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Dans l’avant-propos de son essai (p. 23-24), Diane Lamonde se désole du « traitement chape de plomb » qu’ont administré à son premier livre (Le Maquignon et son joual, Montréal, Liber, 1998) ceux qu’elle avait critiqués, c’est-à-dire « les aménagistes ». Deux ans après la sortie du second (dont il est question ici), on peut se demander pourquoi le scénario vient de se répéter : silence presque total des linguistes concernés par les attaques de Lamonde (et ils sont nombreux !), comme si l’intervention de cette dernière était sans objet. Et pourtant, on doit reconnaître qu’en dépit du ton criard de son discours polémique, l’auteure, qui est une spécialiste de la révision linguistique, soulève de bonnes questions et exprime des points de vue qui rejoignent les préoccupations d’autres observateurs de la situation linguistique québécoise.

Les soixante premières pages du livre sont consacrées à une dénonciation virulente du projet de dictionnaire général dirigé par Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière à l’Université de Sherbrooke, que le gouvernement du Québec a accepté de financer. Lamonde cherche à établir la preuve que ce projet a été indûment favorisé par la Commission Larose qu’elle qualifie de « désolante affaire ». D’après elle, les dés étaient pipés d’avance puisque la Commission avait été noyautée par des linguistes favorables à l’entreprise sherbrookoise ou même personnellement engagés dans sa réalisation (« ces linguistes étaient juges et partie sur la question », p. 11). Sa critique du travail de la Commission recoupe sur divers points celle que nous avons nous-même publiée (« Vers un standard linguistique in vitro », Québec français, hiver 2001-2002, p. 28), notamment à propos de la notion de « français québécois standard ». Lamonde s’étonne avec raison qu’aucun éditorialiste ne se soit intéressé aux recommandations du Rapport Larose qui ont trait précisément à cette question (p. 13). Mais ce réquisitoire contre le projet de dictionnaire de Sherbrooke, qu’on croyait devoir s’étoffer dans les chapitres suivants, sera progressivement remplacé par une accumulation de critiques linguistiques ponctuelles qui finiront par lasser le lecteur, au point de le décourager de poursuivre la lecture. Ils sont certainement rares ceux qui se sont rendus jusqu’aux annexes qui servent de déversoir pour les corrigés n’ayant pas trouvé place dans le texte principal. À partir du chapitre trois, la correctrice prend toute la place, reléguant dans l’ombre l’essayiste dont on oublie l’existence.

Quel parcours a donc suivi l’auteure pour en arriver à ce résultat ? Pour appuyer sa dénonciation du projet lexicographique de Sherbrooke, Lamonde s’est employée à démontrer l’incompétence des aménagistes qui en sont les maîtres d’oeuvre. Dans un exercice de correction de sa spécialité, elle a rassemblé une collection impressionnante de fautes et de maladresses qu’elle a aperçues dans leurs écrits ou dans des textes produits par les organismes linguistiques, qu’elle considère être dans la mouvance aménagiste. Elle s’en donne à coeur joie dans sa dissection du Rapport Larose lui-même (p. 201-206), dont elle se plaît à mentionner qu’il « a fait l’objet d’une révision linguistique », en soulignant l’incongruité de formulations du type : le piétinement devant lequel se trouvait la question linguistique. Sur sa lancée, elle dévie de sa course et entreprend de faire la leçon aux auteurs de manuels correctifs, elle flagelle des journalistes dont la plume est pourtant bien cotée (comme Lysiane Gagnon et Lise Bissonnette), elle s’attaque à des spécialistes reconnus comme Chantal Bouchard dont le livre, La langue et le nombril, a été bien reçu chez les spécialistes. Tirant sur tout ce qui bouge, la correctrice en oublie presque ses premières victimes. Non seulement a-t-elle changé de cible, mais elle a même changé de thèse, sans trop s’en rendre compte. Il ne s’agit plus de dénoncer un projet de dictionnaire, mais bien toute une société qui, à travers son élite, fait preuve d’une ignorance crasse de la langue française. Celui qui chercherait le moindre réconfort dans la prose de Lamonde sera déçu. La conclusion se termine sur un jugement sans appel : la situation est irrémédiable (lire, à cet égard, le dernier paragraphe de la conclusion, p. 248).

