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Autant la naissance de la sociologie universitaire à Québec et ses pionniers comme Georges-Henri Lévesque, Jean-Charles Falardeau et Fernand Dumont sont bien connus (Faucher, 1988), autant leurs collègues, pionnières du service social universitaire, comme Hayda Denault et Simone Paré, n’ont pas été retenues par la mémoire collective. Partageant au départ de nombreux espaces cognitifs et pédagogiques communs, la sociologie et le service social n’ont pas toujours été aussi éloignés que la mémoire disciplinaire sociologique les a présentés depuis les années 1960 (Falardeau, 1964; Fournier, 1982; Warren, 2003). Dans les deux disciplines, l’approche monographique, telle que l’a définie Léon Gérin dans la tradition leplaysienne (Parent, 2007) et Everett-C. Hughes dans la tradition sociologique de l’Université de Chicago, est au départ une méthodologie d’enquête sociale enseignée, encouragée et largement pratiquée, tant par les professeurs que par les étudiants des deux sexes.

Une analyse comparative des usages de la monographie en service social et en sociologie entre les années 1940 et 1960 renouvelle le regard historien et sociologique sur l’émergence des sciences sociales québécoises ainsi que sur la constitution des frontières disciplinaires. En décalant légèrement la lunette d’observation souvent adoptée en sociologie historique des sciences sociales, c’est-à-dire en réfléchissant aux frontières entre la sociologie et le service social, on adopte un nouvel angle mettant particulièrement bien en évidence la dualité théorie-empirie qui structure toute l’histoire des sciences sociales occidentales (Charron, 2013a). L’étude comparative de ces deux disciplines relativement mixtes[1] nous amène également à questionner de manière originale les inégalités de genre dans l’institution universitaire, lesquelles s’articulent plus généralement dans les oppositions symboliques structurant les conceptions doxiques du masculin et du féminin entre théorie et empirie, entre explication et description ou encore entre perspective générale et perspective spécifique (Charron, 2013a; Michard, 2002; Mosconi, 1994). Les modalités sociohistoriques de transformation de ces inégalités à mesure de l’accès des femmes aux universités demeurent encore mal connues, malgré les travaux d’historiennes, de sociologues et de spécialistes des sciences de l’éducation (Collin, 1995; Solar et Ollagnier, 2006). Aucune recherche francophone n’existe encore sur l’accès des femmes aux sciences sociales québécoises depuis le début du 20e siècle, contrairement à la tradition historienne canadienne-anglaise et américaine (Burke, 1996, Deegan, 1988; McDonald, 1994; Shore, 1987), même s’il s’agit aujourd’hui d’un secteur actuellement fortement occupé par les femmes.

Si de nombreux travaux monographiques sont produits tant en sociologie qu’en service social entre les années 1940 et 1960, on sait par ailleurs que les trajectoires professionnelles des hommes et des femmes en sociologie et en service social sont fortement différenciées et que cette différenciation fait intervenir le rapport des chercheures et des chercheurs à la réflexion théorique et à l’enquête empirique (Baillargeon, Bourbeau et Rondeau, 2006; Groulx, 1993). Les hommes sont surreprésentés dans le groupe de personnes qui se spécialisent dans les questions générales et théoriques et qui occupent les postes de pouvoir dans l’institution, tandis que les femmes se concentrent dans la pratique de terrain et la collecte de données empiriques, tout en occupant les postes moins prestigieux dans l’appareil universitaire et gouvernemental (Charron, 2013b). Ces positions sociales s’articulent-elles avec des conceptions et des pratiques scientifiques qui s’autonomisent progressivement l’une de l’autre, notamment en spécialités disciplinaires hiérarchisées? Autour de quels éléments, perspectives, théories de la connaissance s’élaborent ces différences? Est-ce que les usages de la monographie en sociologie et en service social sont les mêmes? Est-ce que les différences disciplinaires sont « genrées »? Comment intervient le caractère professionnel du service social dans l’appropriation disciplinaire de l’approche monographique?

Pour répondre en partie à ces questions, il s’agira d’abord de rappeler les conditions de naissance des deux disciplines à l’Université Laval, puis d’analyser la démarche monographique des étudiants dans leurs travaux de fin d’études (tous cycles d’études) à l’Université Laval entre 1943 et 1960[2]. Enfin, une comparaison de deux travaux d’enquête réalisés au début des années 1960 par le directeur du département de sociologie, Fernand Dumont – en collaboration avec Yves Martin –, et par la directrice de l’École de service social, Simone Paré[3], nous amènera à une conclusion réflexive sur les usages différenciés de la monographie et les frontières disciplinaires entre la sociologie et le service social.

Institution universitaire des deux disciplines et usages de la monographie : 1943-1960

La Faculté des sciences sociales de l’Université Laval naît en 1943 et son fondateur, Georges-Henri Lévesque, est un dominicain promoteur de la coopération et un opposant connu de Duplessis. Bien que la Faculté se divise alors en quatre départements distincts (sociologie et morale sociale, science économique, service social et relations industrielles), le programme d’enseignement prévoit au départ une ou deux années de cours communs pour tous les étudiants et les étudiantes, suivies d’une année de spécialisation disciplinaire. Peu de professeurs spécialisés en sciences sociales sont alors disponibles pour l’un ou l’autre des départements. Georges-Henri Lévesque prend d’abord la direction du département de sociologie et de morale sociale, où il promeut une vision de la sociologie fortement articulée aux exigences réformistes de l’action sociale. En service social, Gonzalve Poulin, un franciscain formé en sociologie et très impliqué dans le mouvement familialiste et dans la mise sur pied de nouveaux services à l’enfance (Joyal et Chatillon, 1993; Malouin, 1998), dirige le département, qui devient rapidement une École, jusqu’au milieu des années 1950.

Dès ce moment initial, on observe un rapport d’altérité entre les deux disciplines, fondé sur le caractère professionnel du service social et l’exigence de méthodes d’intervention spécifiques. Si la sociologie est déjà au fondement du service social, la philosophie et la doctrine sociale de l’Église demeurent envisagées comme prémisses de la sociologie, dans le prolongement de cette hiérarchie bien ancienne dans la pensée catholique entre le travail de l’esprit et le travail manuel (dans tous les sens possibles), qui est alors l’une des logiques fondamentales de la hiérarchisation des disciplines (Méda, 1995). La présence des deux hommes d’Église, Lévesque et Poulin, à la direction des deux disciplines assure toutefois la diffusion d’une vision des sciences sociales qui fait de la science et de la réforme deux projets conjoints et de la sociologie et du service social deux facettes de cette mission de connaissance et de transformation de la société.

