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Les histoires de vie, lorsqu’elles sont consacrées à des personnalités représentatives de leur temps et de leur territoire, donnent à voir et à entendre la profondeur des changements vécus sur le plan à la fois individuel et collectif. De la manière dont la sociologue Maria De Koninck en rend compte, celle de soeur Simone Voisine comporte assurément cette qualité, et ce, pour au moins deux raisons : la condition institutionnelle et l’évolution du parcours professionnel, social et politique. Ces deux dimensions, qui, à l’évidence, s’entremêlent, permettent en effet de revisiter certains des points les plus marquants et les plus significatifs du Québec contemporain. Gérald Larose a ainsi raison d’écrire dans sa préface que cette vie « est un extraordinaire voyage intime à l’intérieur des évolutions qui ont donné naissance au Québec moderne » (p. 7).

Le lecteur est invité à percevoir et à mesurer, au travers des avatars d’une vocation singulière, l’importance de la place qu’ont occupée les communautés religieuses féminines dans le Québec d’avant la Révolution tranquille, mais aussi bien au-delà. De 1927, date de la naissance de Simone Voisine, toujours membre de sa communauté et de facto informatrice principale de l’auteure, à 2013, terme de l’enquête, c’est près d’un siècle d’un important segment de l’Église et de la société québécoise qui se trouve personnalisé et finement décrypté. La vie dans une famille rurale du Bas-Saint-Laurent, les conditions de fréquentation d’une école de rang, l’initiation au monde des religieuses, l’entrée à 17 ans chez les Soeurs de la Charité, les étapes de la formation du juvénat au noviciat, l’accès à un secteur d’activité – celui de l’enseignement – : ce sont là autant d’instances et de moments qui permettent de donner forme à la façon dont une jeune fille décide de l’orientation qu’elle va donner à sa vie. Le choix paraît binaire : « le mariage ou la religion » (p. 43). Or, pour une femme, c’est en définitive la vie religieuse qui donne accès à la vie publique à travers l’engagement social, tout en lui évitant de se soumettre à l’autorité d’un mari. À cet égard, la longue carrière d’enseignante de Simone Voisine, pourtant d’abord forcée d’abandonner l’école à 14 ans, est pleinement réussie en ce qu’elle permet de gravir tous les échelons, sur le plan des diplômes progressivement acquis (jusqu’au doctorat) et sur celui des postes occupés (de la première année du primaire au cégep en passant par l’école normale de sa communauté). Dans l’exercice du métier s’affirment fortement trois lignes de conduite : l’attention portée par la pédagogue aux élèves les plus faibles, la passion de la langue française, qui trouvera également à s’exercer dans le développement d’activités culturelles novatrices (poésie, cinéma…) dans le cadre d’une étroite collaboration avec des artistes, et la constante capacité à s’accorder des marges de liberté, sans pour autant contester de front l’autorité des supérieures.

En 1975, l’arrivée au Cégep de Gaspé, où elle enseignera pendant 18 ans les matières littéraires, constituera un tremplin dans le parcours de Simone Voisine, puisque ce sera l’occasion d’un déploiement de capacités jusqu’alors demeurées à l’état latent, d’abord sur le terrain syndical et politique puis sur celui de l’action communautaire. Les campagnes conduites par le Parti québécois lors du scrutin de novembre 1976 et du référendum de mai 1980 l’engagent sur la voie d’un militantisme politique qui se portera, quelques années plus tard, sur le Bloc québécois. L’engagement dans la CSN fut plus déterminant encore : malgré son peu d’expérience en la matière, elle devint dès 1976 vice-présidente du Conseil central de la Gaspésie, avant d’en assumer la présidence quatre ans plus tard. L’attrait qu’exerce alors le syndicat tient à quelques orientations majeures : la santé, la sécurité au travail et la valeur du travail des femmes. La désaffiliation du syndicat de son établissement d’enseignement, qui rejoint la Fédération autonome des enseignants du collégial, la libère de responsabilités qui vont rapidement trouver dans l’action communautaire un nouveau terrain d’exercice : groupement de femmes, défense des droits des personnes handicapées, coopérative d’alimentation… Lorsqu’elle prend sa retraite en janvier 1993 et qu’elle rentre à Québec, sa communauté ne tarde pas à lui confier la responsabilité de l’oeuvre de la soupe, où elle s’attache à réorganiser le travail, à insuffler un esprit d’équipe, à recruter de nouveaux bénévoles et à instiller des valeurs de dignité et de respect.

Cette longue trajectoire singulière est animée par une grande capacité d’adaptation aux situations nouvelles et par un esprit d’initiative à toute épreuve. L’auteure, qui connaît Simone Voisine depuis plusieurs décennies, développe une approche compréhensive, et même volontiers empathique, mais l’ouvrage va bien au-delà du simple témoignage : il s’attache à analyser le contexte social et politique des principales étapes de cette histoire de vie et sait faire à cet égard un usage judicieux de la bibliographie. On peut regretter que des points n’aient pas été évoqués ou suffisamment développés. Ainsi, il n’est pas dit un mot des critiques acerbes de Jean-Paul Desbiens – Frère Untel – sur l’enseignement au Québec au début des années 1960, alors que Simone Voisine enseigne déjà depuis une quinzaine d’années, et on ne sait presque rien du large mouvement de départ des religieuses de leur communauté dans la mouvance de la Révolution tranquille, ni, et surtout, de la façon dont ce processus de reconversion a pu toucher l’environnement immédiat de Simone Voisine. Mais ces omissions n’enlèvent rien à la valeur d’un ouvrage qui offre une excellente illustration de la contribution des communautés religieuses non seulement au développement du Québec moderne et contemporain, mais aussi à l’accomplissement de femmes – pas toutes, bien sûr… – qui ont trouvé dans ce cadre institutionnel une source de liberté et des moyens d’action. Peut-on ajouter que l’intérêt d’un tel itinéraire, que l’on peut appréhender sur le mode de la synecdoque, tient pour une large part à la mise en scène et en actes d’une matrice religieuse dont la nation et l’État québécois ne sauraient sans doute pas totalement se défaire?