Lamonde jette un discrédit total sur les ouvrages de référence les plus consultés (Le français au bureau, le Multidictionnaire de la langue française). Nous lui donnons raison de ne pas considérer ces ouvrages comme des « bibles », comme on le fait trop souvent à tort : ce sont des manuels valables, mais perfectibles, qui apprennent à corriger des fautes mais qui n’enseignent pas à écrire. Il était possible d’en faire voir les limites sans en ridiculiser les auteures. On aurait bien aimé d’ailleurs que Lamonde traite elle-même directement de la question des québécismes, dans une partie étoffée, en somme qu’elle pose, de façon articulée, la question de la différence linguistique des Québécois au sein de la francophonie et propose une orientation envisageable. Lamonde s’oppose farouchement à la négligence dans l’écriture, à l’à-peu-près des formulations, et elle exige plus de rigueur de la part de ceux qui ont mission d’instruire les autres : sur ce plan, on ne peut certes pas lui donner tort. Mais quel projet de société peut-on fonder sur une telle dénonciation tous azimuts ? Quelle est la doctrine de l’auteure au juste concernant le français québécois ? Sa critique se perd trop souvent dans l’examen d’erreurs passagères ou de bévues, l’auteure distribuant allègrement les sic dans les extraits qu’elle cite de ses têtes de Turc sans qu’on puisse toujours bien voir la raison de ses coups de griffe.

Le livre de Lamonde souffre de la confusion des genres. Si la correction linguistique d’un texte consiste dans un exercice d’échenillage qui oblige à tout scruter dans le détail, l’essai par contre requiert une certaine hauteur de vues. Et, dans un bon essai, on ne s’abaisse pas à des attaques personnelles inutiles. En l’occurrence, le procédé nuit considérablement à la crédibilité du propos. En vue du consensus sur la norme qu’on cherche à dégager au Québec, il faut, bien sûr, que la critique puisse s’exercer librement, sans complaisance, mais avec civilité tout de même. Concernant l’aide financière qui a été accordée à l’équipe de Sherbrooke, l’auteure a le droit de poser des questions et de porter un jugement négatif sur les modalités d’attribution. Ceci étant dit, on peut estimer que le gouvernement du Québec, en finançant le dictionnaire en chantier, favorise la progression de la réflexion commune. On jugera l’arbre à ses fruits.

À notre avis, on devrait encourager Diane Lamonde à réunir dans un manuel les observations qu’elle collige depuis des années. Son essai montre qu’elle a une bonne connaissance des subtilités du français. Son apport pourrait éclairer ceux qui cherchent à améliorer leur compétence dans l’écriture et ceux qui ont pour fonction d’enseigner la maîtrise du français. Un tel ouvrage lui fournirait l’occasion de mettre au net sa conception de la langue et de faire connaître les principes qui lui paraissent s’imposer dans le choix des québécismes. On comprend, à la lecture de son livre, qu’elle préconise l’alignement sur la norme classique, mais divers passages donnent à entendre qu’elle ne fait pas table rase de tous les québécismes. Les manuels québécois sont encore loin de répondre parfaitement aux questions qui se posent à ce sujet et il est à souhaiter que s’expriment d’autres points de vue pour que soit bien cernée la problématique du français québécois soutenu. La norme de ce français doit tenir compte de nos usages, mais cela ne signifie pas qu’elle doive s’opposer à celle des autres francophones. Et surtout, on ne peut pas faire l’impasse sur le sentiment des Néo-Québécois francophones qui privilégient le plus souvent la norme de France.

À la suite de la publication du Maquignon et son joual, Lise Harou, de l’Office de la langue française, se désolait « qu’un travail aussi assidu […] n’ait pas été exploité à des fins plus constructives » (Terminogramme, n86, 1998, p. 23). Il « devient difficile, ajoutait-elle, de discerner l’intérêt collectif dans cette dénonciation en règle, trop vaste pour être crédible ». Ce jugement doit malheureusement être repris, mutatis mutandis, dans le cas du second livre. Est-ce la raison principale des rares réactions au livre de Lamonde dans le milieu des linguistes ? Nous pensons que oui, car on peut toujours s’estimer justifié de ne pas répliquer à une critique jugée malveillante. Mais il y a sans doute aussi l’effet « tabou » qu’évoque l’auteure elle-même (p. 66). Il était délicat, en effet, de faire passer pour incompétents aussi bien les dirigeants de la politique linguistique que les linguistes et les auteurs des manuels de correction les plus réputés au Québec. L’exercice requérait un talent d’équilibriste hors du commun. L’auteure devrait se remettre à l’entraînement pour offrir un numéro mieux rodé dans son prochain livre.