Concrètement, cela prend d’abord la forme de programmes communs, mais aussi de projets de recherche collectifs, principalement sur la ville de Québec. Après la venue d’Everett-C. Hughes à l’hiver 1942-1943, qui rédige en 1945 à la suite de son séjour un programme de recherche à l’intention de la Faculté de sciences sociales naissante, des recherches empiriques approfondies sont conduites sur les logements et les familles dans la ville de Québec. Ce projet est assez bien connu du point de vue de sa direction, assurée par Gonzalve Poulin, Jean-Charles Falardeau et Roger Marier (Fournier, 1982; Langlois, 2012; Warren, 2003). On omet souvent de mentionner, toutefois, que si ces professeurs signent les rapports, ce sont en fait les étudiantes et les étudiants en service social et en sciences sociales qui réalisent les enquêtes de terrain.

À l’automne [1944], l’enquête était décidée. Elle serait faite par les étudiants de l’école de service social, avec l’aide et sous la direction immédiate du Département de Recherches. […] Durant tout cet automne, au cours d’un séminaire spécial sur les recherches sociales, les étudiants de première année de service social se familiarisèrent avec la littérature scientifique sur les enquêtes familiales, durant que certains professeurs qui avaient la direction et la responsabilité de l’entreprise discutaient des meilleurs moyens à prendre pour la mener à bonne fin.

Girouard, 1946, p. 9

Dans sa défense de la spécificité scientifique et de l’autonomie disciplinaire de la sociologie face à la philosophie, Falardeau pose alors comme condition préalable d’élaboration d’une sociologie théorique « l’utilisation patiente et abondante de la méthode monographique » et la mise en place d’une sociographie sur la société québécoise (Falardeau, 1949a, p. 255). Falardeau est le principal promoteur d’une méthode monographique, qui se nourrit à la fois de l’héritage de Léon Gérin et de celui des sociologues de l’Université de Chicago, en premier lieu celui d’Everett-C. Hughes auprès duquel il a séjourné dans le cadre de ses études doctorales (Langlois, 2012). Les projets d’enquêtes empiriques rallient à la fois les professeurs des quatre départements de la Faculté et les étudiants qui, en plus de participer aux projets collectifs de recherche, sont également nombreux à produire des monographies comme travaux de fin d’études de licence ou de maîtrise.

Des monographies étudiantes

Tant en service social qu’en sociologie ou en science sociale, une part significative des travaux de fin d’études déposés à la bibliothèque de l’Université Laval s’inspire d’une approche monographique qui met au coeur de son analyse du social la famille canadienne-française, dans la continuité de Frédéric Le Play, de Léon Gérin et des sociologues de Chicago, mais aussi de la doctrine sociale de l’Église. Ce qui distingue alors les monographies produites en sociologie de celles en service social à cette époque est surtout l’espace, le cadre, au sens géographique du terme, dans lequel se réalisent les recherches, et c’est précisément autour de cet élément que s’organise ensuite le processus de différenciation disciplinaire.

En sociologie, l’utilisation majoritaire du cadre local ou paroissial, dans la continuité de Gérin, cède progressivement la place à un cadre spatial plus large, régional et même national, en même temps que les intérêts plus généraux de recherche au département de sociologie se déplacent d’un côté vers la question de la morphologie sociale, dans une perspective durkheimienne assumée ou dans la continuité des études d’écologie urbaine de l’École de Chicago, et de l’autre côté vers l’étude du symbolique et des idéologies, étudiés essentiellement à partir de sources secondaires plutôt qu’avec une approche monographique. En service social, l’unité familiale, largement appréhendée dans le cadre de monographies d’institutions (et d’oeuvres), voit peu à peu sa prédominance disparaître au profit de l’individu, sous l’effet de la psychologie américaine, qui occupe une place de plus en plus marquée, et avant que l’organisation communautaire ne se développe davantage à partir de la fin des années 1960.

Quelques travaux étudiants ont des ambitions conceptuelles, mais la grande majorité des monographies, dans les deux disciplines, s’appliquent surtout à décrire, selon des schémas d’observation fournis par les professeurs, des réalités sociales encore peu étudiées. Les travaux étudiants constituent un corpus sociographique fort utile pour saisir certaines transformations qui s’opèrent dans ces années charnières de l’histoire québécoise, tant à propos de la construction de l’État social québécois que de la mise en place des sciences sociales québécoises.

Des monographies sociologiques

On ramène souvent l’héritage monographique québécois aux quelques grandes monographies réalisées à Drummondville (Everett-C. Hughes), à Saint-Denis-de-Kamouraska (Horace Miner), à l’île Verte et Belle-Anse en Gaspésie (Marcel Rioux), à Saint-Hilaire et Louiseville (Colette Moreux) et à quelques autres (Tremblay et Gold, 1973; Hamel, 1998). On oublie trop souvent toute la sociographie produite par les étudiants de sociologie au cours des années 1940 et 1950, même si les monographies produites dans ce cadre semblent parfois souffrir d’un manque de profondeur théorique, profondeur que semblent posséder les mieux connues. Nous pouvons distinguer trois groupes de travaux selon l’angle d’observation et le cadre théorique privilégiés.

Le premier ensemble de travaux s’inscrit dans le projet collectif d’enquête sur la ville de Québec entrepris au printemps 1945 et principalement dirigé par Jean-Charles Falardeau, qui mènera également en parallèle des réflexions et des recherches sur les allocations familiales[4]. La division du travail confirme le caractère collectif de ce projet d’enquête sur les familles[5] : Jean F. Girouard est chargé de définir les aspects méthodologiques pour les « quatre ou cinq thèses en préparation à la Faculté; lesquelles analyseront, de façon exhaustive, les données sociales et économiques recueillies au cours de cette enquête » (Girouard, 1946, p. 4). L’approche privilégiée est l’enquête par questionnaire, idéalement auprès de la mère de famille, qui est la « personne idéale à questionner dans chaque foyer » (Girouard, 1946, p. 4). La seule thèse accessible à la bibliothèque de l’Université Laval traitant directement des données recueillies dans le cadre de ce projet[6] est celle de Marthe Papillon (1946)[7], qui propose une analyse statistique des réponses données par 3 660 familles québécoises au questionnaire portant sur l’origine ethnique et culturelle, la mobilité résidentielle, la composition familiale (nombre et âge des personnes, type de familles), le statut économique (occupation, gains) et le logement (type, valeur, prix, caractéristiques, etc.). L’ensemble des quartiers de la ville et des catégories de population sont inclus dans cette enquête, qui vise d’abord une documentation empirique et sociographique et non la théorisation ou l’interprétation des formes sociales observées, laquelle sera plutôt réalisée par Jean-Charles Falardeau lui-même, en 1949, dans son Étude générale de la ville de Québec, qui s’appuie sur l’ensemble des travaux empiriques de ses étudiants et collègues sur la ville (Langlois, 2012).

