Corps de l’article

« L’histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. L’Histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout. »

Paul Valéry, 1960, p. 965.

Les mots « ambivalence » et « ambiguïté » apparaissent 50 fois, peut-être 100, dans un livre important de Jocelyn Létourneau, Passer à l’avenir. Histoire, mémoire, identité dans le Québec d’aujourd’hui. Selon lui, l’ambivalence d’être des Québécois devrait être envisagée comme une « coordonnée positive de la culture du groupe », « la manifestation d’une identité pleine et émancipée », une « marque de lucidité et de liberté » (Létourneau, 2000, p. 127).

Ces notions sont les concepts souches du récit identitaire et de l’historiographie proposés récemment par l’historien québécois. Elles assument des ambitions ontologiques – sur la nature, l’identité ou l’être québécois – et historiographique – sur les ressorts ultimes de l’agir collectif francophone en Amérique du Nord et plus récemment, et plus spécifiquement, au Québec – et elles animent une critique de pans entiers du récit identitaire, de l’historiographie et de la politique. Létourneau congédie les discours, y inclus les programmes politiques, qui ne font pas droit à cette dimension jugée fondamentale de l’identité québécoise. Une analyse sommaire du titre de ce livre permet d’emblée de constater que Létourneau ne répond pas à la définition habituelle et typique, peut-être naïve, de l’historien : il y est question de l’avenir, et du Québec d’aujourd’hui. Cela ne suffit pas à compromettre sa qualité d’historien, sauf à nier que, comme le soulignait Nietzsche dans sa Seconde Intempestive (p. 143), « [c]’est seulement à partir de la plus haute force du présent que vous avez le droit d’interpréter le passé […] »[1]. Ce « présentisme »[2] est thématisé par Létourneau, qui considère que « ce sont les enjeux du maintenant qui doivent déterminer les usages de l’ancien » (p. 29).

Le trope létournien de l’ambiguïté agace et déconcerte, car, pourrait-on dire, il ne lui suffit pas que les Québécois aient simplement un fâcheux penchant pour l’ambiguïté : il voudrait en plus les mobiliser positivement en faveur de l’ambiguïté[3]. Une des questions qui se posent ici concerne la possibilité d’utiliser sans ambiguïté le concept d’ambiguïté et de parvenir à un minimum de stabilité théorique sur cette question de l’ambivalence. Si Létourneau se montre capable de produire une définition assez précise et stricte de ces concepts, il semble parfois qu’ils soient tout-englobants, qu’ils servent à rendre raison de tout et de n’importe quoi, qu’ils aient pour fonction de racheter – et ce, à peu de frais, de manière strictement verbale – n’importe quel épisode du parcours historique des Québécois[4].

Notre propos va se déployer sur deux plans : après avoir exposé certains aspects de l’épistémologie et de la méta-histoire de Létourneau, nous cernerons les tenants et aboutissants de la mobilisation politique et pratique, au présent et au futur, des concepts d’ambiguïté et d’ambivalence, en ne perdant pas de vue le fait, important, qu’un tel questionnement au présent et au futur n’est pas étranger à l’historiographie qu’il préconise. Ces deux volets permettront la formulation et l’articulation d’un ensemble de remarques critiques sur la défense et l’illustration de l’ambiguïté proposées dans Passer à l’avenir[5].

