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En 1944, Roger Lemelin publie Au pied de la pente douce, une fresque décrivant le quartier Saint-Sauveur à Québec et l’un des premiers romans québécois à représenter la réalité urbaine, à mettre en scène les classes populaires et à transposer leur langue. Malgré son importance, le roman a été quelque peu négligé par la postérité et par les chercheurs. On peut certes s’expliquer ce relatif oubli : le succès populaire du téléroman de l’auteur, Les Plouffe, lui a sans doute fait de l’ombre, de même que l’immense fortune de Bonheur d’occasion, publié en 1945. D’une tonalité plus sérieuse, le roman de Gabrielle Roy a en effet davantage retenu l’attention des chercheurs que l’oeuvre facétieuse de Lemelin, littéralement prise à la légère. Il faut donc saluer la publication d’Humilité et profanation, l’excellent essai que Jacques Cardinal, professeur de littérature à l’Université de Montréal, consacre à Au pied de la pente douce. L’auteur s’intéresse à la critique que fait Lemelin de la mainmise de l’Église catholique et de l’omniprésence des discours d’humilité, de pénitence et de sainteté crucifiante véhiculés par celle-ci. Intitulée « De la sainteté et de l’ironie », la première partie de l’essai nous montre les talents de satiriste de Lemelin et nous aide à mieux distinguer ses cibles de prédilection : les saints, les dévots et les prêtres. Les recherches de l’auteur permettent par ailleurs de mieux comprendre la culture mortifère que combat Lemelin.

Si le trait du romancier peut parfois paraître trop appuyé au lecteur moderne, c’est peut-être en raison de l’oubli des réalités auxquelles il s’attaque. L’évocation de Gérard Raymond (1912-1932), le modèle du « jeune saint paroissial » du roman, est à cet égard tout à fait révélatrice : les extraits du journal de l’aspirant martyr décrivant ses mortifications montrent ainsi que la caricature qu’en fait Lemelin demeure bien en deçà de la réalité. Si la première partie de l’essai conforte l’image du roman retenue par l’imaginaire collectif, celle d’une oeuvre irrévérencieuse et satirique, la seconde, intitulée « Tombeau de Jean Colin », révèle une facette beaucoup plus sombre de l’écrivain. À bien y regarder, la mort occupe une place considérable dans le roman de Lemelin. Cardinal montre le caractère à la fois novateur et profanateur de la longue agonie de l’un des personnages principaux, Jean Colin. Sa mort échappe en effet complètement au cadre religieux et tourne le dos à toute transcendance, si ce n’est celle d’une lucidité sans pitié face à l’obsédante réalité d’un corps à la dérive, à la misère qui provoque et aggrave la maladie qui l’emporte et à l’hypocrisie et à l’égoïsme de ses proches. Les fines analyses faites par Cardinal des divagations de Jean Colin devant la perspective de l’amputation de sa jambe révèlent un humour noir, caustique, un imaginaire féroce à mille lieues de la « bonne humeur » traditionnellement associée à l’auteur. Ce n’est peut-être pas sans raison que certains critiques de l’époque comparèrent Lemelin à Céline. L’essai de Jacques Cardinal nous montre qu’Au pied de la pente douce met en scène un tragique agnostique, mais également un discours sur l’humilité qui échappe au modèle chrétien. S’il faut juger d’un essai littéraire à sa capacité à nous faire voir sous un nouveau jour son objet, celui de Cardinal, qui nous révèle, sous la façade des amourettes, des bingos et de pétards qui explosent, un roman sombre et profond, est un succès.