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Historien de métier et professeur d’université, Éric Bédard, depuis quelques années, a décidé d’investir intensément le champ de la vulgarisation de l’histoire. Outre une chronique historique qu’il tient chaque dimanche dans les pages du Journal de Montréal (« Le Québec, une histoire de famille »), il codirige une émission à caractère historique (« Au tour de l’histoire ») sur la chaîne MATV de Vidéotron. Soucieux de rendre l’histoire accessible au plus grand nombre, il a, dans la première décennie des années 2000, collaboré à plusieurs séries diffusées sur Historia. Durant l’été 2009, à l’occasion du 250e anniversaire de la bataille des Plaines d’Abraham, il a tenu une « Chronique de la conquête » dans les pages du Journal de Québec. Un an plus tard, il est revenu en publiant, dans le même quotidien, une série de textes soulignant le cinquantième anniversaire de la Révolution tranquille[1].

Plus récemment, Éric Bédard s’est fait connaître par ses interventions publiques en faveur du rétablissement de l’histoire politique et nationale dans l’enseignement scolaire. Instigateur du Collectif pour une éducation de qualité et membre fondateur de la Coalition pour l’histoire, il a fortement dénoncé la mise sur pied du cours Histoire et éducation à la citoyenneté parce que, apparemment, ce cours ne valorisait pas assez l’héritage de la nation québécoise auprès des jeunes[2]. Avec Myriam D’Arcy, il a publié un rapport sur l’enseignement et la recherche en histoire politique et nationale du Québec dans les universités de la province (Bédard et D’Arcy, 2011), affirmant, à propos de cet enseignement et de cette recherche, qu’ils étaient à toutes fins utiles inexistants. Bien que vivement contestée par les spécialistes (Fecteau, 2011), l’étude – commandée par la Fondation Lionel-Groulx –, s’ajoutant à d’autres actions publiques de l’historien[3], a néanmoins convaincu le Parti québécois, par l’entremise de Marie Malavoy qui a porté le dossier[4], d’inclure dans son programme une mention forte concernant l’enseignement de l’histoire nationale du Québec, et ce, de l’école primaire à l’université[5].

Que, dans ce contexte, Éric Bédard ait accepté l’invitation de rédiger une histoire du Québec pour les nuls ne surprend pas. Cette production va dans le sens de l’objectif qu’il s’est fixé de diffuser, parmi la population, une vision de l’histoire du Québec qui sied à la représentation qu’il privilégie du destin du peuple québécois, peuple à qui il croit nécessaire de rappeler d’où il vient, ce qu’il a fait et qui il est à défaut de lui dire où aller[6].

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Pour plusieurs, au premier titre les nationalistes conservateurs (Piotte et Couture, 2012)[7], la publication de L’histoire du Québec pour les nuls arrive à point.

Depuis un bon moment déjà, dans la province, fait rage un débat entre ceux qui plaident pour une histoire actualisée de l’expérience québécoise dans le temps et ceux qui, s’inquiétant des effets possiblement délétères d’une telle histoire sur l’identitaire collectif et la représentation accréditée de la nation, militent pour le maintien du récit traditionnel[8]. Ce débat a pris une nouvel élan en 2006 au moment où, sous l’égide du ministère de l’Enseignement, du Loisir et du Sport (MELS), le cours Histoire du Québec et du Canada, en vigueur depuis 1982, a été remplacé par le cours Histoire et éducation à la citoyenneté. Rapidement, la mobilisation s’est faite contre le nouveau cours dont on a dit qu’il visait à dénationaliser, à déquébéciser et à défrancophoniser l’expérience historique québécoise au profit d’une vision réputée postnationaliste, fédéraliste et multiculturaliste du parcours collectif (Bédard, 2006 ; Bock-Côté, 2007 ; Courtois, 2009).

Bien que la réprobation du cours Histoire et éducation à la citoyenneté ait été mal informée et politiquement inspirée[9], le point de vue défendu par les contempteurs de l’initiative ministérielle fut bonnement repris par la presse et largement endossé par la population[10].

L’offensive des nationalistes conservateurs n’allait toutefois pas se limiter à la seule remise en cause du nouveau programme. Il fallait encore préciser quelle histoire enseigner à l’école et quelle vision du passé véhiculer dans l’espace public. Pour les propagandistes du récit traditionnel – parmi lesquels, outre Éric Bédard, on trouve les Robert Comeau, Gilles Laporte, Charles-Philippe Courtois, Mathieu Bock-Côté, les Loco Locass et une pléiade d’autres intervenants provenant de divers milieux – cette histoire et cette vision, à l’instar de celles que Jack Granatstein (2007) proposait dans le cas du Canada[11], devaient être politiques et nationales avant d’être culturelles et sociales. Elles devaient être centrées sur le destin d’un peuple avant de révéler les dissonances et les aspérités d’une société. Elles devaient mettre en valeur les faits d’arme et les réalisations des grands personnages avant de décrire le monde anonyme des petites gens. Elles devaient revaloriser les événements capitaux de l’histoire collective avant d’éclairer les inconsistances de la vie ordinaire.

