Corps de l’article

L’irremplaçable Robert Comeau n’en finit plus d’accomplir oeuvre utile, entre autres comme directeur de l’excellente collection « Études québécoises » chez VLB. En ayant trouvé les moyens de faire traduire de l’anglais – et fort fidèlement, par Manon Leroux –, le livre que Susan Mann avait tiré en 1975 de sa thèse de doctorat à l’Université Laval sur le mouvement nationaliste de « L’Action française », l’éditeur relance et élargit l’accès à un ouvrage classique de l’historiographie québécoise contemporaine. « Classique » en ce sens que même les généralistes de mon genre n’y trouveront pas grand révélations inédites, non seulement parce que les analyses hier originales de Mann ont été tellement reprises d’un bord et de l’autre, depuis, qu’on en oublie la source, mais parce qu’elles conservent une pertinence et une lucidité qui restent à dépasser. Classique de forme aussi : construction logique et sans redites, argumentation pondérée évitant les jugements anachroniques, style élégant et naturel, à la fois respectueux de l’intelligence et de la patience du lectorat.

Même si Lionel Groulx fut « manifestement le pilier du groupe, le garant de sa stabilité » (p. 48), et en a dirigé de 1920 à 1928 la revue mensuelle, L’Action française, son nom n’apparaissait pas au titre de l’édition originale. Il a été ajouté à celle-ci, explique la préface de circonstance, en guise de « remerciements » et « pour des raisons de marketing ». Mann avait en effet tissé avec le vieux chanoine des complicités assez affectueuses pour qu’il lui montre le manuscrit de ses Mémoires, peu avant sa mort en 1967. Par ailleurs, depuis que le regretté Mordecai Richler lui a dessiné une petite moustache antisémite dans les pages du New Yorker, la momie de Groulx a été excavée du Métro de Montréal pour repasser à la buanderie de la Grande Noirceur ; d’où que son image de marque, négative ou positive – qu’importe, pourvu qu’on en parle – ait regagné « des pattes », comme on dit dans le jargon américain du marketing, précisément. Génuflexion faite, toutefois, l’étude ne porte sur la pensée de Groulx qu’en ce qu’elle s’insère dans le principal courant intellectuel qui a redéfini le nationalisme canadien-français (pré-québécois), entre la Première Guerre mondiale et la Crise. Mann tient compte des autres voix au chapitre, non seulement au sein même de la bande, mais aussi à son arrière-scène immédiate (Henri Bourassa, l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française, la Société du parler français, l’École sociale populaire, etc.), et dans l’environnement élargi (les politiciens, le haut clergé, les grands quotidiens de langue française – un petit monde passablement incestueux).

La fin du long XIXe siècle, sur lequel la guerre de 1914-1918 viendra tourner la page, est un temps d’inquiétudes au Canada français catholique. La pendaison de Louis Riel (1887), suivie de la répression scolaire de la diaspora – contre sa reproduction culturelle –, au Nouveau-Brunswick, au Manitoba, en Ontario, allant de pair avec l’invasion des « hordes barbares étrangères »[1], ont rétréci comme peau de chagrin les rêves d’implanter territorialement au-delà de la réserve laurentienne le pacte imaginaire entre les « deux peuples fondateurs » de la Confédération. Au Québec même, les vagues d’immigrants naturellement portés vers l’anglais se conjuguent à l’effarant drain vers les États-Unis des habitants de vieille souche pour miner les bases démographiques même de la majorité, tandis que l’urbanisation physiquement et spirituellement « malsaine », la prolétarisation sous des patrons anglais et les braquages des classes sociales l’une contre l’autre, les charmes déjà irrésistibles de la consommation / américanisation de masse et l’anglicisation envahissante qu’elle entraîne (jusque dans notre enseignement scientifique et commercial !),[2] concourent pour miner la continuité et la cohésion de la « race française d’Amérique », de la nation entendue comme une forme originale d’affiliation généalogique, à la fois ancestrale, géographique et providentielle, en vidant son réservoir même, la campagne : ces « familles nombreuses, pieuses, indépendantes, frugales, tempérées, joviales et patriotiques » où une « société canadienne-française indépendante, confiante et distincte plonge ses racines » (p. 101 ; je souligne doublement la nostalgie d’une indépendance communautaire assise sur celle de chaque famille, parce que « L’Action française » y fondera l’espoir lointain de contrer ses défaillances sociohistoriques par une institutionnalisation étatique de la nation).

