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Ce qui était si exceptionnel chez Jeanne Lapointe, c'était son intelligence, la grandeur de son esprit ouvert sur le monde, à une époque d'intolérance religieuse et d'oppression sociale et politique – époque pas si lointaine dont nous devrions redouter en ces temps de fanatisme religieux quelque sinistre retour. Pendant cette période de noirceur si écrasante pour tant de jeunes gens aux idées rebelles mais saines, Jeanne Lapointe apportait à tous le rayonnement de son intelligence et de ses connaissances. Son amour de l'art, sous toutes ses formes, et de la littérature éloignait de nous les frontières étroites. Grâce à son persuasif enseignement et à sa passion pour les auteurs, nous allions découvrir le penseur philosophe Simone Weil, la puissance d'une pensée libre, dégagée et moderne, la générosité, l'immense compassion d'un auteur tel que Dostoievski défendant, comme le fit Simone Weil dans ses écrits, les opprimés et dénonçant toute servilité abaissant l'être humain. Nous allions découvrir Proust, Faulkner, James, sublimes découvertes qui seraient essentielles, indispensables.

Ce qui était émouvant chez Jeanne Lapointe, aussi, c'était qu'elle était, comme Judith Jasmin le fut aussi, une femme bien en avance sur son temps, luttant pour un avenir dont elle pressentait l'ouverture, les fertiles révolutions. Elle savait combien il était injuste que l'université longtemps ne fut réservée qu'aux garçons, elle reconnaissait là une sorte de racisme social, de danger pesant sur la vie des femmes, leur présent, une ségrégation menaçante qui avait englouti bien des générations précédentes. Ainsi encourageait-elle, avec la même vigilance, les jeunes auteurs qui étaient des femmes à écrire, à étudier. Elle croyait en une éducation ferme et longue, libre surtout, sans aucune servitude à la religion. Son message était cette recherche de la liberté, de la clairvoyance, d'une prise de conscience aiguë de ces temps nouveaux dans lesquels nous allions vivre, écrire, comprendre, dans ce vaste espace d'une humanité en mouvement.

Jeanne Lapointe était aussi une femme secrètement révoltée, dont la révolte, pour les jeunes gens qu'elle guidait, sans avoir nullement cette prétention de les guider, tout naturellement, parce qu'elle s'appliquait à faire comprendre à chacun sa responsabilité de vivre, sa fierté à être soi-même, dont la révolte nous semblait nécessaire, car il fallait changer rapidement, sortir de cette lourdeur de l'ignorance qui accablait tant de vies. Nous partagions avec elle cette impatience qui ferait éclater bien des emprisonnements et frontières. On connaît aujourd'hui les bienfaits, l'évolution, la largesse de coeur, que Jeanne Lapointe sut transmettre au rôle de l'éducation dans la société québécoise. Il ne faut pas oublier non plus qu'elle était une femme aimant l'écriture, que son don le plus précieux fut celui de cet amour inaltérable de la littérature, à ceux qui ont eu le bonheur de la connaître à ce moment de sa vie où écrire lui paraissait la plus fervente des passions, la plus digne. C'est cette femme éprise du travail de l'écrivain, en comprenant si bien la force, la nécessité, qui avait pleuré le jour où on lui avait appris la mort de l'écrivain américain William Faulkner. C'est d'elle dont je me souviens le plus.