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Ce gros ouvrage réunit les contributions de 17 auteurs invités à répondre à des questions sur les perspectives d’avenir du français au Québec qui leur ont été posées en vue d’alimenter les délibérations futures du Conseil supérieur de la langue française. Le résultat, assez hétéroclite, laisse l’impression d’un tour guidé de la situation linguistique qui pousse à accorder une place grandissante à l’anglais et exclut tout recours à de nouvelles interventions structurantes favorables au français.

Malgré un lancement au beau milieu de l’été, les directeurs de ce collectif ont vu à ce qu’il ne passe pas inaperçue. Ancien secrétaire du Conseil supérieur de la langue française (CSLF), A. Stefanescu a rappelé à cette occasion que la mondialisation représente une menace pour le français du fait que l’anglais est devenu la langue de communication internationale. À son avis, il faut cependant en finir avec la vision « passéiste » selon laquelle le Québec est un espace clos, de même qu’avec les interprétations « alarmistes » de la situation du français à Montréal basées sur la langue d’usage à la maison. C’est la langue d’usage public qui doit servir de critère pour déterminer qui est francophone au Québec. P. Georgeault, directeur de la recherche au CSLF, a renchéri, en affirmant que la langue d’usage public de l’immigrant détermine quelle sera sa langue d’adoption dans l’intimité du foyer et que, sur ce dernier plan, tout va d’ailleurs pour le mieux : parmi les allophones immigrés au Québec après la loi 101 et qui ont adopté soit le français, soit l’anglais comme langue d’usage à la maison, 75 % ont opté pour le français[1].

Ces propos découlent de l’approche non interventionniste que favorisent de toute évidence les deux directeurs. Si le constat du statut mondial de l’anglais va de soi, leurs autres déclarations liminaires sont gratuites. La langue d’usage public d’un immigrant ne détermine pas automatiquement sa future langue d’usage à la maison. De manière générale, la première lui est imposée tandis que la seconde relève d’un libre choix qui témoigne d’une volonté d’intégration plus profonde à la société d’accueil. Dès lors, la redéfinition de « francophone » – vocable pétri au Québec d’une forte connotation identitaire – en fonction de la langue d’usage public apparaît abusive. Enfin, parmi les substitutions linguistiques effectuées à la maison par les allophones immigrés depuis la loi 101, la part du français s’élève aux deux tiers plutôt qu’aux trois quarts, la majorité d’entre elles ayant d’ailleurs été réalisées non pas au Québec mais à l’étranger, avant d’immigrer.

Plusieurs éléments de ce recueil demeurent toutefois d’intérêt. Les sept premiers chapitres interrogent à tour de rôle l’avenir du français des points de vue de la diversité culturelle, des nouvelles technologies, de l’économie, de l’immigration, des langues autochtones et du droit. L’auteur de chacun de ces chapitres a participé au préalable à une table ronde sur son sujet, organisée par Stefanescu et Georgeault. Par contre, le reste du recueil (200 p.) réunit les contributions de tous les participants à une autre table ronde sur la qualité du français et son enseignement. Cette seconde partie, assez différente de la première par sa forme et son objet, aurait gagné à constituer une publication distincte. Une introduction de Guy Rocher et une conclusion de Stefanescu et Georgeault encadrent le tout. Dans les pages qui suivent, nous nous penchons plus particulièrement sur la série de textes portant sur l’avenir du français.

Un exercice futurologique doit, pour emporter l’adhésion, se fonder sur une appréciation réaliste de la situation de départ. Or, dans son chapitre sur la question capitale de l’intégration des immigrants, Michel Pagé attribue à la loi 101 une efficacité exagérée. Cela permet à Stefanescu et Georgeault de surenchérir avec des « consensus » selon lesquels « la Charte a permis d’éliminer largement les inégalités socioéconomiques entre francophones et anglophones [et] de renverser la plupart des tendances sociologiques lourdes favorables à l’anglais » (p. 590). D’une part, on imagine facilement d’autres facteurs, dont la scolarisation plus poussée des francophones après la Révolution tranquille et la migration d’anglophones bien nantis vers d’autres provinces, qui ont probablement contribué davantage que la loi 101 proprement dite à réduire les inégalités en cause. Quant au renversement des tendances, d’autre part, aujourd’hui encore près de la moitié des jeunes allophones scolarisés en français choisissent de poursuivre leurs études collégiales en anglais, la moitié des allophones immigrés dernièrement à Montréal y travaillent surtout ou exclusivement en anglais et, dans la région de Montréal et en Outaouais, l’anglicisation des Québécois francophones se poursuit au même niveau qu’en 1971. Proclamer, alors, un renversement général des tendances favorables à l’anglais revient à vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.