Grâce à l’histoire faite du passé, il fallait en somme revigorer la mémoire collective et rétablir la conscience historique nationale des Québécois, celle des francophones au premier chef, mais celle des immigrants aussi, souvent méconnaissants de l’histoire du Québec et, surtout, ignorants des points de vue de sa majorité[12]. Il fallait également, parce que cette histoire était souvent considérée plate ou désolante par des désintéressés en mal d’émotion ou peu inspirés, en finir avec l’image insipide accolée au passé de la patrie pour, au contraire, souligner à quel point ce passé était empreint de moments à admirer, de réalisations à célébrer et de valeurs à préserver[13].

Dédiée aux non-spécialistes, L’histoire du Québec pour les nuls propose précisément, dans un langage accessible à tous, sous la forme d’un récit événementiel et à travers le découpage chronologique du passé, une narration de l’expérience québécoise qui vise à fortifier la mémoire collective des Québécois, à tonifier leur conscience historique et à restaurer leur fierté nationale au moment où ces derniers, selon certains, s’éloignent de leurs référents canoniques, les maîtrisent mal ou les repoussent carrément[14].

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Quelle narration Éric Bédard propose-t-il du passé québécois ? « L’histoire du Québec, écrit-il d’entrée de jeu (p. 1), est une histoire hantée par la frustration des recommencements et marquée par la résilience. C’est une histoire de résistance et d’affirmation. C’est l’histoire d’un peuple qui a surmonté les difficultés et les épreuves, vaincu le découragement et la résignation. C’est l’histoire d’un rêve, celui d’une Amérique française, d’une grande épreuve, celle de la Conquête anglaise, et surtout, l’histoire d’une longue et patiente reconquête qui amènera les Québécois à reprendre possession de leur territoire, de leur économie et de leur vie politique. » Quelques lignes plus loin, il ajoute : « Pleine de rebondissements et de personnages plus grands que nature, l’histoire du Québec est riche, fascinante et souvent inspirante. »

Dans pareil énoncé, trouve-t-on des relents d’histoire militante ? Lors d’une entrevue accordée à Catherine Perrin dans le cadre de l’émission Médium large, diffusée sur la première chaîne de Radio-Canada le 21 novembre 2012[15], l’auteur de L’histoire du Québec pour les nuls rejetait catégoriquement pareille insinuation. S’il reconnaissait une préoccupation nationale à son propos, d’ailleurs légitime selon lui, il refusait de convenir de quoi que ce soit d’autre qui puisse gêner. Admettons que l’adjectif militant est exagéré pour décrire l’ouvrage. Rien n’empêche que le livre est tout entier structuré autour d’une vision épique de l’« aventure québécoise », aventure au cours de laquelle un Sujet collectif – le peuple du Québec –, bien parti malgré tout, se fait sortir d’un parcours prometteur par l’Anglais qui le maintient longtemps dans une situation de survivance. « Conquis mais toujours vivant » (p. 73), ce peuple « vaillant, opiniâtre, déterminé, endurant et courageux » (p. 1) refuse toutefois de s’éteindre. Il se relève et, entraîné par des hommes (et quelques femmes !) de haute stature, réussit à reprendre en main sa destinée, hésitant néanmoins à choisir entre deux options qu’il laisse paradoxalement ouvertes devant lui : celle de demeurer provincial ou celle de devenir national (Partie 5, « Province ou pays ? », p. 265-344).