Durant les années 1940, la famille est également l’objet de monographies s’inscrivant plus directement dans la filiation de Léon Gérin (Alphonse Riverin, 1944; Fernand Bélanger, 1944; Jacqueline Dion 1946[8], Louise Brunelle, 1947, Hélène Talbot, 1948), mais la majorité des monographies réalisées comme travaux de fins d’études en sociologie utilise plutôt un cadre géographique (paroissial ou municipal), également dans la continuité des travaux de Gérin. Ces travaux sont souvent conçus comme la première étape d’enquêtes plus vastes, dont nous ne possédons pas de traces de réalisation ultérieure. Toute la ceinture de la grande région de Québec – et même au-delà – a été étudiée à travers une lunette monographique dans les années 1940 : les paroisses de St-Vallier, de Saint-Esprit, de Giffard, des Éboulements (Charlevoix), de Notre-Dame-d’Hébertville, la Communauté de Lorette, Saint-Antoine de Tilly, Victoriaville, St-Augustin-de-Portneuf, Saint-Pierre de Montmagny, Notre-Dame-des-Laurentides, le comté de Bonaventure, Thetford-Mines, l’Isle-aux-Coudres, la paroisse St-Roch de Québec, Nicolet, Sainte-Famille (Île d’Orléans), Belleville (Cantons de l’Est), la paroisse Notre-Dame-de-Pitié, Notre-Dame-de-l’Assomption (Charlevoix), Charlesbourg, St-Alexandre de Kamouraska, etc.

Ces monographies, qui s’inscrivent dans la tradition leplaysienne héritée de Gérin (Savoye, 2000), proposent des plans plus ou moins similaires : historique du lieu, description géographique du site et caractéristiques de la population et des activités économiques, culturelles et sociales. Ces travaux ne réfèrent pas explicitement à la nomenclature élaborée par Le Play et modifiée par Tourville (Savoye, 1995) puis par Gérin (Parent, 2007) et, outre les cadres descriptifs mentionnés ci-dessus qui suivent la tradition leplaysienne, il n’y a pas d’autres éléments théoriques explicites dans ces monographies de paroisses. Dès 1950, ces dernières disparaissent des répertoires de travaux de fins d’études en sociologie à l’Université Laval, à l’exception de celle de Pierre Laporte, dix ans plus tard.

Les étudiants du troisième groupe s’engagent un peu plus dans la réflexion théorique tout en conservant une perspective monographique. Ils se rapprochent davantage de l’écologie urbaine de l’École de Chicago ou de la morphologie sociale définie par Durkheim et Halbwachs[9] que de Gérin dans la définition de leur objet. Certains étudiants discutent théoriquement de la notion d’espace afin de la définir sociologiquement. André Gariépy, par exemple, juge, à propos des nouvelles paroisses urbaines, que « les bornes ne sont pas géographiques, mais sociales, c’est-à-dire que la classe sociale des gens qui l’habitent compte plus que les simples lignes de démarcation d’une paroisse ou d’un quartier administratif » (Gariépy, 1944). Dans le contexte d’urbanisation et d’industrialisation accélérée de l’après-guerre, la notion d’espace est perçue comme devant faire l’objet d’une redéfinition sociologique permettant de saisir les changements à l’oeuvre (Archambault, 1946). D’autres insèrent des réflexions sur l’idée de « statut » et de prestige relatifs aux différents groupes sociaux observés, notamment en matière de relations interethniques, comme Gaston Blanchet à Loretteville et Claude Gauthier à Belleville (dans les Cantons de l’Est). Dans le sillage de leurs professeurs, ces étudiants se tournent vers l’étude des structures sociales et de la recomposition urbaine lors de la formation des banlieues (Christian Hardy et Colette Beaudet). Au cours des années 1950, de nombreux travaux ne portent plus sur des communautés envisagées dans leur totalité, mais davantage sur des aspects particuliers concernant la population, les occupations, les comportements, etc.[10]

En service social

En service social aussi, les étudiants sont formés à la méthode monographique, par les mêmes professeurs de la Faculté des sciences sociales. Au départ, d’ailleurs, les frontières disciplinaires entre les travaux de service social et ceux de sociologie ne sont pas bien définies. Certaines enquêtes de type monographique menées en service social sont très similaires à celles menées en sociologie au même moment. Thérèse Légaré procède, par exemple, à une enquête auprès des familles de Gaspé-Nord en 1946 dans laquelle elle analyse entre autres la composition des familles et leurs revenus, les conditions de logement, les habitudes d’hygiène et de santé, l’alimentation, l’utilisation des allocations familiales[11]. Les enquêtes auprès des familles de la ville de Québec sont aussi l’occasion de thèses sur l’influence des logements malsains sur les familles (Cécile Dorval, 1945), de l’impact de la propriété et de la location des logements sur la vie des familles (Françoise Vallée, 1947), etc. Quelques enquêtes réalisées avant 1960 portent sur les cadres paroissiaux eux-mêmes, qui encadrent encore fortement la vie collective. Lomer Brisson, qui s’interroge de manière générale sur la paroisse Saint-Sauveur (1947), ou Blaise Tessier, qui étudie les familles de St-Casimir (1948), se rapprochent d’ailleurs davantage des usages de la monographie qui se déploient en sociologie durant les années 1940.

La majorité des étudiants en service social qui s’inscrivent dans cette filiation vont toutefois changer le cadre de l’analyse monographique de la paroisse ou de la localité pour l’institution, ou « les oeuvres ». La filiation avec Léon Gérin est plutôt ténue dans la plupart des cas, mais elle sert encore de point de départ et de justificatif épistémologique. Il faut savoir que si la branche leplaysienne dissidente à laquelle appartenait Gérin ne procédait pas à de telles monographies d’institutions, l’autre tradition leplaysienne, plus orthodoxe et représentée par la Société d’économie sociale en France, particulièrement à travers Émile Cheysson, avait adapté la méthode monographique à l’étude des institutions, des ateliers et des « oeuvres » (Kalaora et Savoye, 1989). La poursuite de l’enquête monographique par des étudiants en service social, qui l’appliquent plutôt librement aux institutions sociales de la ville de Québec, est donc une filiation de l’approche monographique qui demeure largement méconnue, d’une part parce qu’elle déplace le cadre de l’enquête du cadre familial ou paroissial vers l’institution et d’autre part parce qu’elle s’inscrit dans une discipline dont les sociologues se sont peu inspirés pour leurs théorisations ou interprétations des transformations sociales contemporaines du Québec. Pourtant, la valeur sociographique des monographies produites en service social au cours des décennies 1940 et 1950 est remarquable pour comprendre les réorganisations de la vie sociale qui ont rendu possible la Révolution tranquille, notamment la transmission des responsabilités sociales des institutions religieuses aux institutions laïques[12]. Ces travaux nous informent sur les relations sociales concrètes qui se nouent dans des espaces très localisés et ils enrichissent notre regard sur cette période charnière.

