Corps de l’article

Pourquoi se pencher sur les revues québécoises de sciences sociales[1]? Parce que c’est là que « nous » publions, nous chercheurs universitaires rattachés à la sociologie, à l’histoire, et en général aux sciences sociales. C’est une façon de réfléchir sur nos pratiques d’écriture et de diffusion de nos travaux, sur l’évolution de ces pratiques ainsi que des objets d’étude qui sont les nôtres. La question se pose avec urgence dans le contexte de la transformation rapide du champ éditorial scientifique. Non seulement les revues publient désormais des versions électroniques, mais ce sont ces dernières qui sont dorénavant consultées par les chercheurs, jeunes et moins jeunes. Les abonnements aux versions papier ne couvrent plus, sinon à peine, les dépenses d’impression, et les comités de rédaction mettent à l’ordre du jour de leurs rencontres l’abandon de ces versions papier, d’autant plus que les subventions gouvernementales se réduisent comme peau de chagrin en même temps que le taux de succès aux demandes de subvention à l’édition[2].

Le choix des revues de démographie, d’histoire et de sociologie, auquel le texte est consacré, est en partie arbitraire, mais permet de cerner une dynamique représentative des sciences sociales et humaines, laquelle aurait pu aussi être observée dans les revues de littérature et de science politique, notamment, ou de philosophie. Choisir ainsi trois disciplines permet à la fois de centrer le propos tout en permettant des comparaisons à propos de l’histoire des revues, de leur rapport à l’institution universitaire, au public spécialisé, au large public, à la discipline et au Québec.

Les bouleversements auxquels est confrontée l’édition savante vont bien au-delà de la numérisation et de ses conséquences sur l’équilibre budgétaire des revues. Aussi l’analyse sera centrée non tant sur les idées que véhiculent ces revues, que sur leur « format », la science et l’institution scientifique dont elles émanent et qu’elles contribuent à construire, l’objectif étant ici de cerner ce que signifie penser (en français) au Québec, de penser le Québec, pour les sociologues, démographes et historiens.

Avant de poursuivre, je dois préciser qu’au fil des ans et des décennies, j’ai été impliquée dans diverses revues et à plusieurs titres. J’ai d’abord été membre du comité de rédaction de Possibles (1979-1983), mais surtout, adjointe à la rédaction (dès 1991), puis rédactrice, et enfin directrice et rédactrice de Recherches sociographiques, jusqu’à ma retraite en 2013. Depuis 2015, je suis membre de la Société des Dix, laquelle publie les Cahiers des Dix. J’ai aussi fait partie quelques années du comité de rédaction de Sociologie et sociétés.

Pour favoriser la comparaison[3] entre les revues et cerner leur posture intellectuelle, le corpus n’a pas tant été construit à partir des trois disciplines, que de diverses modalités de rattachement à l’institution scientifique. L’angle disciplinaire a été abordé à travers l’histoire et la démographie, et les revues rattachées à ces disciplines, et l’angle universitaire à partir des départements de sociologie et des revues qui en sont issues, les revues issues de départements transcendant parfois les disciplines et les revues disciplinaires n’étant pas nécessairement rattachées à des départements universitaires.

Après avoir présenté le corpus et discuté du caractère consensuel des revues, j’examinerai tour à tour l’organisation des numéros et le type d’articles publiés, les auteurs, équipes et réseaux, pour me pencher enfin sur leur rapport au Québec et terminer par les défis actuels pour les revues, mais aussi pour l’institution scientifique québécoise.

Corpus

Comme l’objectif est ici de saisir comment on pense au/le Québec, n’ont été retenues que les revues publiant uniquement en français, les revues bilingues, par définition, entrainant hors des frontières du Québec et commandant de la sorte une analyse tout à fait différente. Depuis le Québec se publient en effet des revues bilingues en histoire urbaine, en histoire des sciences, ainsi que du livre, ou du 18e siècle[4]. Il n’y a pas au Québec de revue de sociologie ou de démographie bilingue.

Voici d’abord les dix revues d’histoire retenues et leur lieu de publication –  actuel –, par ordre d’année de fondation. Elles sont toutes disponibles sur érudit.org.

  • Études d’histoire religieuse (1990), revue publiée d’abord sous le titre Rapport - Société canadienne d’histoire de l’Église catholique (1933), puis à partir de 1966 sous le titre Sessions d’étude - Société canadienne d’histoire de l’Église catholique. La revue publie un numéro, puis deux, par année et est éditée par la Société canadienne d’histoire de l’Église catholique. Son adresse de correspondance est à l’UQTR, et plus précisément au CIEQ. La directrice actuelle est pour sa part rattachée à l’Université de Sherbrooke. Avec ce premier exemple, il appert déjà que les liens qu’une revue entretient avec diverses institutions, universitaires ou non, peuvent être complexes.

  • Les Cahiers des Dix (1936), publiés par la Société des Dix, et les Éditions La Liberté à Québec depuis 1983. Auparavant, ils étaient imprimés aux Presses du Bien Public de Trois-Rivières mais, officiellement, les Dix s’éditaient eux-mêmes. Dans les années 1960, la distribution était assurée par les Éditions Garneau, de Québec[5].

  • La Revue d’histoire de l’Amérique française, ou RHAF (1947), publiée par l’Institut d’histoire de l’Amérique française, mais dont l’adresse de correspondance est à l’Université de Montréal. La directrice est rattachée à l’Université de Sherbrooke.

  • Le Magazine Gaspésie (1963), publié par le Musée de la Gaspésie.

  • Cahiers d’histoire (1981), revue des étudiants du Département d’histoire de l’Université de Montréal. Depuis 2012, la revue est disponible en ligne seulement.

  • Cap-aux-diamants (1985), publié par les Éditions Cap-aux-Diamants, à Québec.

  • Le Bulletin d’histoire politique ou BHP (1992), publié par l’Association québécoise d’histoire politique et vlb éditeur (depuis le vol. 17, n° 2, 2009), dont l’adresse de correspondance est à l’UQAM. La revue a été d’abord éditée par Septentrion (vol. 3 et 4 en 1994-1995), puis par Comeau & Nadeau Éditeurs (vol. 5 à 10, à partir de 1996) et enfin par Lux (vol 11 à 17, de 2002 à 2009).

  • Histoire Québec (1995), publié par la Fédération Histoire Québec (ou Fédération des sociétés d’histoire du Québec) à Montréal.

  • Mens (2000), publié par le Centre de recherche en civilisation canadienne-française, dont l’adresse de correspondance est à l’Université d’Ottawa et le directeur à celle de Sherbrooke.

