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Voici un intéressant numéro spécial sur le Québec de la revue française Cités qui comprend un dossier réalisé sous la direction de Sabine Choquet et Jocelyn Létourneau, deux longs entretiens avec Joseph Facal et Alain Dubuc (équilibre des tendances politiques oblige, sans doute), quatre textes littéraires inédits, un lexique (surtout montréalais, dans lequel on explique aux Français ce qu’est la montagne, le plateau, les Bougons, le 450 ou le squeegee) ainsi que neuf comptes rendus d’ouvrages marquants sur le Québec (sur les identités et la question nationale, en fait) écrits ces dernières années.

D’entrée de jeu, l’un des deux coresponsables du Dossier (Jocelyn Létourneau) propose rien de moins que de « rouvrir la question du Québec » en rappelant son hypothèse d’une évolution vers le postnationalisme. Létourneau déplore que la « majorité des penseurs québécois restent dépendants de la problématique de l’(in)accomplissement national pour penser le devenir québécois » (p. 15) et il esquisse quelles seraient les pistes d’analyse de la société québécoise considérée comme société globale. Esquisse est bien le bon mot, car l’analyse proposée reste quelque peu en surface. Montréal y est décrite comme une cité globale par opposition au « reste du Québec », qui devient de son côté un espace desserte pour la métropole et dont le capital humain est littéralement vampirisé par cette dernière selon les mots de l’auteur (p. 17). L’expression est un peu forte, on en conviendra. La thèse des deux Québec dans un « se manifeste aussi sur le plan identitaire » (p. 18). Montréal serait marquée par l’interculturel et par l’interréférentialité qui serait cependant pleine de multiplicitude (l’auteur aime bien les néologismes mais le lecteur s’y perd), et si l’auteur reconnaît des recoupements et arrimages nombreux entre la montréalité et la québécité, il voit surtout émerger des divergences. Sur quelles données empiriques s’appuie ce diagnostic ? L’article ne le mentionne pas. Létourneau insiste sur les déphasages sociaux – qui caractériseraient le Québec en entier, mais aussi Montréal – entre les secteurs inscrits dans « l’hypertechnologie » et ceux qui sont typiques de l’ancienne économie industrielle en déclin. Il cite à l’appui quelques études ou des chiffres que nous connaissons bien pour y avoir travaillé (sur la pauvreté et l’emploi ou encore sur l’appui à la souveraineté du Québec), mais il nous semble difficile d’arrimer ces données avec l’argumentation proposée. Il y a un net hiatus logique entre les concepts avancés par l’auteur et les chiffres qui n’ont pas été construits ni recueillis en fonction de la problématique.

La thèse de Létourneau sur l’ambivalence identitaire des Québécois est connue. Il cite à l’appui des chiffres globaux sur l’adhésion à la souveraineté qui indiqueraient que les électeurs québécois sont divisés sur la question (30 % de OUI catégoriques, 30 % de NON catégoriques et 40 % d’hésitants). Or, dans une étude faite avec Gilles Gagné, nous avons montré que les positions des électeurs étaient de fait beaucoup plus tranchées et nettes quand nous les considérons en sous-groupes homogènes (les anglophones sont contre la souveraineté en majorité, les francophones jeunes donnent un large appui au OUI et les francophones âgés sont nettement pour le NON, par exemple). Autrement dit, les Québécois ne sont pas tiraillés dans l’âme ni ambivalents, mais ils auraient plutôt des positions assez bien définies ; c’est l’agrégation des préférences à un niveau collectif qui donne le résultat d’un Québec séparé en deux, d’où l’impression d’ambivalence. Or, les changements structuraux (nouvelles générations d’électeurs, ou encore lente disparition des générations âgées plus fédéralistes) sont en train de changer la donne sur cette question. Les phénomènes d’agrégation et les effets de changements structuraux sur longues périodes sont bien connus et les sociologues seront étonnés de lire l’analyse trop rapide de l’historien.

