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Au Québec, le phénomène de la migration des jeunes affecte les espaces ruraux et les villes petites et moyennes depuis plusieurs décennies, en particulier au sein des régions périphériques. Avec la baisse généralisée de la natalité, cet aspect du profil démographique est devenu plus visible à partir des années 1990 (Tremblay et Vézina, 2004). En effet, c’est à ce moment que certains territoires régionaux ont vu leur population totale plafonner et amorcer une courbe descendante. À titre d’exemple, la population des quatre régions administratives situées à la limite de l’écoumène québécois (Abitibi-Témiscamingue, Côte-Nord, Gaspésie−Îles-de-la-Madeleine et Saguenay−Lac-Saint-Jean) est passée de 662 036 habitants à 614 578 habitants entre 1991 et 2012, soit une baisse de 7,2 %. La population totale du Québec augmentait quant à elle de 14,4 % au cours de la même période[1].

Dans ce contexte, la migration des jeunes a suscité moult débats et commentaires dans la sphère publique, propos relayés par la presse régionale. En parallèle, une mobilisation des acteurs du milieu s’est produite dans de nombreuses régions (Leblanc, Girard, Côté et Potvin, 2003). La mobilisation a été particulièrement forte au Saguenay−Lac-Saint-Jean. Sur ce territoire administratif, le Regroupement Action-jeunesse (RAJ02), qui agit à titre de Forum jeunesse régional, a orchestré l’élaboration et la mise en oeuvre de la stratégie MigrAction. Cette stratégie constitue un plan d’action original qui vise la rétention et l’établissement de jeunes et concerne une multitude d’acteurs socioéconomiques. Ce plan a nécessité la coordination fine d’acteurs du développement sur plusieurs années, soit une démarche complexe qui soulève la question du leadership.

Partant de l’idée que le développement est fréquemment le résultat d’une dynamique d’acteurs territorialisés (Moulaert et Nussbaumer, 2009), notre recherche aspire à mieux comprendre les mécanismes d’activation et d’alimentation de cette dynamique collective. Plus précisément, le but de l’étude était de démontrer que les mouvements de mobilisation se manifestent à travers les interactions à l’intérieur d’un réseau d’acteurs. Nous nous sommes particulièrement intéressés à deux éléments interreliés : le leadership et le discours. Sur le plan méthodologique, nous avons effectué des entrevues semi-dirigées d’acteurs régionaux ainsi qu’une revue de la presse locale et régionale. Ces documents discursifs ont fait l’objet d’une analyse de contenu.

Notre enquête illustre les rôles du leadership et du discours lors de la mobilisation au sein d’un réseau d’acteurs oeuvrant à l’échelle régionale. À nos yeux, cela tend à confirmer l’existence d’une articulation entre l’acteur individuel et l’acteur collectif au sein des stratégies ou des initiatives de développement. Cette articulation se réaliserait par le biais de leaders. La démarche de recherche intègre également d’autres facteurs entrant en ligne de compte dans le processus de mobilisation. Ces facteurs sont de natures fonctionnelle, culturelle ou émotionnelle. Ils transitent tous par la mise en place d’un discours partagé par les individus en situation d’interaction. Ces interactions, continues ou intermittentes, doivent s’inscrire dans la durée.

Dans cet article, nous présentons d’abord notre questionnement théorique, à travers les thèmes des dynamiques d’acteurs en développement, des formes de leadership ainsi que du discours en tant que véhicule identitaire d’un réseau d’acteurs territorialisés. Ensuite, nous traitons de l’étude de cas et de ses aspects méthodologiques. Pour finir, nous exposons et discutons les résultats de cette étude en faisant largement référence au contenu des entretiens réalisés.

La mobilisation des acteurs en développement territorial

Les dynamiques d’acteurs représentent un axe de recherche important en sciences sociales et dans le champ du développement territorial. Au coeur de ce champ de connaissances se posent des questionnements fondamentaux sur les manifestations de l’action collective et leurs impacts sur le dynamisme et les conditions de vie des collectivités territoriales. La mobilisation d’acteurs territorialisés s’inscrit dans le paradigme du développement endogène, aussi appelé développement local ou territorial (Simard, Tremblay et Diallo, 2014). Le développement territorial joue un rôle important dans l’économie, que l’on perçoive celui-ci comme un complément aux mécanismes de l’économie de marché ou comme « une réponse à la mondialisation » (Campagne et Pecqueur, 2014).

Les conditions de la mobilisation d’acteurs

Ces trente dernières années, plusieurs enquêtes ou interventions menées dans le cadre du développement territorial se sont intéressées à la thématique de la mobilisation d’acteurs (Favreau, 2003). Au Québec, ces dynamiques d’acteurs ont souvent pris la forme de mobilisations de populations locales et régionales en réaction à l’État ou aux grandes entreprises, en particulier en ce qui concerne l’exploitation des ressources naturelles (Lafontaine, 2005). Parmi ces recherches, mentionnons une étude exploratoire multi-cas publiée récemment qui tentait d’identifier les facteurs de réussite des initiatives locales (Klein, et al., 2010). Pour ce faire, dix études de cas ont permis de mettre en exergue et d’analyser des expériences de mobilisation d’acteurs territoriaux autour des problématiques de la pauvreté et de l’exclusion.

Cinq conditions ont été formulées par les chercheurs membres de cette équipe. Ainsi, la réussite des initiatives locales dépendrait 1) de l’existence d’un leadership construit socialement, 2) de la capacité des leaders à mobiliser une grande diversité de ressources (endogènes ou exogènes), 3) de l’existence d’instances et d’organismes permettant de régler localement des conflits entre acteurs, 4) de l’identification collective d’objectifs stratégiques et 5) de la construction d’identités positives et d’une conscience territoriale.

Selon les deux premières conditions, le leadership en développement territorial se construit à partir de la capacité de certains acteurs à en mobiliser d’autres. Plusieurs de ces cas démontrent effectivement qu’un fort leadership d’acteurs mène généralement à une meilleure mobilisation des ressources humaines et financières. Cette situation, si elle existe, contribue à la consolidation institutionnelle tout en favorisant la réussite des initiatives issues du milieu. Cette affirmation s’avère primordiale dans la mesure où le leadership, à l’instar du pouvoir, constitue l’art d’influencer une ou plusieurs personnes (Hunter, 2004; Lainey, 2008). En conséquence, la capacité d’acteurs territoriaux à en mobiliser d’autres dépendrait des modes d’exercice du leadership. Cette capacité, quelquefois qualifiée d’empowerment, serait fondamentale dans la théorie du leadership. À l’intérieur de cette théorie, la question de la dichotomie entre le leadership de l’acteur individuel et celui de l’acteur collectif reste à approfondir.