Si Éric Bédard n’asservit pas obtusément son ouvrage à une cause, ce qui est tout à son honneur, il ne le soumet pas davantage aux contraintes de la démarche historienne qui, du passé en général et du passé québécois en particulier, ne peut soutenir une représentation aussi franche, pleine, linéaire et emboîtée (straightforward serait le mot juste) que celle qu’il lui donne. Évitant l’écueil de l’« histoire aseptisée », écrit Jacques Lacoursière en préface du livre pour sans doute souligner le caractère engagé, assuré et convaincu du propos de l’auteur (« J’explique moins que je raconte », affirme catégoriquement Bédard à la p. 2), ce dernier n’a surtout pas pour objectif de complexifier les situations ou d’amener le lecteur à s’interroger sur le passé québécois pour en découvrir les multiples visages, ambiguïtés, dissonances, trous, incertitudes, indéterminations et quiproquos. Au lecteur qui a oublié ou qui sait peu, il s’agit de présenter ce passé comme quelque chose de cohérent et de limpide plutôt que de touffu et de feuillu. Il s’agit surtout de dire à ce lecteur ce qu’il faut savoir, et ce, jusqu’à marquer d’icônes suggestifs les marges du texte (N’oubliez pas !, Le saviez-vous ?, Date clé, Anecdote, Chez nos voisins, Portrait) pour s’assurer d’être bien compris. « Ce n’est pas juste un livre d’histoire », précise l’historien de la TÉLUQ à une journaliste l’interrogeant sur la facture de son livre. « Ça se veut un récit, et ça peut être aussi une sorte d’aide-mémoire. On prend un peu le lecteur par la main […] Au fond, c’est comme un cours pour le grand public. » (Guy, 2012.)

La question se pose cependant : est-il acceptable d’agir ainsi, c’est-à-dire d’assujettir le lecteur à un parcours narratif finalement clos dans sa cohérence, dans ses enchaînements et dans sa logique, voire dans sa clarté excessive ? Au lieu d’imposer au lecteur un savoir franc et ferme sur le passé, ne serait-il pas préférable de lui offrir ce passé sous la forme et dans la substance de ce qu’il est en réalité, soit un marais dont l’arpentage est toujours incertain et l’appréciation du fond inmanquablement disputable – ouvrant ainsi la porte aux interprétations plurielles du passé plutôt qu’à son enfermement dans un seul récit réputé authentique ? À l’évidence, ces questions n’interpellent pas Éric Bédard, du moins lorsqu’elles concernent les novices, considérés absorbeurs d’information avant tout. Pour lui, les choses sont nettes : avant d’étaler la complication du passé au lecteur et de l’acclimater aux divers points de vue sur l’ayant-été, il faut l’initier à la chronologie élémentaire et aux événements significatifs de ce passé, c’est-à-dire l’amener à maîtriser le récit fondamental de ce qui fut. Comme si l’établissement d’une chronologie primaire, l’identification d’événements marquants et l’élaboration d’un maître-récit sur le passé étaient des actes naturels. La vérité est que l’histoire (qui n’est pas le passé) n’a rien de naturel, mais tout de construit. Cette distinction est complètement escamotée par l’auteur qui fait comme si l’histoire qu’il racontait du passé allait de soi, entraînant du coup le lecteur dans le sillage d’évidences ou de certitudes apparentes[16].

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L’histoire du Québec pour les nuls n’est pourtant pas d’abord une somme d’évidences ou de certitudes, mais l’expression d’un ensemble d’arbitrages décisifs dont certains, fondamentaux à la construction du récit, font souci.

Le premier problème – majeur – vient du titre. Présenté comme une histoire du Québec, le livre s’en tient au fond à l’histoire de ceux qui forment le groupe dominant de la société québécoise, à savoir les francophones d’héritage canadien-français[17]. L’ouvrage est en effet organisé autour des faits constitutifs de ce groupement historique ; ce sont les repères chronologiques de ce même groupement qui sont imposés à la collectivité ; ce sont également les personnages significatifs de ce groupement qui bâtissent la société, la défendent ou la relancent[18] ; et ce sont encore les points de vue de ce groupement – sa vision des choses du passé – qui sont privilégiées. On a dit que faire l’histoire du Québec à travers celle de son groupement dominant était légitime, voire normal, même nécessaire[19]. En réalité, il s’agit d’un choix réducteur qui mène à une erreur magistrale : le Québec ne se résume pas à sa composante francophone qui n’a jamais eu le monopole sur la destinée de la province, d’hier à aujourd’hui.

