèves pour se rendre et participer aux votes est une mesure de la vivacité de leur engagement autant que l’absence des « carrés verts ». D’autre part, il n’est pas dit que le petit nombre d’individus présents lors des votes in situ n’ait pas été représentatif de l’ensemble. Par exemple, au Cégep André-Laurendeau, une administration soucieuse de hâter le retour en classe a choisi de procéder à un sondage maison et a envoyé à la mi-avril un questionnaire électronique à ses 2 912 étudiants : le résultat de cette consultation générale s’est révélé identique à celui de l’assemblée du 19 avril, qui n’avait pourtant attiré que 696 étudiants (soit 52 % pour la poursuite de la grève, une fois les abstentions éliminées) (Guillemette, 2012).

Ces précisions apportées, nous croyons que notre échantillon est assez robuste pour servir d’indicateur des penchants politiques des disciplines universitaires. Notre analyse procède en trois temps. Dans un premier temps, nous définissons les départements ou les facultés comme sous-cultures politiques en les distinguant selon leur participation au mouvement de grève. Une fois pondérés par le nombre d’inscriptions, des clivages importants apparaissent selon les secteurs au moment de décider ou non d’appuyer le débrayage du printemps 2012[4]. Dans un deuxième temps, nous cherchons à évaluer les changements dans la puissance et la forme du militantisme qui ont pu affecter dans les dernières décennies les domaines des humanités, des sciences sociales et des sciences pures et appliquées. Les sous-cultures politiques associées aux champs disciplinaires ont-elles varié dans le temps ? Et, dans l’affirmative, ont-elles varié de façon synchrone et toutes dans le même sens ? Finalement, dans la troisième partie, nous tentons de comprendre pourquoi certaines disciplines sont plus militantes et progressistes que d’autres. Qu’est-ce qui a fait que les étudiants en sociologie ait été si combatifs et les étudiants en chimie si passifs durant le Printemps érable ? Peut-on en arriver à cerner une culture épistémique de la science (Cetina, 1999 ; Warren et Massicotte, 2006) ?

La grève selon les disciplines

Contrairement au schéma classique qui associe mécaniquement classes sociales et choix politiques, l’appartenance à des couches socioéconomiques privilégiées ne rend pas les professeurs d’université plus conservateurs. Au contraire, étude après étude, des auteurs ont montré que, ayant à se placer sur le spectre politique, les professeurs d’université se situent en règle générale plus à gauche que le reste de la population appartenant à leur stratification sociale (Gross et Fosse, 2012 ; Schuster et Kinkelstein, 2006). Le milieu d’origine n’a aussi qu’un faible impact sur leurs choix partisans (Nakhaie et Brym, 1999). Pour saisir les orientations intellectuelles des enseignants, il est préférable de considérer avant tout leurs domaines d’enseignement et de recherche (Ladd et Lipset, 1972), les disciplines étant un des plus importants facteurs de division politique à l’intérieur de l’enceinte universitaire. À ce sujet, Ladd et Lipset ont conclu il y a longtemps déjà que l’âge et la discipline représentaient « by far the most powerful discriminating among opinions on campus activism within the American professoriate[5] » (Ladd et Lipset, 1971, p. 120), et les recherches récentes n’ont fait que confirmer cette assertion (Gross et Fosse, 2012).

Pour qui cherche à offrir une interprétation globale des événements de 2012, on ne saurait donc escamoter une analyse de l’attachement disciplinaire des grévistes, en faisant comme s’il était possible de les ramener à un dénominateur commun, que ce soit la « jeunesse » ou la « génération Y », ou les professeurs d’université du Québec pris en bloc. Par un effet performatif du discours syndical et corporatiste – ses leaders ayant besoin, pour accroître leur légitimité et leur influence, de donner l’impression de parler au nom d’un groupe large et homogène –, des commentateurs ont pris l’habitude de parler des grévistes comme d’un ensemble unanime. Bien sûr, il n’en est rien. Au plus fort de la grève, tous les étudiants n’étaient pas dans la rue, et tous les professeurs du Québec ne frappaient pas des casseroles ; en la matière, ceux des humanités et des sciences sociales surclassaient infiniment ceux des sciences pures et appliquées[6]. En fait, lors du Printemps érable de 2012, on aurait presque pu appliquer aux champs disciplinaires la couleur des carrés portés par les manifestants : le carré rouge (contre la hausse, pour la grève) pour les humanités et les sciences sociales, et le carré vert (pour la hausse, contre la grève) ou le carré bleu (contre la hausse, contre la grève) pour les sciences pures et appliquées.

Toute grossière que soit cette approximation, elle va dans le sens de ce que l’on sait déjà pour les États-Unis (Brint, 1985). Dans ce pays, les sciences sociales et les humanités sont de loin plus susceptibles d’accueillir des professeurs qui se considèrent comme des militants (respectivement 20,6 % et 26,2 %, alors que le pourcentage descend à moins de 5 % en commerce, en biologie et en génie) (Gross et Simmons, 2007, p. 41). Le Québec suit ainsi les mêmes tendances. Et, ici comme ailleurs, les champs d’enseignement des professeurs d’université déterminent jusqu’à un certain point leur engagement citoyen. Cette inégale distribution politique ressort d’une recension des signataires québécois du « Manifeste des professeur/e/s pour la protection de la démocratie et du droit de protestation étudiants ». Ceux-ci se sont opposés à « l’inique Loi 12 (anciennement projet de loi 78), qui criminalise ce qui était encore hier des droits sociaux et des libertés civiles ».

Nous tenons pour inacceptable, s’indignaient-ils, que les professeur/e/s québécois/es soient désormais contraint/e/s d’être un rouage de ce dispositif répressif digne d’un roman d’Orwell. […] Nous refusons un tel détournement de notre travail. Nous défendons et défendrons toujours une éducation qui ne tait aucun débat, une éducation capable de générer des convictions fortes et des pratiques concrètes. Nous refusons de contribuer à la fabrication d’un monde marqué par la guerre de tous contre tous, la logique marchande, la surveillance mutuelle, la délation, l’autocensure, la peur[7].

Il est révélateur de constater que 58,5 % des 616 signataires de cette lettre enseignaient les humanités, 29,3 % les sciences sociales et seulement 12,2 % les sciences pures et appliquées à l’université (graphique 1).