En attendant, les rêves collectifs ne se portent guère mieux au ciel des cadres constitutionnels existants que sur le terrain des vaches et des grenouilles. Ce franc-tireur d’Henri Bourassa a eu beau promouvoir un nationalisme proprement canadien, fidèle à son originalité biculturelle avant le nom, et le premier ministre fédéral Wilfrid Laurier, essayer de porter ses propres projets d’autonomie intérieure jusqu’aux portes du Colonial Office, la majorité d’extraction anglaise, fière d’appartenir au plus grand empire du monde, à l’époque, n’en a rien voulu savoir. La guerre des Boers (au tournant du siècle), puis la création d’une marine canadienne à la disposition de l’Amirauté britannique, conduiront Bourassa à prédire, dès 1910, que le Canada serait avant longtemps entraîné dans un immense conflit entre les Puissances européennes ; aussi se retirera-t-il des compromissions de la politique active pour fonder Le Devoir et se recycler dans le magistère ethno-confessionnel (« La langue, gardienne de la foi » : remarquez la priorité de la foi, dont la langue n’est que le garant instrumental). Arrivée la guerre annoncée, le fiel anti-français déborde hystériquement des médias anglo-canadiens à l’occasion des élections de 1917, l’Ontario en profite pour garrotter d’un cran de plus les écoles minoritaires, le Parti libéral se déchire sur une stricte ligne linguistique et Sir Wilfrid doit trouver refuge dans la légende ; au printemps 1918, des troupes anglophones font couler le sang dans les rues de Québec, après que les rumeurs de conscription aient poussé le peuple à l’émeute.

C’est dans cette période charnière entre deux siècles qu’il faut replacer le groupuscule d’agitateurs intellectuels né Ligue des droits du français en 1913 pour prendre le nom d’Action française en 1921 et s’étioler en 1928. À l’origine, il s’agissait de faire campagne en faveur de la qualité et de la présence publique du français (lutte aux anglicismes, nom des biscuits, affichage, téléphone, bilinguisme gouvernemental, etc.), mais on est vite passé à « la langue, gardienne de l’identité » : il presse davantage de « former des esprits que de corriger des prononciations », raconte Mann, d’infuser au peuple une volonté de résistance, « une détermination (qui) conduira a une libération complète – politique, économique, sociale et culturelle – et alors pourra se produire un véritable épanouissement de la langue française » (p. 76). La mission du groupe, précisera Groulx lui-même, était de travailler, « en Amérique, par l’étude et l’action », à l’affirmation et au développement de « la personnalité ethnique du peuple canadien-français, suivant son caractère catholique et latin, et dans le sens de ses traditions nationales » (cité p. 48). Si le sort de la nation demeure plus que jamais lié à une vigilance incessante dans un environnement hostile, l’heure n’est plus aux seules revendications défensives, à la pièce, car c’est en son for intérieur que s’est désormais infiltrée la véritable menace : dans la léthargie collective, le manque de confiance en soi, l’abandon aux sirènes de la modernisation faite par les Autres, l’érosion de la fibre morale et de la fidélité aux grands desseins des fondateurs inspirés par la Providence. L’action la plus urgente doit donc avant tout viser les consciences, proposer une doctrine et des mots d’ordre afin de rassembler les énergies, ranimer la fierté historique et la foi qui l’inspire, rehausser les espérances, lancer l’appel au chef – en un mot : réarmer en profondeur l’âme même de la nation. Alors seulement les Canadiens français catholiques pourront-ils « se débarrasser de la passivité, du colonialisme, de l’individualisme et de la dépendance dont ils sont affligés » (p. 165).

Les deux premiers chapitres examinent successivement les racines indigènes du mouvement et ses filiations avec son homonyme parisien, associé à la figure de Charles Maurras, brillant réactionnaire, royaliste, xénophobe et, quoique personnellement athée, défenseur de la France éternelle, fille aînée de l’Église.

« L’Action française » de Montréal se réclame d’abord et avant tout de précurseurs locaux comme Lafontaine (mais pas Papineau, trop révolutionnaire avant de devenir trop conservateur), Laflèche, Tardivel, Bouchette, de Nevers, etc., et surtout, du géniteur immédiat Henri Bourassa, mais en y pigeant ce qu’elle veut bien en rejetant le reste sans plus d’angoisses. À l’inverse, c’est sa revue qui tire de l’oubli le fameux (depuis) discours de Mgr Paquet sur la « mission providentielle », datant de 1902, pour le réhabiliter en 1925 sous le titre de « Bréviaire du patriote canadien-français ».