  • Le Manuscrit (2008), revue des étudiants de l’UQAM, est disponible en ligne seulement.

Voici maintenant les revues publiées dans des départements de sociologie, par ordre d’année de fondation. Elles ont été repérées à travers les sites web des départements de sociologie et ma recherche antérieure sur les revues (Fortin, 2006) ; elles sont au nombre de huit.

  • Recherches sociographiques ou RS (1960), revue du département de l’Université Laval.

  • Sociologie et Sociétés ou SS (1969), revue du département de l’Université de Montréal.

  • Possibles (1976), revue animée au départ par quelques professeurs du département de sociologie de l’Université de Montréal, et dont les locaux ont longtemps été situés dans les locaux du susmentionné département.

  • Cahiers de recherche sociologique (1983), revue du département de l’UQAM.

  • Société (1987-2008), revue associée à un groupe de professeurs de l’UQAM et de Laval, a été éditée d’abord au département de sociologie de Laval, avant de migrer au département de sociologie de l’UQAM[6].

  • Aspects sociologiques (1993), revue des étudiants de l’Université Laval.

  • A-5 (2001), revue des étudiants de l’UQAM.

  • Horizon sociologique (2008-2013), revue des « jeunes chercheurs », publiée à l’UQAM.

Enfin, les Cahiers québécois de démographie, ou CQD, relèvent d’une troisième logique très rare au Québec, celle de l’association professionnelle publiant une revue « itinérante », c’est-à-dire dont la rédaction déménage selon le rattachement institutionnel de sa direction ; revue fondée en 1971 dont, au moment d’écrire ces lignes, la directrice enseigne à l’UQAC, mais le directeur adjoint et l’adjointe à la rédaction sont basés à l’Université Laval.

Une revue a cessé de paraitre : Société, disponible en ligne sur le site du département de sociologie de l’UQAM. Quant à Possibles, elle a renoncé à la version papier en 2008 et publie désormais en ligne uniquement (http://redtac.org/possibles). Quand certaines revues prennent du retard dans la publication (un an, voire deux), il n’est pas toujours clair si elles sont toujours actives. Les revues du corpus sont disponibles en ligne, et ont entamé ou complété leur numérisation rétrospective.

Savoirs et institutions

Et que publient donc ces revues? Je l’ai évoqué plus haut, les revues issues d’un département de sociologie ne sont pas nécessairement disciplinaires, comme RS, qui se définit dès le départ comme pluridisciplinaire, quoique les sociologues forment le groupe le plus important à y publier, suivis par les historiens et les politologues (Warren et Gingras, 2011). Quant à Société, elle est plus philosophique et politique que sociologique. Possibles parle de société, bien sûr, mais aussi d’art et publie des oeuvres de création (poèmes, dessins) ; elle se définit par la « société civile et la "culture" engagée » (Thibault, 2011, p. vi) ; cela dit, tout au long de son existence, les sociologues et professeurs de sociologie ont été très présents dans son comité de rédaction.

En ce qui concerne les revues associées à l’histoire, la tendance est à la spécialisation croissante des créneaux, même si la plus ancienne, Rapport - Société canadienne d’histoire de l’Église catholique (1933)/ Études d’histoire religieuse, a dès le départ adopté un thème bien précis. La seconde, les Cahiers des Dix, revue fondée en 1936 par des érudits, non liés à l’université et qui au départ font de l’histoire à l’ancienne mode, celle de la littérature historique, abordant « la grande » aussi bien que « la petite », histoire canadienne[7] ; graduellement, le renouvellement des membres de la Société des Dix y a amené des universitaires actifs ou retraités qui y ont implanté l’écriture scientifique de l’histoire. Ces deux publications paraissent une seule fois par année (Études d’histoire religieuse en publie deux par année depuis 2012).

La fondation de la RHAF coïncide avec celle de l’enseignement universitaire de l’histoire et est centrée elle aussi sur le Québec, ou plutôt l’Amérique française[8]. Les revues fondées par la suite privilégient encore l’histoire du Québec, par le biais de l’histoire politique (BHP), de l’histoire intellectuelle (Mens), ou de la vulgarisation et l’histoire culturelle (Cap-aux-Diamants). Les historiens non professionnels se donnent une revue, Histoire Québec. D’autres revues se spécialisent en ce qu’elles publient les travaux d’étudiants gradués : les Cahiers d’histoire rend compte des recherches des étudiants de l’Université de Montréal, et Le Manuscrit, de ceux de l’UQAM, qu’ils portent sur le Québec ou l’ailleurs, et dans ce dernier cas, aussi bien sur l’Antiquité que sur le 20e siècle.

Plusieurs revues ont fait l’objet de bilans ou d’analyses rétrospectives, essentiellement au moment de leurs anniversaires[9] : le 10e (BHP, Mens), le 15e (BHP), le 20e (BHP, RHAF, RS), le 25e (Cap-aux-Diamants, RHAF, RS, SS), le 30e (SS), le 35e (Possibles, RHAF), le 50e (Magazine Gaspésie, RS). Cela dit, la teneur de ces articles varie beaucoup. Certains ont pour but essentiellement de marquer un anniversaire (Bujold, 2013 ; Fournier, 2000), d’autres en profitent pour retracer l’histoire de la revue (Bilodeau, 1967 ; Fallu, 2013), voire pour passer la main à une équipe plus jeune (Gagnon, 2009) ; plusieurs présentent des analyses de contenu des numéros jusque-là parus (Coupal, 1983 ; Fortin, 2007 ; Harvey, 2010 ; Harvey et Linteau, 1972 ; Warren et Gingras, 2007 et 2011). Les prises de position éditoriales demeurent exceptionnelles dans les numéros « anniversaires » (Simard, 1985). Quant à Études d’histoire religieuse, la revue souligne l’anniversaire de la société qui la publie plus que celui de la revue en tant que telle (Desjarlais, 1957-1958 ; Carrière, 1973 ; Savard, 1983 ; Laperrière, 1983 et 2009). Marquant l’anniversaire d’une revue, ces textes sont par définition centrés sur cette revue, à l’exception de Laperrière (2010), qui présente un portrait du champ des revues d’histoire et du contexte dans lequel apparaît Mens. Les revues ont l’habitude de jeter un regard rétrospectif sur leur travail, sans parler des études consacrées à l’une ou l’autre d’entre elles en particulier (par exemple, Dumont, 1998). Les études plus globales ou comparatives, cela dit, demeurent rares. Platt, (2005) compare des revues de sociologie publiées en français et en anglais ; d’autres travaux adoptent une perspective globale, et les revues se perdent derrière les articles (Warren, 2014) ou dans les bases de données (Larivière, 2014). La perspective adoptée ici se situe à mi-chemin entre les analyses d’une seule revue et les analyses macro, et cherche à mettre en lumière des dynamiques communes à un ensemble de revues de sciences sociales.

