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Quand on m’a sollicité pour participer à cette table ronde consacrée aux « revues de sciences humaines et sociales de langue française », j’ai tout d’abord hésité tant l’intitulé même de cette activité me semblait en quelque sorte étranger à la réalité de ce qu’il est convenu d’appeler les revues d’idées. Puis, la lecture du texte de la conférence de Mme Andrée Fortin aidant, l’idée a fait son chemin que, en dépit de cette différence, il y avait bien des rapprochements à faire entre les revues de sciences humaines et sociales, qui émanent pour la plupart du monde universitaire, et les revues d’idées, entre autres parce qu’elles avaient suivi, durant l’histoire contemporaine du Québec, des courbes destinales sinon identiques, du moins parallèles. Je remercie donc la revue Recherches sociographiques de son invitation, qui m’a permis de mettre au clair dans le texte qui suit certaines réflexions à propos des revues d’idées, qui, sans cela, en seraient demeurées au stade de l’intuition.

Il ne s’agit toutefois pas de proposer une étude sur ce genre de revues en tant que tel ni même de dresser un panorama un tant soit peu exhaustif de ces revues au Québec, où elles jouèrent un grand rôle au plan politique et culturel. Dans ce texte, je me cantonnerai donc à quelques observations suscitées par la conférence prononcée par Mme Andrée Fortin, qui faisait notamment l’historique des revues savantes québécoises et traçait les grandes lignes d’une synthèse sur la fonction particulière qui est la leur au sein de la communauté scientifique québécoise. J’ajouterai que ces observations sont personnelles, et qu’en outre le monde des revues d’idées y est perçu, si je puis dire, par le petit bout de la lorgnette, à partir de mon expérience en tant que membre du comité de rédaction et rédacteur en chef de la revue Argument.

La première observation est que les revues d’idées constituent, dans notre univers intellectuel et médiatique, un objet médiatique plutôt singulier, qui se distingue tout autant des revues scientifiques que des magazines d’information ou des journaux, et même de ces publications périodiques plus modernes que sont les blogues, qui flirtent eux aussi, à l’occasion, avec les débats intellectuels ou avec la forme de l’essai. Commençons par les distinguer des revues de sciences humaines et sociales.

Revues d’idées et revues scientifiques

Les revues d’idées se différencient des revues scientifiques avant tout par un déficit, au moins initial, de légitimité. Comme Andrée Fortin l’a rappelé, les revues scientifiques émanent dans leur très grande majorité de l’institution universitaire : souvent elles apparaissent comme la « voix » des départements universitaires et donc des spécialistes qui y oeuvrent, à qui elles permettent de diffuser les résultats de leurs recherches. Du fait qu’elles s’inscrivent dans un tel cadre institutionnel, elles obtiennent d’emblée une grande légitimité scientifique et professionnelle, ainsi qu’un champ d’expertise assez clairement balisé.

Le cas des revues d’idées est bien différent. D’abord, elles naissent et se développent en dehors de l’institution universitaire et, plus généralement, de tout cadre institutionnel, ou pour mieux dire, sur leurs marges. Cette marginalité au moins relative fait en sorte qu’elles n’ont pas au départ la même légitimité institutionnelle que les revues scientifiques. D’autant plus qu’elles ne peuvent pas non plus, pour la même raison, se réclamer de la science et de la recherche[1].

