Corps de l’article

Cet ouvrage illustre une – pour ne pas dire la – fonction sociale de la discipline historique : non pas produire du passé une connaissance engagée ou utile, voire « rentable », mais plutôt – et plus humblement – corriger les représentations mémorielles et servir de chien de garde contre les usages et les instrumentalisations du passé. Les auteurs corrigent la méprise « largement répandue » (p. 13) portant sur la pensée de Papineau : intellectuels, historiens, politiciens et journalistes, fédéralistes comme souverainistes, de Lord Durham jusqu’à André Pratte, se sont trompés sur Papineau.

Le travail scientifique d’historien se décompose ici en deux opérations interreliées. La première consiste en une généalogie de l’erreur historique qui a été et est encore commise sur la personne de Papineau, une généalogie visant à établir l’épaisseur temporelle de cette erreur de même qu’à « dégager les raisons de sa consolidation au fil des années » (p. 14-15). À travers une rétrospective s’étendant du rapport Durham jusqu’aux ouvrages « historiques » d’A. Pratte en passant, entre autres, par des historiens canadiens-français et canadiens-anglais du 19e siècle et au milieu du 20e siècle – Lionel Groulx, Fernand Ouellet, John Saul et Jocelyn Létourneau –, les auteurs explorent les « différentes stratégies narratives » ayant consolidé « la distorsion historique » (p. 15). Cette distorsion fait du gouvernement responsable une des réclamations centrales – voire la réclamation centrale – de la lutte de Papineau et des patriotes au cours des années 1830, alors que c’est plutôt « l’électivité du conseil législatif » (p. 115), dans une perspective de gouvernance républicaine, qu’ils réclamaient. Alimentant un récit téléologique de continuité, de 1837 à 1848, la distorsion historique fait de l’obtention par les réformistes du gouvernement responsable au Canada-Uni l’aboutissement diplomatique et pacifique de ce que les Patriotes n’auraient pu accomplir par le soulèvement – comme si leurs combats pouvaient se résumer à cette obtention – ou minimise l’impact historique des Rébellions, qui n’auraient été qu’un simple accident dans le parcours « prudent, conciliant et réformiste » des Canadiens français/Québécois (thèse de Létourneau et Pratte). Selon les auteurs, « [c]roire que le gouvernement responsable est l’achèvement d’un processus d’abord violent, devenu pacifique et conciliant grâce à la bonne volonté d’hommes politiques […], c’est refuser de regarder en face les Rébellions et l’achoppement des idées républicaines » (p. 181). Maurice Séguin fut l’un des rares historiens à avoir su faire la différence entre la bataille de Papineau et celle des Réformistes. Enfin, la fabrication de cette erreur historique conduit aussi à la sous-estimation de l’importance des convictions républicaines – plus états-uniennes que françaises – et de la visée démocratique présentes dans la pensée politique de Papineau.

Les auteurs montrent aussi que l’erreur historique sur Papineau contamine l’espace public québécois et est clairement visible dans les manuels scolaires. Pour cette raison, ils nous invitent à « reconsidérer » la pensée de Papineau « comme l’expression sincère d’un appel à une aventure américaine » (p. 91-92) et non plus seulement à l’aune de l’échec des Rébellions ou du combat pour l’obtention du gouvernement responsable. Cette reconsidération est la deuxième opération du travail historien des auteurs visant à « corriger le tir » (p. 14) sur Papineau.

Pour ce faire, les auteurs s’arrêtent sur le parcours post-Rébellions de Papineau. Tour à tour sont examinées ses réflexions sur l’Union de 1840 (nourries de ses expériences des projets d’union de 1808 et 1822), sur le gouvernement responsable, sur ses anciens « alliés » patriotes devenus défenseurs du gouvernement responsable de type britannique et sur les Réformistes et enfin sur l’annexion du Canada aux États-Unis et sur la fédération continentale « colombienne », options que Papineau a toutes les deux envisagées à partir du tournant des années 1850, non sans être conscient de l’assimilation qui s’ensuivrait. L’analyse de Lamonde et Livernois montre la continuité de la pensée politique de Papineau et souligne « l’approfondissement et l’affirmation de son républicanisme démocratique » (p. 94). Le combat de Papineau contre le gouvernement responsable est déterminé par l’abolition antidémocratique de la souveraineté populaire et de la « représentation proportionnelle » (p. 114) par l’Acte d’Union de 1840. C’est d’ailleurs au nom de ses convictions républicaines et démocratiques que Papineau réclamera l’annexion du Canada aux États-Unis et la mise en place d’une fédération continentale.

C’est un nouveau Papineau qui émerge de l’analyse de Lamonde et Livernois, un Papineau qui, nourri de sa longue expérience du politique, « incarne une conscience historique et démocratique » (p. 180) révélant la continuité de ses idées républicaines, qui ne peut se résumer au combat pour l’obtention de la responsabilité ministérielle. En fait, selon les auteurs, cette conscience « devrait pouvoir […] dédramatiser la défaite ou l’échec [de 1837], dans la mesure où elle permet de voir les événements et les hommes dans une dynamique de longue fidélité à des principes républicains et démocratiques » (p. 181).

On peut féliciter les auteurs pour s’être abreuvés abondamment à la fontaine des sources primaires, respectant en cela l’exigence fondamentale et fondatrice de la discipline historique. On regrette cependant que l’ouvrage ne contienne presque aucune réflexion méthodologique, mis à part la mention d’avoir « un pied dans l’essai et l’autre dans l’histoire intellectuelle et politique » (p. 14). Le domaine de l’histoire intellectuelle a pourtant connu, tout comme celui de l’histoire politique, un profond renouvellement conceptuel et méthodologique depuis vingt ans, un renouvellement auquel Lamonde a lui-même contribué. Espérons que ce « coup de semonce » (p. 15), qui met en cause les représentations que l’historiographie et la mémoire se sont faites de « l’homme politique le plus important du 19e siècle bas-canadien » (p. 186) ne restera pas sans suite.