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Réjean Lemoine, connu à Québec comme « chroniqueur urbain » et ancien élu municipal, renoue dans ce livre avec sa formation d’historien. Le sous-titre, Nourrir son âme et visiter les pauvres, rend bien compte des objectifs de la Société de Saint-Vincent de Paul dans les premières années de son existence. Les bénévoles de la Société sont des visiteurs, et ne se contentent pas de donner de l’argent ou de la nourriture ; ils ont aussi pour objectif de nouer des liens avec les démunis, on dirait aujourd’hui de les « accompagner ». Leurs visites permettent d’ajuster l’aide aux besoins, mais aussi, au-delà de l’aide matérielle, d’apporter réconfort spirituel ; ce faisant, les membres de la Société nourrissent leur propre âme, et la Société, tout le long de son histoire est demeurée proche de l’Église, ne serait-ce que parce que l’implantation de ses « conférences » se fait dans le cadre paroissial. C’est à Québec qu’apparaît la première « conférence » de la Société de Saint-Vincent de Paul en 1846.

Lemoine met bien en évidence le rôle central de la Société dans le Québec de la deuxième moitié du 19e siècle, et le titre du chapitre deux, qui concerne plus particulièrement le début du 20e siècle, pourrait en fait s’appliquer à l’ensemble des activités de la Société pendant les 100 premières années de son existence : « La Saint-Vincent de Paul est la mère de toutes les oeuvres », au sens où elle est à l’origine de nombreuses autres oeuvres caritatives, fondées et animées par ses membres. Ces derniers sont pendant une centaine d’années seulement des hommes, des notables parfois, mais le plus souvent des artisans et des ouvriers.

Un des intérêts du livre, c’est ainsi de retracer l’histoire plus que centenaire d’une association au rôle central dans l’aide aux démunis et dans la structuration d’un réseau d’organismes et ne reposant que sur des bénévoles. Cette histoire fait la preuve que l’institutionnalisation et la professionnalisation ne sont pas le sort inéluctable des associations sans but lucratif ou des organismes bénévoles. Mais les tensions à l’oeuvre dans la modernité y sont à l’oeuvre, et dans les dernières décennies, le nouveau rôle des femmes et des médias dans la société ont forcé la Saint-Vincent de Paul à se transformer. À Québec, la Société a pris un virage médiatique, avec notamment l’organisation du Noël des enfants, guignolée dont les fonds vont comme le nom l’indique, aux enfants de la région de la capitale, et qui a inspiré les Guignolées des médias dans différentes villes ; en ce sens, la Société est encore la « mère » de certaines oeuvres.

C’est la première fois qu’un ouvrage (par opposition à une thèse ou un mémoire) met en évidence le rôle de la Saint-Vincent de Paul lors de la crise de 1930 (chap. 3). Comme cette société est alors la seule association un peu « organisée » offrant du secours aux pauvres, et comme elle couvre l’ensemble des quartiers urbains, l’État lui confie la distribution du « secours direct », mandat que la Société n’accepte qu’à contrecoeur et temporairement, car cela l’écarte de sa mission, qui ne peut être réduite à la distribution d’argent ou de nourriture. La dynamique observée à Québec en la matière, cela dit, est semblable à Montréal : la Société se retire de ce mandat de sous-traitance, qui n’en porte pas le nom, pour préserver sa mission et ses objectifs propres. Les liens que la Société entretient avec l’Église ne sont pas moins complexes que ceux qu’elle entretient avec l’État, et si elle conserve encore aujourd’hui un discours religieux et des liens avec les paroisses, ses différentes « conférences » ne sont pas, et n’ont jamais été, de simples courroies de transmission du discours religieux.

Ce livre s’adresse à tous à cause de son ton et de l’absence de notes infrapaginales, mais n’en repose pas moins sur le dépouillement attentif de nombreuses sources et archives, et bien sûr sur les – rares – écrits scientifiques existants, mémoires et thèses. Le livre est une commande de la SSVP à l’occasion de son 165e anniversaire, et la table des matières, qui fait suite non seulement aux remerciements de l’auteur, mais aussi à trois préfaces, n’arrive qu’à la page 21. Ce caractère de commande n’en compromet pas l’intérêt, au contraire, car il a facilité l’accès de l’auteur aux archives de la Société, et à son riche fonds photographique. La SSVP, avec sa longue histoire et son rôle dans l’apparition de nombreuses autres associations, méritait bien ce livre, qui permet de retracer quelques jalons importants dans la genèse du mouvement communautaire actuel et de la structuration de l’État-providence.