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Si l’on me permet de faire ici un retour sur mon parcours intellectuel (le directeur de ce numéro me l’impose en quelque sorte), c’est pour y retrouver la présence de Léon Gérin.

En septembre 1947, je m’inscrivais comme étudiant à la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval. À l’époque, il était tout à fait exceptionnel, donc très surprenant, qu’un jeune Montréalais aille étudier à l’Université Laval. Il fallait avoir une raison sérieuse pour « s’exiler » à Québec! Et cette « raison sérieuse » était pour moi la présence de la jeune Faculté des sciences sociales à l’Université Laval. Il existait certes une Faculté des sciences sociales à l’Université de Montréal, et qui était même plus ancienne que celle de Laval, ayant été fondée en 1920. Mais elle avait pris du retard sur celle de Laval : en 1947, elle n’offrait encore, en cours complet et avec diplôme, qu’un programme en relations industrielles et en service social. Je cherchais plutôt une formation de base en sciences sociales. une rencontre à Québec avec le père Georges-Henri Lévesque en 1946 m’avait convaincu que c’était dans cette Faculté dont il était le fondateur et le doyen que j’allais trouver ce que je cherchais.

La première année du cours de trois ans était une « année générale », c’est-à-dire d’initiation aux sciences sociales. Ce n’est qu’en deuxième année que nous options pour une spécialisation. Nous n’avions alors le choix qu’entre quatre orientations : science économique, sociologie, relations industrielles, service social.

C’est en partie par élimination des trois autres que j’ai opté pour la sociologie. Mais c’est aussi – d’une manière plus positive – parce que la sociologie m’apparaissait la discipline la plus large, la plus englobante, celle qui pouvait peut-être répondre à mon attente, qui était de comprendre « la société ».

C’est un peu ce que j’avais retenu d’un cours d’Introduction à la sociologie qui était donné en première année par le père Gonzalve Poulin. Ce franciscain, d’une fine intelligence et d’une grande lucidité, portait le titre de « directeur des études » de la Faculté, mais il savait laisser toute la place au doyen qu’était le père Lévesque. Il savait aussi qu’il n’était pas sociologue, et n’était pas lui-même entiché du cours qu’il lui fallait donner. J’aimais son élocution, sa culture, son esprit critique, son humour, mais la sociologie qu’il nous enseignait m’apparaissait bien abstraite et plutôt littéraire.

Le département de sociologie dans lequel j’entrais en septembre 1948 ne comptait en réalité qu’un seul professeur de sociologie, qu’un seul sociologue : Jean-Charles Falardeau. Il revenait d’un séjour d’une année à l’Université de Chicago, pour y compléter sa résidence en vue du doctorat en sociologie. C’est à lui qu’incombait la tâche, parfois ingrate pour lui, de nous initier à la sociologie en tant que discipline scientifique et à la méthodologie de l’observation empirique de la réalité sociale.

Dans la petite salle de cours, où nous n’étions que quatre étudiants, j’entendis pour la première fois mentionné le nom de Léon Gérin de la bouche du professeur Falardeau. J’apprenais avec étonnement que cette science-à-venir qu’était encore la sociologie dans mon esprit s’incarnait chez nous en la personne d’un chercheur qui avait mené au Québec une série d’enquêtes de terrain, notamment dans le milieu rural, qu’il utilisait une méthodologie rigoureuse, un cadre d’analyse systématique, et qu’il avait publié le fruit de ses recherches dans de très nombreux articles. Une révélation, que je dois à Jean-Charles Falardeau : la sociologie comme discipline scientifique était pratiquée au Québec depuis plus d’un demi-siècle! D’ailleurs, au-delà de la petite salle de cours où il enseignait aux quelques apprentis sociologues que nous étions, Falardeau est celui qui, avec Hervé Carrier, a le plus contribué à faire connaître et apprécier l’oeuvre de Léon Gérin.

Falardeau n’était pas le genre de professeur à imposer un lourd programme de lecture à ses étudiants. Il n’y avait d’ailleurs aucun professeur de ce genre à la Faculté des sciences sociales de 1950. Mais Léon Gérin était à ses yeux une lecture obligatoire pour un futur sociologue québécois. Heureusement, il se trouvait que les éditions Fides venaient tout juste, en septembre 1948, de publier une deuxième édition de Le type économique et social des Canadiens, dont la première édition datait de 1937[1] (Gérin, [1937] 1948). La lecture de cet ouvrage de Léon Gérin en 1948, au tout début de mon initiation à la sociologie, a exercé sur moi une influence profonde. Et cela pour au moins trois raisons.