Le deuxième problème posé par le livre vient de la représentation donnée du groupement francophone, acteur collectif omniprésent dans L’histoire du Québec pour les nuls. Si l’auteur ne cache pas les tiraillements internes à ce groupement présenté comme peuple, l’impression laissée est qu’il s’agit tout de même d’un groupement homogène et unitaire dont les discordes superficielles sont subsumées par les concordes fondamentales (voir à ce propos le chap. 8, p. 119-134, qui porte sur la présentation du mouvement patriote et dont les désaccords, capitaux, sont ramenés à de simples différences de stratégie). Autrement dit, le peuple (franco-) québécois constitue une entité sociologique et politique en soi. Il forme un ensemble identifiable et identifié – un Nous – qui s’oppose objectivement à un Autre, exogène à lui. Pareille représentation du peuple québécois, même resserré à sa composante francophone, est pourtant contestable. D’une part, ce peuple (dont la nature est assumée sans souci critique par l’auteur) n’a jamais existé comme une grande famille enracinée dans un seul espace d’expérience pas plus qu’il ne s’est déjà rassemblé dans un seul horizon d’attente. Dans ce contexte, portraiturer le Nous dans l’unité et l’uniformité d’une identité singulière (une communauté de mémoire, de destin et de devoir national) est simplificateur de la réalité. D’autre part, la relation entre ce peuple et ce qui lui est réputé extérieur – par exemple l’autochtonité, la britannicité, la canadianité ou l’américanité – a toujours été équivoque ou ambiguë. Dans cette perspective, dépeindre le Nous dans une spécificité et une exclusivité tranchée par rapport à l’Autre, sorte de Nous/Autres implacablement dichotomique, est, de nouveau, réducteur de la réalité. En faisant du peuple (franco-) québécois un sujet entier de l’histoire – en Soi, pour Soi et devant l’Autre – Éric Bédard se donne la partie facile, qui n’a pas à entrer au coeur de la complication de quelque chose de bien plus paradoxal, confondant et fuyant : la société québécoise réellement existante[20]

Il est un troisième problème à l’ouvrage, qui touche cette fois au début de l’histoire du Québec, que l’auteur fait remonter au premier tiers du 16e siècle, soit au moment où les explorateurs européens (Verrazano, Cartier, Roberval, etc.) explorent le nord-est de l’Amérique septentrionale. Ce point de départ est évidemment artificiel : il ne fait qu’indiquer le moment où les Français, avec grande misère du reste, s’établissent dans quelques parages de la vallée du Saint-Laurent. Pour Bédard, l’arrivée des Français marque cependant le point de départ de ce qui suit. Congrue par rapport à la problématique générale du livre, qui fait du groupement francophone le Sujet porteur de l’histoire du Québec, cette vision des choses est toutefois critiquable. En vérité, l’histoire de cette entité qu’on appelle aujourd’hui le Québec commence avec la présence des Amérindiens dans l’espace laurentien. Affirmer pareille chose n’a rien d’une position d’idéalisme multiculturel ou de rectitude politique. Elle ne traduit pas non plus quelque syndrome de mauvaise conscience occidentale. Il s’agit plutôt de constater et d’assumer que les Amérindiens initialisent beaucoup de façons de faire, de penser et d’agir qui à la longue deviennent des permanences de l’identité canadienne puis québécoise. L’influence des cultures amérindiennes est en effet fondamentale dans la structuration originelle de l’historicité (canado-) québécoise. L’action des Premières Nations est même décisive dans la greffe et l’expansion françaises en Amérique. Jusqu’à un certain point, l’auteur reconnaît ces faits. « Amérindiens et Européens, écrit-il à la p. 13, sont transformés par [leur] rencontre » ; et encore, à la p. 76 : « Des Amérindiens, [les Français] ont appris beaucoup de choses […] ». Là toutefois s’arrête son ouverture. Dans l’histoire établie par Éric Bédard des débuts de ce que sera plus tard le Québec, la variable stable, déterminante et active de l’équation construite est celle du Sujet français qui, en s’élevant, s’allie ou se soumet les populations qui l’entourent, populations dont il est difficile de dire comment elles s’intègrent, sont intégrées ou sont exclues du Nous qui se forme. Pour l’auteur de L’histoire du Québec pour les nuls, il semble ardu de définir et de penser le peuple québécois, au moment de son premier élan et même après, dans la dynamique interculturelle – les contacts – qui le détermine pourtant depuis toujours.

Identifions un dernier problème au livre. Celui-ci touche au choix de l’auteur de faire la synthèse de l’histoire du Québec à partir des cadres sociaux de la mémoire collective des (Franco-) Québécois. « Je tente ici, écrit Bédard à la p. 2, une synthèse des faits les plus marquants de l’histoire du Québec. Du moins ceux retenus par la mémoire collective[21]. » À cet égard, on est en droit de s’interroger : est-il acceptable, dans un travail qui se dit objectif et rigoureux malgré son caractère convivial, de faire de la mémoire le point de départ et le point d’arrivée de l’histoire ? La mémoire est-elle l’étalon à partir duquel déterminer ce dont on parlera et ce que l’on taira à propos du passé ? Comme professionnel entraîné à la méthode historique, il serait étonnant qu’Éric Bédard accepte que l’histoire écoute aux portes de la mémoire. C’est pourtant ce qu’il fait dans son livre : partir de la mémoire pour y revenir, le plus souvent pour la conforter, parfois pour la corriger en vue de la refaçonner, mais toujours pour fortifier le souvenir du Nous dans le temps et, surtout, ne pas (trop) l’ébranler. L’histoire du Québec d’Éric Bédard n’est peut être pas un récit militant. Il s’agit toutefois sans conteste d’un récit identitaire. À l’instar de la mémoire, il semble que l’histoire, pour le collègue, soit « culture et devoir »[22].