Quant à « L’Action française » de Paris, elle non plus ne servira pas tant « d’inspiration que de caution » (p. 44). Va pour la renaissance de la France d’avant la Révolution, va encore d’y trouver une référence d’autorité prestigieuse, mais pas au point de s’en faire les épigones à Montréal (le royalisme, entre autres, très peu pour nous, merci). Le cousinage idéologique est néanmoins assez serré pour que la condamnation papale de l’utilisation de la religion à des fins politiques et la mise à l’index de Maurras, en 1926, taraudent les cathonationalistes d’ici plus qu’ils ne l’avouent ouvertement. Il faut dire que la revue avait flirté avec l’utopie d’un séparatisme plus ou moins québécois dans son volume de 1922 consacré à « Notre avenir politique », en rebutant plusieurs de ses sympathisants, dont le clergé combattant de l’Ouest canadien. À contrecoeur, Groulx se plie à l’autorité suprême, préférant se « tromper avec l’Église que de prendre le risque d’avoir raison contre elle » (on dirait un compagnon de route du Parti communiste français des années 1950, parlant de Staline), de sorte qu’en janvier 1928, la revue est rebaptisée L’Action canadienne-française. Trop tard : Pie XI remet ça dès le printemps suivant, lorsqu’il tranche un conflit entre les paroissiens franco-canadiens et l’épiscopat anglo-irlandais de Nouvelle-Angleterre en excommuniant les meneurs du journal La Sentinelle, de Woonsocket, au Rhode Island[3]. Dans les mois suivants, tandis que les irritations croissantes du premier ministre Taschereau et des évêques frileux incitent l’Université de Montréal à serrer la vis à son trop voyant professeur Groulx, celui-ci s’empresse aussi courageusement de retirer son nom de la couverture de la revue avant d’en abandonner la direction. Ayant ainsi perdu son guide, le groupe baisse les bras[4]. Il n’y a pas que le Saint-Siège, rappelle Mann, mais tout le climat international qui était devenu réfractaire aux nationalismes ethniques après la tuerie de 1914-1918[5]. À quoi on pourrait ajouter que la relance économique des « années folles » (houleuses, bouillonnantes de promesses et séduites par les nouveaux médias du cinéma, de la presse populaire à sensation, de la radio), déclassait les discours de Cassandre prêchant à la fois la décadence de la nation et sa grandeur providentielle, la honte et la fierté collectives, les incessantes menaces externes et l’autodétermination. « Qui a envie d’écouter longtemps les gémissements de ce triste et sombre chien de garde ? » (P. 167.) En effet.

On pardonnera que je ne m’étende pas sur les chapitres du livre l’un après l’autre[6], quitte à y puiser sélectivement des arguments pour discuter à quel point ses conclusions demeurent pertinentes, trente ans plus tard.

Quelle importance accorder à cet épisode relativement court dans la longue histoire du nationalisme canadien-français… et québécois ? Si j’ai bien compris, Mann juge en définitive que son influence fut essentiellement limitée à un remous marginal dans le plus large courant nationaliste, lui-même alors minoritaire au Canada français, et qu’il s’est épuisé en 1928 parce que ses principaux animateurs n’avaient plus rien à dire à la nation. Après tout, L’Action française n’a toujours reposé que sur un quarteron montréalais de professionnels à l’ancienne (prêtres, médecins, avocats, journalistes, maîtres d’école, presque tous d’âge mur), personnellement inquiets de leur propre statut dans l’environnement sociétal émergeant, non sans raisons. Indice peu rassurant : à son assemblée générale de 1926, sur 16 personnes formellement invitées, 8 seulement se présentent –  ce n’est pas tout à fait la bousculade aux États généraux de l’Amérique française (p. 47). Et puis, il est certain que ses sévères avertissements n’ont pas ralenti d’un poil la conversion banale du bon peuple à l’affreuse modernité ambiante, pas plus que ses mots d’ordre n’aient vraiment embrasé les élites ascendantes. Selon l’historienne, si le message de « L’Action française » n’a pas trouvé plus de retentissement, à l’époque, c’est qu’il était trop contradictoire pour galvaniser les engagements, trop mystique pour coller à la pratique, et surtout, trop timoré pour encourager les pleutres : « En fin de compte, écrit-elle, le talon d’Achille de L’Action française aura peut-être été la peur. » (P. 169)[7].