Trois catégories distinctes d’étudiants documentent dans une perspective monographique les principaux lieux dans lesquels s’organisent les services sociaux et éducatifs en pleine transformation[13]. D’abord, plusieurs étudiantes appartenant à différentes congrégations religieuses s’inscrivent à l’École de service social pour obtenir un diplôme procurant une légitimité scientifique que leurs années d’expérience ne suffisent plus à garantir (Juteau-Lee et Laurin-Frenette, 1997). Elles documentent donc les institutions dont elles ont la responsabilité : les orphelinats des Soeurs de la Charité de Québec, l’Hôpital de la Miséricorde qui accueille les femmes enceintes non mariées, la Maison Sainte-Madeleine pour les adolescentes jugées délinquantes, les prisons pour femmes (le refuge Notre-Dame-de-la-Merci) et pour adolescentes (la Maison Sainte-Thérèse), la clinique antivénérienne de l’Hôtel-Dieu de Québec, etc. Des laïcs prennent aussi comme objet pour leur monographie des institutions dirigées par des religieuses ou des religieux : le Foyer Sainte-Geneviève offrant de l’hébergement aux jeunes femmes célibataires étudiantes ou en emploi, l’Institut St-Jean-Bosco accueillant des garçons considérés comme délinquants, les divers patronages (Saint-Vincent-de-Paul, St-Charles), des oeuvres comme celle des petits vendeurs de journaux ainsi que des garderies (« jardins d’enfance ») créées dans les écoles primaires de quartiers populaires. Chez ces laïcs, on distingue deux groupes principaux. D’abord, les étudiants impliqués dans les premières formes d’assistance laïque sont souvent issus de la haute bourgeoisie, qui dirige des oeuvres destinées aux personnes pauvres jugées moralement dignes d’être « secourues » : la Société Saint-Vincent-de-Paul, l’Assistance maternelle et l’Oeuvre de la goutte de lait. Des étudiants plus jeunes s’intéressent plutôt aux nouvelles formes d’assistance se détachant progressivement des structures religieuses (l’Oeuvre Notre-Dame-du-Bon-Conseil, les Centres paroissiaux, les camps de vacances, le Conseil central des oeuvres) ou encore des organismes et institutions proprement laïcs (Service familial de Québec et de Lévis, le Corps de la Croix-Rouge canadienne, etc.).

Ces monographies d’institutions, qui passent très rapidement sur la définition théorique de leur objet et n’ont pratiquement aucune visée explicative, sont d’excellents observatoires empiriques de ce que Johanne Daigle et Dale Gilbert (2008) appellent l’« économie sociale mixte » en pleine mutation vers le Québec contemporain. Comme en sociologie, toutefois, la perspective monographique perd progressivement son attrait au profit d’études portant davantage sur les méthodes d’intervention en service social, d’études de cas et de problématiques plus spécifiques ou encore d’études de la législation sociale. Les théories psychologiques américaines et les contenus disciplinaires spécifiques qui se développent remplacent comme premier « centre conceptuel » (James, 2005) l’héritage sociologique monographique transmis aux premières générations d’étudiantes et d’étudiants en service social par Jean-Charles Falardeau. Les sophistications méthodologiques qui apparaissent dans les années 1950 ne sont pas le fait de celles et ceux qui travaillent dans une perspective monographique, mais plutôt de personnes qui privilégient les études de cas nécessitant la constitution d’échantillons et de discussions sur la représentativité statistique de ceux-ci. Comment s’est opérée cette distanciation avec l’approche monographique héritée de Léon Gérin et de l’École de Chicago, tant en service social qu’en sociologie?

Entre la théorie et l’empirie : des disciplines qui se construisent

Les premières décennies de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval se caractérisent par un travail actif de définition des perspectives d’enseignement et de recherche par les professeurs. En sociologie, les professeurs sont surtout engagés dans l’élaboration théorique et méthodologique de leur discipline et de sa légitimité scientifique et sociale. Falardeau signe de nombreux textes sur les communautés rurales, l’évolution des paroisses et des structures sociales, sur la ville de Québec et sur les sciences sociales québécoises. Malgré ses appels à l’enquête de terrain et tout le travail investi dans la mise sur pied du Centre de recherches sociales de la Faculté, ses seules investigations empiriques substantielles seront celles portant sur la ville de Québec. Fernand Dumont aussi débute sa carrière avec deux investigations empiriques, dans la continuité de ce projet collectif : d’abord à Beauport, puis à Saint-Jérôme. Gérald Fortin également, embauché en 1956 comme chercheur au Centre de recherches sociales avant de devenir professeur de sociologie, mènera de nombreuses enquêtes empiriques dans les années 1960 sur les comportements économiques des familles québécoises dans différents contextes[14]. La famille demeure au coeur des investigations de Fortin, mais l’approche monographique n’est pas privilégiée en tant que telle : les problématiques sont définies de manière plus circonscrite autour du rapport entre les aspirations et les comportements des individus dans des contextes particuliers.

En service social, ceux qui définissent les contours généraux de la discipline avant 1960 sont des hommes, surtout Gonzalve Poulin. Les deux premières femmes professeures, Hayda Denault et Simone Paré, sont davantage occupées à organiser l’enseignement et la mise en place de la profession et des diverses agences laïques de service social dans lesquelles les étudiantes et les étudiants de l’École peuvent réaliser des stages (Charron, 2013b). Si Hayda Denault écrit peu jusqu’à sa retraite en 1965, Simone Paré, quant à elle, se spécialise dans la défense d’une méthode spécifique et la réflexion sur cette dernière, à savoir le service social de groupe, à propos duquel ses écrits sont nombreux. Elle dirige et conduit aussi des recherches empiriques sur la participation sociale qui empruntent à la tradition monographique et sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Pour ces deux femmes et les autres qui écrivent dans la revue Service social avant 1960, il ne semble pas y avoir de hiérarchie très nette entre la pratique, la description et la théorisation, mais cette dernière est clairement peu investie par rapport aux dimensions pratique et descriptive. Quand Guy Rocher devient brièvement directeur de l’École de service social en 1959, il insiste pour renforcer la qualité scientifique de l’enseignement et de la recherche en faisant essentiellement deux choses : en diminuant la place accordée aux praticiens dans les pages de la revue Service social et en embauchant un sociologue spécialisé en recherche. Il ne précise pas à ce moment quel type de recherche il s’agit de privilégier : est-ce la recherche empirique ou la construction théorique et disciplinaire, ce n’est pas clair. Déjà, au cours des années 1950, des indices de désaccord sur la place que devrait prendre la recherche dans le travail des professeurs s’observent dans les plaintes des professeurs de service social, qui ne veulent pas voir la recherche prendre trop de place dans leur quotidien[15].

Au même moment, le Centre de recherches sociales prend de l’expansion[16], notamment grâce au soutien de la Fondation Carnegie, et du personnel est embauché pour soutenir les chercheurs proprement dits : les femmes deviennent surtout techniciennes et documentalistes tandis que les hommes sont nommés stagiaires, un statut permettant d’envisager plus clairement l’avancement vers des fonctions intellectuelles et institutionnelles plus prestigieuses[17]. Les recherches qui y sont menées à la fin des années 1950 sont en grande partie dirigées par Gérald Fortin, qui donne au Centre une couleur sociologique indéniable[18].