Cette marginalité relative entraîne une autre différence majeure entre revues savantes et revues d’idées : ces dernières ne sont pas animées par des équipes homogènes de spécialistes d’un même domaine scientifique – et ce même si les universitaires y occupent la plupart du temps une place centrale, autant comme initiateurs qu’en tant qu’auteurs. Les équipes qui président à leur création (puis celles qui prennent la suite et continuent à les animer) sont en effet le plus souvent hybrides, réunissant à la fois des professeurs d’université, des enseignants du niveau collégial, des écrivains, des journalistes. Cette hybridité est constitutive, au Québec, du phénomène de la revue d’idées. À titre d’exemple, parmi les jeunes québécois qui présidèrent à la création de la revue Liberté[2], on comptait surtout des écrivains ou des poètes, qui souvent gravitaient professionnellement autour de Radio Canada ou de l’Office national du film, mais aussi un fonctionnaire fédéral, un journaliste, un graphiste. (Les universitaires étaient alors sur la touche pour cause de conservatisme ; mais deux des fondateurs de Liberté – André Belleau et Michel Van Schendel – poursuivront plus tard, en tant que professeurs de littérature, de brillantes carrières à l’université.) On observerait la même hybridité parmi les fondateurs d’une autre revue célèbre des années 1960 : Parti pris, où se côtoyaient des poètes (Paul Chamberland et André Major) et de (futurs) universitaires (André Brochu et Jean-Marc Piotte). Quelque quarante ans plus tard, l’équipe des fondateurs de la revue Argument comptera pour sa part deux professeurs d’université (Daniel Tanguay et Francis Dupuis-Déri), deux professeurs de cégep (Daniel Jacques et Stéphane Kelly) et un journaliste (Antoine Robitaille). Le même constat pourrait être fait pour d’autres revues d’idées contemporaines telles que L’Inconvénient ou À Bâbord.

Le rôle des intellectuels

Malgré cette hybridité, les universitaires, professeurs, écrivains ou journalistes, tous ces gens qui créent et écrivent dans les revues en question, ont en commun d’être ce qu’il est convenu d’appeler des « intellectuels », terme qui a toujours été un peu flou et dont je reprendrai ici la définition qu’en donne Andrée Fortin : un « intellectuel » est quelqu’un qui s’auto-attribue au moins implicitement le rôle de « porteur d’une parole qui peut changer le monde » ou, du moins, revendique l’insigne privilège de jouer un rôle dans la compréhension partagée du monde.

Mais cette « parole » des intellectuels, et des revues qui lui servent de chambre d’écho, est lancée – du moins au départ – dans le vide. Un vide d’autant plus abyssal que les revues d’idées sont pour la plupart généralistes, ce qui signifie qu’elles ambitionnent de traiter de tous les sujets. Le sous-titre de la revue Argument énumère trois champs d’investigation et de réflexion qui, pris individuellement, sont déjà très vastes : Politique, société et histoire. Autre exemple : « La revue Liberté se préoccupe de littérature, de théâtre, de cinéma, de philosophie, bref de tout ce qui relève de la réflexion et de la beauté, ce qui n’est en rien contradictoire avec le désir de s’arrimer au politique dans son sens le plus large » (site internet de la revue Liberté). La revue plus récente Nouveau Projet – une des dernières nées dans l’espace québécois, qui tient le milieu entre la revue d’idées et le magazine « branché » – affiche sur son site la « raison d’être » suivante : « permettre de mieux comprendre les enjeux de notre époque et de mener une vie plus équilibrée, satisfaisante et signifiante ». Ce qui ne manque pas non plus d’ambition!

En écho à ces ambitions, qui peuvent paraître exorbitantes, les créateurs de revues font le pari qu’il existe une spécificité de la parole intellectuelle qui n’est ni un discours de spécialistes prenant appui sur la science, ni un discours militant tirant sa légitimité d’une ligne politique, mais une parole définie comme une opinion informée, éclairée (ou rationnelle) et réfléchie, qui se déploie dans un entre-deux où l’intelligence est directement en prise avec le réel (c’est-à-dire en l’absence du prisme d’une méthodologie et d’une objectivité scientifiques qui la valideraient), avec tout ce que cela implique, bien entendu, d’hypothèses, d’incertitudes et de perplexité… et aussi, peut-être, de foi en la raison. C’est en effet la conviction qu’une telle parole intellectuelle existe, et qu’elle est utile, qui unit les équipes éditoriales des différentes revues d’idées. Elles font, autrement dit, le pari que l’intellectuel a encore un rôle à jouer dans la cité, rôle qui est différent de celui des spécialistes et des scientifiques, comme il est différent de celui des politiques et des journalistes.

Une seconde conviction anime ces intellectuels : ils considèrent que la parole intellectuelle est diverse et que les médias de masse, par conformisme et en tant que « machines » à bâtir des consensus sur des oppositions souvent manichéennes, se montrent, tout comme les revues universitaires dont l’approche scientifique exclut d’emblée les propos polémiques ou les hypothèses aventureuses, inaptes à rendre compte de cette diversité des réflexions et à en représenter toutes les nuances. La taille, souvent modeste, d’une revue d’idées (taille qui se mesure autant à des budgets de fonctionnement la plupart du temps étiques qu’au petit nombre de personnes nécessaires pour la faire fonctionner) permet donc à des groupes d’intellectuels plus ou moins marginaux, ou qui ne se reconnaissent pas dans les revues existantes, de créer une nouvelle revue et de tenter ainsi de se faire entendre[3].