L’ambiguïté histori(ographi)que

Puisque le terme d’ambiguïté est d’abord un élément de l’arsenal descriptif et analytique de la démarche de Létourneau – un mot important dans sa manière de (re)présenter le passé –, il importe de préciser les contextes épistémologique et méta-historique au sein desquels surgit ce concept. Par un tel « contexte », il faut entendre ici la manière dont sont mis en oeuvre les rapports entre l’histoire comme strate ou dimension particulière du réel et l’histoire comme discours portant sur cette strate ; le terme d’ambiguïté apparaît ici dans un discours historique envisagé de façon critique, donc l’utilisation de ce concept n’est pas dogmatique, définitive ou absolutiste. La philosophie critique de l’histoire de Létourneau consiste en une conception particulière du réel, de la formation des concepts en histoire, et a pour conséquence une acceptation, voire une valorisation, de la pluralité des régimes conceptuels mobilisés pour décrire et interpréter la strate historique. Létourneau estime, avec Paul Valéry[6], que l’histoire ne peut plus être mélodique. Contre les récits historiques qui se veulent stricte reproduction du réel, il fait valoir la « complexité infinie » (p. 45)[7] et l’inépuisable richesse du matériau de l’historien : « Compte tenu de sa complexité constitutive et de l’inextricabilité de ses registres et enveloppes de sens, le passé ne dispose en effet d’aucune capacité immanente ou “plénipotentiaire” pour imposer ses mises en formes narratives » (p. 47). Il s’agit ici de reconnaître que l’histoire comme strate du réel – n’en déplaise à Vico – ne prescrit ni ne demande d’être décrite, lue ou représentée de quelque manière particulière que ce soit ; ce sont les êtres humains, avec les soucis qui leur sont contemporains, qui produisent l’histoire comme discours, qui ont des « intentions » et de la « volonté » et qui définissent les modalités suivant lesquelles le passé colonisera le présent[8]. L’histoire de laquelle nous héritons et émergeons, non seulement n’impose pas de manuel d’interprétation, mais en « héberge » ou laisse cohabiter plusieurs, parce que le « Livre de l’Histoire n’est écrit dans aucun langage particulier ».

La mise en récit du passé s’opère sur la base d’une discrimination au sein de la profusion disparate du réel, de sorte que toute mise en lumière constituera ipso facto une occultation des dimensions passées sous silence et marginalisées par les options interprétatives adoptées[9]. Cette sélection ne s’opère pas à partir d’un soi-disant point de vue de nulle part, mais elle est relative à un problème qui permet de distinguer à titre au moins préliminaire ce qui est significatif de ce qui ne l’est pas, pour – et dans le strict cadre de – ce problème. Ce type d’épistémologie permet à Létourneau de critiquer avec précision les démarches absolutistes qui prétendraient épuiser la richesse du réel dans une copie absolument conforme, totale et définitive, dans un seul récit, et le contraint théoriquement à se montrer résolument ouvert aux trames narratives concurrentes de la sienne. Il doit donc admettre plusieurs descriptions – et, partant, plusieurs interprétations – d’un même phénomène, d’un même ensemble de phénomènes, d’un même segment ou secteur du réel ou de l’étant. Au niveau strictement empirique, il assume cette conséquence de ses options épistémologiques, comme le suggère sa position sur l’histoire dite pluraliste : « dans notre esprit, précise-t-il, toutes les recherches sur tous les sujets [y inclus celles qui s’inscrivent dans le paradigme pluraliste] sont valables pour autant qu’elles soient menées avec rigueur » (p. 182). L’essentiel étant à cet égard de produire des énoncés vérifiables, d’énoncer ce qui a réellement été le cas. Mais, pour Létourneau, là n’est pas le dernier mot historiographique.

La perspective depuis laquelle est jugée irrecevable la position pluraliste en histoire canadienne est animée par une conception précise de la finalité de l’acte interprétatif présidant à la mise en forme narrative du passé ; Létourneau pense avec Lionel Groulx que l’historien, « […] s’il fait le neutre et l’indifférent […] abdique sa qualité d’homme »[10] et s’entendrait avec Michel Brunet sur le fait (et sans doute sur très peu d’autres…) que « dès qu’un chercheur dévoile à ses contemporains l’image du passé que ses recherches et son interprétation des faits lui ont découvert, il prend, consciemment ou non, position dans le temps présent » (Brunet, 1968, p. 128). En fait, Létourneau fait le nécessaire pour que cela s’opère consciemment, sous contrôle critique, et dans les limites définies par un principe-responsabilité. Il considère que l’acte interprétatif est soumis à « l’obligation de produire du sens » (p. 12), qui se décline suivant « une double perspective de vigilance et d’espérance » (p. 13) devant favoriser « l’avancement de la cause et du genre humains » (p. 26). Les formules abondent : il s’agit « d’accroître le bénéfice accumulé de bonté » (p. 26), d’« extirper un capital de plénitude plutôt que de nocivité » (p. 71) ; l’historien doit « favoriser […] la victoire de l’espoir sur la douleur et celle de la délivrance sur l’animosité » (p. 39). Les notions de « plénitude », d’« espoir » et de « délivrance » sont monnayées par le fait que Létourneau attribue en outre à l’histoire une fonction d’éducation et d’initiation à la liberté entendue comme conscience d’une indétermination, d’une ouverture et d’une disponibilité du futur. L’« obligation de fiducie », que Létourneau distingue d’un soi-disant « devoir de mémoire » (p. 89), peut mobiliser et doit en tous cas battre en brèche tout sentiment d’ « impuissance politique » (p. 88)[11]. Cet encadrement et cette supervision éthiques doivent pallier le fait, qu’assume Létourneau, que « [l]’histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré » : les balises éthique imposées à l’acte historiographique de mise en narration sont comme les précautions inhérentes à la synthèse d’une substance dangereuse.