Certes, Pagé a raison de faire ressortir que la proportion d’immigrants qui se sont francisés est en progression. Nous savons cependant depuis longtemps que, s’il est sensible, l’apport des « enfants de la loi 101 » en cette matière est secondaire. En réalité, ce nouvel avantage du français sur l’anglais découle avant tout non pas de la Charte mais de la politique linguistique dans un sens plus large, entre autres, de la préférence accordée aux candidats à l’immigration qui font preuve d’une connaissance préalable du français – et dont bon nombre ont déjà adopté le français comme langue usuelle au foyer avant même de poser leur candidature. C’est encore en bonne partie en raison de ces substitutions effectuées à l’étranger, avant d’immigrer au Québec, qu’il est inexact de juger de façon globale que « dans les années plus récentes, il se produit davantage de substitutions vers le français que vers l’anglais chez les allophones dans l’ensemble du Québec » (p. 194). Un examen attentif des données démontre au contraire qu’en ce qui a trait aux substitutions linguistiques[2] récentes réalisées sur le territoire québécois, il y en a toujours plus en faveur de l’anglais que du français. Autrement dit, la force d’attraction intrinsèque du français au Québec demeure encore aujourd’hui inférieure à celle de l’anglais. L’ours s’avère plus coriace qu’à première vue.

Il reste un renversement réel qui découle effectivement de la loi 101 : la grande majorité des enfants allophones fréquentent maintenant l’école française. Toutefois, notons là aussi que le pourcentage de la population scolaire, toutes langues et tous statuts migratoires confondus, qui s’inscrit à l’école anglaise croît lentement mais sûrement depuis le début des années 1990.

La propension à surestimer l’efficacité de la loi 101 est devenue assez répandue. Elle était manifeste dès le bilan tracé par un comité interministériel voilà une dizaine d’années (Gouvernement du Québec, 1996). Dans le présent ouvrage, même Rocher semble s’y conformer, estimant que les « enfants de la loi 101 » sont « francisés et généralement intégrés à la culture francophone majoritaire » (p. 16). Parmi les auteurs, seul José Woehrling avance une appréciation plus prudente.

Dans son essai clair, rigoureux et exhaustif sur les normes actuelles ou émergentes en droit canadien et international susceptibles de limiter ou d’entrer en conflit avec la législation linguistique québécoise, Woehrling examine également les justifications possibles de celle-ci. Dans cette optique, il exprime des réserves quant à la capacité de l’école française à franciser durablement les enfants d’immigrants (p. 265). Leur engouement subséquent pour le cégep anglais étaie en effet cette évaluation : d’évidence, la loi 101 n’a pas réussi à faire du français « la langue normale et habituelle » de l’enseignement collégial. Woehrling estime aussi qu’en bonne partie, l’intégration économique des immigrants en français n’est pas atteinte à Montréal. Il rappelle avec à-propos qu’en matière de politique linguistique, le principe de territorialité assure le mieux la sécurité des communautés linguistiques alors que le principe de personnalité maintient la concurrence entre les langues et permet à la langue la plus forte de se développer aux dépens de la plus vulnérable (p. 352).

Sous ce rapport, Woerhling fait ressortir le caractère conflictuel du différend qui a vu ces deux grands modèles de politique linguistique s’opposer en ce qui a trait à l’accès des migrants interprovinciaux à l’enseignement en anglais au Québec, et qui a abouti à l’imposition par Ottawa de la clause Canada de la Charte des droits et libertés à la place de la clause Québec de la Charte de la langue française. Le caractère français de la région de l’Outaouais, en particulier, se trouve depuis fragilisé face à la migration anglophone en provenance de l’Ontario[3] Il semble, par contre, que pour Stefanescu et Georgeault ce coup de force notoire se range simplement parmi les « ajustements » apportés à la loi 101 « qui constituent la base du consensus sociolinguistique établi » et « sont le fruit d’une conciliation entre affirmation collective et respect des droits individuels » (p. 591).