Le rattachement à des départements universitaires ou des associations professionnelles et la spécialisation croissante contribuent bien sûr à la construction de l’institution scientifique. À première vue, une science « ordinaire », « légitime » (Kuhn, 1983), se déploie dans les revues pensées d’emblée comme relevant de l’ensemble d’une discipline, représentée par une association scientifique (CQD) ou un département universitaire (Cahiers de recherche sociologique, SS) ; ces revues pourraient en ce sens être qualifiées de « consensuelles ». L’analyse montrera dans quelle mesure il y a consensus et en quoi il consiste. Une stratégie de distinction (Bourdieu, 1971) par rapport au consensus – et aux ainés – est à l’oeuvre quand Mens met en avant l’histoire intellectuelle et culturelle, dans la mesure où le sujet serait autrement négligé selon les fondateurs de cette publication (Laperrière, 2010). Mais les revues fondées par des « jeunes » ne cherchent pas nécessairement à se démarquer scientifiquement de celles déjà existantes. Ainsi Cap-aux-Diamants est fondée par de jeunes chercheurs « dans un contexte de rareté des postes universitaires pour les jeunes diplômés en histoire » (Harvey, 2010, p. 5) qui se donnent des débouchés pour publier leurs travaux, et accessoirement quelques emplois. Quant aux revues d’étudiants, elles sont largement consensuelles, ce qui ne les empêche pas, à l’occasion, de dépasser les frontières disciplinaires ou géographiques ; on trouve en effet, au gré des intérêts des étudiants et des colloques qu’ils organisent, aussi bien des textes théoriques qu’empiriques, sur le Québec et sur le reste du monde. Par exemple, un numéro d’Aspects sociologiques, intitulé « Société et arts martiaux » (17, 1, 2010), comprend des articles issus de mémoires ou de thèses d’étudiants québécois et européens, rattachés non seulement à la sociologie, mais aussi à l’anthropologie et aux sciences des religions. Les revues d’étudiants participent ainsi à la dynamique de construction de l’institution scientifique, et elles se multiplient : une relève intellectuelle y prend la parole, diffuse ses travaux, crée des réseaux[10], dans l’objectif avoué de s’inscrire dans cette institution scientifique et non de la bousculer.

Dans l’avènement de paradigmes scientifiques, le rôle joué par certaines figures charismatiques est important. C’est autour de Michel Freitag et de sa vision de la postmodernité, que se constitue en 1987 l’équipe de Société. Un petit noyau de chercheurs, dont Robert Comeau, regroupés au sein de l’Association québécoise d’histoire politique, voulant (re)valoriser l’approche politique en histoire au moment d’une profonde crise constitutionnelle[11], fonde le BHP en 1992. Les revues portent la marque de leurs fondateurs, de leur moment fondateur[12], non seulement en matière de contenu, mais aussi de réseaux de collaborateurs, j’y reviendrai. Retenons pour le moment que ce ne sont pas nécessairement les plus jeunes qui amènent le renouveau des approches scientifiques.

Les revues de « vulgarisation » en histoire et celles portées par des historiens « amateurs », largement consensuelles, n’ont pas leur équivalent en sociologie. En effet, Possibles est animée par des universitaires, mais elle est avant tout une revue d’idées.

Quand un département accueille (en l’hébergeant physiquement dans ses locaux, électroniquement sur son site web, ou en assurant certains services) une revue fondée par un groupe autonome dont le rattachement à ce département est conjoncturel et tient à une personne, comme c’est le cas de Société, Possibles et du BHP, cela confère une légitimité institutionnelle à des visées intellectuelles portées au départ par des groupes plus restreints.

Il faut donc examiner plus en détail le contenu des revues pour comprendre de quoi il retourne : revues savantes ou d’idées, revues consensuelles ou voulant promouvoir de nouvelles approches.

Articles et organisation des numéros

Les revues contribuent à la construction de savoirs et d’institutions, mais la question demeure : quels savoirs, quelles institutions, et comment les construisent-elles ? Autrement dit, au-delà des créneaux et des intentions, que proposent-elles ? Le type d’articles publiés – essais, analyses empiriques, papers et comptes rendus, voire éditoriaux – est bien sûr lié au type de revue et aux objectifs poursuivis par ceux qui animent ces périodiques.

La teneur des articles

Platt (2005) étudie les textes parus dans RS et SS, à partir d’un échantillon d’articles issus de recherches empiriques. S’intéressant aux méthodes mises en oeuvre dans la recherche québécoise et canadienne, elle compare ces revues aux anglophones Canadian Journal of Sociology et Canadian Review of Sociology and Anthropology. Ce faisant, Platt met de côté les articles à caractère théorique ou méthodologique, nombreux dans SS ou les notes critiques et comptes rendus que publie régulièrement RS, et a exclu de son analyse les textes signés par des historiens dans RS. Son analyse ne concerne donc pas l’ensemble de ces publications. Cela dit, elle dégage quelques tendances. Par exemple, les revues anglophones publient une « plus grande proportion d’articles quantitatifs » (Platt, 2005, p. 100), alors que les francophones ont davantage recours aux méthodes « historiques ». De plus, dans les années 1980 et 1990, tant dans les revues anglophones que francophones, les études qualitatives se sont multipliées, dont une très grande portion a été effectuée par des femmes (p. 104). Jusqu’ici rien de bien surprenant. Selon elle toujours  : « Dans les revues francophones, particulièrement SS, nombre d’articles étaient écrits selon des modalités incompatibles avec la pratique anglo-saxonne » (Platt, 2005,  p. 106)[13]. Ce à quoi Platt oppose ces articles – empiriques, il faut le rappeler – de SS, ce sont les articles au format paper : position du problème, revue des écrits, hypothèse, présentation des données et « discussion ». En fait, ce type d’article se retrouve dans plusieurs des revues du corpus, et bien sûr dans celles associées aux départements universitaires, mais pas dans toutes, et surtout, pas tout le temps. Les papers sont plus présents en sociologie et en démographie qu’en histoire, mais ne sont pas la norme dans les revues rattachées à ces disciplines ; caractéristiques des études qui s’appuient sur des méthodes quantitatives, on ne les retrouve pas nécessairement dans le cadre d’articles basés sur des études qualitatives (analyses de contenu ou histoires de vie, par exemple) ; dans ce dernier cas, comme dans celui de la plupart des textes publiés par les historiens s’appuyant sur le dépouillement de sources, on peut parler d’études à caractère « herméneutique ». S'écartent aussi du format paper, les longs articles (une quarantaine de pages) que RS a publiés à quelques occasions[14]. Somme toute, le format paper ne domine pas dans les revues universitaires dont je parle ici – et encore moins dans les revues de vulgarisation ou dans Possibles – et il n’y a pas de recours croissant à celui-ci[15].