Faisons le compte des craintes, en effet. Peur de Rome quand de plus en plus de fidèles commencent, sinon à s’en ficher, du moins à y faire pratiquement sourde oreille. Peur des Anglo-Saxons-Protestants (du Canada et des États-Unis confondus), alors que leurs « virus culturels » se répandent de façon épidémique dans tous les recoins de la vie quotidienne et attirent les envies irrésistibles. Peur de la grande ville effectivement insalubre, mais stimulante et souvent plus payante, où vivent la majorité des Québécois des deux « races » après 1921 ; glorification réciproque de la vie sur la terre, crevante, répétitive et sans avenir, avec sa paroisse homogène, assujettie aux curés et notables, intolérante et morne comme la pluie. Peur des immigrants « voleurs d’emploi », surtout des Juifs, opportunistes « sans racines », toujours portés à se coller aux plus forts, aussi bien responsables des dépravations d’Hollywood que du militantisme syndical ou des pires défauts du capitalisme à Montréal, à la fois admirés, enviés et redoutés pour leur cohésion communautaire et leurs succès matériels : « tout un quartier en est infecté », et la revue dresse pédagogiquement une liste des établissements commerciaux « juifs » qui se cachent sous des noms français (p. 115. Mann n’y consacre guère plus d’une page, par délicatesse ou parce que ce thème reste aussi mineur dans la propagande du groupe ?). Peur des jeunes femmes, chez qui les passions débridées pour la danse, le sport ou le droit de vote conduisent irrémédiablement à l’infanticide et au divorce, abominables trahisons de l’éternel féminin, maternel (p. 119). Peur de l’économie de marché, cheval de Troie de l’américanisation, de la prolétarisation, du matérialisme, de la corruption des moeurs, tout en y convoitant une place pour « nos » entrepreneurs. Peur du Canada, tout en souhaitant la création d’un « Bloc » canadien-français au Parlement d’Ottawa, le bilinguisme officiel, la nomination d’un Gouverneur général issu du pays, un poste de sénateur franco-ontarien, un drapeau proprement canadien.

Car si « L’Action française » tient à garder ses distances envers la politique politicienne, le sort politique de la Nation l’obsède. Il devient évident à ses yeux que le supposé pacte de 1867 entre les « deux races » est démenti à chaque jour par les Anglais du pays, qui n’y ont jamais tenu. L’Empire britannique lui-même est en train de se désagréger – voyez l’Irlande, déjà, l’Écosse demain, l’Inde avant longtemps, etc., et la montée concomitante des États-Unis et du Japon dans le siècle qui s’annonce. Le Canada anglais va devoir s’établir à son propre compte, et les Français d’Amérique au leur, en s’appuyant sur le Québec sans renier leurs frères de sang installés dans le reste du continent (comment ? encore une chose qui n’est pas claire). Alors on joue brièvement avec l’hypothèse d’un éventuel « État français » souverain plus ou moins concentré sur le Québec, mais pas pour de vrai, pas immédiatement, pour plus tard, manana, afin de compenser en attendant « la débilité de l’être national » par une « haute pensée », un rêve qui mette « de l’ordre, de la clarté, de l’unicité dans nos efforts» (Groulx, cité p. 134 et 140). Même chose pour l’« appel au Chef », assez commun chez les peuples qui se sentent humiliés, dans ces temps-là, comme on sait[8] ; mais la norme de l’héroïsme national est fixée si haute qu’aucun politicien ne peut jamais être à la hauteur des attentes, qu’il soit corrompu par la prévarication et la gabegie aussitôt élu, ou trop pusillanime, comme Henri Bourassa. Dans un cas comme dans l’autre, explique Mann avec une subtile empathie, rien de vraiment réaliste, « mais plutôt un morceau de prose poétique proposé comme idéal » (p. 135).

En somme, on n’arrive pas à se brancher sur les déchirements de la nation française d’Amérique telle qu’elle était alors. La diaspora ou le Québec ? L’Église ou l’État ? La foi ou la langue ? La campagne ou la ville ? L’agriculture ou l’exploitation industrielle des richesses naturelles ? L’« achat chez nous » ou la compétition sur le front des grandes Affaires ? Et surtout : faut-il s’en prendre à la domination des Autres ou au colonialisme intériorisé, chercher des solutions politiques, pratiques, ou miser d’abord sur le réarmement moral ? Le groupe n’a pas tranché ces alternatives, ni proposé de compromis cohérents, applicables à vue de nez. En ce sens-là, on ne pouvait le « suivre » : il fut davantage un «reflet de la société canadienne-française» qu’un guide efficace (p. 171). Mais cela ne signifie pas qu’il n’ait pas bénéficié d’une large audience, ou qu’il n’ait pas redéfini les enjeux du nationalisme pour les décennies suivantes. Mann en convient globalement lorsqu’elle décèle derrière la brouille avec Henri Bourassa « un changement de perspective politique, de canadienne à québécoise », promis à un certain avenir, n’est-ce pas (p. 171) ?