Comprendre le concept d’acteur : l’agencéité et l’intersubjectivité

Le concept d’acteur est récurrent dans la littérature sur le développement territorial, notamment depuis que les populations sont considérées comme des ressources à mobiliser pour poursuivre un développement endogène (Benko, 1998). Afin de bien cerner la notion complexe d’acteur, il convient de la définir et de la mettre en lien avec les concepts voisins de « sujet » et d’« individu ». Les termes acteur, individu et sujet sont souvent employés en sciences sociales. Malgré leurs différences, ils mettent tous l’accent sur l’importance de l’agencéité en matière de changement social et de développement, en référence aux écrits de Giddens (1987). Ces termes présentent néanmoins des nuances qu’il appert de préciser. Pour Touraine, l’individu serait :

[...] une unité où se mêlent l’expérience et la conscience. Cela signifie que l’individu est un tout, une intégration du vécu et de la pensée. Quant à lui, le sujet serait l’individu qui se serait approprié son vécu. Plus précisément, le sujet serait la volonté d’un individu d’agir et d’être reconnu comme acteur.

Touraine, 1992, p. 267

Le sujet deviendrait de ce fait un acteur qui pourrait intervenir sur les relations sociales, changer son environnement matériel, tout en gardant une marge de liberté. Pour utiliser les termes de Goffman :

L’acteur est souvent profondément impliqué dans un rôle, une organisation, et un groupe déterminé auquel il s’identifie; il se perçoit lui-même comme quelqu’un à qui on peut faire confiance, qui ne provoque pas de rupture dans l’interaction ou qui ne déçoit pas les ensembles sociaux qui comptent sur la réussite de cette interaction.

Goffman, 1973, p. 230

En outre, les acteurs collectifs sont des individus qui sont organisés en groupes. Ils font partie de catégories déterminées (publics/privés, institutionnels, collectivités, acteurs socioprofessionnels, etc.) qui s’ajoutent à leurs statuts et rôles (Gumuchian, Grasset, Lajarge et Roux, 2003). En revanche, l’acteur individuel aura une stratégie personnelle. Pourtant, il ne s’agit pas tant de démontrer la différence entre acteur collectif et acteur individuel que d’attirer l’attention sur la variété des sources du collectif. Il est en général admis que le collectif transcende l’individu, si bien qu’il serait indissociable de la cohésion et de l’identité collective (Duperré, 2004, p. 17). Mais l’acteur individuel ne se dissout pas expressément une fois le collectif considéré. Le collectif a dès lors pour source l’individu ou, plutôt, les individus. Ce passage de l’individuel au collectif nous conduit à nous interroger sur les relations sociales, ou interactions, et sur l’exercice du leadership, lequel active et détermine la dynamique d’acteurs sous divers aspects.

À cet égard, l’une des pistes de recherche intéressantes mène au concept d’intersubjectivité. L’intersubjectivité implique l’existence d’un lien de réciprocité entre les personnes « explicitement ou implicitement » (Husserl, 1953, p. 118). Il s’agirait plus précisément d’une phénoménologie, car c’est un acte consistant à se mettre à la place de l’autre avec l’intention de tenir compte de son point de vue. Cet acte favoriserait le passage de la subjectivité à l’intersubjectivité. Pour qu’il y ait intersubjectivité, il faut avoir conscience de l’existence d’autrui. Ainsi, l’acteur prendrait conscience de lui-même en faisant l’expérience de l’autre. Le déplacement d’ego vers alter serait possible grâce à l’empathie, laquelle est une « transcendance intersubjective » (Husserl, 2001, p. 135). Lorsque cette démarche est appliquée par plusieurs acteurs, il se formerait une communauté intersubjective qui s’exprimerait à travers l’élaboration plus ou moins consciente d’un discours commun. Par ailleurs, cette intersubjectivité serait le résultat d’un processus d’influence communicationnelle et favoriserait la coopération entre acteurs (Habermas, 1987).

Leadership et les acteurs du développement

Dans ce contexte, les acteurs individuels peuvent être considérés comme des agents de mobilisation au sens large[2]. Ils opèrent dans le cadre d’une démarche d’animation des territoires, l’une des quatre compétences génériques des « métiers » du développement territorial selon Robitaille (2006). Plus précisément, l’animation des territoires requiert des compétences spécifiques en mobilisation des milieux (information et consultation), création d’alliances sur le territoire, conciliation des positions (médiation), développement des mécanismes de mobilisation et orientation des actions du milieu. En d’autres termes, l’agent mobilisateur est un animateur de son milieu. La capacité de mobiliser inclut des savoir-faire et savoir-être, conditions d’exercice du leadership individuel et, par ricochet, de l’existence du collectif.

Le leadership a deux aspects : l’un opératoire, l’autre émotionnel et affectif (Aebischer et Oberlé, 2007). Ils sont parfois qualifiés de dimension comportementale et de dimension psychologique (Wils,et al., 1998). Le leader tire sa légitimité de son savoir-faire et de son savoir-être. Le savoir-faire est l’ensemble des compétences, à savoir les « habiletés qui peuvent être acquises puis perfectionnées » (Lainey, 2008, p. 67). Les premières habiletés sont relatives au jugement social, en l’occurrence la compréhension des personnes et des systèmes sociaux, en vue d’une meilleure collaboration. Ensuite, les habiletés en résolution de problèmes formeront l’ensemble des capacités à définir un problème et à trouver des solutions originales. Par ailleurs, le savoir-être réfère à la personnalité du leader. Le leader se distingue d’abord des autres par ses traits de personnalité. Plusieurs de ces traits ont été identifiés : l’intelligence (Lord, Devader et Alliger, 1986; Mann, 1959; Stogdill, 1948), la confiance en soi (Stogdill, 1948; Kirkpatrick et Locke, 1991) et la détermination (Kirkpatrick et Locke, 1991; Lord, Devader et Alliger, 1986; Stogdill, 1948). Les traits de personnalité se confondent parfois avec la notion de charisme. En effet, un leader charismatique a pour principales caractéristiques la confiance en soi et l’assurance (Lainey, 2008). De plus, le leader dispose d’une intelligence sociale, à savoir une capacité de lecture des émotions afin de s’y adapter. Cela inclut ses propres émotions, humeurs et impulsions et celles d’autrui. C’est, selon Hunter (2004, p. 32-33), ce « savoir-être » qui différencierait les leaders des gestionnaires, ces derniers oeuvrant davantage sur le plan des « savoir-faire ».

En bref, les acteurs sont en situation de communication interpersonnelle. D’une part, ces interactions seraient des indicateurs du niveau de participation au sein du groupe. Plus elles se multiplieront et se dérouleront sur un mode collaboratif, plus le groupe sera soudé et dynamique (Mucchielli, 2006). Autrement dit, plus les leaders opteront pour un style participatif, plus le leadership sera partagé (Forsyth, 1990). D’autre part, le leadership est « émergent ». Il sera perçu comme un rôle se construisant au cours des interactions (Bormann, 1983; Landry, 1988). De la sorte, le leader se forgerait au contact de son entourage, pour ensuite jouer divers rôles dans ce processus « d’actualisation du leadership » (Luc, 2004, p. 95). Les interactions sont le moyen qui rend possible l’émergence de l’acteur collectif. Sur le plan pratique, les personnes composant cet entourage peuvent incarner différents rôles selon Luc (2004) : mentor, coach, challenger, passeur, modèle ou anti-modèle.