Graphique 1

Professeurs universitaires signataires du « Manifeste des professeur/e/s pour la protection de la démocratie et du droit de protestation étudiants » selon les groupes disciplinaires (N = 616)

Professeurs universitaires signataires du « Manifeste des professeur/e/s pour la protection de la démocratie et du droit de protestation étudiants » selon les groupes disciplinaires (N = 616)

-> Voir la liste des figures

Le « Manifeste des professeurs contre la hausse » reproduit lui aussi un certain paysage disciplinaire[8]. Les signataires du manifeste y dénoncent la marchandisation de l’éducation, la privatisation du financement de l’université, la logique de l’endettement et la transformation des institutions du savoir en simples organisations marchandes. Appuyant une grève générale illimitée, ils ont inscrit la lutte des étudiants « dans le prolongement des nombreuses contestations qui ont émergé au cours des dernières années à l’égard de la subordination du bien public aux intérêts privés avec le concours d’un État scandaleusement complaisant ». Les professeurs qui ont souscrit à ce texte se voulaient solidaires du mouvement étudiant. « Nous disons à cette jeunesse étudiante qui se tient debout qu’elle n’est pas seule. […] nous recevons [son] appel à une mobilisation générale comme une invitation à défendre non seulement le droit à l’éducation supérieure, mais aussi la portée civilisationnelle de l’université. À titre de professeurs, nous répondons : nous sommes tous étudiants ! » Tous étudiants, peut-être, mais dans des disciplines encore une fois précises : les 658 professeurs d’université ayant apposé leur nom en bas du Manifeste venaient à 51,6 % des humanités, à 30,4 % des sciences sociales et à 18,0 % des sciences pures et appliquées (graphique 2). Comme les professeurs à temps plein de ces disciplines représentaient, respectivement, 23,9 %, 26,0 % et 50,1 % (CREPUQ, 2011) du corps professoral universitaire québécois, on ne peut qu’être frappé par la sur- et la sous-représentation des familles disciplinaires[9].

Graphique 2

Signataires du « Manifeste des professeurs contre la hausse » selon les groupes disciplinaires (N = 658)

Signataires du « Manifeste des professeurs contre la hausse » selon les groupes disciplinaires (N = 658)

-> Voir la liste des figures

Ces pourcentages se rapprochent de ce que l’on observe à propos de la mobilisation étudiante mesurée par les associations en grève[10]. Les chiffres du conflit étudiant nous apprennent que, de mars à mai, entre 59 % et 67 % des étudiants d’université de premier cycle en grève étaient inscrits en humanités, entre 18 % et 26 % en sciences sociales et entre 12 % et 15 % en sciences de la santé, pures et appliquées (tableau 1). Cela veut dire que les étudiants dans les domaines des arts, des lettres et des sciences humaines étaient nettement surreprésentés, alors que ceux des sciences pures et appliquées étaient sous-représentés, en comparaison de leur proportion effective dans la population universitaire globale de premier cycle (respectivement 37,7 % et 32,6 %). Ils représentaient plus de la moitié de l’ensemble des grévistes, alors qu’ils formaient un peu plus du tiers des étudiants universitaires du Québec. Quant aux étudiants en sciences de la santé et en sciences pures et appliquées, qui englobaient le tiers des inscriptions universitaires, ils n’ont fourni qu’un septième des grévistes – un pourcentage probablement gonflé, notons-le, par les associations générales qui, notamment à l’UQO et l’UQAR, comprennent beaucoup d’étudiants en sciences pures et appliquées. Enfin, les étudiants en sciences sociales en grève formaient un groupe un peu en deçà de leur poids réel : les quelque 29,8 % d’inscrits universitaires au premier cycle s’étaient transformés en 25,9 % de grévistes en mai.

Tableau 1

Nombre et pourcentage d’étudiants en grève selon les groupes disciplinaires

Nombre et pourcentage d’étudiants en grève selon les groupes disciplinaires

-> Voir la liste des tableaux

L’empressement à se donner des mandats de grève a été lui aussi plus grand dans certaines disciplines. Le 13 février 2012, les étudiants en sociologie et en service social de l’Université Laval et ceux en arts de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) ont été les premiers à débrayer. Quinze jours plus tard, la Women’s Studies Student Association et la Geography Undergraduate Student Society de Concordia furent les premières associations anglophones à emboîter le pas. À l’inverse, certaines associations ont davantage suivi le mouvement qu’elles ne l’ont provoqué. Pour secouer leurs troupes, les leaders ont invoqué l’importance de rejoindre une vague de protestation qui s’enflait sans eux. Par exemple, le communiqué de l’Association des étudiantes et étudiants en médecine de l’Université de Montréal (AEEMUM) a affirmé la nécessité d’appuyer la contestation « considérant que 30 000 personnes étaient dans les rues de Montréal et que 200 000 étudiants et étudiantes étaient en grève le 10 novembre 2011, et que plus de 60 000 étudiants québécois sont actuellement en grève pour signifier leur opposition à la hausse des frais de scolarité[11] ». La journée du 22 mars est devenue, dans ce contexte, hautement symbolique. C’est ce qui permet de comprendre qu’à cette occasion, les facultés de médecine de l’Université Laval et de l’Université de Sherbrooke aient voté une journée de débrayage, tout comme l’École des hautes études commerciales, l’École de technologie supérieure, l’École nationale d’administration publique et l’École Polytechnique, autant d’établissements qui ne sont pas reconnus pour leur militantisme.

Le tableau 1 est parlant : les humanités ont été, pendant le Printemps érable, la locomotive de la grève. Dès le 9 mars, elles ont à peu près fait le plein de leurs troupes, le nombre de grévistes issus de ces disciplines augmentant de seulement 15,4 % par la suite. Réticentes dans les premiers moments du conflit, les sciences sociales ont gonflé peu à peu leurs effectifs, allant jusqu’à presque doubler leur masse critique entre le 9 mars et le 12 mai. Quant aux sciences pures et appliquées, elles ont augmenté le nombre de leurs militants au 16 avril, mais n’ont pas réussi à maintenir leurs gains (entre autres devant les mesures coercitives imposées par les autorités universitaires) et ont perdu rapidement leurs appuis.