Assez curieusement, Létourneau conclut aussi à l’ambivalence en observant d’autres phénomènes sociaux, ce qui me conduit à croire que c’est là sa manière propre de lire les faits de société. Un exemple. Il diagnostique la présence de déphasages sociaux au Québec et reprend d’un livre précédent un schéma qui sépare les migrants et les enracinés pour caractériser la stratification sociale nouvelle du Québec, mais il ajoute aussitôt : « Si toutes les tendances que nous venons d’évoquer sont préoccupantes, on ne saurait pour autant conclure que la société québécoise est en train de se fracturer en deux et que les luttes sociales sont à la veille de la déchirer » (p. 25-26). D’autres exemples de diagnostics ambivalents pourraient être tirés de l’article.

Les autres articles du recueil proposent à l’attention du public français un tour d’horizon sur différents thèmes dans une perspective historique, retraçant la genèse du phénomène examiné. Pierre Anctil traite de l’immigration et il souligne que le multiculturalisme canadien et l’interculturel québécois désignent en fait « une seule et même réalité qu’il est impossible de compartimenter aussi précisément sur le terrain » (p. 53). Il avance que le modèle québécois cherche à concilier la reconnaissance de particularismes culturels et religieux avec la promotion de valeurs partagées dans l’espace public tels la reconnaissance du français comme langue commune, le respect des droits de la personnes ou les valeurs démocratiques, ce qu’on appelle l’accommodement raisonnable. Jocelyn Maclure aborde le même thème dans son analyse du « laboratoire québécois » d’intégration, dans le contexte de ce qu’il appelle la délégitimation du paradigme de l’assimilation. Se fondant sur la philosophie politique canadienne et québécoise (Taylor, Kymlicka, Weinstock, Woehrling, notamment), il avance que « l’expérience québécoise en matière de citoyenneté donne raison, de façon générale, aux philosophes politiques qui soutiennent que l’accommodement raisonnable de la diversité se justifie tant sur le plan de la justice que sur celui de la cohésion sociale » (p. 58-59).

Ghislain Otis signe un intéressant article sur les relations « entre le Québec et les peuples autochtones ». Titre étrange à première vue, car il donne à penser que les Amérindiens ne feraient pas partie du « Québec total » dont parle Louis-Edmond Hamelin dans ses écrits. Pourtant, l’auteur montre bien que la deuxième génération de traités ouvre la voie depuis 1982 « à la recherche d’un modus vivendi dépassant la logique historique de la subordination » (p. 75) et il ajoute plus loin que la Cour suprême a statué que la Couronne et les peuples autochtones avaient une souveraineté commune. Otis ajoute : « Cette appartenance à une même communauté englobante emporte une dépendance commune par rapport au territoire et aux ressources qui se doivent dès lors être équitablement réparties » (p. 79). Pour l’auteur, les destinées autochtone et allochtone sont donc entremêlées, ce qui rend difficile la résolution de problèmes et il plaide en faveur de nouvelles négociations, allant jusqu’à une nouvelle génération de traités dont l’entente connue sous l’appellation de « Paix des braves » constituerait un bon exemple dans une perspective postcoloniale. Le texte du juriste de l’Université Laval est fort éclairant sur les enjeux et l’état actuel des négociations qui se poursuivent toujours entre les parties en présence, un texte à lire pour ceux qui veulent mettre à jour leurs idées sur la question.

Bien évidemment, cette publication se devait d’examiner l’état des relations entre le Québec et la France. Deux textes y sont consacrés. Anne Legaré avance que « la passion gaulliste à l’endroit des « Français du Canada » (…) a cédé la place en France à une valorisation inattendue de l’idéologie du fédéralisme accompagnant la formation de l’union européenne. Cette conjoncture a eu pour effet, en retour, de favoriser le modèle canadien, devenu soudain une forme idéalisée de coexistence entre les identités nationales au détriment du projet étatiste québécois » (p. 91) alors que le Québec de son côté cherche à affirmer son autonomie au sein du Canada et affiche son américanité (appui au libre-échange nord-américain, commerce accru avec les USA, etc.), pendant que les Américains voient d’un mauvais oeil cette « affirmation nationale » au nord de leur frontière, une thèse longuement développée dans son ouvrage Le Québec otage de ses alliés (2003). Pour Legaré, le Québec et la France doivent redéfinir leurs relations dans un contexte radicalement nouveau. Christian Dufour de son côté porte son regard sur « les valeurs de type français » dans ce contexte nouveau. « Il est paradoxal que l’ancienne grande puissance dominatrice que fut la France incarne aujourd’hui, par moments, la lutte des petits dans ce qu’elle a de légitime » soutient-il (p. 114), depuis l’affirmation du droit à l’exception culturelle jusqu’à la promotion d’un État fort comme facteur de stabilisation dans le contexte de mondialisation. Le Québec et la France sont sur ce plan sur la même longueur d’onde.