Les idéologies nationalistes ne s’embarrassent pas tant de la vie quotidienne que des communes raisons de durer, de renaître sans cesse collectivement : elles essayent de convier un groupement sociohistorique par référence, au sens dumontien du concept. Là-dessus, il me semble que les germes semés par L’Action française ont été passablement fertiles, répandus, et surtout, irréversibles. Sa revue rejoindra jusqu’à 5 000 abonnés, une solide proportion des élites de la parole dans une ethnie-cité encore fortement hiérarchisée, d’autant que la publication est relancée régionalement par des associations nationalistes et d’étudiants des collèges classiques qui lui donnent écho et sollicitent ses prestigieux conférenciers (Bourassa, Armand Lavergne, Édouard Montpetit, etc.), sans oublier le nano-chanoine, lui-même remarquable rhéteur public). Sa maison d’édition publie des plaquettes issues de ces conférences qui se vendent par milliers, et sa librairie montréalaise diffuse dans toute la diaspora (par les circuits cléricaux, surtout), les ouvrages littéraires, scientifiques ou historiques conformes à son orthodoxie. À une époque où, en matière de propagation des idées ou images, les médias de masse n’ont pas encore entièrement déclassé les réseaux interpersonnels de patronage clientéliste structurant la communauté de fond en comble, il est difficile de faire mieux pour « passer son message ». L’Action nationale a repris le flambeau de L’Action française dès la crise des années 1930 pour ne plus le laisser tomber jusqu’à nos jours, et redonné une tribune à plusieurs auteurs du noyau original (comme Le Devoir, d’ailleurs). Le rayonnement populaire du groupuscule ne fut pas négligeable non plus : à compter de 1915, il publie un Almanach de la langue française dont le tirage annuel atteindra les 40 000 au début des années 1920, ce qui n’est pas rien, compte tenu du bassin de ménages alors suffisamment scolarisés pour en profiter. Le mythe de Dollard des Ormeaux, inventé quasiment de toute pièce par Groulx, s’est incrusté dans les manuels d’école pour finir par passer dans la symbolique commune, au titre de fête chômée (à la place du Victoria Day).

En somme, non seulement la petite clique de L’Action française a-t-elle rejoint beaucoup de monde en son temps, mais c’est surtout à l’empreinte qu’elle a laissée dans l’imaginaire nationaliste qu’il faut en prendre la mesure, ou plus exactement, dans ce qu’on en a retenu sélectivement. La bonne vieille théorie du « two-step flow » (Lazarsfeld) nous avertit que, dans les communications sociales, les messages émis par une source ne rejoignent pas directement et intégralement les membres de l’audience visée, mais sont digérés, interprétés, triés, simplifiés, évalués par l’intermédiaire des réseaux d’influence, des multiples « leaders d’opinion » auxquels se réfèrent capricieusement les individus selon leurs diverses dilections et appartenances prochaines, un processus qui se poursuit dans le temps jusqu’à se cristalliser dans une version parfois assez lointaine du message d’origine (pensons aux rumeurs, modèles types du phénomène)[9]. Par exemple, en l’occurrence : oui, le péril est en la demeure, mais il n’exige pas tant un réarmement moral qu’une renaissance culturelle (éducation, science, rationalité technocratique, nouveaux médias de masse) ; c’est par « L’État du Québec » qu’il faut agir pour redevenir « maîtres chez nous », établir une « démocratie de participation », tout en soutenant l’émergence d’une « nouvelle garde d’Affaires » pour « bâtir le Québec », etc. « De là aussi », écrit Mann dans la toute dernière phrase du livre, « l’impression de modernité et de caractère suranné, qui ne peut manquer de frapper le lecteur d’aujourd’hui qui s’arrête à feuilleter un numéro poussiéreux de L’Action française » (p. 171).

De là encore le désarroi amer de l’abbé Groulx devant une Révolution tranquille qui, pourtant, se réclamait bien malgré lui de son héritage.