Ces statistiques confirment l’impression générale que les foyers de contestation étaient plus ou moins vifs selon qu’ils se rapprochaient ou s’éloignaient des humanités. La véhémence des positions des principaux acteurs de la grève étudiante peut ainsi être rapportée mutatis mutandis à leur domaine d’études. Léo Bureau-Blouin se destinait à une carrière en droit à l’Université de Montréal, Martine Desjardins était inscrite au doctorat en éducation à l’UQAM et Gabriel Nadeau-Dubois, le plus fougueux des trois leaders, logeait quant à lui dans l’épicentre de la révolte, n’ayant entrepris rien de moins qu’un baccalauréat interdisciplinaire dans le programme « Histoire, culture et société » de l’UQAM. On peut en dire autant des syndicats étudiants. En août 2012, la Coalition large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE) comptait 67 associations regroupant 102 284 étudiants[12]. Ceux-ci n’étaient cependant pas représentatifs de tout le milieu scolaire. Si l’on regarde seulement les disciplines universitaires, on s’aperçoit que la CLASSE recrutait ses membres en affaires publiques, en géographie, en sociologie, en histoire, en science politique, en droit, en littérature comparée, en langues, en bibliothéconomie, en sciences de l’information, en service social, en philosophie, en musique, en études est-asiatiques, en anthropologie, en études internationales, en théâtre, en arts plastiques, en création et en études littéraires, en lettres et en sciences humaines, en communications et en études urbaines, mais (hormis les associations des étudiants en urbanisme de l’UQAM, le département d’informatique et de recherche opérationnelle de l’Université de Montréal, l’Association des physiciens de l’Université Laval et l’Association facultaire étudiante du secteur des sciences de l’UQAM) aucun membre dans les associations en sciences pures ou appliquées[13].

Autre exemple : celui des universités anglophones (tableau 2). Une myriade de facteurs explique pourquoi l’Université McGill a connu un printemps si tranquille (élitisme, importante présence d’étudiants étrangers, lien ténu avec le grand récit de la Révolution tranquille, etc.), mais, parmi ceux-ci, la morphologie disciplinaire spécifique de cet établissement ne peut être oubliée. La prépondérance des disciplines pures et appliquées au premier cycle y est beaucoup plus grande (45,8 %) que dans le reste du circuit universitaire provincial (30,6 %), grâce entre autres au génie, à l’agriculture ainsi qu’aux sciences biologiques et de la santé, des secteurs traditionnellement très conservateurs. On ne peut donc s’étonner que les protestations étudiantes aient été beaucoup plus bruyantes à l’UQAM qu’à l’Université de Montréal, et à Concordia qu’à McGill, c’est-à-dire dans les établissements où les secteurs des sciences de la santé, pures et appliquées sont plus faibles[14].

Tableau 2

Nombre d’étudiants du premier cycle en grève dans les universités québécoises

Nombre d’étudiants du premier cycle en grève dans les universités québécoises

École de technologie supérieure (ÉTS) ; Université du Québec (UQ) ; Université de Montréal (UdM) ; Université du Québec à Montréal (UQAM).

-> Voir la liste des tableaux

Si on compare plus finement Concordia à McGill, les deux établissements anglophones de Montréal, on s’aperçoit que la première n’a même pas de faculté de droit (historiquement parmi les plus à droite) et compte, proportionnellement à son corps professoral total, près de deux fois plus de sociologues (historiquement parmi les plus à gauche). Bien que la langue joue un rôle dans la propension des étudiants à suivre la vague gréviste, Concordia a tout de même connu un taux de participation de 20,2 % au 12 mai, suivant de peu l’Université de Montréal et devançant l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) et l’Université Laval. On ne peut donc prétendre, comme certains l’ont cru et répété, que la grève étudiante de 2012 était une affaire purement franco-québécoise. Cela s’avère d’autant plus exact si l’on procède à une analyse par secteur : certes, à McGill, seulement 7,1 % de l’ensemble des étudiants était en grève au 12 mai ; n’empêche, près du tiers (29,5 %) de ses étudiants en humanités avaient choisi de débrayer, en dépit de leur fréquentation d’un milieu universitaire anglophone.

Le découpage des grévistes en trois groupes disciplinaires distincts nous en apprend beaucoup sur les forces en présence pendant le Printemps érable ; cependant, il est clair qu’à l’intérieur de chacun de ces trois grands secteurs d’études, les fluctuations peuvent être autant prononcées qu’entre les secteurs eux-mêmes. Ainsi, pourtant rattachée aux sciences sociales, l’administration (qui représente à elle seule 17,3 % des inscriptions universitaires québécoises au baccalauréat) n’a guère bronché durant le Printemps érable, une imperturbabilité qui n’a pas été sans incidence sur la force ultime du mouvement étudiant. Le fait d’appartenir à la famille des sciences sociales n’a pas empêché non plus l’Association des étudiants en relations industrielles de l’Université Laval de prendre officiellement position pour la hausse. Un étudiant déçu des résultats de ce référendum s’exclamait : « Le monde est moins mobilisé [en relations industrielles]. Ce n’est pas une science sociale comme la philosophie ou la sociologie, où c’est vraiment les valeurs sociales qui passent » (Mathieu Langlois, étudiant en relations industrielles, cité par Allard, 2012). Il est inutile de multiplier les exemples. Il y a à l’intérieur de chaque secteur d’études des branches plus militantes et d’autres plus conservatrices, mais la moyenne, elle, est révélatrice : au Québec comme dans le reste de l’Amérique du Nord, les forces universitaires les plus contestataires fréquentent en premier lieu les départements et les facultés des humanités, puis ceux des sciences sociales.

Un accroissement inégal mais réel du militantisme

La grève de 2012 se distingue de celles du passé non seulement par son ampleur en nombre de jours et en nombre d’étudiants impliqués, mais aussi par les disciplines qui se sont engagées dans le mouvement. On a assisté sur le long terme à une évolution du militantisme des disciplines. Ce fait n’a curieusement été remarqué par aucun des auteurs américains ou canadiens ayant travaillé sur l’histoire de la politisation des professeurs d’université par secteur d’enseignement et de recherche. Tous font comme si les foyers de radicalisme sur les campus n’avaient pas bougé depuis 50 ans. Au Québec, une comparaison des événements de 2012 avec ceux de l’époque de la fin du cours classique permet de croire que cette prémisse est fausse. En réalité, les sciences pures et appliquées et les humanités ont subi des transformations éthiques, théoriques et épistémologiques qui les ont poussées progressivement vers la gauche, quoiqu’à des rythmes variables.