Regardons ces différents rôles plus en détails. Grâce à sa vision, son expérience et sa sagesse, le mentor oriente, guide, questionne et suscite des réflexions en profondeur sur certaines questions. Le coach guide aussi mais l’objet est plus spécifique, circonscrit au développement de certaines compétences ou à des prises de décision à court et moyen termes. Il instruit davantage. Pour sa part, le passeur permet d’avoir accès à des personnes, des expériences, des informations qui, elles, seront un apport important à l’émergence du capital de leadership. De son côté, le challenger met au défi de se surpasser en offrant des projets difficiles ou exigeants, des tâches nouvelles ou complexes. Quant à l’aspirant leader, il écoute, observe et imite des modèles qui correspondent à ses intérêts, ses valeurs et ses aspirations. Enfin, l’anti-modèle est une personne qui ne réussit pas à asseoir son leadership, celui-ci servant plutôt de contre-exemple pour ses subalternes ou partenaires. (Luc, 2004, p. 111-112)

L’influence du discours dans une dynamique d’acteurs

Le leader doit pouvoir porter un intérêt commun, ce qui implique d’abord d’interpréter ou de déterminer celui-ci, puis de le diffuser afin d’y faire adhérer des groupes et personnes ciblées. La personne en situation de leadership doit pouvoir saisir le contexte dans lequel elle intervient si elle espère accroître son influence. Ainsi,

le leadership n’est possible que si un objectif commun permet d’orienter le processus d’influence. Cet objectif peut être plus ou moins précis, mais doit être clairement communiqué aux personnes afin qu’elles comprennent bien quelles sont les finalités de l’influence que le leader exerce sur elles.

Lainey, 2008, p. 15

En conséquence, l’influence ne se manifeste pas uniquement par les actions, comme le laissent entendre certaines définitions, mais aussi par un travail sur les perceptions et représentations, qui seront véhiculées par le discours cohérent et rassembleur d’un leader qui se perçoit comme étant au service du groupe ou « servant leader » (Hunter, 2004).

Quel que soit le type de leadership exercé, celui-ci passe inévitablement par le discours ou l’influence communicationnelle. À cet égard, l’influence communicationnelle pourrait s’apparenter à un processus d’influence sociale qui s’exécute à travers l’argumentation. C’est l’idée selon laquelle un acteur ne peut en influencer un autre que par la communication (Moscovici, 1988). Aussi conviendra-t-il de se familiariser avec les notions d’influence sociale et de processus d’argumentation, puis de cerner de potentielles stratégies d’influence communicationnelle. Le processus d’influence sociale fait référence « aux modifications qu’entraîne dans les jugements, opinions, attitudes d’un individu – ou d’un groupe – le fait de prendre connaissance des jugements, opinions et attitudes d’autres personnes sur le même sujet » (deMontmollin, 1977, p. 7-8).

L’influence sociale implique l’existence de moyens de persuasion par le biais de la communication. La communication orale se résume souvent à un processus d’argumentation. L’argumentation est un processus interactionnel (Plantin, 1996), une « démarche par laquelle une personne – ou un groupe – entreprend d’amener un auditoire à adopter une position par le recours à des présentations ou assertions – arguments – qui visent à en montrer la validité ou le bien-fondé » (Oléron, 2001, p. 4). L’argumentation a donc pour objectif de convaincre autrui afin qu’il adhère à une perception. Le processus argumentatif a essentiellement deux fonctions : une fonction coopérative et une fonction dialectique (Champaud, 1994). La première vise une collaboration entre acteurs par la définition d’objectifs communs formulés lors de l’argumentation. La seconde renvoie à la rhétorique développée en situation de résolution de problèmes ou de négociation.

Selon Breton (1996), il existe deux phases dans le processus d’argumentation : la phase de cadrage du réel et la phase du lien entre arguments. L’argumentation est un moyen utilisé pour influencer des acteurs afin qu’ils adhèrent à des perceptions contenues dans un discours. La phase de cadrage du réel contiendrait trois types d’arguments. Le premier est qualifié d’autoritaire car il est fondé sur la compétence ou l’expérience. Le second fait appel à des présupposés communs, des valeurs ou croyances partagées. Le dernier est celui du recadrage du réel. L’agent d’influence définira un nouveau cadre, de nouvelles perceptions auxquelles il tentera de faire adhérer des acteurs cibles. La deuxième phase du lien entre arguments est celle où les arguments de cadrage sont reliés à l’opinion défendue. Cela est possible, d’une part, par l’utilisation d’arguments déductifs (causalité, finalité, etc.) et, d’autre part, en ayant recourt à des arguments par analogie (métaphores, comparaisons, exemples, etc.). L’étude de cette dernière phase requiert une analyse fine du discours des acteurs. Quant à la première, elle sera perceptible par le type de stratégies argumentatives utilisées.

En fin de compte, l’influence communicationnelle implique un processus d’influence sociale, à savoir des modifications d’opinions, d’attitudes et de perceptions après avoir pris connaissance de celles d’autrui. Cela se produirait par le biais d’un processus d’argumentation, lequel consisterait à faire adopter un point de vue à des fins de collaboration. Les stratégies de l’argumentation peuvent intervenir soit pour un ancrage du réel, en référence à des présupposés communs, soit pour un recadrage du réel, notamment le façonnement de nouvelles perceptions véhiculées dans un discours auquel devra adhérer autrui. De manière synthétique, l’engagement des différents acteurs formant un collectif dépendra ainsi de l’ensemble des « savoir-faire » ou « savoir-être » d’un ou de quelques individus, notamment une attitude confiante et déterminée, des méthodes participatives ainsi qu’un discours enthousiasmant et convaincant. En clair, il s’agit de créer des « acteurs engagés », prêts à prendre la relève, ainsi que l’indique le concept de followers dans les écrits sur le leadership (Baker, 2007).

Méthodologie de recherche

Rappelons que notre objectif est de documenter les liens entre le leadership, le discours et la mobilisation d’un réseau d’acteurs territorialisés en faveur du développement. En termes de méthodes, notre protocole comportait plusieurs étapes. Nous avons d’abord réalisé une étude de cas approfondie, puis nous avons effectué des entrevues semi-dirigées pour ensuite conduire une revue de presse.

La stratégie MigrAction : le cas étudié

La stratégie MigrAction a été sélectionnée en tant qu’étude de cas. Cette stratégie a visé à contrer le phénomène de la migration des jeunes au Saguenay–Lac-Saint-Jean. Selon nous, la stratégie MigrAction est une étude de cas pertinente car elle met en évidence la mobilisation d’un réseau d’organismes autour d’un enjeu précis, sur un territoire bien délimité. De plus, cette stratégie peut être documentée grâce à des données issues de plusieurs sources. Enfin, la mobilisation a été vécue par les acteurs comme étant un succès à la lumière des statistiques démographiques récentes.