Au tournant des années 1960, toutefois, les remises en cause de l’approche monographique et du projet de constitution d’une sociographie québécoise comme préalable au travail de théorisation sociologique se font plus nombreuses à l’échelle du Québec. Elles transcendent les divisions théoriques entre les sociologues, qui débattent de la pertinence de l’usage de la notion de folk-society pour désigner la société québécoise. Hubert Guindon, professeur de sociologie à l’Université de Montréal puis à Concordia, en appelle à l’adoption d’une perspective plus générale sur l’évolution du Québec, perspective à la fois historique et qualitative, contre les approches trop statistiques, fragmentaires et détaillées de la vie sociale. Philippe Garigue, politologue à l’Université de Montréal, pense aussi « qu’un effort de synthèse, même prématuré, peut parfois donner de meilleurs résultats que la collecte de données empiriques toujours plus raffinées ». Il affirme: « Il semble que l’on ait atteint ce stade dans l’étude de la société rurale du Québec » (Garigue [1957], cité dans Rioux et Martin, 1971, p. 137).

En 1961, Guy Rocher, devenu professeur et directeur du département de sociologie à l’Université de Montréal, et Fernand Dumont, également directeur d’un département de sociologie, mais à l’Université Laval, prennent aussi leurs distances avec l’approche monographique dans leur « Introduction à une sociologie du Canada français ». Ils insistent sur l’autre legs du passage de Everett-C. Hughes au Québec, soit l’étude des décalages entre les représentations « idéologiques » et les structures sociales (ou plutôt entre conflits à différents niveaux de la structure sociale, diront-ils à ce moment). Du point de vue disciplinaire, ils se situent aussi dans un paradigme de rattrapage et d’autonomisation qui les éloignent du local et de la description. Ils souhaitent que les sociologues se délivrent « d’un universel de fabrication domestique pour accéder, sans fausses évasions, au cadre de référence de la civilisation occidentale » (Rocher et Dumont [1961], cités dans Rioux et Martin, 1971, p. 206). À partir de ce moment-là, l’intérêt des principaux sociologues de Laval pour les imaginaires et le symbolique ne fait que croître : Falardeau délaisse ses recherches sur la paroisse et les structures sociales pour l’étude du roman et des idéologies tandis que Fernand Dumont amorce ses recherches sur les idéologies et la religion.

D’ailleurs, dès 1958, la définition de ce que devrait être la recherche devient un enjeu facultaire qui fait l’objet d’un rapport dans lequel un des problèmes soulevés est que « la recherche théorique risque d’être oubliée. Elle est cependant aussi importante que la recherche empirique »[19]. Même Falardeau, principal promoteur de l’héritage de Léon Gérin et de l’approche monographique, considère

[qu]’un vice initial de la méthode Le Play, comme de la Nomenclature de Tourville, est qu’elle empêche une saisie de la société « globale ». Elle empêche aussi d’identifier, à l’intérieur de la société, les niveaux significatifs de phénomènes et les relations entre ces niveaux. Elle empêche, en particulier, de reconnaître, à la base, l’ampleur déterminante de l’infrastructure économique et, au sommet, les conditionnements enveloppants des mentalités et des idéologies collectives. Rien d’étonnant à ce que Gérin n’ait pas abordé la société canadienne-française comme nous nous complaisons maintenant à le faire spontanément dans la perspective que permet le concept de « culture » et selon les avenues de structures dominantes.

Falardeau, 1963, p. 286

Et même si le département fonde la revue Recherches sociographiques en 1960 dans un but de cumul sociographique, Falardeau et Dumont précisent dans le premier numéro que l’angle sociographique « ne constitue pas un plaidoyer implicite pour l’empirisme radical ». Ils ajoutent : « Pour que la sociologie demeure véritablement une science, même quand elle étudie la société à laquelle le sociologue appartient, il faut qu’elle vise aussi à des élaborations théoriques » (Falardeau et Dumont, 1960, p. 3). La sociologie est ainsi définie comme une discipline dont l’horizon est la théorie et la généralité. En somme, ce texte met bien en évidence la rupture qui s’opère autour de 1960 dans la sociologie de Laval, y compris dans sa dimension sociographique, avec les exigences d’action et de réforme sociale plus caractéristiques des années 1945 à 1955.

Au même moment, Guy Rocher, encore directeur de l’École de service social de l’Université Laval, écrit un article dans lequel il procède à une définition de la profession ainsi que, implicitement, de la discipline. Cet article est symptomatique du processus de distanciation du service social d’avec les autres sciences sociales, qui s’opère notamment à travers le rapport avec la théorisation. Le travail social est essentiellement envisagé par Rocher comme une pratique professionnelle qui se « fonde sur une approche méthodique et scientifique des problèmes et des situations » (Rocher, 1960), mais auquel il n’attribue pas de rôle particulier dans la production des connaissances et des savoirs. Pour lui, ce ne sont plus les sciences sociales en général qui sont marquées par la dualité initiale que l’on observait dans les définitions d’un Georges-Henri Lévesque ou des leplaysiens en général, et que mettent en évidence les travaux de Jean-Philippe Warren (2003), mais uniquement le service social, dont les représentants doivent « à la fois maîtriser les disciplines de base et les techniques fondamentales de leur profession ». Même s’il affirme qu’il « est donc nécessaire que des travailleurs sociaux participent à l’élaboration de la pensée et des méthodes », il ajoute que « la formation universitaire peut poser les fondements intellectuels, développer une motivation, aiguiser des aptitudes [mais que] l’expérience devra faire le reste » (Rocher, 1960, p. 14-15). Rocher met pourtant bien en évidence la perspective épistémologique particulière du service social qui apporte « une perspective psychosociologique sur la conduite humaine », « une perspective beaucoup plus humaine, et même plus chrétienne, sur le bien et le mal, l’esprit et la chair, la grâce et la nature », bref une approche particulièrement holistique de la vie sociale (Rocher, 1960, p. 12). Cette spécificité n’est pourtant pensée que dans sa dimension professionnelle et non disciplinaire : le service social n’est ainsi jamais envisagé sérieusement comme producteur de connaissances scientifiques.

Deux modes d’articulation de la description et de la théorisation

Rocher quitte en 1960 la direction de l’École de service social lorsqu’il accepte la direction du département de sociologie et d’anthropologie de l’Université de Montréal. Il est remplacé par Simone Paré, qui est la première personne formée en service social à occuper cette fonction. Elle vient tout juste d’achever ses recherches doctorales à l’Université Columbia sur la participation sociale à Beauport. Son travail s’inscrit à la fois dans une approche pratique (professionnelle) et sociographique. La comparaison de ce travail empirique avec celui mené par Fernand Dumont et Yves Martin à Saint-Jérôme et publié en 1963 est emblématique de la relation asymétrique entre l’action (sociale et politique), la description empirique et la théorie sociologique ainsi que des trajectoires de recherche différenciées observées dans les premières parties de cet article. Elle ne prétend aucunement réduire l’oeuvre de chacune de ces personnes à ces travaux particuliers.