Ces groupes créateurs, s’ils sont professionnellement diversifiés, constituent ce qu’on pourrait nommer des groupes affinitaires, groupes informels de personnes partageant des affinités dans le domaine de la pensée et qui ont l’ambition, voire la prétention, d’exprimer, moins des idées ou un programme (puisqu’une revue fait presque nécessairement appel à une pluralité d’auteurs aux points de vue divers), qu’une « sensibilité » intellectuelle nouvelle qui trouverait alors à s’exprimer dans le nouveau cadre ainsi créé.

Cette revendication de nouveauté ou d’originalité s’inscrit souvent en outre – que ce soit explicitement ou implicitement – dans un cadre générationnel.

Une question de génération

La synthèse historique que propose Andrée Fortin à propos des revues d’idées québécoises suggère très fortement l’existence d’un tel cadre générationnel, puisqu’elle répartit ces revues, de 1960 à aujourd’hui, à partir de leur rapport au monde, en trois périodes s’étalant chacune sur deux décennies, soit une génération : « 1960 – Dire le monde pour le changer » ; « 1980 – Dire le monde qui change ; « 2000 – Changer la façon de dire le monde ».

Dans le cas de la revue Argument, qui fut fondée à l’orée des années 2000, cet aspect générationnel est d’autant plus évident qu’il était explicitement revendiqué dans l’éditorial de lancement évoquant une « sensibilité nouvelle qui prend forme aujourd’hui » ainsi que l’existence d’un « malentendu entre les générations ». Ce même texte programmatique confirme par ailleurs le découpage chronologique qu’établit Mme Fortin en définissant les revues des années 2000 (Argument fut fondée en 1998) par le fait qu’« il n’y a plus de monde à dire », et que celles-ci mettent davantage l’accent désormais « sur la mise en place d’un pluralisme sans contenu », lieu d’une « parole [politique] à réinventer ». Une telle définition correspond très bien à ce qu’écrivaient les fondateurs d’Argument dans le texte déjà cité :

Il ne s’agit plus tant de chercher à reconstruire la société à la mesure d’un idéal que de s’adonner à l’écoute de sa diversité inhérente afin d’en saisir le caractère éminemment problématique.

Ils ajoutaient un peu plus loin :

[L]a disparition de l’esprit de révolution et de liberté qui a caractérisé les générations précédentes a laissé place à une conscience perplexe, mais néanmoins enrichie, de la mouvance imprévisible et de la complexité propres au tissu social humain. C’est pourquoi cette revue, à la différence de plusieurs autres qui l’ont précédée, ne saurait s’ouvrir par un manifeste, puisque notre projet n’est plus de construire le réel, mais de laisser voir la part de réalités humaines laissée dans l’ombre par tous ces espoirs apparemment révolus. […] C’est pourquoi nous voulons éviter, autant que faire se peut, qu’Argument devienne la plate-forme d’un discours homogène produit et consommé par les convaincus.

Le but était avant tout à l’époque (et l’est demeuré depuis) de faire de cette nouvelle revue un lieu de débats, de confrontation des idées, puisque les fondateurs partaient également du constat qu’il n’y avait plus alors « au Québec de forum de discussion qui permette un échange véritable sur le sens des événements », et qu’« ici trop de livres » n’étaient « pas discutés, [et] trop de richesses intellectuelles accumulées pour ce qu’il en résult[ait] de débat public ».