Létourneau admet ou doit admettre[12] une pluralité irréductible de manières de traduire et de restituer le passé, et donc plusieurs récits différents mais légitimes[13], et considère que tous ces récits – convergents ou divergents – doivent assumer une « interpellation politique et morale », « un engagement moral envers la suite du monde et de l’humanité » (p. 141) qu’il ordonne à la « perspective de construire un avenir meilleur et porteur pour les héritiers » (p. 14). Donc, si le récit historique doit prioritairement éviter de trahir la factualité irréductible et robuste du réel qu’il prétend restituer, il doit tout aussi prioritairement faciliter le passage à l’avenir s’opérant au présent, et non pas l’hypothéquer. L’historien peut pécher par manque de rigueur descriptive ainsi que, en tant qu’historien, se tromper moralement, et cette faute morale surgit au niveau de la production et de l’élaboration mêmes de ce savoir : est moralement fautif ici – et donc historiographiquement inadéquat – le récit qui obstrue, au lieu « d’édifier un horizon viable pour demain » (p. 17)[14]. Il pourrait sembler que ces deux exigences ne se conjuguent et ne se coordonnent pas toujours spontanément ou facilement (par ex. quand l’historien revivifie des événements tragiques, honteux ou douloureux). Je suis persuadé que Létourneau reconnaît cette difficulté ; mais il en déduit sans doute que le périlleux métier de l’historien ne s’improvise pas.

Ces laborieux développements permettent de préciser enfin que les trois concepts clés, les « catégories centrales », de l’historiographie de Létourneau sont : « celle la résistance, voire de l’offensive et du (re)déploiement », celle de la « position intégratrice maximale » et celle de « l’accomplissement dans la recherche ou le maintien d’ancrages croisés » (p. 150), qui doivent présider à la mise en forme, c’est-à-dire en narration, de manière optimale, de l’effet et de la manifestation historiques de deux passions, deux orientations primordiales des Anciens Canadiens, des Canadiens français puis des Québécois francophones, soit leur désir, en contextes nord-américain et canadien, de « parer deux périls qu’ils abominent : celui de l’assimilation […] et celui de l’excentration […] » (p. 24). La conjonction complexe des réponses à ces deux périls est le ressort ultime, si je le comprends bien, de ce que Létourneau appelle l’ambiguïté ou l’ambivalence des Québécois francophones, tant il est vrai que l’assomption de ces deux finalités peut avoir des conséquences déroutantes, voire désespérantes, pour le témoin, le spectateur ou l’interprète. Cet ensemble de manifestations est suffisamment alambiqué pour être qualifié d’impensable (chez lui, ce terme résume plus une difficulté de synthétiser dans une jolie forme définitive une réalité un peu tordue, qu’une soi-disant impossibilité de décrire) et qu’il prenne la précaution d’insister sur le fait qu’ « au fond le défi des observateurs n’est pas de dénier ou de dénigrer la présence structurale et structurante de l’ambivalence d’être dans le passé des Québécois. Il s’agit plutôt, en assumant cette réalité à défaut de l’approuver, d’en faire ressortir les avantages et les limites en tenant compte, dans l’analyse de chaque conjoncture, des possibilités offertes au groupe par l’état effectif des rapports de force dans lesquels il a dû nécessairement se déployer » (p. 166).

Létourneau est parfaitement à la hauteur de ce défi ; en fait, on pourrait parfois se demander si cette mention des « limites » n’est pas strictement rhétorique tant il semble parfois satisfait et comblé par le parcours historique canadien-français ; il laisse parfois entendre que le seul problème de la mémoire – et, partant, de l’identité – québécoises réside dans l’incapacité de certains intellectuels, malheureusement influents quoique non hégémoniques, à apprécier adéquatement la posture essentiellement ambiguë des Québécois francophones. Accepter ou « endosser » la structure fondamentalement ambivalente et ambiguë de l’être québécois serait ainsi le prélude d’une « démarche de reconnaissance qui pourrait constituer le moyen [d’une] véritable libération » (p. 119). Une telle libération semble avoir plus d’affinité avec le terme d’une cure psychanalytique réussie ou l’euphorie résultant d’un gestalt-switch qu’avec les mauvais coups du FLQ ou avec l’action politique en général, disons, avec une modification du regard porté qu’avec une modification du paysage ; il n’en est pas moins question de rédemption[15].