Par ailleurs, les articles que publient les revues de sciences sociales ne sont pas nécessairement empiriques, car de nombreux textes parus dans Cahiers de recherche sociologique ainsi que dans SS ont un caractère théorique ou méthodologique ; les CQD en ont également publié, plus rarement que les deux autres revues susmentionnées toutefois. Certains textes prennent la forme d’essais dans Société, notamment, tout comme dans les Cahiers de recherche sociologique, à l’occasion du référendum de 1995 (n° 25).

Bref, le format paper, celui par défaut des articles publiés dans les revues de sciences de la nature, ne l’est pas dans les sciences sociales québécoises francophones.

Mais l’essai théorique ou méthodologique, l’analyse historique ou herméneutique et le paper ne sont pas les seules formes d’articles que publient les revues dont il est ici question. Le BHP, dont les articles sont signés par des universitaires, prend des positions tranchées en éditorial et se fait l’écho des débats passionnés à propos de l’histoire[16], mais aussi sur l’actualité politique, au sens large, comme le 11 septembre (BHP, 10, 2, 2002), la réforme du mode de scrutin (BHP, 14, 3, 2006), les résultats électoraux (BHP, 21, 2, 2013), etc. En général, le BHP s’ouvre sur un éditorial portant sur l’histoire, la mémoire ou les usages sociaux de l’histoire.

Certaines revues portent un projet autre qu’universitaire, « politique » au sens large, comme Possibles qui met de l’avant le nationalisme et le socialisme autogestionnaire, ou « social » comme les revues de vulgarisation en histoire, ce qui les ouvre sur la culture, au sens large ; dans les deux cas, cela les éloigne du format paper. Les débats et éditoriaux sont présents non seulement dans le BHP et Possibles, mais aussi dans RS et plus rares[17], voire absents, ailleurs.

Les revues universitaires quittent aussi leur posture consensuelle quand les textes de présentation de numéros spéciaux prennent des couleurs éditoriales et défendent une vision précise de la science ou promeuvent un objet non habituel « sous-exploré » (SS, 46, 2, 2014), qui « reste en effet largement à construire » (SS,  43, 1, 2011), ou « longtemps relégué aux marges », (RS, 56, 1, 2015). Mais la prise de position peut être davantage affirmée : « ce numéro de Recherches sociographiques a été conçu à partir de trois idées fortes » (RS, 53, 2, 2012), même s’il demeure rare que l’on affirme s’opposer « à la sociologie dominante » (RS, 14, 2, 1974).

En fait, les revues du corpus sont pour la plupart autant consensuelles que porteuses de nouvelles tendances. Une fois passé le moment fondateur, où la nouveauté peut être importante du point de vue théorique ou des objets, les articles publiés tendent à s’inscrire dans une perspective assez large, et de façon inverse, des revues plus consensuelles ouvrent leurs pages à de nouvelles approches, se démarquant de la « sociologie dominante ». Une rapide recherche sur érudit.org révèle la circulation des signatures dans l’ensemble du corpus, même en ce qui concerne les personnes étroitement associées à des revues affirmant leur différence paradigmatique comme le BHP, Possibles ou Société. En fait plus que de revues consensuelles et de nouveaux paradigmes scientifiques, il vaudrait mieux parler d’oecuménisme au sein de revues ouvertes à la différence, qui se manifeste parfois d’un numéro à l’autre, parfois au sein d’un même numéro.

Qu’ils soient théoriques, méthodologiques, empiriques ou qu’ils prennent la forme d’essais, comment sont présentés les articles au sein des numéros ?

L’organisation des numéros

Les textes sont de plus en plus regroupés dans des numéros à thème, même si plusieurs revues se ménagent un espace pour des articles hors thème. Demeure exceptionnelle la présence de deux thèmes par numéro, souvent observée dans le BHP[18]. Les thèmes sont rares dans Mens (4 numéros en 14 volumes). La RHAF, qui a publié seulement 14 numéros à thème dans les 59 premiers volumes, en publie désormais un par année depuis le volume 60 et, plus souvent qu’autrement, il s’agit alors d’un numéro double. Les CQD publient également de nombreux numéros à thème. RS en publiait en gros un sur trois jusqu’au début des années 2000, pour ensuite passer à deux sur trois, et désormais à trois par année. Pour leur part, Cahiers de recherche sociologique, Cap-aux-diamants, le Magazine Gaspésie, Possibles et SS publient toujours des numéros thématiques. Société avait souvent un thème. Les revues d’étudiants, comme Aspects sociologiques, se donnent des thèmes, généralement assez larges.

La tendance est nette : les numéros thématiques se multiplient et tendent à devenir la norme, ce qui semble un peu paradoxal à l’ère de la recherche en ligne qui dirige le chercheur vers des articles et non des numéros. La logique de la production des revues s’écarte de celle de leur consommation. Si à l’ère du papier, les thèmes permettaient de donner plus de visibilité à des articles aux préoccupations analogues, on peut se demander quelle est actuellement la plus-value de cette organisation par thèmes qui, soit dit en passant, s’observe même dans des revues publiées uniquement en ligne[19]? En fait, c’est lié à deux dynamiques. Premièrement, l’organisation par thèmes assure aux revues un « approvisionnement » en articles, lequel est délégué aux directeurs de ces numéros spéciaux. Deuxièmement, sous la pression des organismes subventionnaires et de leurs politiques de financement, les chercheurs sont désormais, le plus souvent, rattachés à des équipes, tout comme les étudiants de maitrise et de doctorat sont de plus en plus « obligés » de s’inscrire dans l’équipe de recherche de leur directeur ou directrice ; ces équipes pour recevoir à nouveau du financement doivent diffuser les travaux de leurs membres et ceux de leurs réseaux (inter)nationaux, ce qu’elles tendent à faire dans des numéros thématiques témoignant de leur dynamisme.

Cette dernière remarque amène à se pencher sur ceux qui écrivent dans ces revues.