Alain Prujiner, qui se penche sur l’incidence des conventions internationales sur la politique linguistique, nous explique tout aussi parfaitement que Woehrling que les États devront désormais être prêts à justifier leur politique linguistique devant les diverses juridictions internationales. Dommage que les initiateurs de l’ouvrage n’aient pas demandé à ces deux juristes, en guise d’exemple, de peser le pour et le contre de l’élargissement éventuel de la loi 101 aux études collégiales[4]. Cette mesure ne serait-elle pas justifiable du fait qu’elle contribuerait à faire du français la langue normale et habituelle de l’enseignement postsecondaire aussi bien que du travail et, par là, à assurer la cohésion et l’intégration sociales et nationales ? L’examen de ce renforcement éventuel de la Charte faisait d’ailleurs partie du mandat de la Commission Larose qui a choisi de ne pas y toucher, pas plus qu’à sa mission également précise de faire le point sur les substitutions linguistiques (Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec, 2001).

Ce n’est pas la seule intervention structurante qu’il aurait été instructif de voir considérée dans ce recueil. En guise d’une reconnaissance concrète de la spécificité québécoise, ne serait-il pas souhaitable d’obtenir d’Ottawa qu’un immigrant qui s’établit au Québec doive, pour devenir citoyen, faire preuve d’une connaissance du français suffisante pour s’informer adéquatement des enjeux politiques lors d’un scrutin ? N’est-ce pas là une condition indispensable pour participer à la prise de décisions dans une société qui a le français en partage comme langue commune ? Il est regrettable que les initiateurs de ce recueil ne se préoccupent pas de modifications aussi terre-à-terre[5].

Pagé consacre, il est vrai, quelques phrases à la question collégiale. Il l’expédie en évoquant la « paix linguistique » et « une limite qui serait atteinte dans le contrôle et l’imposition qu’une législation […] peut se permettre dans notre contexte de pluralisme culturel et linguistique », puis en répétant que « [l’]État ne peut pas devenir plus contraignant […] en éducation […] Il faut peut-être commencer à penser que ce qui pouvait être fait par la voie législative l’a été et que cette voie […] a atteint un point qui ne peut être dépassé sans entrer en conflit avec les libertés individuelles » (p. 203-204). Il s’agit là plutôt d’une opinion que d’un argument. Pagé se demande par la suite quelles mesures prendre pour attirer davantage d’immigrants dans les collèges et universités francophones, sans offrir de réponse.

De façon plus générale, Pagé soutient qu’à l’avenir seuls des moyens incitatifs pourront faire progresser davantage la francisation, au point de nier toute efficacité à la contrainte en la matière : « la francisation n’est pas une affaire de conformité avec la loi et ce n’est pas la soumission à une contrainte venant de normes environnantes, qui ne s’exerce pas de toute façon. C’est fondamentalement une affaire de disposition interne » (p. 210). Il a pourtant lui-même souligné (p. 199) la corrélation positive qui existe entre la « disposition interne » à la francisation et, d’autre part, la langue de scolarisation et celle du travail, toutes deux soumises par ailleurs à des contraintes imposées par la Charte.

L’approche incitative s’accompagne d’une francisation au rabais. Mû par « les valeurs de respect de la diversité qui caractérisent notre société », Pagé propose de considérer comme « Québécois francophone » ou « francisé » toute personne qui pratique « l’usage public exclusif du français ou partagé avec l’anglais ». Ce modèle d’intégration bilingue où le français est la langue d’usage public prépondérante inclurait comme « francophone », entre autres, un allophone (langue maternelle) qui a adopté l’anglais comme langue d’usage à la maison mais qui, en public, emploie seulement le français ou le français de façon prédominante avec l’anglais (p. 212). Cela heurte, nous semble-t-il, ce qu’on entend normalement par une personne « francisée »[6]. Le type de bilinguisme (ou de trilinguisme) en cause traduit habituellement une motivation instrumentale en ce qui concerne la langue publique (il est plus rentable de préférer le français lorsque, comme dans la région de Montréal, on a de façon générale plus souvent affaire à des francophones qu’à des anglophones) mais une motivation intégrative quant à la décision librement consentie de vivre sa vie privée en anglais, décision qui indique une finalité identitaire[7].