Depuis 50 ans, la reconnaissance de l’idéal d’un savoir critique et réflexif a en effet touché les sciences pures et appliquées. À la suite d’événements dramatiques ou inquiétants, certains champs de ce secteur se sont politisés (Frickel, 2004). Par exemple, dans une société québécoise vieillissante, la santé est devenue un enjeu central des débats, facilitant l’entrée sur la scène provinciale de médecins comme porte-parole d’un groupe et comme experts ; en outre, les spécialistes étant de plus en plus conscients des déterminants sociaux de la santé, les chercheurs en médecine se sont rapprochés de leurs collègues en sciences sociales. Les questions environnementales sont abordées dans les cours de génie, les questions éthiques dans ceux de microbiologie, etc. À l’Université Laval, le vote pour une levée de cours des étudiants en génie des eaux, qui font partie de la famille globalement très conservatrice des ingénieurs (Fournier, 1982 ; Ladd et Lipset, 1975), n’est pas étranger à cette multidisciplinarisation. À ceux qui minorisent les 15 % des grévistes qui provenaient des domaines des sciences pures et appliquées au printemps 2012, il faut rappeler que, lors la grève d’octobre 1968, ces domaines n’avaient pas bronché (Warren, 2008). Même s’il s’agit sans doute moins ici d’un glissement vers la gauche que d’une réorientation vers le centre – la gauche ne gagne pas des adeptes, mais le centre grossit au profit de la droite (Gross et Simmons, 2007), un espace s’est dégagé pour que s’exprime un certain militantisme dans les rangs des sciences pures et appliquées.

En comparaison, les humanités ont été bousculées par une véritable révolution « politico-épistémologique » au cours des dernières décennies. Autrefois, ce domaine était fortement lié aux traditions et à l’identité collective. Confinés au rôle de gardiens de l’orthodoxie (religieuse et nationale), les enseignants étaient sélectionnés autant pour leurs « qualités morales » que pour leurs aptitudes à la recherche. Dans les années 1960, aux États-Unis (Lipset et Ladd, 1972) et en Angleterre (Halsey et Trow, 1971), les professeurs en humanités se situaient beaucoup moins à gauche que leurs collègues en sciences sociales. Mais, désormais, les premiers s’affirment autant sinon plus progressistes que les seconds (Gross et Simmons, 2007). À en croire certaines enquêtes américaines, le libéralisme des professeurs d’histoire égalerait aujourd’hui celui de leurs collègues en sociologie (Rothman, Lichter et Nevitte, 2005) et le libéralisme des professeurs en philosophie surpasserait celui de leurs collègues en science politique (Klein et Stern, 2004).

Au Québec, avec la Révolution tranquille, les humanités ont commencé à accueillir un corps professoral plus cosmopolite et diversifié. La généralisation de la permanence à l’université et la fin du pouvoir des clercs sur les institutions d’enseignement supérieur (l’Université de Montréal et l’Université Laval furent dirigées par des religieux, respectivement jusqu’au milieu des années 1960 et jusqu’au début des années 1970) ont donné aux professeurs et aux chercheurs une liberté nouvelle pour soutenir des thèses hérétiques, provocatrices, voire sacrilèges. Soudain, les humanités, qui se référaient sans cesse jusque-là à Thomas d’Aquin, se sont mises à parler de Sartre, de Marx, de Marcuse et de Foucault. Les étudiants censés apprendre les principes de respect de l’autorité ont été de plus en plus initiés à des théories qui valorisaient l’insoumission et la contestation[15]. C’est ainsi que le très sage département de philosophie de l’Université Laval, où professait Charles De Koninck, est devenu un demi-siècle plus tard un nid de protestataires. « On est une des assos les plus crinquées », constatait une étudiante de philosophie (Sandra Blouin, citée par Duplessis, 2012). Exemple parlant, le 23 février, lors d’une assemblée générale extraordinaire, l’Association des étudiant(e)s en théologie et en sciences religieuses de l’Université de Montréal est allée jusqu’à voter une grève générale illimitée.

Les sciences sociales étaient les disciplines les plus à gauche dans les années 1960. Elles se situent encore très à gauche aujourd’hui (Gross et Simmons, 2007 ; Klein et Stern, 2005). Néanmoins, depuis au moins les années 1980, cette tendance politique a considérablement fléchi, se voyant ralentie et mitigée par une professionnalisation et une standardisation des programmes et des formations. De 1989 à 1997, aux États-Unis, la proportion de professeurs qui insistaient sur l’importance de préparer leurs élèves à une carrière a crû de manière significative au sein du champ des sciences sociales (Zipp et Fenwick, 2006), et le Québec semble ne pas faire exception. Des chercheurs n’ont-ils pas publié des études soulignant à gros traits la transformation générale des universités québécoises en entreprises néolibérales, branchées sur les impératifs du travail (Denis, 2000 ; Hébert, 2001 ; Martin et Ouellet, 2011) ? Ces auteurs ont noté à quel point les professeurs d’université sont maintenant soumis à des exigences de recherche et d’obtention de subventions au détriment de leurs fonctions intellectuelles. La tendance à la radicalisation politique a ainsi été tempérée par des vecteurs d’institutionnalisation propres à un domaine d’activité qui se normalise (au sens kuhnien) et qui se professionnalise (pour le cas extrême de l’économie, voir Fournier, 2007). Les masses d’étudiants venus des sciences sociales défilant dans les rues lors du Printemps érable ne devraient pas, par conséquent, masquer les pressions qui s’exercent en direction d’une « domestication » de leur formation universitaire (un fait déjà remarqué par Brooks et Gagnon, 1988). Le fait est que ces groupes ne dépassaient pas, toute proportion gardée, leur poids au sein du corps étudiant universitaire québécois.