Auteurs, équipes et réseaux

Les revues s’inscrivent dans des réseaux intellectuels et disciplinaires, lesquels sont centraux dans le devenir des revues, dans leur apparition, voire dans leur disparition. C’est pourquoi j’ai ailleurs étudié l’histoire des intellectuels via les revues (Fortin, 2006).

Derrière la différence entre les numéros thématiques et ceux composés d’articles « libres », il y a des réseaux différents, ceux des personnes responsables des numéros dans le premier cas – même si des appels de textes circulent sur le web – et ceux des comités de rédaction, voire des départements dans le second.

Animant les revues, il y a en effet non seulement des équipes éditoriales, mais aussi des personnes. C’est bien sûr le cas des Cahiers des Dix, ne publiant que les travaux de la Société des Dix, mais aussi, dans un autre registre de Société, qui publiait ceux des membres du Groupe interuniversitaire d’étude de la postmodernité, ce groupe ayant des contours flous (mais chose certaine, pratiquement pas de femmes).

À la fondation des revues, il n’y a pas de subvention, sinon très peu, et les animateurs de la revue ne peuvent compter que sur le bénévolat et quelques services ponctuels d’un département universitaire ou d’une association. Un tel engagement est difficile à maintenir au fil des ans, et la transition entre ce moment fondateur et la durée est toujours délicate, difficile, et entraine souvent des retards de publication, et à la limite la disparition de la revue. L’équipe au moins autant que les finances sont en cause dans la difficulté du passage – tant celui à l’institutionnalisation que celui de la transmission. La présence structurante de certaines personnes qui s’investissent intensément dans la publication peut rendre difficile la transmission du flambeau, c’est-à-dire des réseaux, de l’expertise et de l’expérience de l’édition.

Auteurs et signatures

En ce qui concerne les collaborateurs et les réseaux associés aux revues, apparaît un autre clivage : les articles à auteur unique et ceux cosignés. Les articles à auteurs multiples sont plus rares qu’en sciences « pures » (voire qu’en psychologie ou en service social) et les cosignataires, généralement au nombre de deux, rarement trois, alors que dans ces sciences « pures » ils peuvent se multiplier. Warren et Gingras (2011) notent l’augmentation des articles écrits en collaboration dans RS, mais les pratiques diffèrent selon les disciplines et types d’articles. En histoire, les cosignatures demeurent exceptionnelles et souvent le fait de tandems bien connus comme Paquet et Wallot, ou Jean-Claude Robert qui a collaboré souvent avec Paul-André Linteau ou Serge Courville. Les cosignatures sont plus fréquentes quand il s’agit d’études comparatives, lesquelles sont elles-mêmes plutôt rares, même en cette ère de mondialisation (Warren et Gingras, 2011). Le type d’article le plus souvent cosigné dans l’ensemble du corpus, et même dans les revues d’histoire, est la présentation d’un numéro thématique, ce qui témoigne de la dynamique d’équipes ou de groupes de recherche qui a présidé à leur réalisation.

Dans l’ensemble, surtout en sociologie et en démographie, les articles sont de plus en plus souvent cosignés. Ceux utilisant des méthodes statistiques le sont plus souvent que ceux qui utilisent des méthodes qualitatives. Les articles à caractère théorique[20] ou méthodologique sont rarement cosignés, tout comme les textes dans les revues d’histoire, les revues étudiantes.

Bref, dans le corpus, le nombre de signatures est lié à plusieurs facteurs. Il y a le champ qui joue un rôle en la matière, le fait qu’il s’agisse ou non du texte de présentation du numéro, que le texte soit théorique ou empirique, et enfin dans ce dernier cas qu’il repose sur une approche quantitative ou qualitative. Enfin, entre aussi en compte la reconnaissance du travail accompli par les assistants de recherche, sujet épineux. En ce qui concerne les thèses par articles, qui se répandent en sciences sociales, généralement ces articles sont cosignés par les doctorants et leur(s) directeur(s) de recherche.

Mais derrière le nombre de signature se profile un autre clivage, celui du rapport au texte et à l’oeuvre. Un auteur unique écrit un texte, voire travaille à une oeuvre, alors qu’une équipe produit un article au style et au ton plus convenus. Le travail d’équipe porte plus sur l’analyse que sur la forme et l’écriture. À la limite, et pour caricaturer un peu, à partir des mêmes données, un paper pourrait être écrit par une autre équipe, alors qu’un texte écrit par un seul auteur en porte davantage la signature théorique, analytique et stylistique.

L’évaluation des articles et les comptes rendus

Les réseaux des revues ne se révèlent pas que dans les signatures ou la direction de numéros spéciaux. La section de comptes rendus, quand elle existe, donne également des indications sur les réseaux du comité de rédaction. Les comptes rendus peuvent être rédigés « à l’interne », par des collaborateurs réguliers (Cap-aux-diamants, par exemple) ; quand les recensions d’ouvrages sont nombreuses, leurs rédacteurs sont recrutés non seulement au Québec, mais au Canada et jusqu’en Europe, et on compte parmi eux aussi bien des doctorants que des professeurs (Études d’histoire religieuse, RHAF, RS).

Les réseaux des comités de rédaction interviennent aussi dans l’évaluation, mais ils sont plus « souterrains », notamment quand elle est faite par des experts qui ignorent l’identité de l’auteur. Cette formule a été adoptée par les revues d’étudiants (qui font parfois évaluer leurs textes par des professeurs). Cela dit, dans le champ des études québécoises, il n’est pas rare qu’un expert sollicité par une revue devine quel est l’auteur d’un manuscrit simplement à la lecture du titre, comme j’ai pu le constater tant à titre de rédactrice de revue qu’à celui d’expert. Dans d’autres revues, non éligibles aux subventions gouvernementales ou qui n’en demandent pas, l’évaluation se fait par le comité de rédaction, de façon plus ou moins formelle.