Toujours est-il que cette manière élaborée, non seulement de reconnaître, historiquement, mais également d’apprécier, la sagesse inhérente à l’ambiguïté québécoise, constitue le socle de la critique et du congédiement létourniens de la tradition indéniablement riche au sein du discours et de la représentation identitaires québécois de l’empêchement d’être et du refrain lancinant de l’échec collectif[16], ce que Jocelyn Maclure nomme le récit identitaire mélancolique[17]. Loin de manifester quelque impatience face à « l’amphibologie caractéristique de [l’]agir » des Québécois (p. 118), Létourneau propose au contraire d’y lire sagesse et génie stratégique. Il reconnaît au moins que ce riche passé est sédimenté sous d’épaisses couches d’inadéquates narrations tristes et, de ce fait, qu’il ne sera pas facile de mettre à jour « une série d’autres concepts, métaphores et images […] pour se donner les moyens d’accéder au passé québécois dans ses figures impensables »[18], comme de « s’extirper de cette espèce d’épistémè empreinte d’abattement et de nostalgie » (p. 120).

Létourneau précise (p. 73) que « l’itinéraire historique particulièrement compliqué mais original » des habitants du Québec, cette « donne historique – celle de l’ambivalence d’être et des ancrages croisés », ne doit pas être interprété à la lueur des fantasmes ou des obsessions des historiens mais « en fonction de l’expérience vécue par les acteurs ». Méthodologiquement, cette aspiration est très lourde de conséquences et d’implications[19].

Si je puis me permettre une analogie avec le présent ou le passé récent, il me semble problématique de décrire les Québécois – et de prétendre restituer ainsi leur propre perspective vécue – en termes d’ambiguïté, à moins que ce terme ne serve à décrire des désaccords profonds au sein de la formation sociale québécoise (mais l’usage de ce terme s’avérerait alors révisionniste par rapport à la signification canonique et on ne parlerait alors plus, pour ainsi dire, de la même chose). Les Québécois semblent plus divisés qu’ambigus, ce qui n’interdit ni une certaine dose d’ambiguïté ni un consensus sur un certain nombre de questions, y compris fondamentales. Bref, les Québécois se perçoivent-ils comme ambigus ? Qui exactement est ambigu ? Le « Québec », certains « Québécois » ? Lesquels ? L’incompressible proportion d’indécis sur n’importe quelle question ? Les électeurs de Trudeau ? Ceux du Parti québécois ou encore ceux qui votaient pour les deux à la fois ? Et leur ambiguïté est-elle autre chose qu’un attribut décelable à distance, après coup, le produit d’une saisie statique et abstraite – c’est-à-dire abstraite des désirs, croyances et aspirations des acteurs, auquel cas Létourneau s’émanciperait de l’exigence de s’en tenir à « l’expérience vécue » – un peu comme le barycentre d’un segment ou d’une figure géométrique ?

L’ambiguïté ne serait pas l’élément conscient d’une stratégie déterminée de certains acteurs ou groupes d’acteurs mais l’effet collectif de l’agglomération de stratégies concurrentes et divergentes. Si l’ambiguïté dont on parle tant n’est que cela, il s’agirait alors d’une propriété relativement triviale et ordinaire. On nous répondra sans doute que, même dans des situations exceptionnelles – le référendum de 1995 par exemple –, les Québécois se montrent ambivalents ; pourquoi ne pas considérer, d’un geste plus classique, qu’ils sont, collectivement, divisés[20] ? Le risque qui point ici est que des notion-fétiches n’expliquent pas le phénomène et constituent plutôt un écran mystificateur : que cette historiographie ne procure pas réellement de meilleure compréhension.