Si l’organisme porteur de cette stratégie est le Regroupement action jeunesse du Saguenay–Lac-Saint-Jean (RAJ02), les trois Carrefours jeunesse emploi (CJE) régionaux (Saguenay, comté de Roberval et comté de Lac-Saint-Jean-Est) apparaissent comme des piliers de la démarche. Cette stratégie est structurée autour de 5 cibles, qui constituent les fondements du discours issu de la dynamique d’acteurs : développer et diffuser une image positive de la région, développer des mesures et projets pour soutenir l’établissement des jeunes au sein du milieu régional, favoriser l’insertion sociale et professionnelle des jeunes, développer l’entrepreneuriat chez les jeunes et accroître le sentiment d’appartenance par le biais de la participation citoyenne des jeunes. Le fonds jeunesse géré par le RAJ02 est l’un des leviers financiers servant à mettre en place les différentes mesures et interventions reliées à la stratégie.

Le 25 juin 2004, la stratégie MigrAction devient une entente spécifique de régionalisation. Son libellé officiel est le suivant : « entente spécifique visant à influencer positivement le bilan migratoire des jeunes au Saguenay–Lac-Saint-Jean » (Conférence régionale des élus [CRÉ] 02, 2004). Dans le cadre de cette entente, quinze partenaires s’engagent à prendre des mesures pour contrer les effets négatifs induits par le phénomène de migration des jeunes, notamment certaines municipalités régionales de comté (MRC) et municipalités locales. Les organisations jeunesse partenaires sont le RAJ-02 et les trois CJE du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Le renouvellement de l’entente spécifique, officialisé le 14 juillet 2008 avec une dizaine de nouveaux partenaires, témoigne de la solidité de la mobilisation régionale autour de l’enjeu de la migration des jeunes ainsi que de la satisfaction des parties prenantes.

MigrAction peut être considérée comme une initiative provenant de la base, malgré le fait qu’elle émergea dans un contexte d’institutionnalisation d’organismes publics dans chacune des régions administratives, à la suite de l’adoption de la Politique québécoise de jeunesse par le gouvernement du Québec en 2001. Cette politique soulignait que le « départ des jeunes de leur région d’origine nuit grandement à la vitalité de ces communautés […] » (Secrétariat à la Jeunesse, 2001, p. 46). Plus précisément, les grandes étapes de la mobilisation régionale ont été le déclenchement et le diagnostic (2001), la mobilisation initiale (2002-2003), la naissance d’une vision commune et l’élaboration d’un plan d’action (2003-2004), l’opérationnalisation de l’entente spécifique (2004-2007), l’évaluation et le renouvellement de l’entente (2007-2008) ainsi que l’opérationnalisation de la deuxième entente spécifique (2008-2011). Ces six étapes constituent la trame temporelle à l’intérieur de laquelle se sont effectués l’exercice du leadership et la construction d’un discours au sein du réseau d’acteurs régionaux.

Les entrevues semi-dirigées

Les entrevues constituent la principale méthode employée dans notre démarche. Des entrevues semi-dirigées ont été conduites auprès de 23 personnes ayant toutes occupé le poste rémunéré d’agent pour la stratégie MigrAction. Cet échantillon a été choisi grâce à la méthode dite «  boule de neige ». Quelques acteurs connus par leurs interventions médiatiques ont d’abord été rencontrés. Ils ont alors repéré ou suggéré des noms d’individus engagés dans la stratégie MigrAction. Les personnes ont été contactées par téléphone et par courriel pour être ensuite rencontrées et questionnées sur leur lieu de travail. Les répondants sont aussi bien des hommes que des femmes et ils proviennent de divers lieux sur le territoire régional. Cette diversité est liée au hasard car nous n’avions pas établi de critères de sélection autre que la participation à la démarche de MigrAction. Il faut noter que les personnes impliquées dans la stratégie MigrAction sont généralement situées dans la tranche d’âge des 20 à 30 ans.

Un canevas d’entrevue a été constitué afin de collecter des informations sur les acteurs de la stratégie MigrAction. Il faut rappeler qu’il s’agissait de personnes travaillant dans divers organismes tous financés grâce à une enveloppe particulière (le fonds jeunesse régional) et en communication fréquente avec le RAJ02, l’organisme en charge de la coordination de la démarche. Le libellé des huit questions posées en entrevue est rapporté en annexe 1. Ces interrogations réfèrent principalement au vécu des participants par rapport à la démarche de MigrAction, ainsi qu’à leurs représentations du milieu régional.

L’ensemble du corpus constitué par les 23 entrevues semi-dirigées a été analysé. Auparavant, toutes les entrevues, qui avaient été enregistrées, ont été intégralement retranscrites. Ces transcriptions ont ensuite été codées, c’est-à-dire découpées en propositions rattachées à un thème du leadership individuel, conformément aux règles de l’analyse propositionnelle du discours (APD) (Ghiglione, Matalon et Bacri, 1985). Une moyenne d’un peu plus de 400 propositions par entrevue a été atteinte. Dans un second temps, un travail de catégorisation a été mené. Il consistait à classifier les unités d’information obtenues sous un générique commun. Le logiciel NVivo 9 a aidé au classement de ces thèmes et sous-thèmes selon les dimensions du leadership.

Dans l’ensemble, les entrevues ont permis de faire ressortir les perceptions des différents acteurs et d’illustrer les composantes du discours collectif. Il faut souligner que nous avons opéré une sélection des leaders fondée sur leur réputation auprès des répondants, malgré les limites d’une telle approche. Ainsi, l’exercice du leadership n’est pas contextualisé de manière détaillée, en dépit de données sur la période de participation active des acteurs et sur leurs principaux interlocuteurs. À nos yeux, il aurait été extrêmement difficile de décrire minutieusement le cadre contextuel de chaque moment d’un processus s’étalant sur plusieurs années et impliquant un nombre aussi important d’acteurs répartis sur un vaste territoire. Néanmoins, nous reconnaissons qu’il existe des situations de leadership qui favorisent l’émergence de leaders, de manière partiellement indépendante de leur « savoir-être » et de leur « savoir-faire ».

La revue de presse

Nous avons constitué un corpus de presse rassemblant les informations sur l’enjeu de la migration des jeunes et la stratégie MigrAction. La période choisie allait du mois d’octobre 2001 au mois de juin 2011. Le 27 octobre 2001 est un moment clé de la construction de la stratégie MigrAction : s’est tenu à cette date le Rassemblement régional jeunesse à l’issue duquel les organisations jeunesse ont décidé de faire de l’exode des jeunes leur cheval de bataille. La période de recherche s’est conclue en juin 2011, moment où le bilan annuel de la stratégie MigrAction était rendu aux bailleurs de fonds. Il s’agit donc d’une période de dix ans. Les sources les plus précises ont été celles provenant de la région. Plusieurs journaux locaux et régionaux étaient incontournables : L’Étoile du Lac, Le Journal Lac-St-Jean, Le Quotidien et Le Progrès-Dimanche.