Pour la même raison, il paraît abusif de compter comme « francophone » ou « francisé » un allophone qui conserve sa langue maternelle comme langue d’usage à la maison mais utilise plus souvent le français que l’anglais en public – ou un anglophone fidèle, au foyer, à sa langue maternelle mais qui parle surtout le français en public. Bref, dans ces autres cas de figure envisagés par Pagé, la confusion est aussi profonde qu’avec les définitions ambiguës de la Commission Larose.

Arnaud Sales souligne avec doigté comment, à la faveur de l’expansion transnationale du secteur privé et de l’émergence d’une société du savoir, l’usage de l’anglais demeure incontournable à Montréal dans de nombreuses situations de travail. Il fait valoir ainsi que la question linguistique au Québec n’est pas qu’un problème intérieur mais revient à chercher un équilibre entre impératifs linguistiques national (vouloir vivre en français) et transnational (nécessité d’utiliser l’anglais). Il pense également que l’approche coercitive à la francisation a atteint sa limite dans le monde du travail et qu’il faut désormais emprunter des voies incitatives pour maintenir le niveau de francisation acquis. En particulier, « une politique active de francisation ne doit en aucune façon constituer un obstacle à l’attraction de spécialistes de classe internationale et à la constitution de milieux internationalisés caractéristiques des villes les plus dynamiques » (p. 179). Sur ce plan, toutefois, Rocher préconise un virage plus contrôlé vers un certain Québec bilingue : « il faut maintenir avec fermeté le cap sur l’objectif de la francisation de tous les milieux de travail, en même temps [que] répondre aux nouvelles exigences linguistiques apparues dans le contexte de la technologisation et de la mondialisation du monde du travail » (p. 21).

Comme d’autres, Sales surestime la position du français sur le plan national. Il affirme que la Charte a permis d’« endiguer le processus d’assimilation […] des francophones » (p. 179), ce qui n’est pas exact. Il considère que la francisation de la langue de travail a atteint un niveau très acceptable à Montréal à partir du seul pourcentage de francophones qui travaillent en français en 2001, sans tenir compte du pourcentage élevé d’allophones qui travaillent en anglais, ni du fait que derrière les pourcentages, Montréal compte en chiffres réels 80 000 francophones qui travaillent principalement en anglais comparativement à 42 000 anglophones qui travaillent surtout en français. Tout cela peut aussi bien traduire un avantage atavique de l’anglais comme langue commune de travail entre Montréalais de langue maternelle différente que sa domination nouvelle dans les entreprises transnationales et l’économie du savoir.

Sales surestime peut-être aussi l’importance future de l’anglais sur le plan transnational. À la toute fin de son texte, il fait brièvement état de l’avènement possible d’un deuxième temps dans la « globalisation » de l’économie, pendant lequel les entreprises transnationales emploieraient des systèmes technologiques appropriés pour s’adapter à la diversité linguistique mondiale. C’est justement de ce développement que nous entretient Réjean Roy. Dommage, ici encore, que Sales et lui n’aient pas été invités à la même table ronde.

Roy montre que la mise en place de la société de l’information bouleverse les idées reçues du genre « pour être concurrentielles les entreprises doivent se mettre à l’anglais » ou « il est trop coûteux de servir certaines clientèles dans leur langue ». Il décrit comment, grâce aux technologies de l’information, il devient de moins en moins cher de produire du français, de l’espagnol ou du hongrois. Ce qui devrait réduire dans les années à venir la pression à utiliser l’anglais dans les entreprises, maintenant que celles-ci ont fini par constater qu’un employé est plus performant dans sa langue maternelle et que cela rapporte plus de s’adresser aux clients dans leur langue. Comme corollaire de l’influence croissante des technologies de l’information, Roy insiste sur l’importance pour les travailleurs francophones de bien maîtriser leur langue, à l’oral comme à l’écrit, de même que les outils informatiques susceptibles de les aider à fabriquer de la langue et à la traiter.