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Évidemment, si on accepte que l’histoire du Québec se réduise à celle de son groupe dominant (les Franco-Québécois) et que l’histoire de ce groupe dominant se résume à celle de ses luttes politiques (la reconquête inachevée de Soi), il n’y a guère à redire sur la trame narrative du livre. Aucun francophone de souche ne sera dépaysé à la lecture de l’ouvrage. Il y retrouvera au contraire tout ce qu’il sait déjà du Nous auquel il appartient et qui, depuis longtemps, gonfle les lobes de sa mémoire communautaire[23]. Quel est ce script tant connu ? Essentiellement, il s’agit du récit de la subordination économique et politique des francophones et des batailles qu’ils ont menées pour s’affranchir du joug des Autres. On ne parle pas ici d’un récit misérabiliste, mais d’une narration où l’idée d’adversité – parfois subie, parfois contrée, mais jamais totalement vaincue – structure l’ensemble factuel construit dont l’auteur admet lui-même qu’il tourne autour du « pathos politique du Nous, de ses luttes pour assurer sa pérennité »[24]. Quelle place pour les « Autres » dans cette narration ?

Si on est Autochtone, on sera probablement déçu de la tournure du récit car, bien qu’intégrées à l’histoire au départ, mais comme acteurs secondaires ou accessoires dans un décor français, les Premières Nations sont par la suite largement absentes de la narration, sauf pour quelques épisodes heureux ou malheureux, par exemple lors de la signature de la convention de la Baie James et du Nord québécois en 1975 (p. 282-283) ou à l’occasion de l’« été des Indiens » en 1990 (p. 319). Pareil traitement – qui mentionne Riel et les Métis (p. 169-170) mais néglige l’enfer subi par les jeunes Amérindiens dans les pensionnats québécois au 20e siècle – surprendra-t-il ? Probablement pas.

Si on est anglophone, on aura du mal à trouver une place dans le récit bédardien autrement que comme outsider du peuple québécois, car les anglos, dans l’intrigue élaborée, sont gratifiés de rôles ou de fonctions plutôt antipathiques. Il est en effet très peu de dates, de moments ou de personnages positifs ou constructifs (à l’exception peut-être de Murray, de Carleton et de Bagot) qui sont associés à la communauté anglophone at large, laquelle démantèle, exploite, empêche, roule et mène plutôt qu’elle ne bâtit, cofonde, anime, avise ou influence. À toutes fins utiles, l’Anglais est angoissant plutôt qu’angulaire dans ce qui s’est passé au Québec d’hier à aujourd’hui. Des exemples ? « Pendant ce temps [circa 1815], la grande bourgeoisie anglophone poursuit sa lancée […] » (p. 116) ; « Sauf exception, le véritable pouvoir économique est accaparé par une petite élite montréalaise d’origine britannique » (p. 163) ; « Malgré les résultats [de l’élection de 1962, qui se fait sur le projet de la nationalisation de l’électricité], le cartel financier anglophone de Montréal résiste » (p. 247). On ne niera pas ces faits bruts. L’insistance sur une seule et même dimension de l’anglicité québécoise nuit toutefois à la compréhension nuancée du fait anglais dans la province, le travers contribuant d’ailleurs à renforcer le mythistoire du Brit comme Big Bad Boss. Ajoutons que la présentation de certains francophones – de Radisson et des Groseillers (p. 49) à Dion (p. 333) en passant par Cartier (p. 155-156), quelques monseigneurs (Briand, Plessis, Lartigue et cie), Trudeau (p. 290 ; p. 301ss. ; p. 314) et Charest (p. 317) – n’est pas sans laisser croire qu’il y a, à l’intérieur du « Nous », déloyaux, renégats, transfuges ou vendus. Drôle de cliché de groupe !

Quant à l’immigrant, il appartient à sa manière aux oubliés ou aux négligés du récit, invité qu’il est à s’imprégner de l’histoire proposée et de ses points de vue francocentrés plutôt qu’à se découvrir dans la narration, qui de toute façon le maille mal au tissu collectif et à la vie nationale en ne lui consacrant que des encarts ou des passages rapides. De manière générale, l’immigrant est posé comme un problème à résoudre sur le plan de l’intégration – linguistique surtout, culturelle parfois – au Nous. C’est ainsi que sont présentés divers épisodes liés aux nouveaux arrivants, qu’il s’agisse de l’épidémie de choléra dans les années 1830 (encadré, p. 124), de l’arrivée d’immigrants européens au début du 20e siècle ou après la Deuxième Guerre mondiale (p. 189 et 220 respectivement), de l’impact de la venue d’Irlandais dans l’équilibre des forces entre catholiques francophones ou anglophones vers 1910 (p. 181), de la crise de Saint-Léonard en 1968 (p. 271-272) ou de la crise des accommodements raisonnables au milieu des années 2000 (p. 340-343).