Tout d’abord, je croyais connaître quelque chose des paysans québécois : j’avais passé trois étés de mon adolescence à vivre près et dans des familles de cultivateurs dans les îles entre Berthierville et Sorel. Mais voilà que Léon Gérin me révélait une autre réalité : la grande variété des paysans et des familles paysannes du Québec. Celles que j’avais connues n’étaient donc pas représentatives de toutes, elle n’en était qu’un « type » parmi d’autres. Je venais de comprendre un principe de la recherche sociologique : il faut multiplier les observations si l’on ne veut pas erronément généraliser sur trop peu de faits empiriques. Je découvrais que la réalité sociale est plus complexe que je ne le croyais, en apprenant que la paysannerie québécoise avait été et était plus diversifiée que je ne l’avais appréhendée.

Cette première leçon de Léon Gérin en amenait une autre : que l’observation de la réalité sociale ne se fait pas sans règles, sans une méthode, sans une préparation intellectuelle. Léon Gérin fut, par ses « enquêtes », le premier « professeur » à m’enseigner les exigences de la méthodologie de la recherche scientifique. Plus exactement, la lecture de Léon Gérin me fit comprendre tout d’abord que la recherche sociologique se réalise par un aller-retour entre un cadre théorique et conceptuel, d’une part, et les observations empiriques d’autre part. Et puis, que l’observation empirique, pour avoir une validité scientifique, devait obéir à certaines règles.

En entrant en sociologie, nous pouvions être impressionnés par la fiabilité et donc par la validité scientifique des recherches quantitatives, par suite de l’apparente « objectivité » des chiffres, des calculs, des statistiques. Mais Léon Gérin venait de son côté nous enseigner que la recherche qualitative peut elle aussi être objective et ses conclusions valides, si elle se fait selon des canons méthodologiques rigoureux. C’est le respect de ces canons, qu’il avait importés de France et même améliorés ici par l’expérience du terrain, qui conférait leur qualité scientifique aux monographies de diverses familles paysannes réalisées par Léon Gérin. J’appris donc de lui avant tout autre les exigences méthodologiques de la recherche qualitative, qui allait occuper une importante partie de ma vie de chercheur. C’est en re-vivant ces premières « leçons » que m’enseignait Léon Gérin que je re-lis encore aujourd’hui Le type économique et social des Canadiens.

Et puis, Léon Gérin m’a encouragé à persévérer dans mon engagement encore bien hésitant en sociologie au début de mes études. J’étais en quelque sorte conforté dans mon choix professionnel par le fait que nous avions sous nos yeux un modèle québécois de sociologue-chercheur, qui plusieurs décennies avant nous avait produit des « monographies », chacune présentant un type particulier de famille rurale, selon leur rapport économique et culturel au sol, à la terre, à l’environnement social. La recherche sociologique pouvait contribuer à nous faire mieux connaître notre société, à substituer aux impressions et aux idées reçues quelques « vérités » mieux fondées.

Il me reste un regret : c’est de n’avoir pas connu personnellement Léon Gérin, alors que cela m’était possible. Jean-Charles Falardeau m’avait dit : « Vous retournez à Montréal pour vos vacances. Allez rendre visite à monsieur Léon Gérin ». J’ai été trop timide pour le faire. Je n’osais pas aller déranger ce grand monsieur dans sa retraite. Au fond, je ne savais pas ce que je pouvais aller lui dire, je me sentais encore trop peu « sociologue » pour pouvoir m’entretenir avec l’éminent précurseur de cette science. Il m’apparaissait comme un maître plutôt que comme le « professeur de sociologie » qu’il était pourtant pour moi. Je le regrette pour moi, je le regrette pour lui, car je l’ai peut-être privé du plaisir d’apprendre qu’il était lu et étudié par quelques sociologues novices. Et surtout, que la sociologie qu’il avait pratiquée hors du milieu universitaire connaissait une relève, qu’il avait donc légué un héritage intellectuel et qu’il y avait des héritiers!