On verra plus loin qu’un tel projet, apparemment consensuel, ne relève pas de l’évidence dans l’univers intellectuel qui est le nôtre – pas plus hier, en 1998, qu’aujourd’hui –, comme si les oppositions politiques ou philosophiques binaires et le manichéisme qui les caractérise bien souvent avaient la vie dure – sans doute parce qu’elles sont rassurantes –, et comme si le seul fait de revendiquer une certaine perplexité face à « la complexité propre au tissu social humain » suffisait à vous faire exclure d’emblée du camp des « convaincus » qui, parce qu’ils veulent « construire », ou d’ailleurs déconstruire, « le réel », ne perçoivent autrui que comme un renfort ou un vulgaire obstacle sur le chemin sans épines de cet « avenir radieux » vers lequel ils prétendent conduire l’humanité, autrement dit comme un allié ou comme un ennemi. J’y reviendrai.

En attendant, on peut conclure à propos de l’aspect générationnel des revues d’idées qu’il pose aussi la question du passage de témoin quand vient le temps de renouveler les équipes rédactionnelles et donc celle, cruciale, de la pérennité des revues. Trop identifiées à une génération, à une idéologie ou à un courant de pensée, ou incapables de se renouveler, bien des revues ne parviennent justement pas à subsister au-delà d’une génération, et même parfois moins : que l’on pense à la revue Parti pris, qui ne dura que cinq ans (1963-1968), ou à la revue contre-culturelle Mainmise (1970-1978), qui fut publiée durant moins d’une décennie.

Quand elles parviennent au contraire à subsister au-delà de la génération de leurs créateurs, comme par exemple la revue Liberté (créée en 1958, elle a dépassé le demi-siècle) ou la revue L’Action nationale (fondée il y a tout juste un siècle, en 1917, ce qui en fait la plus ancienne des revues d’idées québécoises), le renouvellement des équipes accompagne une évolution inéluctable de la ligne éditoriale d’origine qui doit néanmoins se conjuguer avec le respect de l’esprit initial, ce qui représente un défi, voire un écueil sur lequel se sont fracassés nombre de périodiques intellectuels. Si cette question de la pérennité des revues d’idées me semble d’une telle importance, c’est sans doute parce qu’Argument atteindra sous peu sa vingtième année d’existence, soit le cap d’une génération, et que, s’il ne subsiste plus dans l’équipe éditoriale actuelle de membres fondateurs, il demeure important pour son comité de conserver l’« esprit » fait de lucidité et d’intelligence de la revue, cette « conscience perplexe ».

Mais cette ambition – d’être porte-parole d’une génération ou de préserver un certain « esprit » – ne peut être maintenue que si les lecteurs sont en nombre suffisant pour assurer la survie financière de la revue. Pour paraphraser un peu ironiquement Renan, on pourrait dire qu’une revue d’idées est un « plébiscite de tous les jours » ; aussi performante soit-elle sur le plan intellectuel, elle se voit obligée de cesser sa publication dès lors que les lecteurs lui font défaut.

Construire un lectorat

C’est sans doute là un troisième point qui distingue nettement les revues d’idées des revues scientifiques. Du fait de leur spécialisation et de leur institutionnalisation, les revues scientifiques ont en effet un lectorat assez bien cerné dès le départ : collègues, enseignants et étudiants en composent l’essentiel et ont en quelque sorte, de par leur statut, le devoir professionnel de prendre connaissance des articles spécialisés qui y paraissent, ou du moins de certains d’entre eux. (Ce qui n’exclut pas, bien entendu, la possibilité de recruter des lecteurs intéressés dans d’autres milieux.) Les revues d’idées ne peuvent subsister que si elles arrivent à réunir un lectorat minimal dont la composition est hybride comme celle de leurs créateurs et auteurs, en ce sens qu’elles s’adressent à des lecteurs en quelque sorte généralistes, intéressés par une pluralité de sujets et animés d’une curiosité intellectuelle. Dans le cas de revues telles qu’Argument qui ne se vouent pas à « un discours homogène […] consommé par [d]es convaincus », le lectorat doit en outre aimer être confronté à des idées qu’il ne partage pas forcément. Or, dans le contexte québécois, ces lecteurs généralistes et ouverts d’esprit sont forcément peu nombreux. C’est un vrai défi de conserver un tel lectorat, surtout en des temps où la culture générale et les débats d’idées, ainsi que la réflexion authentique autour d’enjeux politiques ou sociaux ne sont guère valorisés socialement et où on leur préfère trop souvent des échanges médiatiques – sur supports traditionnels ou numériques – impromptus autant qu’en grande partie irréfléchis.

