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Après sa biographie, Denys Arcand, l’ange exterminateur, publiée chez Leméac en 2004, Réal La Rochelle, éminent professeur et critique de cinéma et d’audiovisuel, revient sur la carrière de cet emblématique cinéaste québécois avec cet essai. Le texte peut être lu comme un complément à la biographie. Il s’agit plus précisément, selon l’auteur, de « faire le point » sur la vie professionnelle d’Arcand depuis l’énorme succès en 2003 de son film Les invasions barbares, et ce, jusqu’à nos jours. Cependant on pourrait s’interroger sur le véritable propos de cette entreprise.

S’agit-il de s’intéresser à Denys Arcand créateur, c’est à dire à l’homme au travail, à travers l’analyse de documents inédits comme les différentes versions des scénarios de L’âge des ténèbres ou le projet non abouti d’Un coeur mélancolique ou bien encore à partir de témoignages privilégiés sur le plateau de tournage ou en salle de montage? Réal La Rochelle, en véritable spécialiste, nous fait part de ses découvertes et de ses analyses sans pour autant parvenir à nous intéresser réellement. L’attention sera aussi généreusement portée sur l’usage de la musique dans le travail de création d’Arcand, autre domaine de prédilection de l’auteur, alors que le récit des aventures et mésaventures, pour ne pas dire des déboires de la production, distribution et réception critique de L’âge des ténèbres pourrait séduire davantage un lecteur moins fervent.

Ou bien s’agit-il de se pencher sur la figure très controversée de ce cinéaste autant aimé que haï? Homme converti en véritable héros national lorsqu’il remporte une pléiade de prix, dont l’Oscar du meilleur film étranger et les César du meilleur réalisateur, du meilleur scénario et du meilleur film pour Les invasions barbares en 2004, il devient quelques années plus tard un ange déchu et banni, lors de la sortie de son film suivant L’âge des ténèbres. De ce fait, ce qu’Arcand appelle lui-même « La Malédiction de L’âge des ténèbres » tient une place centrale dans l’ouvrage. Fort d’une abondante documentation constituée en grande partie d’articles de l’époque, La Rochelle restitue le contexte dans lequel fut accueilli le film pour tenter de comprendre le pourquoi et le comment de la désaffection et de la colère d’une grande partie de la critique à l’égard du film, mais aussi à l’égard du cinéaste lui-même. En racontant la descente aux enfers d’un fonctionnaire qui, pris au piège entre la réalité déprimante du système capitaliste déshumanisant et ses fantasmes parfois ridicules, finira ses jours dans un chalet retiré au bord du fleuve Saint-Laurent, Arcand dresse un portrait au vitriol de notre époque contemporaine. Ce regard très noir porté sur ses congénères et sur la société en général sera jugé comme arrogant et cynique et déchaînera les foudres de la critique et d’une partie des intellectuels au Québec mais aussi en France. Comme l’indique La Rochelle : « On ne veut pas se regarder dans un pareil miroir, on refuse son reflet dans cette glace. » (p. 49) On apprendra cependant à la lecture du texte que ce rapport amour-haine n’est pas nouveau et qu’il jalonne toute la carrière du réalisateur. Arcand n’est décidément pas un homme qui garde sa langue dans sa poche. Aurait-il été puni pour avoir pointé du doigt les maux de son siècle?

Si le texte fait la part belle au cinéma et à l’étape difficile de L’âge des ténèbres, on découvrira aussi les autres facettes d’un artiste qui se réinvente à travers la littérature avec la publication de ses textes Les gens adorent les guerres et autres inédits chez Boréal ou bien l’adaptation théâtrale de Trente arpents de Ringuet sous forme d’un long monologue, intitulé Euchariste Moisan, et plus récemment à travers la vidéo d’art (en collaboration avec l’artiste Adad Hannah).

Cet essai parsemé de témoignages et de citations d’articles, à mi-chemin entre l’analyse de l’oeuvre d’Arcand (cinématographique, audiovisuelle et littéraire) et la chronique, pourrait dérouter et surprendre par la manière un peu chaotique et en apparence capricieuse de passer d’un thème à un autre, de basculer dans des flashback ou bien de s’attarder sur des références avec des descriptions qui semblent parfois s’éloigner complètement du sujet. Était-il bien nécessaire, par exemple, de consacrer un chapitre entier à relater de bout en bout le film de Luis Buñuel, L’ange exterminateur, pour en arriver à une comparaison plutôt forcée avec le film L’âge des ténèbres? Ou de nous raconter en détail, sur plusieurs pages, les premières saisons de l’excellente série américaine Mad Men? On ne saurait trop dire. La réponse réside peut-être dans le sous-titre de l’essai Mille plateaux qui, loin d’évoquer les aventures sur les nombreux plateaux de tournage du cinéaste, fait plutôt référence, comme l’indique l’auteur, au titre d’un important ouvrage de philosophie de Deleuze et Guattari paru en 1980. Voilà peut-être la clef de voûte de ce texte qui se développe, pour reprendre la terminologie de ces deux philosophes, tel un rhizome, comme un agencement de multiplicités hétérogènes qui confère à l’ouvrage toute sa singularité.

Finalement, ce qui reste, lorsqu’on referme le livre, c’est le portrait en kaléidoscope, parfois touchant, d’un créateur doué mais aussi d’un homme comme les autres, porté par le regard bienveillant d’un ami comme Réal La Rochelle.