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En général, les citadins n’ont pas idée de ce qui a dû se passer depuis un siècle et demi pour qu’ils puissent se réveiller au chaud les matins d’hiver, se faire cuire un oeuf conservé dans un réfrigérateur, pousser au bord de la rue les ordures dont on les débarrasse, et rouler sur des routes pavées, déblayées et éclairées de leur résidence à leur lieu de travail. Jean Gaudette représente l’exception ayant consacré tous ses samedis matin pendant onze ans, sauf l’été, à un « passe-temps instructif » peu commun : dépouiller les journaux de Saint-Jean-sur-Richelieu pour découvrir les premières conditions matérielles d’existence d’une vie urbaine au Québec hors de la métropole et de la capitale nationale.

Son ouvrage dresse plus spécifiquement un portrait du progrès des activités et commodités urbaines au cours des cinq décennies où Saint-Jean-sur-Richelieu passe de l’état de chef-lieu d’un district rural relayant le commerce entre Montréal et New York, à celui d’une ville touristique et manufacturière ayant acquis les fonctions administratives et les institutions caractéristiques d’un centre régional de l’entre-deux-guerres. La curiosité ethnographique de l’auteur, fasciné par ce que lui montrent des journalistes qui racontent et qui commentent le développement de la ville en direct, donne des compositions de vues impressionnantes sur les espaces publics d’autrefois. Par contre, et c’est probablement attribuable aux sources choisies, Gaudette en dit peu sur les conditions du travail, les divisions de classe et les relations ethniques qui marquèrent la morphologie urbaine à l’ère industrielle.

Son introduction donne tout de même une vue générale de la localité, des représentations de la transformation du village en ville, de son industrialisation et de son peuplement. Les chapitres thématiques racontent ensuite, avec quantité de détails et d’anecdotes, l’aménagement et le pavage des rues ; l’arrivée des automobiles parmi les chevaux ; l’amélioration des trottoirs et des traverses ; le développement et la gestion des activités du marché ; l’établissement d’un hospice accueillant quelques dames pensionnaires et une garderie-maternelle pour les enfants d’ouvriers avant de ne se vouer qu’aux fonctions hospitalières ; les activités sur la rivière en hiver, du pont de glace et des sports au prélèvement de blocs vendus pour les glacières ; les mésaventures sanitaires d’un aqueduc puisant d’abord son eau en aval de la ville ; les premiers ratés de l’éclairage des rues et l’électrification ; les appropriations plus ou moins convenables et gérables des premiers parcs ; l’ambiance d’une ville avec des chevaux, de la poussière, des vaches, des poules et des coqs dans les cours arrière, à côté des tonneaux d’ordures remplis de cendre et de fumiers, ainsi que des chiens errants et des animaux sauvages abattus à la carabine ; la manière dont on pouvait se débarrasser des ordures avant la mise en place d’une collecte municipale ; puis enfin les usages mortuaires, les vols de cadavres par les étudiants en médecine et l’histoire du long déménagement d’un cimetière mal entretenu.

Bien que Gaudette veuille rester neutre en rapportant ce dont parlent avec fierté ou indignation les journalistes locaux de l’époque, son introduction montre des Johannais se découvrant en ville au moment où ils s’organisent pour en fuir le brouhaha, la saleté, la chaleur et l’air irrespirable en été, tandis que sa conclusion affirme sa conviction qu’il existe un progrès améliorant notre existence là où d’autres aperçoivent un progrès aveugle ou destructeur. Son ouvrage peut aussi nous donner une autre image de nous-mêmes : habitants de villes relativement propres et saines, qui ne voient pas le flux de leurs eaux usées et de leur gaz d’échappement, qui ne peuvent sentir les cendres et le fumier de leur consommation quotidienne, et qui rencontrent les défis d’une société vieillissante dont les commodités sont étalées et souvent usées ou désuètes.