Le genre des revues

La présence des hommes et des femmes, tant dans les comités de rédaction que dans les tables des matières, voilà une différence importante à laquelle j’ai fait allusion plus haut. Pratiquement pas de femmes au sommaire et dans le comité de rédaction à Société, peu au BHP et à Mens, comme le souligne Laperrière (2010) pour le dernier cas. Dans certaines revues s’observe une dynamique liée d’une part à l’histoire des revues et à leur institutionnalisation et, d’autre part, à la féminisation croissante du monde universitaire et scientifique : des revues fondées par des hommes trouvent au fil des ans des responsables féminines (RS, RHAF). La présence de femmes au comité de rédaction va de pair avec les signatures féminines et, dans une certaine mesure, des thèmes abordés. Mais il y a plus, comme le révèle la direction des numéros thématiques. Pour fins de comparaison, j’ai examiné la direction des numéros spéciaux depuis 2010 dans les revues du corpus[21]. Je ne présente ici que quelques chiffres pour illustrer cet aspect de la présence féminine dans les réseaux des revues. À RS, tous les numéros thématiques ont été dirigés par des hommes[22], ce qui bien sûr n’a pas empêché des femmes d’y collaborer. Quelques dossiers ont été coordonnés par des femmes dans le BHP (4 sur 25), dans Cahiers de recherche sociologique (3 sur 11) ; les dossiers dans les CDQ sont souvent dirigés par des équipes, et on trouve en gros autant d’hommes que de femmes : la revue étudiante Aspects a également été dirigée aussi souvent par des femmes que des hommes. Il n’y a qu’à la RHAF où les femmes ont été un peu plus présentes que les hommes. Bref, pour cerner la place des femmes dans les revues, il faut tenir compte autant de la composition des comités de rédaction, des signatures que des directions de numéros. Dans l’ensemble, on est encore loin de la parité.

Enfin, des réseaux institutionnels apparaissent dans les échanges de publicités entre revues, liés au champ, aux rencontres de directeurs et directrices de revues organisées par Érudit, mais, j’y reviendrai en conclusion, ne semblent pas déboucher sur des actions communes dans le contexte changeant de l’édition.

Si, quand on lit un article, on a tendance à oublier ces réseaux personnels, professionnels et de genre, ils n’en demeurent pas moins structurants dans le contenu des revues.

La question du Québec[23]

Plus que le clivage disciplinaire ou le fait d’être publié par un département, la partition la plus importante au sein du corpus ici étudié est celle entre les revues ne publiant que des articles sur le Québec, le Canada français ou l’Amérique française (Cahiers des Dix, Cap-aux-Diamants, Études d’histoire religieuse, Histoire Québec, Mens, RS, RHAF) – ces revues ayant le plus souvent une section de comptes rendus – et les revues publiant aussi des articles empiriques sur d’autres sociétés (BHP[24], Cahiers de recherche sociologique, CQD, Société, SS et les revues d’étudiants) – les comptes rendus y étant moins nombreux, voire absents. Notons au passage que l’allusion au Québec dans le titre des Cahiers québécois de démographie[25], ne signifie pas que la revue se consacre exclusivement aux études québécoises[26]  ; cela indique seulement le lieu d’origine de la publication.

Penser au Québec et penser le Québec ne sont de la sorte pas synonymes, ne se font pas dans les mêmes revues ni selon les mêmes modalités.

Pour illustrer le clivage auquel je viens de faire allusion, je prendrai l’exemple des auteurs auxquels les revues issues des départements de sociologie ont consacré des numéros spéciaux. RS a publié des mélanges en hommage à Jean-Charles Falardeau (23, 1-2 et 23, 3, 1982), et un numéro consacré à l’oeuvre de Fernand Dumont[27] (42, 1, 2001), ces deux derniers n’étant pas seulement des sociologues québécois importants, mais deux des fondateurs de la revue[28] ; plus récemment, il y a eu un numéro autour de Léon Gérin, souvent qualifié de « premier sociologue québécois » (55, 2, 2014). SS, pour sa part, a consacré des numéros à Pierre Bourdieu (21, 2, 1989), Marcel Mauss (36, 2, 2004), Michel Foucault (38, 2, 2006) et George Simmel (44, 2, 2012). Cahiers de recherche sociologique en a consacré un à Émile Durkheim (56, 2014). Sociologie et sociétés a de plus inauguré en 2013 une nouvelle chronique intitulée « Feuilleton » où sont présentées des traductions inédites ; l’objectif est l’appropriation en français d’auteurs appartenant au domaine allemand. Les pères fondateurs ou les auteurs importants que l’on célèbre ne sont pas les mêmes. Deux revues ont cela dit consacré des numéros à la fois à des Québécois, proches de l’équipe de la revue, et à des « classiques européens » : Société a consacré un numéro à Michel Freitag (26, 2006) et un à Marx (28-29, 2009), alors que les Cahiers québécois de démographie en ont consacré deux à Jacques Henripin (44, 2, 2015 et 45, 1, 2006), et un à Malthus (27, 2, 1998). Il faut également noter le grand nombre d’articles, notamment dans la RHAF et dans RS, consacrés à Lionel Groulx, lequel fut le fondateur de la RHAF et un des pionniers de l’enseignement universitaire de l’histoire au Québec, mais aussi un intellectuel important – et controversé.

Selon Warren (2005), les « conditions suffisantes » pour qu’existe un « champ sociologique national » sont les suivantes : l’horizon d’une société globale, l’écriture d’une histoire de ce champ – laquelle aurait « un effet autant rétrospectif que performatif » (Warren, 2005, p. 74) – ainsi que des méthodes et théories spécifiques. Ces conditions sont-elles présentes dans le corpus ici étudié ?

Les revues centrées sur le Québec publient essentiellement des textes empiriques ou y font une large place, traçant ainsi les contours sociaux et historiques du Québec comme société globale. L’histoire du champ est présente de deux manières. Premièrement, par l’analyse de l’oeuvre d’auteurs importants, ceux auxquels non seulement des numéros spéciaux, mais aussi des articles sont consacrés[29]. Deuxièmement, on se penche sur le champ à travers des études sur l’histoire des revues québécoises, véhicules privilégiés non seulement des idées, des idéologies, mais plus largement des débats qui animent le Québec à différents moments[30]. Autre composante importante de la construction d’un champ d’études nationales : les comptes rendus. Quand ils sont nombreux (RHAF, RS), les comptes rendus portent sur des ouvrages consacrés à la société québécoise. Sinon, il y en a quelques-uns liés à la vocation des revues, histoire des idées ou histoire politique, respectivement dans Mens et le BHP, et on en trouve aussi dans Cap-aux-Diamants, et ils sont rares, voire inexistants ailleurs[31]. Les revues d’étudiants en publient, mais moins systématiquement. Autre élément constitutif d’un champ d’études nationales  : la publication de notes critiques, de forums autour d’un ouvrage marquant, de débats et polémiques, de réponses à des textes : il y en a dans le BHP et un peu dans RS et pratiquement pas dans les autres revues.

La troisième composante d’un champ national, qui consiste selon Warren, en des méthodes et théories spécifiques, est plus difficile à cerner. Cela dit, des penseurs québécois comme Fernand Dumont ou Michel Freitag, ont eu beaucoup d’influence en sociologie.