Du papier au numérique

Cette allusion aux réseaux sociaux me permet d’aborder la question du passage au format numérique dont traite Mme Fortin. Pour des raisons évidentes de coûts, mais aussi afin de partir en quête d’un nouveau lectorat qui s’en tient de plus en plus à des plates-formes informatiques et lit par conséquent de moins en moins sur papier, la question d’une transition ou d’une migration du support papier traditionnel vers le support numérique se pose pour plus ou moins toutes les revues, d’idées comme scientifiques.

À Argument, nous nous sommes posé cette question il y a quelques années, et y avons répondu par la négative, tout en développant cependant un site web où sont publiés de plus en plus d’articles, où on trouve les archives de la revue, etc.

Face à ce nouveau défi à la fois culturel et technologique, la position des revues d’idées n’est pas non plus la même, je crois, que celle des revues scientifiques. En effet, les conséquences d’une telle transition vers le numérique sont sans doute moins graves pour les revues de type scientifique qui publient pour l’essentiel des articles de référence, des résultats de recherches, etc., qui demeureront de toute façon essentiels pour leurs lecteurs (étudiants, chercheurs et professeurs) puisque leur lecture fait en quelque sorte partie de ce qu’on a appelé plus haut leur devoir professionnel. Cette migration vers le numérique est en revanche beaucoup plus problématique pour les essais que publient exclusivement les revues d’idées. Celles-ci se trouveront directement confrontées dans le cyberespace à la concurrence d’une infinité de plates-formes alternatives consacrées à l’expression d’idées (les sites personnels, les blogues, les forums, etc.), parmi lesquelles il devient non seulement difficile de faire entendre sa différence, mais où les revues courent aussi le risque de se voir réduites au statut peu enviable de n’être qu’une « voix » parmi une multitude d’autres, individuelles ou collectives. Un blogue collectif et un peu plus ancien et prestigieux que les autres!

De plus, cette transition vers le numérique ne représente pas seulement la substitution neutre d’un médium à un autre. Comme on le sait depuis Marshall McLuhan, le médium est aussi le message. Le support numérique entraîne une transformation assez radicale de l’acte de lire. Sur le web se pratique en effet pour l’essentiel une lecture hâtive qui apparaît bien peu propice à l’appréhension d’idées complexes, d’argumentations précises, de thèses réfléchies (Carr, 2011, notamment les chapitres 1, 6 et 7). Sans compter que ce nouveau support qui sursollicite l’attention du lecteur implique également une réduction drastique de la taille des textes[4]. Or, il va de soi que, si la prolixité n’est en rien un gage de qualité de la réflexion, on ne peut non plus approfondir de la même manière une pensée dans des textes de 1000, de 2000 ou de 4000 mots.

Là encore, cet écueil lié à la longueur des articles et au mode de lecture n’en est pas un pour les revues scientifiques, dans la mesure où leurs lecteurs prendront connaissance des textes de façon bien plus attentive que le lecteur lambda surfant dans le cyberespace (tout comme, fréquemment, ces lecteurs universitaires ne se contenteront pas de la version électronique de ces textes et les imprimeront). Par contre, les essais publiés dans les revues d’idées, mises en scène d’une parole à la fois personnelle et réfléchie, en même temps que prises de position clairement publiques, cohérentes, argumentées, n’ont pas de tels moyens de défense pour échapper au règne généralisé de l’opinion tel qu’il se manifeste sur Internet. L’un des messages fondamentaux de ce réseau des réseaux, comme d’ailleurs des réseaux dits sociaux, n’est-il pas en effet que toutes les opinions se valent, axiome en apparence démocratique que ces nouveaux outils de communication illustrent en plaçant sur le même plan et pour ainsi dire en concurrence la multitude de propos en tout genre qu’ils contribuent à diffuser à tout vent ?