L’accroissement inégal du militantisme selon les disciplines doit être interprété en relation avec un changement dans la proportion des groupes disciplinaires au sein des institutions universitaires. De nombreuses recherches ont fait état d’une libéralisation du monde universitaire depuis vingt ans aux États-Unis. « Research shows that in recent decades the American professoriate has become an even greater liberal and democratic stronghold[16] » (Gross et Fosse, 2012, p. 131 ; voir aussi Rothman, Lichter et Nevitte, 2005). Si le liberal campus est devenu une réalité chez nos voisins du Sud, il faut convenir que la composition disciplinaire des universités y est pour quelque chose. Les institutions d’enseignement supérieur ont connu en Occident une croissance phénoménale depuis la Seconde Guerre mondiale, passant d’institutions réservées à une élite à des institutions ouvertes aux masses (Schofer et Meyer, 2005). Or, cette croissance est due en très vaste partie à la montée en force des sciences sociales au sein des universités (Warren et Gingras, 2007). À peu près absents du cursus universitaire après la Seconde Guerre, l’anthropologie, le service social, l’éducation, la criminologie et la communication ont attiré des masses de plus en plus imposantes de jeunes. Utilisant comme source le Commonwealth University Yearbook, Frank et Gabler (2006) ont suivi l’évolution du corps professoral par discipline et montré que les humanités représentaient 33,2 % des professeurs entre 1915 et 1935 contre seulement 19,5 % entre 1975 et 1995. Les sciences naturelles ont elles aussi subi un déclin, quoique moins abrupt, passant de 57,5 % à 50,6 %. Quant aux sciences sociales, elles ont été les seules disciplines à connaître une croissance exponentielle durant ces vingt ans, effectuant un gigantesque saut de 9,3 % à 29,9 % du professorat total. Au Québec, en 2009, la proportion des professeurs à temps plein était de 23,9 % en humanités, 50,1 % en sciences pures et appliquées et 26 % en sciences sociales (CREPUQ, 2011).

La part des humanités a été réduite, certes, mais pas assez pour ne pas être amplement compensée, dans la contestation, par l’essor phénoménal des sciences sociales. Qui plus est, comme le ratio étudiants-professeurs est plus élevé en sciences sociales et en humanités, les universités québécoises sont peuplées en bonne majorité d’étudiants en géographie, en histoire de l’art, en musique, en droit, en communication et tutti quanti. Aujourd’hui, les deux tiers (67,4 %) des étudiants québécois suivent des cours dans des disciplines potentiellement « chaudes », ce qui est beaucoup plus qu’il y a 50 ans. Ce déplacement du poids relatif des disciplines a contribué, en se combinant avec d’autres causes, à insuffler un vent global de rébellion et de contestation sur les universités québécoises.

Néanmoins, les chantres des « lendemains qui chantent » ne devraient pas se réjouir trop vite des transformations structurelles des universités québécoises. Advenant que notre analyse soit valable et qu’il soit avéré que les définitions de l’objectivité et de l’engagement sont « built into the epistemic cultures of […] disciplinary fields[17] » (Gross, 2011, p. 118), il ressort que la grève historique de 2012 pourrait au contraire correspondre au chant du cygne des forces étudiantes protestataires, puisque les tendances à la professionnalisation des disciplines universitaires, couplées au plafonnement de la croissance des cohortes en sciences sociales et à la baisse des inscriptions en humanités dans les institutions d’enseignement supérieur, risquent de refroidir les ardeurs militantes et gauchistes des étudiants dans les années à venir. Loin d’annoncer un avenir révolutionnaire, le Printemps érable aura peut-être été le baroud d’honneur d’une université québécoise qui, à travers certains départements et facultés, proteste sans être véritablement en mesure de résister aux engrenages néolibéraux qui sapent pour de bon ses ambitions réflexives et critiques. À travers le ramdam étudiant de 2012, l’hypothèse d’un désengagement à venir de la militance ne doit donc pas être écartée.

Pourquoi en est-il ainsi ?

Le département où un étudiant s’inscrit est, combiné à d’autres éléments, un bon indicateur de la politisation et du militantisme potentiels de ce dernier. Nous avons vu que ceux qui choisissent les humanités sont les plus rebelles, suivis par ceux inscrits en sciences sociales, puis ceux en sciences pures et appliquées. À l’intérieur de ces vastes créneaux, des disciplines demeurent moins militantes que d’autres, comme la théologie et le droit (au sein des humanités), la démographie et l’économie (au sein des sciences sociales), ainsi que la chimie, le génie civil, la finance et l’agriculture (au sein des sciences pures et appliquées) (Fay et Weintraub, 1973 ; Francès, 1980). On peut se demander pourquoi et comment le domaine disciplinaire dans lequel se retrouvent les étudiants mobilisés peut être corrélé à leurs choix politiques. Qu’est-ce qui fait qu’un étudiant en anthropologie ait été plus prompt à descendre dans la rue au printemps 2012 qu’un en marketing ? Qu’est-ce qui permet de comprendre pourquoi, à l’Université Laval, l’Association générale des étudiants en pharmacie n’a pas appuyé le débrayage alors que l’Association des étudiants de physique amorçait, le 12 avril, sa sixième semaine de grève[18] ?

Une première piste de réponse suggère que ceux qui aboutissent en droit, en marketing, en littérature ou en denturologie suivent des filières qui s’accordent avec une vision du monde qui s’est en partie cristallisée avant leur entrée à l’université. Il existe un processus de sélection qui oriente les élèves ayant déjà une certaine prédisposition idéologique à choisir le champ scientifique qui reflète leurs attitudes sociopolitiques. Les jeunes qui s’offusquent des niveaux d’inégalité et qui appuient les efforts de redistribution de la richesse préfèrent entrer en plus grand nombre dans les départements les plus engagés des humanités et des sciences sociales, alors que ceux qui penchent vers la droite se dirigent vers le droit ou l’économie (Elchardus et Spruyt, 2009 ; Feldman et Newcomb, 1969 ; Gross et Cheng, 2011 ; Mariani et Hewitt, 2008). Au terme d’une étude entreprise en Norvège, un auteur a écrit :

It seems that people with specific political values – often associated with conservative politics – are attracted to courses concentrating on disciplines like economics and management, and for which future career opportunities mostly lie within the private sector. On the other hand, people with mostly radical political values apply for courses with a stronger focus on interpersonal relations, helping, and caring, and offering career opportunities almost exclusively within the public sector[19].

Jacobsen, 2001, p. 365

Les étiquettes politiques accolées aux universités aiguillent de la même manière les étudiants plus conservateurs vers des institutions moins tapageuses (Université de Montréal et non UQAM, McGill et non Concordia).