Notons enfin que tous les acteurs du drame historique des Québécois sont sauvés dans la perspective proposée (curieux récit que celui dans lequel tout le monde a raison en même temps – il s’agit en tous cas d’un bel exercice de rachat et d’immunisation)[21] ; tous s’en tirent honorablement, chacun est réhabilité et tous trouvent une place plutôt enviable dans l’histoire que voudrait raconter Létourneau, histoire dans laquelle on ne trouvera nul « rendez-vous manqué » (y compris, et surtout pas, « avec l’Histoire » elle-même) ni malfaiteur, de quelque envergure que ce soit… sinon quelques historiens[22]. Létourneau ne diagnostique aucune pathologie de et dans l’histoire québécoise[23], mais en repère en revanche plusieurs au sein de l’historiographie. Les historiens québécois, les paroliers, nous ont donc induits en erreur. Y a-t-il un sens létournien à suggérer que les Québécois auraient pu, ici ou là, se tromper, ou cela est-il a priori exclu[24] ?

Donc, sur les plans descriptif et théorique, il pourrait paraître malaisé d’accorder tant d’importance à ce terme d’ambiguïté et tant d’influence et de prégnance à cette tendance ; mais le concept s’avère-t-il beaucoup plus pertinent et fécond comme norme ou comme maxime pour le présent ?

Ambiguïté et politique : le présent et le futur

On a perçu que, de concepts aux prétentions strictement descriptives, les notions d’ambivalence et d’ambiguïté se sont vues investies d’un usage nouveau : cet usage est normatif et l’ambiguïté et l’ambivalence deviennent chez Létourneau des valeurs. Ce glissement logique ou grammatical s’opère pour des raisons précises, et suivant des modalités diverses. L’une de ces modalités, la plus décisive, nous l’avons déjà signalée, est interne aux options épistémologiques.

Par ailleurs, quand il affirme que l’ambivalence et l’épanouissement ne s’excluent pas mutuellement, Létourneau transcende virtuellement la stricte problématique historiographique traditionnelle, entendue comme tentative de représentation adéquate ; il soutient, au moins implicitement, que l’on peut sans contradiction adopter des postures ambivalentes pour accéder à un état, par définition souhaitable, d’épanouissement ; il se prononce de manière plus universelle que s’il ne défendait qu’une configuration ancienne conjoignant, de manière accidentelle et contingente, ces deux modes d’être ou états. Évidemment, il ajoute du crédit à l’idée suivant laquelle l’ambivalence passée des Québécois ne permet pas – au moins per se – de conclure à un échec collectif ; mais ce faisant, il se prononce aussi et surtout sur la manière dont, aujourd’hui, et pour demain, ceux-ci auraient avantage à se représenter et se projeter eux-mêmes.

Son dépassement du paradoxe entre l’épanouissement et l’ambivalence est comme la prémisse et le prélude à un nouveau regard serein et apaisé sur soi-même. En fait, on avait rarement eu droit à autant de sérénité en matière de compte rendu de la situation et du passé québécois ; le refus de l’autoflagellation collective préfigure ici dangereusement l’autocongratulation : rarement avait-on proposé une lecture si optimiste de nos démarches collectives, en termes, notamment, de « pratique fort sagace », de « sagesse politique certaine » ou d’une « certaine sagesse réflexive » (p. 77)[25]. Létourneau ne perd pas de vue la douleur et le malheur, les échecs et les défaites, qui caractérisent le parcours historique qui commence en Nouvelle-France. Aussi admet-il que son récit confiant et optimiste de la « position (…) satisfaite et tranquille » (p. 123) n’est possible – s’il est légitime ! – qu’ex post facto, longtemps après : « certes, précise-t-il, il est possible de poser ce diagnostic optimiste après coup, c’est-à-dire en se situant, comme interprétant, en aval de la quête d’affirmation inassouvissable menée, depuis plus de trois cents ans maintenant, par un groupement par référence devenu le coeur d’une collectivité ouverte, attirante et épanouie – ce qui ne veut pas dire sans problèmes. À cet égard, il est clair que les Anciens Canadiens ne pouvaient pas imaginer que leurs luttes, leurs résistances, leurs choix, leurs manoeuvres […] aboutiraient à une situation globalement favorable pour le(ur)s héritiers » (p. 147)[26]. Je me demande si les agents contemporains peuvent mieux imaginer l’« aboutissement » ; les capacités d’anticipation restent, pour les acteurs historiques, structurellement et essentiellement les mêmes ; le Monde n’est pas devenu significativement plus transparent. Et, s’il est vrai que par exemple il faille « comprendre, admettre et assumer le fait que le Québec n’est plus, par rapport à lui-même, par rapport au gouvernement fédéral et par rapport au Canada (anglophone), dans une situation semblable à celle où il se trouvait au milieu des années 50 » et qu’il faille prendre acte de « cinquante ans de réalisation et d’accomplissement collectifs indiscutables de la part des Québécois » (p. 160), il semble qu’une maxime et des plans d’action ambigus n’auraient jamais suffi à motiver une intervention dans le réel en ce sens. Par conséquent, l’idée même d’ambiguïté ne suffit pas à rendre historiquement raison de ces aspects de l’essor collectif, au moins dans la perspective des acteurs. Et si l’ambiguïté doit être une valeur ou une norme, nous ferons face à un problème – plus précisément, un déficit – motivationnel, autant qu’explicatif.