Simone Paré et la participation sociale à Beauport

À partir des expériences pratiques des travailleurs sociaux et de la sociographie produite par les travaux monographiques sur la société canadienne-française, Simone Paré formule des hypothèses de recherche sur les raisons de la faible participation sociale à Beauport. Même s’il ne s’agit pas d’un travail monographique au sens strict, elle s’engage dans une réflexion portant sur le lien social à travers l’engagement des individus dans les groupes primaires et secondaires qu’elle définit à partir des travaux de Charles Horton Cooley et Kingley Davis. Puis elle explicite le point de départ empirique de son enquête : les difficultés vécues par des travailleurs sociaux du Centre social Saint-Vallier[20] face à la faible participation de la population paroissiale à ses activités. Ces travailleurs sociaux ont fait l’hypothèse que l’intérêt des Canadiens français pour ces associations et groupes secondaires était tiède parce qu’ils ne répondaient pas suffisamment aux besoins et aux intérêts de la population concernée et ne favorisaient pas la prise en charge collective ni « l’éveil d’un esprit démocratique » (Paré, 1979, p. 10).

Paré inscrit son travail dans la filiation des observations de Léon Gérin, de Mason Wade, de Horace Miner et de Everett-C. Hughes sur la participation sociale au Canada français. Elle retient de Gérin « l’inaptitude des Canadiens français à s’associer dans la vie privée, sauf pour les objets les plus essentiels et dans les conditions les plus simples » (Gérin, cité par Paré, 1979, p. 11) et le caractère extérieur des structures religieuses et politiques, dans lesquelles ils sont peu engagés. Chez Miner et Hughes, elle relève les observations empiriques sur la faiblesse de la vie associative à St-Denis-de-Kamouraska et à Drummondville et la force de la structure paroissiale rendue possible par l’homogénéité relative de la population d’un point de vue ethnique, culturel et socioéconomique. Elle note aussi les remarques de Hughes sur les transformations de la structure paroissiale et des pratiques associatives en milieu urbain. Ces monographies sont également utilisées dans la discussion autour de la folk-society et de la prégnance présumée des groupes primaires sur la vie sociale traditionnelle au Canada français. Elle s’inscrit pleinement dans le débat opposant Philippe Garigue (1956) et Hubert Guindon sur l’existence (et donc la progressive disparition ou non) de cette folk-society au Canada français, qui sert de cadre d’interprétation aux données décrites dans les sections principales de son étude et portant sur la participation relative des personnes rencontrées aux groupements primaires et secondaires.

L’urbanisation croissante de leur localité, le développement des modes de transport et de communication et l’attitude plus libérale des parents favorisent l’extension de leur participation sociale hors du cercle familial d’autrefois. Et il est fort probable que dans le contexte de la vie sociale moderne, les jeunes d’aujourd’hui maintiendront leurs relations d’amitié même après leur mariage – comme le font de jeunes couples de Beauport – et conserveront aussi des liens avec des membres choisis de leur parenté, comme l’ont observé un certain nombre d’analystes de la participation sociale dans les centres urbains, en particulier Philippe Garigue qui a analysé les rapports de parenté de Canadiens français établis à Montréal. Enfin, l’examen des relations de voisinage à Beauport indique clairement que la description offerte par Léon Gérin dans sa monographie de St-Justin ne s’y répète aucunement.

Paré, 1979, p. 97

La démonstration des deux principales hypothèses[21] de Paré repose sur la vérification des relations entre les variables sociodémographiques, le degré de compréhension de l’organisation et de l’offre des groupes secondaires, la fréquence des rapports avec les groupes primaires et le degré de participation dans les groupes secondaires. Elle explique d’abord le choix du territoire de l’enquête, les liens avec des initiatives déjà entreprises au Centre de recherches sociales de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, elle précise ensuite les modalités détaillées de la construction de son échantillon[22] et des principales techniques d’investigation employées et passe rapidement sur les techniques d’analyse qui sont majoritairement de type statistique. Elle fait le récit de son travail de terrain, de l’accueil des informatrices (souvent heureuses de briser la solitude des ménagères occupées aux travaux domestiques) et des informateurs. Après la présentation sociohistorique de l’espace à l’étude et des transformations sociales qui l’ont marqué dans les premières décennies du 20e siècle, elle décrit en détail les personnes rencontrées en entrevue en distinguant celles qui sont de première génération et celles qui sont de seconde génération[23].

À l’instar des travaux monographiques dont elle s’inspire, la description des données recueillies occupe l’essentiel des développements de son étude. L’analyse proprement dite est surtout statistique. Les discours tirés des entretiens « servent à étayer et à illustrer les conclusions statistiques de l’étude » (Paré, 1979, p. 27). Son approche descriptive fait néanmoins ressortir des divisions et des différences sociales, particulièrement entre les deux sexes, que les travaux plus théoriques de l’époque ont souvent occultées. Elle revient périodiquement sur son cadre théorique, mais de manière plus substantielle dans sa conclusion générale, où elle compare ses résultats avec ceux de recherches empiriques américaines sur le même thème et réfléchit au rôle potentiel des travailleurs sociaux à Beauport. Elle rediscute en la nuançant l’hypothèse faisant de l’urbanisation un passage des groupes primaires vers les groupes secondaires (notamment la sous-estimation du rôle des groupes primaires dans les villes, l’opposition entre la dépersonnalisation des relations humaines et le maintien des groupes primaires en milieu urbain) et s’inscrit dans le débat québécois évoqué plus tôt, mais plus largement aussi dans le contexte nord-américain autour des travaux de Floyd Dotson, Mirra Komarovsky, Morris Axelrod et Louis Wirth.

Pour elle, la recherche en service social doit conduire à l’action sociale, il ne s’agit pas uniquement d’un exercice académique ou intellectuel. « L’auteur sent qu’elle n’aura pas à faire une recherche uniquement pour appliquer des méthodes et des techniques d’analyse et pour répondre à une exigence universitaire; elle espère que sa recherche pourra la conduire, avec ses collègues en service social des groupes vers l’action, raison d’être principale du travailleur social » (Paré, 1979, p. 17). Cet élément de l’étude de Paré, notamment, la distingue de celle de Fernand Dumont et Yves Martin sur St-Jérôme.

Fernand Dumont et les structures régionales

La monographie réalisée par Fernand Dumont et Yves Martin (2008 [1963]) à St-Jérôme s’inscrit moins que celle de Simone Paré dans la filiation de Gérin, Hughes et Miner. Elle débute plutôt par le constat que « les études sociologiques de ce genre [des monographies régionales] sont à peu près inexistantes dans nos milieux » (Dumont et Martin, 2008, p. 736), ce qui sert de justificatif à la place considérable accordée aux considérations méthodologiques et théoriques généralement moins dominantes dans les enquêtes empiriques de type monographique. Si la monographie régionale a comme objectif de cerner le fonctionnement social d’un espace particulier (la région de St-Jérôme), les auteurs veulent surtout réfléchir sur « le mode d’approche sociologique de la région », puis « généraliser certaines de [leurs] observations à l’ensemble du territoire québécois et, plus largement encore, de cerner certaines hypothèses sur les recherches plus proprement méthodologiques à poursuivre pour l’analyse des structures sociales régionales » (p. 736). L’intérêt et la centralité de la discussion théorique et méthodologique pour les auteurs leur font dire que « certaines descriptions minutieuses paraîtront souvent un peu appuyées » (p. 737). En effet, « par-delà les analyses empiriques de cet ouvrage, nous nous sommes intéressés avant tout à l’expérience concrète que constitue l’analyse sociologique des régions et aux problèmes théoriques qui y sont impliqués » (p. 740). La description n’est, en somme, pour les auteurs, qu’une étape obligée, un peu harassante, vers la théorie.