Affirmer que L’histoire du Québec pour les nuls confirme et (ré)conforte la vision convenue du passé, celle qui coïncide avec le fond de la mémoire collective (franco-) québécoise, ne signifie pas que le néophyte ne sera pas confronté à quelques stéréotypes et l’apprenti surpris par quelques plis du récit. Dans un ouvrage de 394 pages, il est nécessairement des phrases, voire des paragraphes, qui détonnent par rapport à l’histoire connue et la mémoire accréditée. Ainsi, apprendre que des anglophones font partie du mouvement patriote dans les années 1830 étonnera peut-être certains novices ; idem en ce qui a trait à la place réservée aux personnes professant le judaïsme dans le projet de réforme coloniale proposé par Papineau à la même époque. Bien saisie, cette particularité du passé québécois, qui dénote un trait de progressisme, devrait mener le débutant à délaisser la représentation persistante, décriée par Bédard avec raison, selon laquelle l’esprit politique « québécois », avant la Révolution tranquille, n’était animé que de valeurs rétrogrades et anti-démocratiques.

D’autres exemples à potentiel déconcertant pour les « nuls » – rivés à une mémoire parfois déficiente du passé – touchent la collaboration, sous l’égide de Baldwin et de La Fontaine, des anglos du Canada Ouest et des francos du Canada Est dans le fonctionnement du premier Parlement du Canada Uni dans les années 1840 (p. 137) ; ou la description du Québec comme priest ridden society dans la deuxième moitié du 19e siècle – vision que Bédard remet en cause sans nier l’importance du référent religieux chez les gens, y compris chez les élites, dont plusieurs sont tout à la fois conservatrices, libérales et catholiques, ce qui peut paraître curieux, mais ce qui est bel et bien réel (p. 142)[25] ; ou la croisade que mènent certains franco-modernistes avant la lettre, vers la fin du 19e siècle, pour lancer le Québec (français) dans la voie industrielle afin qu’il y prospère comme État libéral (p. 174) ; ou la participation d’un grand nombre de Canadiens français à la Deuxième Guerre mondiale, y compris comme volontaires, alors que l’on se souvient surtout des déserteurs (p. 211). On pourrait ajouter à la liste des déviations, écarts, révisions, dissidences ou irrégularités – tous aménagements bienvenus – apportés par l’auteur à la mémoire collective et à l’histoire populaire.

La principale innovation du récit d’Éric Bédard, est-il dit en préface du livre et à laquelle souscrit l’auteur lui-même[26], vient cependant de ce qu’il fait débuter la modernisation du Québec à l’époque d’Adélard Godbout, ce qui place Maurice Duplessis, dont le nom est habituellement apparié à une période de grande noirceur, au rang de vecteur de progrès collectif. Il est vrai que le « Cheuf », nonobstant sa gouverne inspirée de l’ordre du Capital et de certaines traditions ancestrales, fait adopter le fleurdelysé, s’oppose à la centralisation du fédéral, refuse que le Québec soit considéré une province comme les autres et, nolens volens, ouvre la voie à certains changements qui culmineront dans la Révolution tranquille. Au chapitre de son interprétation du Québec contemporain, Éric Bédard s’inscrit résolument dans le paradigme posé par les partisans de la « nouvelle sensibilité historique », dont il est un des penseurs et qui visent à réconcilier, sous le couvert d’un conservatisme présumé de bon aloi, le présent du Québec avec son historicité (réputée) perdue durant les années 1960, moment de Grand retournement collectif qui, malgré ses enchantements, ouvre à l’arrogance moderniste de notre époque[27]. Tirée de la page 241, la phrase suivante exprime sans équivoque sa vision des choses : « Responsable de l’enseignement secondaire, [la polyvalente] symbolise la démesure de la Révolution tranquille. »