En fait, le parti des ancrages croisés, de l’ambivalence des maximes d’action et de l’ambiguïté en général pose encore un autre type de problème : on est ambivalent quand on alterne, ou choisit de se situer, entre des orientations préalablement définies mais jugées trop extrêmes ou insatisfaisantes et infructueuses. Cela signifie que l’on reste tributaire de ces options préalables, plus autonomes, dotées au moins d’une teneur propre. Ceci appelle une analyse plus fine mais on peut au moins signaler qu’il se révélera problématique, en pratique, dans la pratique, de ne disposer que d’une position éthico-politique conceptuellement parasitaire par rapport à des options autonomes mieux définies et plus consistantes. La valorisation de, et l’incitation à, l’ambiguïté, souffrent d’un tel parasitisme : l’ambiguïté pratique est parasitaire, conceptuellement parasitaire[27]. On doit se demander à quoi ressemblerait une pédagogie de l’ambiguïté, encore que les travaux de Létourneau constituent sans aucun doute l’un des sommets du genre ; on trouvera chez Marivaux une brillante présentation des pièges et avatars de la posture de l’ambiguïté et, a fortiori, des apories, de toute pédagogie de l’ambiguïté… Selon ce que l’on espérait ou jugeait souhaitable pour le Québec, cette incitation au marivaudage semblera plus ou moins profitable, obligatoire, ou appropriée.

La question de la responsabilité se pose également, puisqu’il est difficile d’anticiper les conséquences et les effets d’actions dont les maximes sont délibérément vagues ou contradictoires. Enfin, dans un contexte où « toutes les cartes peuvent être mises sur la table », la défense de ce principe-ambiguïté est irrationnelle et moralement douteuse. Létourneau doit de ce fait expliquer pourquoi la canadianité qu’il célèbre avec un indéniable lyrisme contraint encore et toujours une minorité nationale à l’ambiguïté, voire à la schizophrénie. Dans ce contexte, parler d’une « ambivalence assumée et maîtrisée » (p. 54), c’est faire usage d’une formulation paradoxale et problématique. Cela incite également à ne pas se demander qui, par exemple au Canada, est ambigu, et pour quelle(s) raison(s)[28]. En outre, ses arguments selon lesquels il n’y a rien d’incontournable dans la souveraineté du Québec, et rien de nécessairement tragique ou d’incompréhensible dans le maintien du Québec au sein de quelque chose comme le Canada sont valables, mais les prémisses et les arguments qui appuient ce type de conclusions me semblent également fatals pour l’éternité du Canada, et de toute autre entité constituée ; de cela, il parle, curieusement, beaucoup moins (lui qui reproche pourtant à certains interprètes, à juste titre, de ne pas tenir compte de l’imbrication de la culture québécoise d’héritage canadien-français à l’ensemble canadien).

Le létournien rétorquera que sa justification du maintien d’une telle posture relève plus de son évaluation des effets, bénéfiques, que l’étude de l’histoire permet d’attribuer à cette attitude ; la question de principe de la valeur de l’ambiguïté se transmue ainsi, dans le cadre de cette démarche se voulant méfiante envers les a priori, en une enquête plus empirique sur ses conséquences et en une évaluation pondérée des pertes / gains que peut générer cette attitude.