Cette démarche a permis de réunir 446 articles. Ces articles ont été codés avant d’être découpés en unités d’information contenant des thématiques associées à la migration des jeunes. Ces unités ont été classifiées en thèmes et sous-thèmes, de telle sorte que des axes majeurs du discours des acteurs sont apparus. L’objectif de cette phase d’analyse était de cerner le discours des acteurs impliqués ou le discours ambiant au Saguenay–Lac-Saint-Jean sur la migration des jeunes. L’étude du corpus de presse a consisté à recenser l’information sur les actions collectives impliquant les CJE d’une part et le RAJ-02 d’autre part. Par actions collectives, nous entendons l’ensemble des partenariats, concertations, collaborations, consultations et séances d’information. L’analyse du corpus de presse devait permettre le recensement des phases marquantes du déploiement de la stratégie MigrAction suggéré par la littérature : déclenchement et diagnostic, mobilisation initiale, vision commune et planification d’actions collectives, opérationnalisation de l’action collective et enfin évaluation (Coopérative de consultation en développement, 2007).

La dynamique d’acteurs de la stratégie MigrAction

À l’aide des traitements quantitatifs et qualitatifs des entrevues et de la revue de presse, les principaux leaders impliqués dans la stratégie MigrAction entre 2001 et 2011 ont été identifiés. Par la suite, nous sommes partis du postulat que les individus le plus fréquemment cités dans les discussions avec les répondants étaient assurément des leaders ayant joué un rôle significatif. Les acteurs les plus cités par ordre décroissant ont été : Pierre, Irène, Sonia et Jeanne[3]. À ces acteurs, qui sont au centre des échanges, nous ajouterons occasionnellement des acteurs plus secondaires, sans décrire en détails la personnalité de ceux-ci (par exemple Marc et Mireille). Cela nous permettra de mieux faire ressortir le rôle des acteurs principaux.

L’exercice du leadership et son évolution dans le temps

Pierre est reconnu comme étant « le leader incontesté de la Stratégie MigrAction » (E3). Il en aurait été le fondateur à cause de son engagement constant dans les premières années du processus de mobilisation. La confiance en soi serait l’un des traits de personnalité saillant chez Pierre. Mandaté par le RAJ-02 pour négocier la stratégie MigrAction, Pierre a cru en ce qui pouvait sembler être une utopie : « moi je l’ai souvent dit, ça prenait un rêveur comme Pierre, moi je ne l’aurais jamais rêvée cette stratégie » (E13). Selon divers acteurs interviewés, l’autre trait saillant de la personnalité de Pierre serait sa détermination. Cette détermination expliquerait en partie la concrétisation de la stratégie MigrAction : « C’était parti de gens qui avaient une tête de cochon, je pense à Pierre, qui n’est pas facile mais qui était assez fonceur, que ça a fonctionné » (E15).

Irène est un autre membre de l’équipe de MigrAction que l’on peut qualifier de leader fort. Elle a été agente de développement pendant plusieurs années avant de gravir les échelons. Celle-ci exprime son caractère combatif : « tu sais, les esprits de clocher au départ, les guéguerres de villages, rapidement l’esprit de clocher est tombé » (Irène). Sa motivation à l’accomplissement proviendrait des possibilités d’expression de soi offertes par la participation à la stratégie MigrAction : « […] ce qui a contribué à ce que je reste en place longtemps aussi, c’est la liberté de création et d’innovation ». Irène aurait joué un rôle d’encadreuse ou de coach. Elle aurait ainsi préparé sa relève en cédant ses archives à sa remplaçante : « C’est un avantage qu’Irène ait déjà fait aussi mon poste. Elle sait aussi qu’elle peut me faire confiance, ça fait qu’elle me laisse aller. Elle sait que si j’ai besoin je vais aller la voir » (E22).

Sonia fut intégrée à la stratégie MigrAction peu de temps après la signature de l’entente spécifique. Son leadership aurait été décisif dans la poursuite de la mobilisation. Ce leadership se fonderait notamment sur sa grande confiance en elle. À défaut d’expérience professionnelle, son savoir-être aurait fait naître ce sentiment de confiance :

J’avais 25 ans, pas énormément d’expérience, mais je pense que j’avais des compétences de professionnalisme, de rigueur et de crédibilité qui m’ont permis de me propulser et puis d’y croire, et de faire croire les autres à ce projet-là, de les amener à y croire autant que moi.

Sonia

En outre, le sentiment d’avoir relevé un défi d’envergure aurait été un catalyseur de cette confiance en soi. La capacité d’analyse aurait été un point fort chez Sonia. Sa perception du milieu régional apparaissait juste à plusieurs acteurs, notamment lorsqu’elle affirme : « [le Saguenay–Lac-Saint-Jean] c’est une région qui est remplie de forces, de battants, et de capacités de prise en charge collective. » La population régionale serait épanouie à cause du potentiel « qu’offre la région, autant personnel que professionnel ».

Nous conclurons avec Jeanne cette liste des principaux leaders. Son implication s’est réalisée plus tardivement dans la démarche de la stratégie MigrAction. Chez Jeanne, la persévérance est une qualité remarquable. Cette persévérance se serait manifestée par la dénonciation du discours défaitiste ambiant. Cette détermination découlerait d’une passion pour la région : « Je suis une fille qui est quand même passionnée de sa région, qui croit vraiment au potentiel de ma région. » Cette passion stimulante conduirait à l’action pour le bien-être de sa région : « Moi si je peux changer quelque chose, c’est sûr que je vais le faire. Je vais tout mettre mes oeufs dans le même panier… [pour] le développement de la région. » Ses aptitudes en communication auraient été fort utiles : « [le travail d’agent] ça m’apprend beaucoup à faire des présentations, à m’exprimer… à développer un peu mon côté vendeur – vendeur de la stratégie, vendeur de la région ».

Si l’on observe les présences différenciées de ces quatre acteurs-clés dans le temps (voir tableau 1), il semble que le leadership dans les deux premières phases de la mobilisation aurait été élevé du fait de la présence simultanée de deux leaders parmi les plus reconnus de la stratégie MigrAction (Pierre et Irène). Ce leadership aurait encore été accentué lors de la troisième phase, soit entre 2004 et 2006, lorsque Sonia se joindra au groupe. Il aurait en revanche décliné entre 2006 et 2008, à la suite du départ de Pierre. Sonia partira à son tour en 2008, laissant Irène devenir l’unique leader-clé en fonction. Ainsi, entre 2008 et 2009, le leadership organisationnel aurait été à son plus bas. Jeanne arrivera en 2009 pour prêter main-forte à Irène, relevant de fait le niveau de leadership. Il ne serait néanmoins pas revenu à ses niveaux d’antan malgré l’étendue du réseau d’acteurs et les moyens financiers et institutionnels des divers partenaires.