On a dit du récit bédardien qu’il ignorait largement l’histoire des femmes (Dumont, 2012 ; Lévesque, 2013) et qu’il délaissait tout autant l’histoire culturelle (Petrowski, 2012). Vrai. Mais, éparpilléees ici ou là dans l’ouvrage, on trouve suffisamment de mentions touchant aux femmes et à la culture pour que l’auteur de L’Histoire du Québec pour les nuls puisse, sur ces points, facilement esquiver la critique au lieu de la recevoir (Bédard, 2012). De toute façon, le but d’Éric Bédard n’a jamais été de couvrir complètement la matière du passé québécois non plus, bien au contraire, que celui de présenter l’histoire du Québec sous le prisme de ses « identités particulières ». À ses yeux, pareille démarche eût été une façon de satisfaire des « lobbies » en mal de reconnaissance politique par l’histoire (Bédard, cité par Guy (2012). En fait, la préoccupation de l’historien a toujours été claire : « proposer une histoire nationale décomplexée, la plus à jour et objective possible, en intégrant toutes les facettes de la vie collective d’un peuple ». Dans la narration bédardienne, c’est l’évolution du peuple (franco-) québécois « confronté à sa tragique possibilité de disparaître » (Bédard, cité par Guy, 2012) qui constitue le décret, le sujet, l’objet, le projet et le signet de l’entreprise. Pour lui, cette tragédie contient le sens global d’une expérience historique. Tout le reste est secondaire.

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L’histoire du Québec pour les nuls ajoute-t-elle à ce que l’on trouve déjà dans des livres apparentés et antérieurement publiés, par exemple l’Histoire populaire du Québec, de Jacques Lacoursière (1995-1998), ou le Canada-Québec : 1534-2010, de Jacques Lacoursière, Jean Provencher et Denis Vaugeois (2011), qui restent deux références notoires dans l’esprit d’un grand nombre de (Franco-) Québécois ?

Sur le plan de la structuration générale du récit, l’ouvrage de Bédard n’innove pas, sauf peut-être en ce qui a trait au traitement des années 1940 et 1950, présentées sous l’angle de l’avancement putôt que du recul – mais cette perspective, tout en ayant très peu pénétré la mémoire collective des Québécois (le fera-t-elle maintenant ?), était déjà présente dans l’Histoire du Québec contemporain de Linteau, Durocher, Robert et Ricard (1989), de même que contenue dans le nouveau cours Histoire et éducation à la citoyenneté[28] auquel le collègue, curieusement, s’est opposé avec vigueur ! En fait, outre que l’ouvrage soit publié dans une collection établie et connue qui n’a pas son pareil pour atteindre des publics habituellement laissés pour compte, L’histoire du Québec pour les nuls se distingue surtout par l’accessibilité de sa prose, par son souci d’encadrement du lecteur, par ses titres et sous-titres accrocheurs et par son côté parfois divertissant – on pense ici, surtout, à la section « La partie des dix » (p. 345-370), dont on ne doute pas qu’elle suscitera d’amicaux concours de connaissances lors de fêtes familiales ou en classe.

Les préoccupations pédagogiques et orientations communicatives de l’ouvrage ne devraient pas nous empêcher, toutefois, de faire état de certains écueils propres à la didactique sympathique et bienveillante qui anime le livre. « Avec [la collection] les Nuls, est-il notifié en haut de la première de couverture, tout devient facile ! » Il y a là inconvénient. C’est en effet parce qu’il rend l’histoire facile – ou parce qu’il peut être perçu comme rendant l’histoire relax, mot vénéré de notre époque ! – que l’ouvrage d’Éric Bédard agace. Le passé, faut-il le rappeler, n’est ni simple, ni clair, ni léger, ni docile. C’est un terrain compliqué, sinueux, capricieux et foisonnant qui ne se laisse pas aisément parcourir, quadriller, figurer ou pénétrer. Ce qui est vrai du passé en général l’est tout autant du passé du Québec, matière pleine d’excentricités, d’irrégularités, d’anfractuosités et d’incongruités – à tel point qu’il est sans doute préférable, pour saisir la condition québécoise dans le temps, d’user d’une trame narrative molle et tortueuse plutôt que consistante et rectiligne.

La question de la trame narrative utilisée pour rendre compte de ce qui fut est d’ailleurs capitale. Si on s’entend sur le fait que l’on ne peut tout dire dans une synthèse, la trame choisie pourra laisser croire au lecteur qu’il maîtrise l’essentiel de ce qui fut alors que le passé fuit tout récit assuré, toute histoire rigide et toute narration univoque. L’ouvrage d’Éric Bédard ennuie parce qu’il donne au lecteur des réponses, des confirmations et des assurances, bref des prêts-à-penser, alors qu’il devrait lui offrir (ou le laisser sur) des interrogations, des hésitations et des flottements, voire des doutes, sorte de food for thought comme disent les Anglo-Saxons, nourriture qui indispose cependant beaucoup les afficionados du tout-aux-connaissances. On dira que le « problème » – si tant est que l’on perçoive les choses comme tel – ne vient pas de l’auteur, mais de la collection « Pour les Nuls », qui prétend offrir au lecteur, dans le même livre, ce qu’il doit savoir d’essentiel sur un sujet. En vérité, l’historien de la TÉLUQ avait carte blanche aux chapitres du contenu de son texte et de l’orientation de son récit[29]. D’autres ouvrages apparentés[30], publiés dans la même bibliothèque, proposent d’ailleurs des récits plus ouverts, complexes ou interrogatifs sans manquer à leur objectif d’accessibilité – mais peut-être, qui sait, à leur devoir de mémoire…