La question de l’ambiguïté québécoise n’en est pas une qui se pose hors de tout contexte, dans l’absolu ou dans le vide abstrait et expérimental d’un laboratoire ; elle se pose au contraire dans le contexte bien précis de l’État canadien[29], du pays dans lequel l’État du Québec, outil institutionnel (principal ?) de la francophonie nord-américaine, est un État provincial, c’est-à-dire dans le cadre historique de l’évolution d’un État (fédéral mais aspirant national) qui s’est donné des moyens considérables pour désambivalencer : un cadre, en d’autres termes, qui a notoirement perdu de son ambiguïté. Je sais qu’il considère que c’est, de manière paradigmatique, dans ce type de circonstance que l’ambiguïté et l’ambivalence expriment la sagesse et l’habileté collectives, notamment quand il en définit les motifs par « cette nécessité politique pour un groupement en situation de minorisation objective, de s’élever dans l’espace créé par la tension de composantes de sens et de portée contraires et cumulatives » (p. 148, l’italique est de moi)[30]. Mais ces derniers traits (en italique) s’accordent mal avec la « reconnaissance du caractère mélodieux des dissonances (du Canada) et de la propriété féconde de ses ambiguïtés » (p. 84), et ne légitiment pas la conviction létournienne voulant que « c’est cette particularité de l’expérience historique canadienne qui constitue le caractère le plus remarquable du pays, caractère dont le récit lucide reste largement à faire » … tout comme son instauration diront certains… la « canadianité », aujourd’hui, n’est peut-être qu’une valeur de Létourneau et un rêve canadien de certains Québécois dont Guy Laforest a bien décrit l’efficace historique déclinante, voire nulle[31]. C’est pourtant la « canadianité » qui doit fonder sa « volonté de continuer à faire valoir l’héritage [canadien] qu’on a reçu indivis »[32]. Il n’est pas clair que Létourneau soit vraiment à la hauteur du défi de penser l’interdépendance et l’imbrication d’une entité québécoise et de tous les éléments de son contexte (par exemple canadien) et il apparaît qu’il a au contraire tendance à faire abstraction des dommages inhérents à cette inscription canadienne du Québec, quand ces difficultés risqueraient de compromettre sa quiétude et sa sérénité canadianistes.

Un détail (n’est-ce qu’un détail ?) pourra à cet égard surprendre : l’une des manières de résumer ce projet théorique est comme une tentative d’une historiographie non nationale, a-nationale, du Québec motivée par la conviction, d’une part, que les catégories du national[33] se révéleront être un lit de Procuste pour les réalités pluri- et équivoques qu’il s’agit de focaliser et de saisir en un seul discours et, d’autre part, par la conviction que l’horizon national n’est pas « porteur ». Il est souligné que le Canada ne devrait pas plus que le Québec, et pas contre le Québec, s’enfermer dans la grammaire nationalitaire. Pourtant, il utilise lui-même ce terme pour parler (en assumant ce projet et ce discours) de l’histoire canadienne, d’une histoire nationale du Canada. Létourneau suggère-t-il que le Québec et son histoire ne doivent pas être décrits en termes nationaux mais – ou parce – que le Canada et son histoire le peuvent et le doivent, ou fait-il un usage simplement un peu ambivalent de ce terme de « national », se montrant d’ailleurs plus sévère avec ses collègues québécois qu’avec ses collègues canadiens vis-à-vis d’un geste identique – une chute dans le national – dont il irait jusqu’à reproduire et entériner la version canadienne ? Dans les propres termes de Létourneau, cela pose problème.

Je suis sûr qu’il est conscient de ces difficultés ; il reste alors à se demander pourquoi cela ne l’incite pas à modérer son admiration pour l’ambiguïté présumée des Québécois, sa conviction que l’ambivalence est leur parti le plus fécond, leur pari le plus sûr et le plus raisonnable. Je le soupçonne d’être animé par un profond souci de la continuité. Il semble le plus souvent présupposer que le simple fait que le Québec ait longtemps et souvent été caractérisé par une foncière ambivalence justifie en soi et de manière suffisante que le Québec persiste dans cette ambivalence. Il est paradoxal de lui reprocher cela, lui qui argumente avec tant de pertinence contre le discours du caractère naturel, obligatoire et inéluctable de l’indépendance / souveraineté québécoise, et contre toute téléologie dogmatiquement consolidée, mais il semble parfois que Létourneau commette le paralogisme de l’être et du devoir-être, qui consiste à rabattre ce qui devrait être, ce qui devrait et pourrait advenir, sur la réalité constatable de ce qui est déjà, et dont la formule pourrait être « si cela est ainsi, cela est juste et bon, donc cela doit perdurer ». Il s’agit évidemment d’une attitude quiétiste, attentiste[34] et conservatrice. Certains passages de Passer à l’avenir trahissent une telle inclination profonde. L’insistance sur ce socle de conservatisme n’est évidemment pas brandie ici, à charge, comme pièce à conviction, mais plutôt comme une composante de sens qui peut rendre raison de ses orientations primordiales, et les éclairer. Cela dit, non seulement une telle option fondamentale ne « tient pas toute seule » et devra bien entendu être légitimée, mais il se pourrait qu’elle handicape cette démarche.