Puisque la convention récente de l’UNESCO sur la diversité culturelle exclut les enjeux liés à la langue, Christine Fréchette recommande, tout comme Prujiner, d’oeuvrer pour faire de la diversité linguistique un principe fondamental de la communauté internationale. Elle propose ensuite de mettre en valeur, dans un contexte de mondialisation, les « atouts linguistiques incomparables » du Québec par le développement des industries de la langue et du bilinguisme, voire du trilinguisme des élèves. Son argumentaire fait hélas trop souvent flèche de tout bois. Elle proclame notamment le Québec et Montréal champions du bilinguisme et du trilinguisme en Amérique du Nord sur la foi de données canadiennes et américaines qui ne sont pas directement comparables et en se limitant, elle aussi, à des pourcentages. Si les recensements donnent 41 % de bilingues (toutes langues) au Québec, 35 % en Ontario et 30 % en Californie (p. 73), cela équivaut à 10 millions de bilingues en Californie et 4 millions en Ontario, pour moins de 3 millions au Québec, soit nettement plus de compétences linguistiques à mettre à profit ailleurs. Sa logique laisse aussi à désirer car, dans un autre contexte (p. 81), Fréchette soutient (avec raison) que les données canadiennes surestiment le nombre de personnes qui sont réellement à l’aise dans deux ou trois langues[8].

Pour revenir enfin à Stefanescu et Georgeault, il faut garder à l’esprit que leurs « consensus » reflètent leur choix particulier de thèmes et de consultants, d’autant plus que ces derniers n’ont pas participé aux mêmes tables rondes. C’est ainsi que leur recueil n’offre aucune synthèse des tendances récentes en matière de langue de travail et de substitutions linguistiques au foyer, bien qu’ils affirment que « l’usage d’une langue en public devient le facteur capital du transfert linguistique dans la sphère privée » (p. 597) et malgré que, à défaut d’une information semblable sur la langue d’usage public, il existe maintenant une longue série de données de recensement portant sur ces substitutions. Sans ces renseignements de base, absents d’ailleurs aussi du bilan interministériel de 1996 comme du rapport Larose, l’on ne saurait juger adéquatement de quelle manière « repenser la politique linguistique actuelle » ni convenir à quel point la voie législative a « atteint ses limites » en ce qui concerne la francisation des allophones ou de la langue de travail. Ils peuvent donc surestimer joyeusement, comme nous l’avons vu, l’efficacité de la Charte et en déduire qu’il suffit par conséquent de procéder maintenant par mesures incitatives tout en visant une « prise en compte de la diversité linguistique » puisque « le Québec est le territoire d’Amérique du Nord qui compte le plus grand nombre [sic] de bilingues et même de trilingues » (p. 602). Ce qui veut dire « davantage penser la promotion de l’usage du français dans un contexte où les locuteurs sont et seront de plus en plus bilingues ou trilingues […] en adoptant un réel esprit inclusif [qui] s’appuie sur une langue qu’on n’impose pas, mais qui s’impose d’elle-même » (p. 592-593). L’expérience acquise au Québec avant 1977 en matière de politiques incitatives indique que ce serait là une vaine parade face à la nouvelle montée en puissance de l’anglais. Il y a lieu de douter même de leur appel à la fierté, à la qualité de la langue et à la responsabilité de chaque francophone pour hausser de façon significative la francisation des immigrants. Seules des interventions structurantes comme la scolarisation obligatoire en français se sont avérées efficaces en ce sens.

Comme Pagé, Stefanescu et Georgeault s’attardent sur ce que serait un « francophone » ou un « francisé » pour proposer que ce soit toute personne qui « utilise le français dans la communication publique, tout particulièrement dans les situations où les interlocuteurs ont besoin d’une langue de communication commune ». Or, le CSLF n’a toujours pas réalisé d’étude sur le nombre de Québécois qui emploient effectivement le français comme langue publique commune, de sorte qu’il demeure impossible à ce jour de savoir où nous en sommes à cet égard ni dans quelle mesure la politique linguistique actuelle est en voie ou non de rapprocher la société québécoise de cet objectif fondamental de la Charte[9]. À ce compte, il paraît plutôt inutile de se dépenser à redéfinir en fonction de cet objectif qui est francophone et qui est francisé.