Cela ne veut pas dire que le champ d’études n’a aucun effet sur les étudiants.En plus de l’autosélection en amont des études supérieures, des auteurs ont décelé un processus de socialisation en aval. Se basant sur un échantillon de répondants du Québec et de l’Ontario, Guimond, Palmer et Bégin (1989) ont établi que les étudiants en sociologie des années 1980 divergeaient peu des autres étudiants universitaires en matière d’attitudes politiques au début de leur cursus universitaire, mais, au fur et à mesure qu’ils avançaient dans leurs études supérieures, ils avaient tendance à glisser vers la gauche (Guimond et Palmer, 1990, 1994 et 1996a). Les étudiants acquéraient sur les bancs d’école une compréhension du monde qui reflétait les valeurs et les attentes de leur spécialisation : par rapport aux cohortes en administration, celles en sociologie (peut-être la plus philosophique et littéraire des sciences sociales) devenaient peu à peu défavorables aux institutions autoritaires, conservatrices et anti-syndicalistes. Les cours suivis au premier cycle avaient un effet sur leurs opinions politiques et sociales. Une telle constatation vaut sans doute encore davantage pour les étudiants en humanités du nouveau millénaire, bien que les études soient rares à ce sujet.

Les deux processus – de sélection et de socialisation (Hastie, 2007a) – contribuent à faire des disciplines universitaires des sous-cultures politiques plus ou moins circonscrites. Ils accentuent dans un même sens (Hastie, 2007b) les opinions et les attitudes des jeunes (Ehman, 1980 ; Elchardus et Spruyt, 2009), contribuant à homogénéiser la culture politique du groupe. Cette convergence semble être plus substantielle en ce qui concerne les humanités et certains champs des sciences sociales qu’en ce qui concerne les sciences pures et appliquées. Tout comme les professeurs de science politique, d’histoire, de sociologie et de philosophie ont davantage tendance que leurs collègues de mathématiques, de botanique, de géologie et de génie à choisir leurs affiliations politiques sur la base des vérités dégagées au cours de leur travail professionnel (Turner et Spaulding, 1969), les étudiants en humanités et en sciences sociales déclarent en général plus spontanément que les lectures faites dans leur domaine ont eu une influence déterminante sur leur vie (Wilsonet al., 1975). Ce n’est d’ailleurs pas simplement qu’une théorie sur le pouvoir, une histoire du syndicalisme ou du patronat, un livre sur la stratification sociale ou un séminaire sur Marx orientent davantage de manière explicite les idées politiques qu’une formule algébrique ou le brevet d’une tondeuse, mais c’est aussi qu’aujourd’hui les sciences pures et appliquées sont entrées dans la phase kuhnienne de la « science normale » et ne bousculent plus comme avant les opinions du large public[20].

Aujourd’hui, les humanités prises globalement, tout comme certaines filières des sciences sociales (la sociologie, notamment), développent à un plus haut degré la « faculté du soupçon » que les savoirs techniques. D’une part, elles ont davantage tendance à scruter la société d’un point de vue abstrait, idéal-typique, sinon idéaliste et utopique. « As intellectuals, écrivait C. Wright Mills, we should conduct a continuing, uncompromising criticism of this established culture from the standpoint of – what so-called practical men of affairs call – utopian ideals. […] If we, as intellectuals, do not define and redefine reality, who will ?[21] » (Mills, 1970, p. 231-233). D’autre part, elles présupposent que les actions sont déterminées par des forces inconscientes, souterraines, et que la tâche des chercheurs est de dégager les formes cachées d’aliénation individuelle et collective. Ce faisant, elles suscitent le débat et dérangent les idées reçues au sein de la communauté savante, et plus largement de la société. On voit à l’université les artistes se livrer à des explorations qui visent à renouveler sans cesse les limites de l’art, les littéraires plonger dans les essais sulfureux de Georges Bataille ou d’Antonin Artaud, les philosophes s’attaquer à la pensée déconstructiviste de Jacques Derrida, une bonne part des exigences universitaires dans ces champs d’études consistant à développer des habiletés de subversion et de corrosion intellectuelles. Nourrie par des courants comme le déconstructivisme, le poststructuralisme, le postmodernisme, le féminisme radical et les théories postcoloniales, la dénonciation des idéologies dominantes finit par être un des enjeux de la formation[22]. Le changement plutôt que la continuité, l’innovation plutôt que la tradition, l’insoumission plutôt que l’obéissance à l’autorité représentent les normes d’excellence de toute science ; toutefois, en sciences sociales et surtout en humanités, cette quête de renouvellement incessant s’attaque d’ordinaire aux institutions établies et non pas à l’hygiène dentaire ou à la résistance du béton, ce qui marque en soi une différence capitale.

En retour, le manque de reconnaissance de la part de la société peut rendre les praticiens d’une discipline plus critiques de l’ordre social établi. Éprouvant un sentiment d’aliénation, voire d’inutilité[23], ils jettent plus spontanément sur le monde un regard réprobateur. Déjà en 1958, les professeurs américains en sciences sociales affluaient vers le Parti démocrate, car ils se considéraient comme une minorité professionnelle assiégée dans un monde autrement uniformément entrepreneurial et capitaliste (Lazardfield et Thielens, 1958). Reprenant une question de Lazardfield posée dans les années 1950, Gross et Simmons (2007) ont découvert qu’aux États-Unis, le tiers des praticiens des sciences sociales pensaient que leur liberté universitaire avait été menacée d’une façon ou d’une autre dans les dernières années ; ces deux chercheurs comparaient ce résultat avec celui de Lazardfield qui, au beau temps du maccartisme, avait noté que cette proportion s’élevait seulement à un cinquième. « Although the two samples are not strictly comparable – we include a broader spectrum of institutions, and define social scientists in a somewhat different way – we can still reasonably say that social scientists today perceive as much if not more a threat to their academic freedom than during the McCarthy era »[24] (Gross et Simmons, 2007, p. 70). L’impression de travailler au milieu d’une société hostile renforce le radicalisme en humanités et, quoique plus faiblement, en sciences sociales.

