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La période qui s’est ouverte avec la nomination et la prise de fonction de la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction, décrétée le 19 octobre 2011 et dite « Commission Charbonneau » – du nom de la juge qui en assure la présidence –, donne à cet ouvrage une actualité et un intérêt supplémentaires. Il offre un champ d’observation, d’investigation et d’analyse propre à mieux faire comprendre le contexte socio-institutionnel des « affaires » traitées par la Commission. Dans le mandat de cette instance, dont les audiences ont été depuis lors émaillées de bien des révélations, singulièrement sur certains des rouages du système municipal montréalais, figurent les termes « stratagèmes », « activités de collusion et de corruption », « financement des partis politiques »… La démission des maires de Montréal et de Laval, sur fond d’accusation de corruption et moins d’un mois après la mise en place de la Commission, a donné à l’activité de celle-ci un indéniable retentissement. Les deux codirectrices de l’ouvrage ouvrent d’emblée leur introduction par l’évocation de l’un des thèmes centraux des élections municipales de 2009 au Québec : l’éthique dans la gestion des affaires publiques. Elles considèrent les scandales liés à la corruption comme le révélateur de phénomènes plus profonds et caractéristiques de la politique municipale québécoise, au rang desquels figurent « le dénigrement des partis politiques municipaux par les candidats et le refus de faire campagne, au profit de stratégies politiques axées sur des personnalités fortes » (p. 3).

L’objectif de l’ouvrage se fonde sur un constat, en forme de regret mais aussi de défi : le système municipal québécois est mal connu parce que peu étudié, en comparaison de l’importance prise par ce champ d’étude en France et aux États-Unis. Une triple faiblesse est directement associée à ce « déficit informationnel » : celle de la couverture médiatique, celle de l’organisation des partis politiques municipaux et celle, enfin, de la connaissance qu’ont les citoyens de la répartition des responsabilités politiques entre les divers paliers gouvernementaux. Comment la recherche peut-elle contribuer à pallier ce manque ? En conduisant une analyse de l’état de la démocratie locale, de ses ressorts comme de ses déficiences, sur le terrain même de son exercice en milieu urbain au travers des élections de 2001, 2005 (date à laquelle est instaurée la simultanéité du scrutin pour toutes les municipalités) et 2009. L’ouvrage se compose d’une série de monographies consacrées aux neuf plus grandes villes du Québec ; ces études sont regroupées, de façon quelque peu artificielle, en trois parties : « L’émergence de nouveaux partis politiques municipaux » (Trois-Rivières, Sherbrooke et Montréal) ; « La figure du maire » (Lévis, Québec et Longueuil) ; « La démocratie locale et ses spécificités » (Saguenay, Laval et Gatineau), partie où figure également un dixième chapitre qui présente une analyse comparée des élections municipales de 2009 dans les 37 villes moyennes dont la population est comprise entre 20 000 et 100 000 habitants. La conclusion générale permet à Jean-Pierre Collin de répondre à la question qui sous-tend l’ensemble de l’ouvrage : « Quel avenir pour la démocratie municipale québécoise ? »

Selon les villes étudiées, cette question prend une tonalité spécifique, mais dans l’analyse de chacune d’elles, on retrouve les mêmes dimensions et les mêmes enjeux, dont le commun dénominateur, peu ou prou, a pour nom l’apolitisme municipal. Cette récurrence prend la forme d’au moins trois phénomènes majeurs, qui font système. Le premier est lié au faible taux de participation électorale : 43 % en moyenne, lors du scrutin de 2009, dans les neuf grandes villes du Québec, hormis Lévis, dont la mairesse, faute d’opposition, a été élue par acclamation, ce qui fut aussi le cas dans plus de la moitié des municipalités du Québec (mais seulement dans 8 % des municipalités qui comptent plus de 5 000 habitants). Le second phénomène, qui tient au faible renouvellement de la classe politique locale, est parfois qualifié de « confiscation des postes » du fait d’une indiscutable prime accordée au sortant : en novembre 2009, les sept maires de grandes villes qui se sont représentés, et dont certains avaient déjà effectué deux mandats ou plus, ont été réélus ; de même, dans les neuf grandes villes, 90 % des conseillers municipaux sortants ont vu leur mandat reconduit. Ces deux caractéristiques sont associées à une troisième, de nature organisationnelle. Le manque de structuration de l’offre politique lié à la relative faiblesse des formations partisanes et à leur forte instabilité, quand bien même on peut observer au cours de la dernière décennie un renforcement de la présence partisane : les partis municipaux, là où ils existent, se limitent le plus souvent, à exercer autour de la personnalité des candidats maires, une fonction de machines électorales et de pourvoyeurs de fonds ; le changement d’allégeance de conseillers municipaux en cours de mandat relève du même phénomène de volatilité et de versatilité.