Avant de conclure, il reste à formuler une dernière remarque sur la fragilité de l’incursion, historiographiquement motivée, de Létourneau en théorie politique. Celui-ci entend ne pas grever son historiographie d’une « question piégée et surdéterminée ». Il entend symétriquement ne pas obstruer le futur (qu’une nouvelle génération plus libre et plus confiante de jeunes Québécois doit pouvoir élire et construire dans les meilleures conditions possibles), et ne veut pas, en statuant trop fermement sur ces questions, insinuer d’intervention précise dans les débats qui agitent les Québécois sur les allégeances politico-identitaires premières ou ultimes. En ce sens, il affiche une certaine neutralité vis-à-vis des options que choisiront éventuellement les Québécois[35].

Il juge que les tentatives – séparatiste et canadienniste – de désambivalencer les Québécois sont un facteur d’aliénation pour une collectivité qui se serait toujours accommodée d’ancrages croisés et qui les envisagerait encore aujourd’hui avec la plus grande sérénité, mais soutient qu’il entend s’en tenir à ce type de considérations soi-disant formelles ou en tous cas assez générales, sans statuer ou s’avancer sur des questions plus substantielles. Son historiographie, de par sa stricte problématique, l’installe pourtant explicitement et de plain-pied dans des considérations sur le présent et le futur qui l’obligent à rompre avec la neutralité par ailleurs affichée. En ce sens, on dira qu’il affronte les questions éthico-politiques « de biais », qu’il n’assume et ne domine pas totalement sa propre « intervention » éthico-politique[36].

Se rappelant l’une des ambitions de Létourneau, désamorcer la tentative de « désambivalencer », on doit se demander dans quelle mesure son historiographie peut être à cet égard mobilisée comme argumentaire : les notions d’ambiguïté et d’ambivalence sont tellement fondatrices pour cette démarche, y fonctionnant comme postulats, que, si Létourneau entend employer son « histoire » comme éclairage neutre et objectif sur la question de la fécondité de l’ambiguïté, on frôle ici une vaste pétition de principe.

Savoir apprécier le fait que « le lieu d’être historique des Québécois est précisément l’ambivalence, et que cette ambivalence est la caractéristique principale et originale de leurs parcours » (p. 140), ne saurait compromettre la possibilité et le droit de se demander si ce qui a souvent et longtemps été le cas doit continuer d’être le cas. Les ambiguïtés de Létourneau font en sorte que cette simple remarque est plus qu’un truisme. Le droit d’inventaire est une possibilité chère à Létourneau mais son conservatisme la compromet. Une fois reconnu que l’ambivalence pourrait être l’un des « lieux d’être » des Québécois, on ne voit pas que cette réalité doive être définitivement entérinée ou célébrée, même s’il reste impératif de la comprendre et de l’interpréter, d’abord, avec toute la générosité et l’inventivité herméneutiques possibles. L’articulation létournienne entre les différentes exigences régissant l’interprétation historique doit être considérée comme facultative : une différente conception de ce qui s’avère fécond pour le futur et les héritiers pourra motiver et inspirer une articulation alternative, ainsi qu’une lecture et une appréciation divergentes du phénomène de l’ambiguïté et, de ce fait, une problématique historiographique sensiblement dissemblable. De plus, l’option consistant à ne recommander, pour le présent et le futur, que l’ambiguïté ne semble pas pouvoir revêtir de signification précise et monnayable[37].

L’une des paradoxales grandeurs de ce livre dense et original réside peut-être dans l’instructif échec d’une tentative très sophistiquée d’immuniser l’ambiguïté et l’ambivalence des Québécois. Sa redescription thérapeutique est ambitieuse mais son originalité – ses tendances apologétiques – est peut-être à la fois son talon d’Achille. L’ambiguïté de l’ambiguïté signale que nous ne puisons pas ici dans la « plus haute force du présent »[38].