Les revues centrées sur le Québec participent globalement à la construction d’un champ d’études nationales, à la fois par des études empiriques, des textes sur les auteurs québécois importants et des comptes rendus de livres portant sur le Québec, ainsi que des articles sur les revues, véhicules par excellence d’une pensée en prise sur la société. L’immense majorité des textes sur le Québec est écrite par des Québécois et les quelques autres par des « québécistes[32] ».

Pourquoi plusieurs revues ont-elles ce souci de construire un champ d’études nationales ? Parce que contrairement aux sciences pures où les phénomènes étudiés dans des laboratoires aux quatre coins de la planète arrivent font (ou devraient faire) l’objet de résultats analogues, les phénomènes sociaux se déclinent différemment selon les groupes et les classes, mais aussi selon les sociétés et les nations.

Les chercheurs, professeurs et étudiants constituent le public cible des numéros à caractère théorique ou méthodologique (qu’on retrouve le plus souvent dans les Cahiers de recherche sociologique, Société et SS). Mais quand il s’agit d’articles empiriques sur le Québec (qu’on retrouve le plus souvent dans le BHP, CQD, Mens, RHAF, RS), on s’adresse non seulement aux chercheurs universitaires, mais aussi à tous ceux qu’intéresse le Québec et implicitement à des décideurs, ce qui est encore plus vrai pour CQD et RS. Il ne s’agit pas ici seulement d’intentions, comme on peut en lire dans le premier numéro de RS où les fondateurs écrivent que les articles qu’ils entendent publier intéresseront « ceux qui les liront avec des préoccupations d’action », c’est-à-dire, notamment ceux qui mènent « une pastorale qui voudrait se renouveler » et « une politique qui deviendrait soucieuse des nuances ». En effet, ces revues sont lues davantage que les revues internationales, comme le montre une étude de Vincent Larivière, lequel a analysé « les téléchargements par revue effectués en 2013 à l’Université de Montréal chez les "grands" éditeurs ». Il en ressort que

[…] dans l’ensemble, les articles publiés dans les revues francophones — majoritairement québécoises — diffusées sur la plate-forme Érudit sont en moyenne presque aussi téléchargés que ceux publiés dans les revues du Nature Publishing Group. Plus frappant encore, le nombre moyen de téléchargements par revue d’Érudit est plus de cinq fois plus élevé que celui d’Elsevier, douze fois celui de Wiley et 32 fois celui de Springer ! On peut donc affirmer que les revues nationales sont tout aussi utilisées par la communauté que le sont les « grandes » revues internationales, et le sont bien plus que les revues publiées par la majorité des grands éditeurs.

Larivière, 2014

Les revues québécoises sont donc lues. Sur la base d’un dépouillement de revues états-uniennes (ASR, AJS et Social Forces), Platt affirme :

Il a été fréquemment avancé que certains sociologues au Canada publient régulièrement à l’étranger, particulièrement dans les revues états-uniennes et que cela est vu comme étant plus prestigieux […]. Sur la base des données disponibles, il appert que cette tendance a peut-être été exagérée.

Platt, 2005, p. 96

Dix ans plus tard, la situation est-elle toujours la même ? Il faudrait reprendre l’analyse de Platt. Cela dit, si on se fie aux revues ici étudiées, on ne peut conclure à la disparition des études québécoises, d’autant plus que Globe, qui s’y consacre mais n’est ni disciplinaire ni associée à un département, ne fait pas partie du corpus.

Par ailleurs, les revues publiées au Québec et n’ayant pas le Québec pour objet central participent à la construction du champ intellectuel et scientifique du Québec, en s’intéressant à des questions théoriques et méthodologiques, et en invitant des collègues d’ailleurs à publier dans des revues francophones, et donc à créer, à partir du Québec, des réseaux internationaux de chercheurs. Bref, penser au Québec, ce peut être penser le Québec, mais aussi penser l’ailleurs à partir du Québec.

Le dur désir de durer

Plus haut, j’ai indiqué que les revues émanaient d’une institution scientifique, au sens large, et contribuaient à la construire ; en ce sens, elles constituent un rouage important de l’institution scientifique québécoise : des lieux de publication contrôlés par la communauté scientifique québécoise, qui est libre d’y aborder les thèmes qui lui semblent pertinents et, le cas échéant, d’inviter des chercheurs d’ailleurs à participer à une réflexion collective. Cela dit, les revues elles-mêmes sont des institutions, dont certaines qui existent depuis longtemps, plus ou moins un demi-siècle pour CDQ, RS et SS ; plus ou moins 70 ans pour les Cahiers des Dix et la RHAF et plus de 80 pour les Études d’histoire religieuse. Les revues sont ainsi, plus qu’un ensemble d’articles ou de numéros, une archive vivante de la recherche et au moins autant qu’un outil de diffusion de la recherche en français au Québec, et notamment de la recherche sur le Québec. Les revues peuvent réagir à l’actualité, parfois de façon très directe, comme au printemps étudiant de 2012, auquel tant Possibles (36, 2, 2013) que Recherches sociographiques (54, 3, 2013) ont consacré des numéros ; le BHP y fait aussi allusion dans la présentation d’un numéro, dont la publication en 2013 n’est pas un hasard : « Contester ! Les formes d’une prise de parole au Québec au XXe siècle » (21, 2, 2013).

Les stratégies de publication des différentes revues sont bien sûr liées au public recherché, qui peut être universitaire, disciplinaire (national ou international) ou « populaire ». Les revues de vulgarisation en histoire s’adressent à des mordus de l’histoire en général ou d’un aspect particulier de cette histoire, et si elles sont présentes sur le web, leur version papier continue de circuler dans les kiosques à journaux, ce qui leur apporte des ventes au numéro ; c’est le plus souvent à la version papier que ces passionnés s’abonnent, ce qui est une autre source de revenu pour ces revues. Les revues d’étudiants, en un sens, s’adressent d’abord à ceux mêmes qui les font et bien sûr à leurs professeurs à qui ils font la démonstration de leur professionnalisme et de leur assimilation des règles de leur discipline ; si elles aussi sont disponibles sur le web, leur version papier, quand elle existe, a un tirage limité. L’avenir de ces deux types de publication n’est pas (pas trop en tout cas) menacé actuellement.

En ce qui concerne les revues universitaires, les perspectives sont plus incertaines, pour plusieurs raisons.

La numérisation est une arme à deux tranchants, qui emporte toute l’édition savante (Melaçon, 2014). Elle tranche en effet les numéros en articles… mais les rend disponibles partout. La chaine de production des revues se transforme, tout comme leur rôle d’animation de la communauté scientifique, même si les revues n’ont pas tendance à se donner des forums en ligne, faute de temps ou tout simplement par indifférence. Quant à la possibilité d’intégrer des hyperliens aux articles, renvoyant à des données, des entrevues, des vidéos, de la musique etc., elle n’a pas encore été beaucoup utilisée.