Tableau 1

Profils des leaders de la stratégie MigrAction

Profils des leaders de la stratégie MigrAction

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Regardons plus attentivement l’évolution de la dynamique entre les acteurs clés identifiés. Pierre et Irène ont été respectivement mentor et coach pour Sonia et Mireille. Les trois périodes de leadership élevé, de 2001 à 2006, seraient celles où Pierre (2001-2006), Marc (2002-2007) et Sonia (2004-2008) étaient simultanément actifs dans la mise en oeuvre de la stratégie MigrAction. Cette période de forte implication est notamment caractérisée par des relations de mentorat entre certains acteurs. La période de 2007 à 2010 serait plutôt marquée quant à elle par des relations de types « passeur » entre les principaux leaders de l’époque. L’influence d’une relation fondée sur la passation serait moindre que celle du mentorat, car davantage d’ordre technique que d’ordre intellectuel ou spirituel. Ainsi, l’interaction entre 2007 et 2010 aurait été moins forte qu’entre 2004 et 2006.

La dernière période, de 2010 à 2011, se caractériserait par une interaction de type coaching pour un accompagnement au développement des compétences personnelles. Cette relation contribue à l’épanouissement personnel de la personne réceptrice. Irène (2001-2011) serait le coach de Mireille (2010-2011), qui a pris sa relève en tant que professionnelle sur le terrain pour la stratégie MigrAction. Elle a été aidée par cette première dans l’accomplissement de ses tâches, ce qui lui a donné de fait une plus grande assurance dans ses prises de décision. L’influence du coaching serait plus grande que celle de la passation, étant donné qu’elle façonnerait la personnalité du « coaché ».

Le leadership et la construction de l’acteur collectif

Le sentiment d’efficacité du réseau d’acteurs, né des actions collectives réalisées dans le cadre de la stratégie MigrAction, a généré un processus de construction d’un leadership collectif en trois mouvements : 1) appropriation par les professionnels de terrain des objectifs d’amélioration du bilan migratoire, 2) efforts de ceux-ci pour atteindre un bilan migratoire positif et 3) auto-identification des professionnels aux valeurs contenues dans la stratégie MigrAction. Ce processus de construction identitaire collective peut être mis en relation avec les grandes étapes de la démarche constituées en fonction des actions sur le terrain. Ce sont en tout quatre périodes qui marquent les actions concrètes : 1) négociation de l’entente spécifique (2001-2004), 2) réalisation de la première entente spécifique (2004-2007), 3) négociation de renouvellement (2007-2008) et 4) réalisation de la deuxième entente spécifique (2008-2011). Leur niveau d’intensité, très variable, a pu être évalué en discernant les phases de construction d’un leadership collectif et les types de relations qui leurs sont associés (tableau 2).

Tableau 2

Phases de formation du leadership de l’acteur collectif

Phases de formation du leadership de l’acteur collectif

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La stratégie MigrAction a résulté de la mobilisation d’un réseau régional de coopération déjà existant : plusieurs acteurs faisant partie de la stratégie MigrAction en 2008 avaient auparavant été associés dans des actions collectives. En ce qui concerne MigrAction, la mobilisation des acteurs régionaux a été plus forte dans les phases de déclenchement et de diagnostic, de mobilisation initiale et de vision ainsi que de planification d’actions collectives. Pendant ces phases, les acteurs régionaux se sont concertés pour engendrer une entente spécifique de régionalisation visant à rétablir un bilan migratoire positif chez les jeunes. Puis un recul de la mobilisation du réseau régional a été constaté dans la phase d’opérationnalisation (juin 2004 à juin 2007). Les réseaux locaux auraient été davantage sollicités pour mettre en oeuvre les mesures adoptées lors de l’entente de régionalisation afin qu’elles aient des impacts locaux, plus près des citoyens. Ensuite on remarque une stabilisation de la mobilisation, lors de la phase d’évaluation et de négociation de renouvellement (25 juin 2007 au 14 juillet 2008). Enfin, au début de l’opérationnalisation de la deuxième entente (juillet 2008 à juin 2011), l’ancrage des réseaux de coopération a surtout été local, reposant en l’occurrence sur des partenariats locaux.

Le discours MigrAction comme contre-discours

Le discours ambiant sur la migration des jeunes à la fin des années 1990 et dans la décennie suivante considérait ce phénomène comme nocif pour le développement du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Quatre éléments sont ressortis de la revue d’articles tirés de la presse locale et régionale : la fatalité du phénomène, ses aspects quantitatifs et qualitatifs, ses conséquences et ses relations avec l’emploi. Globalement, la migration des jeunes serait vécue comme un phénomène inexorable. Les jeunes seraient attirés dès le plus jeune âge par les métropoles, si bien que « la région se [viderait] au profit des grands centres urbains » (Côté, 2001). Le discours MigrActif se positionne en opposition à ces idées, constituant ainsi un contre-discours. Quelques grandes composantes lui donnent sa consistance. Cinq d’entre elles sont apparues en analysant le discours des agents impliqués dans la Stratégie MigrAction depuis les origines (2001) jusqu’à 2011 : avantages comparatifs du milieu régional, insertion professionnelle des jeunes, entrepreneuriat au Saguenay–Lac-Saint-Jean, sentiment d’appartenance régionale et culture de la mobilisation.

L’image positive du Saguenay–Lac-Saint-Jean est surtout entretenue par la mise en valeur d’avantages comparatifs. En d’autres termes, qu’est-ce qui ferait sa particularité, et pourquoi un jeune s’y établirait, préférant cette région à d’autres régions périphériques ou métropolitaines? D’aucuns ont spontanément loué la beauté de la région, une « très belle région » (E1, E11, E22), voire la « plus belle au monde » (E5). Mais ce cri du coeur se double d’arguments pesés et polis à la lumière de nombreux avantages comparatifs, tels que la qualité de vie, l’accès à la propriété, le dynamisme culturel et l’abondance d’opportunités. Le Saguenay–Lac-Saint-Jean offrirait une qualité de vie exceptionnelle à sa population, lui procurant avant tout les avantages intrinsèques aux grandes villes (services et infrastructures) sans pour autant l’accabler de ses inconvénients : ce serait le « meilleur des deux mondes » (E16).

Les villes du Saguenay–Lac-Saint-Jean ne seraient pas soumises aux inconvénients des milieux urbains de grande taille. Contrairement aux métropoles, elles ne connaîtraient pas d’encombrement de leur réseau routier, autrement appelé « trafic ». Ainsi, la réduction de la durée de déplacement entre le lieu de travail et le domicile offrirait davantage de temps pour les loisirs (« partir du bureau, quinze minutes après être sur un lac tout seul en kayak », E16) et la famille (« passer une heure avec [son] enfant dans un parc à proximité », E16). En outre, l’air y serait de meilleure qualité, car « il y a beaucoup moins de smog » (E1) et « d’air pollué » (E16). Enfin, les villes du Saguenay–Lac-Saint-Jean seraient sécuritaires : il est même possible « de laisser l’auto débarrée » (E16).

