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Spécialiste de l’étude des réseaux intellectuels entre la France et le Canada au 20e siècle, Gérard Fabre propose une passionnante lecture des ambivalences, « entre coeur et raison », de douze écrivains français au sujet du Québec, de Michelet et Chateaubriand à Michel Tournier et Robert Marteau en passant par Ferdinand Brunetière, Maurice Constantin-Weyer, André Siegfried, Maurice Genevoix, Jean-Charlemagne Bracq, André Breton, Jean-Marie Domenach et Philippe Meyer. Sans prétendre à l’exhaustivité, cette liste d’auteurs permet néanmoins de reconstituer une généalogie des préoccupations et des perspectives françaises sur le Québec d’hier à aujourd’hui. Ses thématiques – « nostalgie de la Nouvelle-France, vision croisée du Canada et du Québec à travers le prisme européen, la perception du nationalisme, du catholicisme et des Amérindiens, les diverses façons de soupeser le poids de la tradition et de la modernité en Amérique du Nord » (p. 10) –donnent à l’ouvrage un fil conducteur qui tisse une trame d’échos et de résonances entre onze brefs chapitres traitant d’oeuvres aussi différentes.

Dès le premier 19e siècle, comme le rappelle Fabre, nombreux sont les intellectuels français à s’interroger sur l’existence ou la persistance du fait français en Amérique du Nord : « pourquoi ces gens sont-ils encore là » bien après leur séparation d’avec la France ? À cette question et ses nombreux corollaires, l’interprétation nostalgique, tant conservatrice que progressiste, aura longtemps prévalu et refera périodiquement surface. Il s’agit là d’un premier prisme à travers lequel le Québec est envisagé. L’auteur met ensuite en lumière le rôle de l’anglophilie dans les représentations françaises du Canada : « le rapport de la France au Canada et au Québec est subordonné à des impératifs diplomatiques à l’égard de la Grande-Bretagne. C’est une partie à quatre qui se joue » (p. 13). Sensible aux aléas des relations internationales, la façon de penser le Québec et le Canada en Amérique du Nord et sa relation sera pour ainsi dire toujours un peu modulée par les relations de la France avec sa voisine outre-Manche. Ce n’est pas avant le milieu des années 1960, avec des écrivains associés à la revue Esprit (Domenach, Meyer et Marteau) que Londres cesse de constituer un référent « nécessaire », et qu’une plus grande sympathie, sinon une puissante adhésion, avec les velléités indépendantistes québécoises se manifeste sous leurs plumes.

Ces deux prismes interprétatifs informent ce qui dans ce corpus hétérogène « relève de l’analyse ». Ils permettent, chemin faisant, d’expliquer pourquoi et comment, leur approche du Canada aura longtemps favorisé une vision unitaire du pays. Chez des auteurs comme Breton et Tournier par exemple, une conception européenne du nationalisme, qui ne peut être que mesquin et de droite, les rendra parfaitement imperméables au discours indépendantiste : le premier en vertu d’une forme d’opposition farouche à tout nationalisme, le second, allant jusqu’à ne même pas faire une seule fois usage du mot « québécois » dans un récit de voyage pourtant effectué au début des années 1970. Fabre montre qu’il a fallu un long moment, et notamment la médiation d’un Gaston Miron, pour que le caractère progressiste du nationalisme québécois fasse l’objet d’une reconnaissance de la part des écrivains français de la revue Esprit, adhésion qui s’inscrit, selon son expression, dans les retombées culturelles de la « parenthèse gaulliste ».

Le titre de l’ouvrage pourra créer un horizon d’attentes selon lequel les dimensions littéraires et esthétiques des représentations du Québec et du Canada figureraient au centre de l’analyse. Il n’en est rien et il serait discourtois de lui en tenir rigueur. L’auteur s’inscrit d’emblée dans le champ de l’histoire des idées d’une lecture croisée des réseaux intellectuels de part et d’autre de l’Atlantique. Fort d’une excellente compréhension des enjeux historiques et idéologiques des deux pays, Fabre jette un éclairage très riche sur les oeuvres étudiées qui nous permet de mieux comprendre la logique de la représentation française du Québec. En dépit de sa brièveté, et peut-être à cause d’elle, l’ouvrage, porté par un style concis et efficace, est d’une lecture très agréable et donne envie de renouer avec ces oeuvres oubliées ou moins connues.