L’un des mérites insignes de l’ouvrage est, sinon d’ouvrir à proprement parler un nouveau terrain de recherche – les références bibliographiques sont d’ores et déjà abondantes –, du moins de jeter les fondements d’une « discipline » dont Anne Mévellec, en introduction du chapitre qu’elle consacre aux élections de 2009 dans les villes moyennes, dit qu’elle « reste largement à inventer au Québec » (p. 289) ; Jean-Pierre Collin estime pour sa part que la politique municipale représente un « angle mort des études sur la démocratie » (p. 348). Cette somme d’études revêt donc un caractère pionnier, qui contribue à dresser une série de tableaux contextualisés, fouillés et argumentés des principaux territoires de la mise en oeuvre de la politique municipale, marquée à la fois par la continuité et le changement. Au total, seize auteurs – dont ne figurent pas la note biographique ni l’appartenance institutionnelle – ont apporté leur contribution à cette oeuvre collective. La cohérence d’ensemble naît de la problématique générale qui a servi de trame à leur analyse, ainsi que de la contribution d’une même équipe aguerrie à l’étude de Trois-Rivières, de Lévis et de Québec : Serge Belley, Louise Quesnel et Paul Villeneuve, auxquels s’est joint Marc-André Lavigne pour Trois-Rivières.

Des lignes maîtresses et des portraits se dégagent de l’analyse de ces systèmes politiques urbains : l’engagement sur la scène municipale d’acteurs politiques dotés d’une expérience parlementaire ou ministérielle (Gérald Tremblay à Montréal, Caroline Saint-Hilaire à Longueuil, et, moins récemment, Jean-Paul L’Allier à Québec et Jean Garon à Lévis) ; la tendance à la personnalisation du pouvoir, à l’image de Jean Tremblay, élu en 2009 avec 78 % des suffrages dans la ville de Saguenay pourtant marquée par la décroissance économique et démographique ; la forte rémanence, mise en évidence par Anne Latendresse et Winnie Frohn, d’une opposition à Montréal entre les arrondissements de ce que fut la ville-centre et ceux qui sont constitués des anciennes municipalités ; la contribution à la faiblesse des organisations partisanes municipales qu’a pu avoir la candidature réussie d’Andrée Boucher à Québec en 2005 malgré l’absence délibérée d’organisation officielle, de programme et de budget ; la figure du maire entrepreneur incarnée par son successeur Régis Labeaume, ou par Yves Lévesque à Trois-Rivières ; la densité de réseaux formés par les organisations municipales, parapubliques et privées du type de celui qui venait en soutien à la machine politique de Gilles Vaillancourt à Laval ; les conditions d’émergence, illustrées par l’étude de Caroline Patsias à Sherbrooke, de nouvelles forces politiques aux résultats contrastés… De cette galerie de tableaux et de cette entreprise éditoriale ressort une image incontestablement renouvelée et enrichie du système politique québécois.

Une perspective nouvelle est ainsi ouverte, mais qui s’accompagne chez une partie des auteurs d’une forme de militance qui adopte parfois les accents de la normativité. Certaines analyses sont en effet portées par un point de vue explicitement critique, qui paraît dicté par une quasi-norme non explicitement formulée en matière de démocratie municipale mais néanmoins présente et prégnante : la préconisation de nouvelles pratiques à destination des acteurs politiques semble alors l’emporter sur l’analyse objective à visée interprétative. Ainsi, J.-P. Collin perçoit comme « décevante » une conception de la démocratie locale commandée par l’autonomie de gestion des services publics au détriment de la présentation d’un véritable programme politique (p. 344). Dans leur étude de la ville de Saguenay, Martin Simard et Gilles Bergeron estiment que le pilotage de la municipalité « ne peut en aucune façon satisfaire aux exigences d’une saine gouvernance tant sur le partage du pouvoir, que de l’exercice du pouvoir et de la reddition des comptes » (p. 228) ; à cet égard, les auteurs font l’hypothèse d’une acceptation par les citoyens d’une gestion autoritaire dans la mesure où sont assurés les services de base : ce serait, d’une certaine façon, la docilité en échange de la sécurité. À propos de la ville de Laval, où le maire Gilles Vaillancourt a entamé en 2009 un sixième mandat et où « la même équipe politique occupe le pouvoir depuis vingt-cinq ans » (p. 260), L. Bherer parle d’un contexte informationnel « clairement déficient » (p. 259). S’interrogeant sur le modèle de démocratie urbaine qui prévaut à Gatineau, Guy Chiasson, Mario Gauthier et Caroline Andrew opèrent une dichotomie entre conception « minimaliste » et conception « progressiste » de la politique municipale (p. 266-267) ; leur visible préférence pour la seconde dicte leur analyse très positive de Projet Gatineau présenté par une coalition, formée à l’occasion du scrutin de 2009, de cinq candidats dont trois ont été élus conseillers municipaux. Pareille ligne de pensée n’est pas en soi illégitime, en ce qu’elle est fondée sur des attentes et des valeurs, sur des références et des préférences ; toutefois, elle gagnerait sans doute à une élucidation des motifs d’une telle posture mi-citoyenne mi-universitaire ainsi que du modèle démocratique – ou de « bonne gouvernance » – dont celle-ci est éventuellement porteuse en matière d’exercice du pouvoir municipal. Elle pourrait également tirer profit d’une incorporation plus systématique dans l’évaluation du système politique local québécois de formes d’action et d’engagement qui, à commencer par l’action communautaire, sont reconnues comme légitimes et qui ont leur propre base territoriale, facteur de mobilisation et d’identité collective.

En tout état de cause, cette « somme » consacrée aux élections au sein des municipalités urbaines québécoises représente une très bonne base méthodologique et problématique : elle invite, selon les voeux des deux codirectrices de l’ouvrage, à poursuivre l’oeuvre engagée.