Enfin, les disciplines qui servent de filières d’emploi dans le secteur privé sont d’ordinaire moins militantes et de gauche. « The more closely a discipline is linked to the business world, the more conservative – in the context of academe – it is likely to be[25] » (Ladd et Lipset, 1972, p. 1094). Le temps des études est consacré à soumettre des travaux de recherche et à organiser des stages, c’est-à-dire à se préparer concrètement au marché du travail par des activités utilitaires. À l’opposé, certains étudiants en humanités et en sciences sociales évoluent pour ainsi dire en apesanteur du monde social. Bourdieu (1992) a relevé que les élèves des filières peu professionnalisées se retrouvent dans une situation « d’irresponsabilité provisoire ». Ils sont, disait-il, « dans une sorte de no man’s land social ». Comme ils ne suivent pas de cours dans un milieu prometteur, où les débouchés sont immédiats, où la trajectoire vers un emploi est bien tracée, ils semblent se diriger vers un cul-de-sac. Les étudiants en art, en histoire ou en anthropologie sont ainsi perçus comme sans avenir professionnel. Leurs chances de réussite sont évaluées par un peu tout le monde comme fort minces. On répète à la blague qu’on étudie en sociologie ou en philosophie pour devenir « chômeur instruit ». Ce sentiment de ne pas compter pour la société a une influence sur les attitudes des étudiants en humanités et, dans une moindre mesure, en sciences sociales. Leur habillement, leur mode de vie, leurs valeurs marquent une rupture visible et explicite avec un ordre dominant, dont ils ne semblent ne pas faire partie au même titre que les étudiants des secteurs jugés plus rentables. À l’inverse, les élèves qui fréquentent les HEC, l’École Polytechnique ou les facultés de génie sont d’autant plus enclins à revêtir les traits attendus de l’adulte (décrit comme rangé, raisonnable, bien mis, etc.) qu’ils se sentent à proximité des lieux du pouvoir.

Sans méconnaître l’existence d’une foule d’autres facteurs (milieu d’origine, autosélection, etc.), nous pouvons mieux distinguer les mobiles et les circonstances ayant incité les étudiants des sciences pures et appliquées à participer à la grève. Pour des raisons internes (non-intellectualisme) et externes (proximité du marché du travail) propres à leur discipline, il était moins facile pour eux de rejoindre leurs confrères et consoeurs des humanités et des sciences sociales. Cela ne signifie pas que les jeunes inscrits dans des départements ou facultés plus techniques aient refusé en bloc d’écouter les invitations au débrayage au printemps 2012. Par exemple, l’AEEMUM a voté, du 20 mars au 2 avril 2012, une « grève générale illimitée ». Cependant, si cette grève incluait les activités universitaires se tenant dans l’enceinte de l’université, elle excluait les activités cliniques se déroulant en milieu hospitalier ainsi que les examens. La fin de la grève illimitée après moins de deux semaines et la généralité d’une grève qui excluait la formation professionnelle trahissent les tensions, suscitées en partie par le domaine d’études lui-même, qui habitaient l’aeemum pendant le printemps érable.

S’il fallait décrire l’idéal-type de la discipline critique et peu professionnalisée dans la famille des sciences sociales, il faudrait sans doute nommer la sociologie. De fait, que ce soit à Tokyo, à Paris, à Berlin, à Mexico ou à Berkeley, les sociologues se retrouvent régulièrement à l’avant-garde des mouvements de contestation. Se désolidarisant de la société contemporaine (Lipset et Ladd, 1972), ils préfèrent se ranger derrière des partis anticonformistes (Klein et Stern, 2004). Ils se nourrissent des auteurs parmi les plus iconoclastes. Alors que le marxisme a à peu près totalement disparu de l’espace intellectuel et médiatique en Amérique du Nord, on retrouve encore 25,5 % des professeurs de sociologie qui s’identifient au marxisme aux États-Unis (Gross et Simmons, 2007). Or, les sociologues entament leur critique virulente de l’ordre social sans véritablement disposer d’une méthode claire, d’un objet concret, d’une fonction reconnue ou d’une utilité établie. Entre les plus humanistes des praticiens des sciences sociales (certains parlent de leur discipline comme d’un art) et les plus scientifiques des humanistes, les sociologues se tiennent entre deux mondes, incapables d’affirmer avec conviction une identité et une expertise véritables. S’ils correspondent assez bien au portrait tracé par Bourdieu (1992) du « no man’s land social » dans lequel se trouvent plongés certains étudiants, ils ont par ailleurs acquis une connaissance très fine des mécanismes à travers lesquels les institutions imposent leur domination. Ils combinent dans un cocktail explosif un sentiment d’aliénation et une compréhension de l’exploitation dont ils sont eux-mêmes en partie victimes. « Rien n’est plus dangereux pour l’ordre social que ceux qui n’en ressentent pas la « nécessité » et en découvrent, à leur corps défendant, l’arbitraire ». (Pudal, 2008, p. 74). Il n’est donc guère surprenant de retrouver dans les départements de sociologie des étudiants et des professeurs particulièrement favorables à une contestation globale de la société.

Au Québec, en 2012, la sociologie a été résolument engagée dans les tumultes étudiants. Créé en 2010 par des militants désillusionnés par ce qu’ils jugeaient être des compromissions des syndicats établis, le groupe Force étudiante critique regroupait plusieurs étudiants en sociologie, dont certains ont été suspectés par la police d’avoir lancé des engins fumigènes dans le métro de Montréal. On pouvait lire dans une lettre mise en ligne par ce collectif : « Ne cédons rien. C’est seulement par la continuité du mouvement, l’expansion et l’intensification de celui-ci que nous pourrons aspirer à une société plus juste. The show must go on » (cité par Teisceira-Lessard, 2012). Et le combat a en effet continué plus longtemps pour les sociologues que pour les autres. Quand des étudiants ont accepté de prendre part au débrayage de l’automne 2012, en solidarité avec le Mouvement étudiant international contre la marchandisation, la privatisation et l’approche néolibérale du système d’éducation, maints sociologues n’ont pas désarmé. Entre autres groupements, les membres de l’Association des étudiantes et étudiants en sociologie et anthropologie de l’UQAC ont voté à la majorité pour une grève d’une semaine, du 14 au 21 novembre. Combatif, le président de l’Association a déclaré : « La grève du printemps dernier, quoiqu’historique, ne représente qu’une étape vers un système d’éducation émancipateur, libre et gratuit ! La mobilisation doit continuer et cette invitation internationale est une nouvelle occasion pour nous de poursuivre le combat » (Vincent Blanchette, cité dans Courrier du Saguenay, 2012). Pour les sociologues, la lutte continuait envers et contre tous, alors que pour l’ensemble des universitaires l’ardeur à voter la grève s’était passablement refroidie, preuve, s’il en fallait, que les étudiants de sociologie font partie du noyau dur des militants de 2012.