La numérisation comporte des coûts pour la revue (mise en page, mise en ligne), mais pas pour le lecteur, qui a accès aux revues gratuitement, en passant par les bibliothèques. Les revues scientifiques, même celles en sciences sociales, sont en effet désormais consultées essentiellement dans leur version numérique et les abonnements à la version papier sont en chute libre. Les redevances versées par Érudit pour les abonnements numériques dépassent à peine les frais liés à la numérisation, et les revues, ne disposant plus de revenus autonomes (d’abonnement), sont de plus en plus dépendantes des subventions, lesquelles sont aussi en chute libre (Marcoux, 2015). Pire, les nouvelles normes des organismes subventionnaires obligent les revues à rendre leur revue disponible gratuitement en ligne après un an seulement. À moyen terme, les revues devront être disponibles en libre accès dès leur publication. Où trouveront-elles le financement nécessaire à leur fonctionnement, dans un contexte où les subventions tendent à diminuer ? Faire payer les auteurs pour publier, comme certaines revues en sciences « pures », rendrait la publication difficile des chercheurs non intégrés dans des groupes financés, notamment aux jeunes chercheurs et aux doctorants ; du côté des sciences « pures » tous les chercheurs et étudiants sont intégrés dans des laboratoires, mais tel n’est pas le cas en sciences sociales.

Bien sûr, certaines revues n’ont pas de subvention et misent sur le support institutionnel (locaux, ordinateurs, personnel de secrétariat ou de rédaction). Dans certains cas, les membres du comité de rédaction ne comptent pas leurs heures, voire sont bénévoles. Ivan Carel, le 24 septembre 2015 présentait ainsi le BHP : revue « toujours indépendante, sans subventions et [publiée] grâce au bénévolat de ses artisans, auteurs et abonnés[33] ». Mais des revues qui comptent depuis plusieurs années sur du personnel payé, comme des secrétaires de rédaction faisant le suivi des textes et la mise en ligne, ainsi que la correspondance avec les auteurs ou des réviseurs linguistiques, et dont les rédacteurs/directeurs bénéficient de décharges d’enseignement financées par les subventions, peuvent difficilement revenir en arrière et miser sur le bénévolat de professeurs, dont le contexte d’austérité prévalant dans les universités gruge de plus en plus le temps et l’énergie. L’enjeu de la relève des équipes des revues, de la transmission de l’expertise et des réseaux ne doit pas être négligé. Il n’est pas évident de trouver des directeurs et des rédacteurs de revues, titres qui a priori peuvent sembler prestigieux mais se révèlent à l’usage assez lourds à porter, surtout dans le contexte actuel d’austérité.

Les rencontres des comités de rédaction entrainent aussi des coûts ; dans la mesure où les membres de ces comités sont issus de diverses institutions, québécoises, canadiennes ou étrangères, se réduiront-elles dans l’avenir à des forums de discussion ?

Si les revues de sciences sociales forment une large communauté scientifique aux réseaux serrés, comme le révèlent la circulation des signatures entre elles et les échanges de publicité, si elles sont « fédérées » sous le chapeau de érudit.org, cela n’a pas donné naissance à un mouvement, à une concertation dans le milieu changeant de l’édition.

La communauté scientifique n’est pas une et unique car elle peut se tourner vers le Québec ou l’ailleurs, vers l’empirie et la théorie, qu’elle peut être à l’affut de nouveaux paradigmes, de nouveaux courants de recherche ou chercher à s’inscrire dans l’institution scientifique, et le lectorat des revues est diversifié. Dans une société qu’il est devenu banal de qualifier de société du savoir ou de l’information, les revues québécoises forment un espace privilégié pour penser le Québec, sa dynamique sociale, historique, démographique, mais aussi culturelle, artistique et politique. La fragilité des revues dans un contexte de compression est aussi celle d’un espace de réflexion et de parole qui trouverait mal sa place dans des revues publiées ailleurs, non seulement parce que les sujets traités intéressent essentiellement Québécois et québécistes, mais aussi à cause du format plus libre que le paper anglo-saxon. De plus, ces revues permettent de créer des réseaux internationaux à partir du Québec, autour tant d’approches théoriques que méthodologiques.

Ce dont je viens de parler peut se résumer en trois paradoxes : 1 - La société actuelle est souvent caractérisée comme une société du savoir ou de l’information, mais les sources de financement pour la recherche et la diffusion s’amenuisent. 2 - Les numéros thématiques se multiplient à l’ère des moteurs de recherche qui pointent vers des articles. 3 - Les organismes subventionnaires et les institutions universitaires font la promotion de la publication dans des revues « internationales », en anglais, alors que les revues nationales sont plus lues par les Québécois.

La dynamique que j’ai tenté de dégager ne concerne pas que l’histoire, la démographie et la sociologie. Les questions et enjeux se posent de façon analogue dans plusieurs disciplines, comme la science politique, la littérature, l’histoire de l’art, le service social, l’anthropologie et l’ethnologie, les études urbaines, féministes etc. J’ai évoqué plus haut la parution d’un numéro des CQD consacré à Jacques Henripin ; il vaut la peine de mentionner la raison de cet hommage :

Les Cahiers québécois de démographie (CQD) traversent une période difficile sur le plan financier. Informés de cette situation, les membres de la Fondation Légaré (www. fondationlegare.ca) ont décidé de subventionner la publication de ce numéro spécial des CQD consacré à un hommage à Jacques Henripin.

Légaré, 2015, p. 171

Penser le Québec, penser au Québec sont deux choses différentes, bien sûr, mais qui se rencontrent au sein des revues québécoises, publiant en français. Penser au Québec peut vouloir dire penser à partir du Québec et s’intéresser à la théorie, à d’autres sociétés. Ce qui peut vouloir dire publier en anglais, mais pas nécessairement, comme le montrent les exemples des revues analysées. Penser le Québec se fait dans toutes les revues, à des degrés divers, certaines s’y consacrant exclusivement, d’autres en partie seulement. Or les revues québécoises sont fragiles, comme le révèlent les résultats aux derniers concours de subventions, et les montants réduits que les organismes subventionnaires accordent à l’édition savante. Publish or perish, le motto est connu, mais ce qui est menacé de périr ce ne sont pas tant les chercheurs individuels que le champ d’études nationales, entendu à la fois comme champ d’études sur le Québec et celui qui part du Québec pour créer des réseaux internationaux.