Or, cette démocratisation apparente des communications n’est pas, ainsi que les géants du web voudraient nous le faire croire, une véritable conquête démocratique ; elle ouvre plutôt sur le règne sans partage de l’opinion dans ce qu’elle a de plus critiquable, c’est-à-dire celui des idées toutes faites, des clichés, des préjugés, des propos impulsifs, de la post-vérité ; bref, d’une pensée réflexe bien plus que d’une pensée réfléchie (quand ce n’est pas de l’agressivité qui se manifeste à travers les caricatures, les insultes, voire le lynchage symbolique). Ce nouveau médium nous fait assister à une privatisation abusive de la parole publique, celle-ci subissant l’envahissement de formes de prises de parole familières, spontanées, parfois brutales, autrefois réservées à la sphère privée et aux « conversations de comptoir ». La démocratie, le débat d’idées, la vérité n’ont pas grand-chose à y gagner. Et c’est pourquoi je crois très sincèrement qu’une transition vers le numérique qui entretiendrait une telle confusion n’est pas la solution aux problèmes de diffusion et de lectorat que connaissent aujourd’hui les revues d’idées et que celles-ci ont encore à jouer dans la vie culturelle et intellectuelle d’une nation un rôle particulier qui n’est pas celui des blogues et autres plates-formes présentes sur Internet.

Pour une pensée complexe et décomplexée

Le rôle particulier des revues d’idées est lié au rôle spécifique des intellectuels et de la parole intellectuelle dans la cité, rôle qui n’est ni celui du spécialiste s’appuyant sur la science, ni celui du citoyen exprimant son opinion personnelle. Ce que j’appelle la parole intellectuelle est un discours réfléchi, argumenté, rationnel, critique, informé, qui ne s’autorise que d’une faculté supposément universellement partagée : la raison, et d’une règle elle aussi supposée universelle : la prévalence du meilleur argument.

On peut ajouter pour finir que ce rôle est aujourd’hui mal reçu. Il choque évidemment l’égalitarisme qui est à la base de nos démocraties actuelles. Il s’oppose aussi frontalement à l’utopie des réseaux informatiques qui, théoriquement, permettent la prise de parole de tout un chacun, utopie qui légitime bien plutôt dans les faits le règne d’une opinion qui n’est plus vraiment « publique » mais se veut subjective, instinctive, sans médiation, et n’éprouve apparemment plus le besoin de se voir éduquée, informée, orientée par la discussion, remplaçant celle-ci par des vagues périodiques d’indignation dénonciatrice.

Le rôle social des intellectuels apparaît pourtant aujourd’hui d’autant plus essentiel que nous entrons dans une époque où les oppositions idéologiques ont à nouveau tendance à se radicaliser. Cette radicalisation s’observe évidemment dans le champ politique (le second tour des élections présidentielles françaises, après les élections américaines de l’année passée, en témoigne éloquemment), mais aussi dans le champ intellectuel, où on tolère de plus en plus difficilement des oppositions, des contradictions, qui sont pourtant saines dans le domaine des idées. À l’appui de cette remarque, on peut citer divers événements récents, notamment les débats virulents qui ont entouré en 2013-2014 le fameux projet de Charte des valeurs du Parti québécois, ou plus généralement le débat sur la laïcité de l’État. J’en veux également pour preuve le fait que la revue Argument, dont la formule consiste à inviter des intellectuels de divers horizons à contribuer à un débat sur lequel chacun amènera un éclairage différent, s’est vue récemment catégorisée comme étant au coeur d’une supposée nébuleuse conservatrice parce qu’elle donnait, entre autres, la parole à des auteurs représentatifs de ce courant néoconservateur contemporain (Dupuis-Déri et Éthier, 2016).

Face à ce simplisme dogmatique et manichéen, le rôle des revues d’idées est, répétons-le, essentiel, ne serait-ce que pour maintenir l’existence sociale d’une pensée complexe décomplexée, c’est-à-dire qui n’hésite pas à aller à l’encontre des idées reçues comme des préjugés de l’idéologie. Sur ce point, je cèderai une dernière fois la parole aux fondateurs d’Argument dont les propos éclairent avec brio ce dernier enjeu :

Dans un monde qui bien souvent privilégie l’émotion et méprise la raison, écrivaient-ils, nous persistons à croire que la réflexion est non seulement essentielle mais qu’elle est passionnante et qu’elle enrichit à la fois notre vie publique et notre vie privée. Argument se veut ce nouveau lieu où seront présentées et débattues les idées d’aujourd’hui. Il s’agit là, sans aucun doute, d’un pari incertain et toujours difficile à tenir, l’histoire des autres revues en fait foi, mais il appartient à chaque génération de le relever.