L’analyse sociologique n’a rien à faire avec la description, que l’on confond souvent avec l’enquête, c’est-à-dire l’accumulation de données hétéroclites sur la réalité sociale à connaître. Cette formulation des hypothèses engage, au contraire, l’analyste dans la recherche cohérente d’indices significatifs (statistiques ou qualitatifs).

Dumont et Martin, 2008, p. 742

Les deux principales écoles de référence pour leur monographie sont l’École durkheimienne (pour la morphologie) et l’École de Chicago (pour l’écologie urbaine). Leur bilan des recherches sociologiques sur le territoire retient, d’une part, que si la perspective sociologique est parvenue à faire la preuve de son caractère spécifique, la discipline sociologique n’est pas encore arrivée à posséder une cohérence interne marquée et, d’autre part, que les études empiriques menées avec cette perspective spécifique sont « disponibles en nombre considérable » (p. 745). Cela les amène à conclure que « les recherches à venir devront être axées principalement sur les fondements théoriques de l’intégration de l’espace dans l’analyse sociologique » (p. 745) ou, en d’autres termes, devront s’attaquer à une définition théorique proprement sociologique de la région, à trouver « une traduction opératoire du concept de structure sociale ».

Pour Dumont et Martin, les « techniques de délimitation » de la région (ou des phénomènes sociologiques) sont déjà bien établies : il s’agit des variables ou des critères utilisés dans l’observation empirique : densité de la population, réseaux de transport, extension du marché du travail, etc. Les efforts doivent plutôt être mis sur les « facteurs de structuration », lesquels renvoient davantage à un cadre interprétatif plus large, plus général, portant sur les grands axes de transformation sociale et dans une relative proximité avec la perspective historique ou génétique. Si cette perspective ne peut être le résultat synthétique des monographies déjà existantes, l’approche monographique, faite d’observations participantes et d’imprégnation de l’ensemble des rapports sociaux existant dans un espace donné, demeure génératrice de riches intuitions, dont la confusion première serait précisément ce qui les rendrait fécondes « de résonances théoriques ».

Les trois axes d’analyse structurale sélectionnés par les auteurs sont : le processus de peuplement et la structure démographique, l’économie et les occupations, l’organisation sociale et la culture. Ces axes ne diffèrent pas substantiellement de ceux organisant les monographies réalisées dans la tradition de Gérin, des leplaysiens ou des sociologues de l’École de Chicago. Les moyens d’approche du réel sont également similaires : recensements, monographies existantes, entrevues avec des personnes clés[24]. Toutefois, tout le processus méthodologique de la monographie – c’est-à-dire la sélection des personnes rencontrées, leur pertinence, les dimensions du réel auxquelles ces personnes donnent accès, les méthodes de validation de la représentativité sociologique de leur discours – est entièrement passé sous silence, mis à part quelques remarques sur la disponibilité des documents permettant l’analyse statistique des phénomènes démographiques et économiques. La distinction de « zones humaines plus restreintes » à laquelle procèdent Dumont et Martin n’est pas non plus si éloignée de celles réalisées entre les différents espaces des paroisses étudiées par les étudiants de sociologie de l’Université Laval dans la filiation de Léon Gérin ou de Everett-C. Hughes, des espaces de relations sociales différenciées croisant les dimensions économiques, culturelles, démographiques, etc. Les descriptions de chacune des zones délimitées suivent des variables sociodémographiques communes, éclairées par des éléments d’histoire propres à chaque espace. Même s’ils nous annoncent dégager la répartition par sexe, seules les variables d’âge, d’origine ethnique, de confession religieuse et de population touristique sont analysées de manière régulière[25].

Pour la structure économique, les indices suivants ont été retenus : type d’exploitation agricole (et indices de régression ou de dynamisme), facteurs de pauvreté ou de richesse, répartition des industries et dynamisme, fluctuation de l’emploi et des salaires, structure des occupations. L’analyse de la production agricole de chacune des zones ne permet qu’un survol des indices de « santé économique », reposant exclusivement sur les activités économiques masculines des « chefs de famille » ou des garçons; nulle part les activités de transformation et de production domestique des femmes ne sont prises en compte, contrairement aux monographies leplaysiennes qui les documentaient et les intégraient à l’économie familiale. Quant aux entreprises industrielles, elles suivent les mêmes schèmes descriptifs, et les activités des femmes ne font l’objet que de quelques indications périphériques (dans le comparatif des salaires horaires ou la distribution dans certains emplois industriels ou domestiques). La structure culturelle, qui permet selon les auteurs d’accéder véritablement à la structure sociale d’ensemble, est dégagée à partir des structures politiques et éducatives régionales ainsi que des associations locales, ce qui nous rapproche des questionnements de Simone Paré sur la participation sociale à Beauport. C’est l’occasion de plusieurs jugements normatifs[26] assez typiques de l’état des rapports sociaux de sexe au début des années 1960.

L’ensemble des descriptions entourant les trois axes de structuration sociale dégagés par Dumont et Martin est repris dans un chapitre de conclusion qui s’organise en trois temps. D’abord, les auteurs procèdent à une analyse « fonctionnelle » et « écologique » à partir des données décrites. Ensuite, une première tentative de généralisation des observations réalisées à St-Jérôme pour l’ensemble du territoire québécois est proposée, généralisation qui ne se veut pas une transposition des diagnostics posés sur la région de St-Jérôme, mais plutôt des questions que les phénomènes observés dans cette région soulèvent. Trois thèmes sont évoqués : le réseau urbain, le sous-développement économique et la faiblesse de l’organisation sociale. Leurs conclusions à cet égard sont que « les fonctions de relais des villes sont encore mal dégagées sur le territoire québécois » ou, pour le dire autrement, que le rôle de pôle régional des petites et moyennes villes n’est pas suffisamment développé, ce qui contribue au phénomène de la prolétarisation caractéristique de ces espaces régionaux. La cohabitation de logiques urbaines et rurales dans les régions frontalières aux grandes villes rend l’organisation sociale de ces territoires déficiente, le principal indice évoqué par les auteurs étant la non-participation des agriculteurs et des professionnels urbains aux nouvelles « associations volontaires de type moderne » qui pourraient constituer des lieux de définitions des problèmes collectifs et de leur solution, notamment en raison de la persistance du cadre de référence paroissial dans l’organisation sociale.