Francine Descarries propose un intéressant état des lieux sur le mouvement québécois des femmes en posant des questions nouvelles : comment penser la différence entre les femmes ? quelle est l’articulation entre les expériences plurielles des femmes ? Le texte de Louis Rousseau sur la place de l’Église au Québec se termine lui aussi par une interrogation : après en avoir rappelé le rôle historique, l’auteur se demande quelle sera la place de l’héritage religieux dans la société québécoise, une question qui préoccupe aussi les anciennes sociétés chrétiennes occidentales.

La lecture de l’essai de Leroux sur la pensée de Léon Dion, ainsi que les recensions d’un certain nombre d’ouvrages marquants publiés dans les années 1990, sans oublier les deux essais sur la chanson et le cinéma québécois, montrent le chemin parcouru et viennent illustrer que la thèse de l’ambivalence d’être des Québécois ne tient pas la route devant celle de la division de la société québécoise en courants qui s’opposent sur son avenir. Leroux présente en effet la pensée complexe de Léon Dion qui est l’archétype de cet être ambivalent, un patriote fortement attaché à sa nation, mais aussi un moderne libéral qui croyait au fédéralisme. Dion se méfiait du nationalisme dont il avait critiqué les excès ou les dérives dans ses années de politologue actif. Or, Leroux avance que la contradiction et la tension entre nation et libéralisme si typique de la pensée de Dion ne marquent plus le paysage intellectuel québécois. « … les nouveaux nationalistes croient possible, et ils ont raison, de réconcilier un nationalisme civique avec les principes du libéralisme, et les postnationalistes ont rompu tous les liens qui les retenaient encore à une forme d’identité sentimentale à la nation » (Leroux, p. 126).

Le Québec a-t-il évolué vers le postnationalisme, comme le suggère Létourneau dans le premier texte du dossier ? S’opposent plutôt maintenant deux modèles de développement du Québec, l’un comme province disposant de pouvoirs étendus au sein du Canada fédéral renouvelé qui reconnaît le fait français dans ses institutions centrales et l’autre comme État souverain et autonome mais associé d’une certaine manière au Canada. Deux modèles aussi légitimes l’un que l’autre et, il faut le préciser, tous deux attachés au développement harmonieux de la société québécoise. Ce qui sépare les adhérents à l’un et l’autre modèles, c’est l’évaluation différente qu’ils font de la possibilité pour le Québec de se développer pleinement dans l’un et l’autre, mais aussi le choix très subjectif de privilégier l’indépendance nationale ou l’association avec l’autre. Les deux entrevues publiées dans ce numéro de Cités illustrent parfaitement cette hypothèse : Joseph Facal défend la perspective d’un Québec souverain alors que Alain Dubuc fait la promotion du modèle fédéral. Tous deux parlent (sans ambivalence…) des mérites respectifs de chaque modèle, avec autant d’attachement au Québec.

Léon Dion (et d’autres de sa génération) ont été incapables de choisir entre les deux modèles, donnant prise à l’hypothèse de l’ambivalence, mais son fils Stéphane Dion a tranché avec les hésitations de son père en choisissant le modèle fédéral. D’autres francophones (auxquels se sont joints des immigrants en proportion non négligeable au fil des ans) ont plutôt privilégié l’affirmation souverainiste. Le Québec de 2006 apparaît donc bien davantage divisé comme société globale qu’ambivalent dans l’être de ses citoyens. Mais cela n’empêche pas la société québécoise d’évoluer ni de changer profondément au fil des ans et au fil des générations qui se succèdent, ce dont témoigne le présent recueil fort bien fait et dont le titre, bien qu’il sonne juste en évoquant les dynamismes identitaires d’une autre Amérique, aurait pu tout aussi bien être : une société divisée sur son avenir.