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Quoi qu’il en soit, on évitera de critiquer le livre d’Éric Bédard pour des raisons de facture, de style ou de couverture lacunaire de certains plans ou pans du passé québécois. Rédiger une synthèse d’histoire est un exercice difficile. Se lancer dans l’univers de l’histoire publique est une affaire délicate. S’adresser au grand public et l’atteindre effectivement exigent un talent particulier. Sur ces trois terrains, l’historien de la TÉLUQ est un as. Il faut dire que la compétition se fait molle. Rares sont en effet les historiens qui acceptent les risques encourus par la production de livres s’adressant aux profanes – encore moins aux « nuls ». Ce genre exige une extraordinaire capacité de compromis et de simplification que très peu d’apôtres de Clio sont prêts à soutenir. Faut-il dès lors s’étonner que les historiens patentés, à l’ère de l’histoire 2.0, de la « mass médiation » du passé et du savoir décontracté, ne soient plus, dans la société, les principaux producteurs de connaissances historiques[31] ?

En fait, le problème de l’ouvrage recensé ne relève pas de sa forme, de sa vocation ou de son à-propos. Il tient à l’ambition de l’auteur de faire découvrir aux Québécois pourquoi il faut se souvenir et, surtout, de quoi le faut-il. Le souci découlant du livre vient également de l’histoire proposée par le collègue : celle d’un peuple pour qui, selon la formule consacrée, « il n’y en a pas eu de facile », peuple ayant vu son rêve brisé par l’Autre qui l’a projeté dans les affres de la survivance pendant près de trois quarts de siècle, Autre qui tourne autour du Nous tel un vautour, qui se présente à lui sous différents atours et qui, au détour, est susceptible, toujours, de stopper une reconquête amorcée il y a 70 ans.

Est-ce cette histoire – réitération du roman national traditionnel – qui rend compte le mieux de ce qu’a été jusqu’ici l’expérience québécoise ; qui épouse la complexité d’être de cette société depuis le début ; et qui offre à tous ses habitants la possibilité de passer à l’avenir dans la reconnaissance de ce qu’ils ont été ensemble et séparément d’hier à aujourd’hui ? À cette question, on ne peut répondre que par la négative. L’ouvrage d’Éric Bédard vise d’abord à confirmer une histoire et une mémoire particulières du Nous les (Franco-) Québécois au moment où ces deux composantes cardinales de la référence collective sont, dans certains milieux et par certaines gens, débattues, parfois remises en cause, voire contestées[32].

Avec son livre, l’historien de la TÉLUQ réussira-t-il à restaurer la situation en faveur d’une vision historique du Nous qu’il croit indispensable de diffuser aux siens pour assurer leur pérennité comme peuple d’hier à demain en passant par aujourd’hui ?

Le pari de l’auteur pourrait bien s’avérer gagnant. Il faut en effet prendre la mesure de l’ouvrage publié, qui s’ajoute aux nombreuses interventions de Bédard et cie – infatigables motivés – dans les journaux, à la télé, par des mémoires, des études, des vidéos, des événements, des conférences, des performances, la fondation d’instituts, la création de groupes de pression, le travail au sein de comité-conseil du gouvernement, etc. Déjà, l’impact obtenu par cette coalition dans l’espace public était considérable. L’histoire du Québec pour les nuls ajoutera à l’influence du mouvement.

Par ce livre, qui pour un grand nombre de personnes[33] deviendra un ouvrage de référence auréolé de l’autorité d’un chercheur accompli diplômé d’une université prestigieuse[34], le collègue s’octroie une place de choix dans la production du savoir historique circulant dans la société globale et endossé par les grands médias[35]. À court terme, il met à distance tout autre ouvrage (ou effort) visant à offrir aux Québécois une vision alternative de leur expérience historique. Enfin, ce livre fournit au courant politique dont son auteur est l’un des maîtres à penser, celui du nationalisme conservateur, une position de prééminence dans la structuration de la conscience historique des (Franco-) Québécois. Pour ces raisons, la question se pose avec acuité : L’Histoire du Québec pour les nuls marque-t-elle la fin de l’histoire québécoise ?