Les facteurs sociopolitiques et culturels ayant favorisé la précipitation d’une grève étudiante aussi longue et massive que celle du printemps 2012 sont donc multiples, et chacun pourra, selon ses perspectives propres, allonger la liste des motifs qui lui semblent les plus convaincants pour expliquer l’irruption de ce mouvement social. Il est évident, entre autres, que les contextes politiques local (les taux de satisfaction abyssaux du gouvernement Charest) et international (Printemps arabe, Occupy Wall Street) ont gonflé la vague d’opposition populaire au gouvernement libéral. Ce texte a eu plus spécifiquement comme objectif de montrer comment, au sein de ces facteurs, le débrayage étudiant a été en partie conditionné, au niveau universitaire, par les disciplines dans lesquelles étudiaient les grévistes.

Depuis toujours, l’aile radicale du mouvement étudiant est minoritaire (Granjon, 1985). Les étudiants peuvent être de gauche, mais ils prennent rarement des positions considérées par le reste de la société comme extrémistes. Les professeurs enseignant dans les départements d’humanités et de sciences sociales ne font pas exception à cette relative modération. Pourtant, il faut bien admettre que c’est au sein de ces milieux que l’on retrouve la plus importante proportion de ceux que l’on peut qualifier de radicaux, plus encore que dans aucune autre catégorie socioprofessionnelle intra ou extra muros (Ladd et Lipset, 1975, p. 122). Prenant comme objet d’études une assemblée organisée en 1981 par le Regroupement des associations étudiantes universitaires, une organisation qui regroupait les associations étudiantes des universités québécoises, Guimond et Palmer (1996b) ont découvert que les trois quarts des étudiants en sciences sociales présents se disaient d’extrême-gauche et d’accord avec l’affirmation selon laquelle un vrai changement ne pouvait advenir qu’après une révolution, une proportion qui baissait à 3 % pour les participants inscrits en commerce. Ces résultats montrent que les penseurs radicaux et révolutionnaires se recrutaient à cette époque très majoritairement parmi les jeunes qui étudiaient les sciences sociales. La grève de 2012 n’a fait que confirmer cette observation selon un autre angle, avec néanmoins cette nuance que les étudiants en sciences sociales ont désormais été rejoints, voire surclassés sur les « barricades », par ceux des humanités.

Pour bon nombre d’étudiants québécois, au-delà de la question comptable des droits de scolarité, la grève de 2012 avait comme objectif de préserver un sens critique menacé par la marchandisation de l’éducation. « La hausse des droits de scolarité, déclarait un étudiant de l’École d’architecture de l’Université Laval, va nous faire descendre dans notre jugement critique, dans notre humanisation » (Francis Poirier, cité par Porter, 2012). Ce refus d’un enseignement supérieur qui ne servirait qu’à fournir des compétences pour exercer un métier est plus fréquent en sciences sociales qu’en sciences pures et appliquées, et en humanités qu’en sciences sociales. Les étudiants de ces groupes disciplinaires perçoivent la volonté de rendre conforme la connaissance universitaire aux présupposés dominants de la productivité, de l’efficacité et de la rentabilité comme une démission du rôle de l’université. L’éducation doit être pour eux un lieu de débats, une arène démocratique, un forum citoyen, et pas uniquement une machine à fabriquer des techniciens. Subséquemment, les étudiants en anthropologie, en criminologie ou en lettres ne voient pas, ou voient moins de solutions de continuité entre la classe et la rue. Qu’ils s’y soient retrouvés en masse durant le Printemps érable n’a, de ce point de vue, rien d’étonnant.

La situation est différente dans les domaines plus pratiques et techniques. En 2012, l’engagement des étudiants en sciences pures et appliquées envers la grève n’a donc pu être à la hauteur de leur importance numérique dans les universités québécoises. On a entendu pendant le Printemps érable des étudiants reprendre sans le savoir les principales objections des professeurs américains qui s’opposaient aux manifestations qui se tenaient sur les campus dans les années 1960. Ladd (1970) a noté que ces professeurs invoquaient 1) leur refus de la violence, 2) leur crainte de voir les activités universitaires perturbées, 3) leur inquiétude face la mauvaise presse que les manifestations pourraient valoir à leur université et 4) leur conviction que, peu importe la gravité de la situation, les moyens utilisés par les manifestants n’étaient ni appropriés ni efficaces. Ces objections ont été entendues en 2012 chez les « carrés verts » et les « carrés bleus ». S’y ajoutait une autre objection, d’autant plus fortement exprimée que l’on se rapprochait des secteurs techniques : la peur de perdre son stage (si la session était indûment prolongée ou annulée) ou des revenus (avec le report de leur entrée sur le marché du travail). « La grève, c’est une perte de temps et d’argent », résumait une étudiante en génie mécanique (citée par Pion, 2012).

La progression dans un cursus universitaire favorise une certaine uniformité des valeurs et des normes, le noyau dur des auteurs et des théories de chaque discipline constituant un cadre interprétatif qui est – la science n’étant jamais totalement neutre – indissolublement éthique et politique. C’est en ce sens que les disciplines constituent des sous-cultures politiques. Cet article a permis de confirmer que les sciences ne produisent pas seulement des connaissances brutes, mais également des normes culturelles et politiques, et que ces normes varient entre autres selon les disciplines. Elles contribuent toujours, de façon positive ou négative, à la fabrication d’une conscience citoyenne. Nous disons bien « contribuer » : la forte proportion des sciences sociales et des humanités dans les universités du Canada anglais ou des États-Unis n’a pas mené les étudiants canadiens-anglais ou américains à entreprendre une défense tous azimuts de l’accessibilité aux études supérieures comme l’ont fait massivement les étudiants québécois en 2012. Pour être propice au genre de mobilisation que le Québec a connu pendant le Printemps érable, le contexte sociopolitique doit réunir à l’évidence une multitude de « conditions gagnantes ». Aussi intéressant soit-il, un seul facteur social ne fait pas le… printemps.