Outre la qualité de vie, l’accès à la propriété au Saguenay–Lac-Saint-Jean serait plus aisé qu’ailleurs, et le coût de la vie moindre. Cet argument a fait l’objet d’une recherche communément appelée « Le dollar saguenéen » (Proulx, 2004). Elle étayait l’argument selon lequel le coût de la vie dans la région était moindre, ce qui était perceptible par les prix de l’immobilier ou des loisirs. Ce serait là un argument d’attraction des jeunes :

C’est le premier argument qu’on dit quand on sort à l’extérieur. Au Saguenay–Lac-Saint-Jean, vous avez une qualité de vie, un accès à la propriété, ça coûte moins cher d’accéder à une maison, les logements sont moins chers, ça vous met de l’argent dans les poches pour faire plus d’activités.

E16

En ce qui touche l’insertion professionnelle des jeunes, les emplois pour les jeunes seraient à l’avenir d’autant plus disponibles que devrait se faire sentir une pénurie de main-d’oeuvre, selon certains répondants. D’ailleurs, « il y a beaucoup d’employeurs qui ont de la difficulté à recruter, qui affichent une, deux, trois, quatre fois, et puis ils ne trouvent pas » (E21). Il conviendrait donc à la fois « d’accueillir des jeunes » et de « faciliter leur intégration » (E1, E10). Cette pénurie est perceptible dans plusieurs domaines. Dans la santé par exemple, « il y a un manque de radiologistes » (E21). La demande serait également croissante dans d’autres domaines de moindre spécialisation :

Carrossier par exemple, on ne penserait pas que c’est un métier rare. Boucher, ça ne demande pas un doctorat pour faire ça. On penserait tout le temps que ce sont des emplois hyperspécialisés qui sont en recrutement. Mais pas toujours.

E21

Pour capter cette main-d’oeuvre rare, les « employeurs vont offrir d’excellentes conditions de travail pour justement se chicaner les meilleurs employés » (E22).

L’entrepreneuriat au Saguenay–Lac-Saint-Jean serait également chose possible. Selon les répondants, plusieurs exemples d’entreprises de réputation internationale existent dans la région. Il s’agit notamment des vélos Devinci et du studio Wendigo, deux « exemples d’entrepreneurs qui ont réussi dans la région » (E6) et qui montrent « qu’on peut le faire ici » (E1). Cela prouverait l’existence de conditions idéales pour entreprendre au Saguenay–Lac-Saint-Jean. Il y aurait des facteurs géographiques et météorologiques propices à l’entrepreneuriat. La nordicité de la ville de Saguenay, la huitième par sa population au Québec, permettrait de l’envisager comme « une métropole du Nord » (E15) car « tout va passer par [la] région qui va être une porte d’entrée vers le Nord » (E4). Le « micro climat » et le « relatif isolement » en feraient « un territoire d’agriculture biologique pour s’autoalimenter, au moins 75 % de notre alimentation » (E9). Par ailleurs, les jeunes de retour y trouveraient un terrain propice à l’implantation d’idées captées lors de leurs séjours à l’extérieur : « C’est des jeunes qui reviennent et qui décollent des choses comme ça. Des microbrasseries on en a maintenant, ça se fait, des festivals internationaux. On n’est plus monochrome » (E21). 

Le Saguenay–Lac-Saint-Jean est assimilé à un milieu innovateur par plusieurs répondants. Les Saguenéens et les Jeannois sont perçus comme étant « créatifs » (E17) et « imaginatifs » (E21). Aujourd’hui, en période de crise économique, ce capital humain serait un atout pour innover et développer des alternatives aux industries d’antan ayant fleuri dans des temps de prospérité (E4). Des jeunes seraient à l’origine de nombreuses initiatives, puisque le milieu s’y prête :

Ça fait partie des avantages, si tu veux faire ta place dans le milieu, que tu veux décoller quelque chose ici, tu veux démarrer quelque chose, c’est toujours plus facile de le faire ici qu’à Montréal. […] Tu vas partir d’un numéro à Montréal, et puis ici tu es quelqu’un.

E21

Cette contribution à la diversification économique, créatrice d’une valeur ajoutée par des petites et moyennes entreprises (PME) locales, serait un vecteur de développement territorial :

Notre évolution s’est faite via la grande entreprise, mais de plus en plus on se rend compte qu’on est tellement dépendant d’eux. Il faut qu’on diversifie nos champs de compétence. Moi je pense que de plus en plus l’entrepreneuriat va prendre de l’expansion […], les PME vont être de plus en plus importantes.

E10

En dépit de quelques disparités locales, il existerait au Saguenay–Lac-Saint-Jean un sentiment d’appartenance régional fort. Ses habitants formeraient « un peuple fier [avec] une belle histoire » (E16). Cette fierté régionale serait née d’un « attachement à [son] milieu qui est hors de l’ordinaire » (E14). Il s’agit particulièrement d’un « attachement viscéral » à un territoire qualifié de « pays » (E18). En résulterait un « lien filial entre les gens du Saguenay–Lac-Saint-Jean », lequel faciliterait leur rapprochement surtout « à l’extérieur de la région [où] le contact se fait rapidement [grâce] aux mêmes repères, à la même ouverture à l’autre » (E18). En effet, « les gens sont fiers de se dire Bleuets quand ils vont à Québec puis à Montréal » (E3). Les Saguenéens et les Jeannois revendiqueraient leur identité commune à l’extérieur de la région : « Et puis on s’affiche avec le drapeau régional » (E18). 

Les raisons de ce fort sentiment d’appartenance régionale, toujours peu précises, pourraient en partie être attribuées au relatif isolement du Saguenay–Lac-Saint-Jean. En dépit de certaines différences, il existerait une proximité entre le Lac-Saint-Jean et le Saguenay. Ce sentiment commun serait entretenu par l’amélioration des moyens de communication et des infrastructures routières infrarégionales, ce qui raccourcirait les distances, donc les spécificités locales :

L’isolement dont je parlais tout à l’heure motive aussi à avoir le sentiment d’appartenance. […] Moi je suis à Lévis, je suis collée sur Québec […], l’appartenance est beaucoup plus difficile, parce que les différences aussi sont grandes. […] Bien qu’il y ait des différences, […] Alma, c’est quand même à 25 minutes de Jonquière. Chicoutimi, c’est quand même à une heure dix de Roberval. Il y a une unité et puis des liens qui sont possibles, et puis des barrières qui sont moins présentes, je trouve, au Saguenay–Lac-Saint-Jean.