Enfin, Dumont et Martin reviennent sur les problèmes méthodologiques entourant ce type de recherches empiriques « monographiques ». Soulignant d’abord les carences dans la documentation statistique, ils évoquent la nécessité d’une histoire de l’aménagement de l’ensemble du territoire québécois, mais surtout ils insistent sur la nécessité de « recherches plus proprement théoriques sur la définition des variables retenues » pour en raffiner les indicateurs et les mesures. Contrairement à Simone Paré, en somme, ils ne reviennent pas sur les considérations locales de leurs analyses et demeurent à un niveau élevé de généralité à partir duquel ils peuvent s’autoriser la théorisation et l’élargissement intellectuel toujours difficile chez les chercheures en service social. La dimension théorique du travail de Simone Paré, à l’inverse, est occultée par l’importance accordée aux descriptions empiriques et à l’ancrage local de ses réflexions.

Que nous apprend cette comparaison entre le travail de Simone Paré et celui de Fernand Dumont, qui occupent au début des années 1960 les directions respectives du département de sociologie et de l’École de service social à l’Université Laval?

Tous deux héritiers déjà assez lointains de l’approche monographique de Gérin et de Hughes, ils en font des usages témoignant des divergences disciplinaires en cours : Simone Paré se dirige vers les études de population avec un échantillon bien défini et numériquement élevé, des distinctions précises reposant sur des comparaisons statistiques (de multiples variables) de personnes rencontrées. Le souci de représentativité statistique est élevé chez Simone Paré, qui compare sans cesse les caractéristiques de son échantillon avec celles de la population de l’espace étudié. Fernand Dumont et Yves Martin, pour leur part, s’attardent moins sur les conditions de leur enquête, les caractéristiques de personnes rencontrées et celles des discours recueillis. La description des données est aussi principalement statistique, reposant sur les documents officiels fournis par les organisations locales et gouvernementales. Elle est toutefois enserrée dans un cadre théorique plus développé (la définition de l’espace lui-même et des zones qui le constituent) et que les discours recueillis lors du travail de terrain viennent surtout illustrer. D’ailleurs, les efforts de généralisation et d’élargissement des analyses sont constants et reflètent l’appétit des sociologues pour la théorisation et l’explication générale.

Tout cela laisse voir un rapport différencié entre la théorie et l’empirie dans les deux disciplines. Si on peut avoir l’impression que les travailleuses sociales s’engagent plus activement vers l’étude de cas, avec une technicisation très marquée des méthodes d’enquête, on observe également que leur vision de l’espace étudié est moins large. Impliquées à l’échelle locale par leur fonction d’intervenante sociale, elles proposent une interprétation de l’idée de crise sociale moins forte, replaçant les observations de « dysfonctionnement » social dans le cadre de la recomposition locale des rapports sociaux, notamment les transformations familiales en milieu urbain pour Paré, plutôt que dans les champs sémantiques évoquant la perte, la disparition ou la dissolution qui caractérisent plusieurs travaux sociologiques. Les travailleuses sociales participent à la mise en oeuvre des changements dans l’espace local à travers leurs fonctions professionnelles, tandis que les sociologues ainsi que plusieurs hommes professeurs de service social sont ailleurs, de plus en plus occupés à la réorganisation régionale et provinciale des espaces et des institutions sociales (Charron, 2013b).

Les travaux de type monographique réalisés en service social, qui contribuent à élargir les perspectives actuelles et passées sur la transition de la société québécoise vers la modernité, n’ont pas été retenus par la mémoire collective des sciences sociales québécoises comme éléments de notre sociographie. Cette filiation monographique est ainsi demeurée largement ignorée, notamment en raison des rapports sociaux de sexe inégalitaires dans les milieux universitaires et scientifiques et des conditions de constitution de la légitimité intellectuelle à cette époque.

Cet épisode de l’autonomisation disciplinaire de la sociologie et du service social nous montre qu’il ne suffit pas d’être formé, ni même de produire des discours et des savoirs, pour acquérir le statut d’intellectuel. L’accès à la théorie et à la généralisation est nécessaire, tout comme le sont la rupture avec l’anonymat de l’enquête et de la recherche empirique et l’investissement dans l’interprétation générale et la définition des paramètres théoriques de compréhension de notre environnement social. C’est de cette manière que certains discours scientifiques savants sont historiquement parvenus à constituer des référents pour l’ensemble de la société, et non uniquement dans le monde universitaire et professionnel. C’est véritablement à partir du moment où Falardeau, Rocher, Dumont et les autres sociologues que nous avons étudiés s’interrogent sur la société québécoise comme phénomène global, traversé de grandes divisions à déchiffrer, qu’ils obtiennent une reconnaissance intellectuelle et savante et qu’ils deviennent des figures centrales de la mémoire disciplinaire. Ils ne se désinvestissent pas complètement du travail de terrain, mais ont de plus en plus un rapport utilitaire avec lui, le subordonnant au travail théorique. C’est plutôt l’inverse qu’on observe chez Simone Paré et d’autres travailleurs et travailleuses sociales universitaires, c’est-à-dire une prédilection pour le travail de terrain et ses détails, terrain où s’exerce aussi la pratique professionnelle. Peut-être sont-ce même les exigences de légitimité professionnelle, en cours de construction, qui donnent cette importance particulière à l’enquête par rapport à la théorie, exigences professionnelles encore fondées, entre autres, sur l’humilité, l’anonymat et la mise au service de soi qui produisent des dispositions largement contraires à l’éthos intellectuel dans lequel le prestige individuel est – et quoi que les principaux intéressés en disent – fortement recherché et encouragé, notamment à travers l’exigence d’originalité.

Quoi qu’il en soit, on remarque que le début des années 1960 consomme vraiment la rupture entre la sociologie comme discipline théorique et le service social comme pratique professionnelle appuyée sur des enquêtes empiriques tirant de plus en plus leur légitimité d’un cadre théorique tirée de la psychologie, rupture qui s’observe dans les définitions disciplinaires, mais également dans la composition des corps professoraux, dans les recherches menées dans les deux disciplines et dans les programmes de cours proposés, qui deviennent beaucoup plus spécialisés et différenciés (Charron, 2013c). Comme l’étude de Simone Paré le montre clairement, néanmoins, les travailleuses sociales ne se désintéressent pas réellement de la théorie. Peut-on dire qu’elles proposent une vision alternative de la science, comme le suggère Mary Jo Deegan (1988) à propos des pionnières du service social à l’Université de Chicago qui, avant comme à la suite de leur exclusion du département de sociologie, continuent de promouvoir des théories sociologiques alternatives étroitement arrimées à une dimension d’action et d’actualisation constante des connaissances à même leur terrain d’étude? Il s’agit d’une hypothèse intéressante qu’il est heuristique de poursuivre pour le Québec, notamment pour approfondir notre compréhension des liens entre les pratiques masculines et la construction des schèmes d’intelligibilité scientifiques dominants.