Au lieu de consacrer tant de pages à une illusoire réingénierie identitaire, il aurait été plus éclairant de porter davantage d’attention à des points concrets litigieux. Comme pour l’extension de la loi 101 aux cégeps, le bien-fondé de l’enseignement de l’anglais dès la première année dans les écoles françaises aurait bien mérité, lui aussi, un examen rigoureux. En cette matière, les deux directeurs se bornent à répéter qu’il faut améliorer l’enseignement de l’anglais au Québec. De même que pour la langue commune effectivement utilisée en public entre personnes de langue maternelle différente, il manque aussi cruellement des informations de base sur les compétences linguistiques réelles des Québécois. Vivement des recherches pour qu’on sache enfin de quoi l’on parle sous ces rapports.

Il n’y a pas si longtemps, un comité de cinq ministres signait déjà une analyse des défis posés au français au Québec au tournant du siècle (Gouvernement du Québec, 2000). Leur travail présentait, en peu de pages, quantité d’observations pertinentes et bien documentées sur la faiblesse du français comme langue d’assimilation et comme langue de travail à Montréal, et sur les difficultés que suscitent la concentration marquée des immigrants dans l’île de Montréal, l’implantation des nouvelles technologies, l’expansion de l’informatique et la mondialisation des échanges économiques. Comparé à cette analyse factuelle et équilibrée, le présent ouvrage tranche par l’efficacité exagérée qu’il attribue à la loi 101 dans sa forme actuelle et par la place fort large qu’il réserve à l’anglais et au bilinguisme.

Pagé a bien plaidé en faveur du projet généreux – et périlleux – de « faire progresser une société francophone […] ouverte sur l’extérieur, plurilingue dans les faits pour les affaires [et] la culture [projet qui] peut se vivre dans le bilinguisme et la double identité » (p. 215). Ce qui le mène à conclure que « [l]es bilingues sont les acteurs majeurs de l’avenir du français et le modèle du Québécois francophone de l’avenir va être créé par eux ». Les francophones non bilingues s’y reconnaîtront-ils ? Stefanescu et Georgeault décrivent, quant à eux, ce que veut dire le fait, par exemple, de faire de la recherche en français au Québec : « c’est appartenir à des réseaux spécialisés transnationaux où l’anglais prédomine, diffuser en anglais les résultats primaires et souvent faire la recherche elle-même en anglais. C’est aussi enseigner, former les jeunes chercheurs, alimenter la culture scientifique nationale dans la langue officielle, le français » (p. 598). À ce compte, ne serait-il pas plus simple de former tout de go les jeunes chercheurs en anglais ? Il est compréhensible que certains aient vu dans de pareils propos une insistance exagérée sur le bilinguisme français-anglais. Stefanescu a senti le besoin de préciser dans une mise au point qu’il n’était pas question de « revenir à un Québec bilingue ». On ne voulait qu’« affirmer clairement la nécessité d’un plurilinguisme individuel [et donc, a fortiori, d’un bilinguisme français-anglais] chez le plus grand nombre de Québécois possible »[10].

Cela même ne revient-il pas à défoncer des portes grandes ouvertes ? Avec davantage de sobriété, Sales constate que la loi 101 n’a nullement empêché la « progression tranquille du bilinguisme » et observe « une extension tranquillement croissante de l’usage de l’anglais chez les francophones [en] réponse aux transformations des exigences de formation, de travail, de consommation ou de production de produits culturels, de circulation de l’information, de mobilité internationale et de l’accès sans contrainte à tous les outils de la modernité » (p. 163). Il note qu’au recensement de 2001, plus de 2,1 millions de Québécois francophones se sont déclarés bilingues français-anglais. C’est aussi le fait de plus de la moitié des jeunes adultes francophones dans la région de Montréal. Même si les statistiques de recensement exagèrent le degré de bilinguisme fonctionnel, est-ce vraiment nécessaire de battre tambour pour que l’on force davantage dans ce sens ? Faut-il « doter la politique linguistique québécoise d’une stratégie sur le bilinguisme » alors que cela se fait tout seul ? Ne serait-il pas préférable que l’État québécois consacre ses énergies et ressources à faire en sorte que le français surmonte ses nouveaux obstacles ? L’anglais a-t-il besoin de tant de bienveillance qu’il faille le sacrer constituante essentielle de l’identité québécoise francophone ?

Beau risque, peut-être, mais pas avant d’avoir bien réfléchi aux cartes qu’il nous reste en main. L’on ne saurait par ailleurs répondre sérieusement aux questions que soulève cet ouvrage sans disposer au préalable d’un constat valide de la situation du français et de l’anglais sur le terrain.