E13

Le principal effet de la stratégie MigrAction aurait été la collaboration des acteurs régionaux, de les « faire sortir un peu de leur organisation » afin qu’ils développent une « vision commune » utile pour oeuvrer à des « projets communs » induisant un « gain collectif de société » (E2). L’adhésion à une vision commune impliquerait de « laisser de côté [ses] intérêts particuliers et [ses] missions d’organisation » et de travailler ensemble malgré ces différences » (E19). Ce défi aurait été relevé avec succès par les agents de la stratégie, lesquels n’ont pas eu à vivre « des défaites, des insuccès avec telle ou telle personne » (E9). La culture de la mobilisation se serait en fin de compte raffermie au gré de ces collaborations autour de l’enjeu de la migration des jeunes.

L’analyse de la stratégie MigrAction révèle l’existence de leaders qui ont stimulé la dynamique d’acteurs et favorisé l’atteinte de plusieurs objectifs en matière de bilan migratoire et de développement territorial. Ces leaders ont joué un rôle déterminant par leur « savoir-être » et leur « savoir-faire ». Ce leadership, particulièrement fort dans les premières années, lors de la phase de mobilisation, s’est transmis, sur une base individuelle, par des relations de type « coach » ou « mentor ». Il semble aussi avoir percolé sur l’ensemble des acteurs du réseau et avoir permis la formation d’une communauté intersubjective, en particulier par le biais de l’élaboration du discours MigrActif. Ce discours positif, stimulant et en rupture avec la morosité ambiante, paraît avoir rejoint efficacement les jeunes acteurs du développement. Dans ce contexte, le discours a donc constitué un élément significatif d’exercice du leadership reposant sur une lecture particulièrement juste de ce que les acteurs croyaient, voulaient entendre et de ce pour quoi ils étaient prêts à se battre. De ce fait, les conditions étaient réunies pour que se mette en place une relation de type « leader-serviteur/acteurs engagés » (servant leader/followers) entre les pionniers de la politique MigrAction et l’ensemble des acteurs du développement.

Le discours MigrActif s’est constitué entre 2001 et 2011, à partir de l’amalgame de thématiques liées à la problématique de la migration des jeunes. L’articulation de ces thématiques et la définition de leurs caractéristiques essentielles se sont réalisées progressivement. Bien qu’il soit pratiquement impossible de discerner les rôles de chaque acteur dans les débats argumentatifs, les tendances générales de la dynamique de groupe peuvent être mises en relief. Dès ses débuts en 2001, le discours MigrActif encore en gestation révélera ses principales caractéristiques : un discours positif envisageant plusieurs cibles d’intervention quant à l’exode des jeunes, désormais associé à un bilan migratoire défavorable. À partir d’avril 2004, à la suite de la conclusion de la première entente spécifique, le discours MigrAction gagnera en vigueur, quand les composantes de l’insertion professionnelle des jeunes et de l’amélioration du bilan migratoire auront émergé. Elles s’articuleront facilement, dans la mesure où le concept de pénurie de main-d’oeuvre inéluctable viendra bonifier l’attractivité du territoire. Dans la quatrième période (février 2006 à janvier 2008), la composante de l’amélioration du bilan migratoire sera consolidée par la construction d’un récit sur le thème d’un retour important de jeunes.

Au cours de la cinquième période (février 2008 à juin 2009), le discours sur le retour sera validé par des données statistiques encourageantes. La question des avantages comparatifs figurera en bonne position dans le discours, notamment par la promotion de la qualité de vie et de l’image positive de la région. Leur articulation sera logique, étant donné que cette image positive et la qualité de vie sont réputées être des vecteurs majeurs du retour des jeunes. Dans la dernière période d’étude (juillet 2009 à juin 2011), le discours MigrActif sera le plus abouti. Trois de ses composantes principales seront présentées comme relevant de l’attraction du milieu. S’il faut en croire le discours véhiculé, le Saguenay–Lac-Saint-Jean est un milieu de vie attrayant grâce à ses avantages comparatifs, en particulier les opportunités d’insertion professionnelle et l’afflux imminent de jeunes originaires ou non de la région.

Au-delà de son contexte temporel, le discours MigrAction est orienté vers l’action et il invite les acteurs du développement à produire des solutions. Il s’agissait alors de changer la mentalité défaitiste très présente dans les médias pour enfin régler directement la question de la migration des jeunes. Les théories montrent qu’au cours du processus d’influence par le discours, deux types de stratégies priment : une stratégie d’ancrage et une stratégie de recadrage. La première fait appel à des présupposés communs, à des valeurs et à des croyances partagées. La seconde consiste à définir de nouveaux cadres et de nouvelles perceptions. Ces deux stratégies ont été repérées alternativement ou simultanément dans notre étude. Ainsi, à partir d’avril 2003, l’appel à « passer en mode solution » invitait tacitement les acteurs régionaux à passer à l’action et à ne plus s’appesantir sur les diagnostics ou les énoncés explicatifs.

Cette stratégie de recadrage se perpétuera à travers le ton optimiste du discours MigrActif. Pour atteindre leurs objectifs, les organisations jeunesse devaient façonner un discours de rupture. Cette stratégie de recadrage aurait dominé jusqu’à la veille du renouvellement de la stratégie MigrAction, c’est-à-dire en janvier 2008. Il convenait alors d’en finir avec les récits d’exode des jeunes en propageant la nouvelle de leur retour. À partir de ce moment, la stratégie d’ancrage sera privilégiée. Les jeunes, désormais sensibilisés aux valeurs familiales, sont à la recherche d’un havre de paix et le Saguenay–Lac-Saint-Jean se présente comme étant ce lieu mythique. Il faut maintenant faire connaître le fait de l’établissement croissant de jeunes dans la région, confirmé par certaines statistiques démographiques.

Finalement, le leitmotiv « passer en mode solution » qui a été fréquemment utilisé par les principaux leaders dans les discussions semble avoir consolidé le groupe d’acteurs. Cette expression peut être vue comme un appel à ne pas trop tergiverser, à se concentrer sur l’essentiel, soit les « évidentes » qualités du milieu régional, ainsi qu’à se focaliser sur des démarches concrètes de promotion territoriale. En plus d’avoir favorisé l’adhésion, ce discours semble avoir eu une fonction d’auto-légitimation. En effet, il ne faut pas oublier que MigrAction est une stratégie en faveur des jeunes conçue par des jeunes. Ainsi, promouvoir la qualité du milieu, ses intérêts spécifiques et ses avantages comparatifs, c’est avant tout se convaincre soi-même, de même que ses proches, qu’il vaut mieux rester que partir. De plus, plusieurs de ces jeunes ont vécu leur insertion professionnelle en travaillant au sein d’organismes ayant le mandat d’appliquer cette stratégie. Ces deux éléments semblent avoir coïncidé et abouti à la création d’une communauté intersubjective forte, une communauté formée de jeunes, soit d’individus situés à une période de la vie où la construction identitaire est très active et où l’on est davantage à la recherche de sens. La stratégie MigrAction paraît avoir répondu à ces besoins.