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Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage

Ou comme cestui-là qui conquit la toison,

Et puis est retourné, plein d’usage et raison,

Vivre entre ses parents le reste de son âge.

Joachim du Bellay

Il est ici question de l’identité d’une nation, d’une entité culturelle, d’un pays peut-être. Ces choses-là n’existent pas. Si vous avez vu quelque chose qui leur ressemblait, c’était une illusion, un leurre, un songe creux. Ouvrez vite les yeux et vous verrez bien que tout cela a disparu. Ce n’est pas parce qu’une chose est sensible, concrète, en acier inoxydable qu’elle est réelle. Les mirages sont bel et bien sensibles, et ne sont pourtant que mirages. Le divin Baudelaire l’a écrit : « Le bon sens nous dit que les choses de la terre n’existent que bien peu, et que la vraie réalité n’est que dans les rêves ».

Le Québec, alias la Nouvelle-France, alias le Canada, alias le Bas-Canada, alias le Canada français, alias la province de Québec. Finira-t-on un jour par le nommer ? Les Québécois, alias les Français, alias les Canayens, alias les Canadiens français, alias les Français canadiens, alias les Français québécois, alias les Québécois français. Finira-t-on un jour par les nommer ? La seule véritable réalité de ces êtres nous oblige à penser que ce sont là d’abord et avant tout des choses inventées, des produits de l’imagination, des mythes. « Le mythe, écrivait Paul Valéry, est une réalité dont le seul mode d’existence est la parole » (PetiteLettre sur les Mythes). En tant que mythe, la nation, les entités culturelles, le pays n’existent et ne subsistent donc que dans le sillage de la parole. Il suffit d’ailleurs de quelques mots, d’une formule incantatoire pour qu’ils naissent ou meurent. Il suffit qu’un groupe d’individus en rêvent et prononcent les bons mots pour que cela soit. Quand donc le Québec et les Québécois ont-ils commencé à exister ? Le Québec et les Québécois ont commencé à exister le jour où ils se sont ainsi nommés. Selon les chronologues les plus avertis, cela se serait produit aux alentours des « années-lumière » 1960-1970[1]. Avant cette décennie initiatrice, c’était l’incertitude quant aux géniteurs, au nom, à la langue, à l’existence même du Québec et des Québécois. Ces années qui marquent la naissance du Québec moderne, marquent ainsi la mort d’un Canada français qui n’a jamais existé. Il faudra revenir sur ce décès tardif.

Il faut en réalité deux paroles pour qu’adviennent un pays ou un peuple : la parole de Nous et la parole de l’Autre. La reconnaissance par l’Autre est une condition essentielle pour que la nation ou le pays existe. Il n’y a que les utopies qui sont en mesure de s’autoréaliser, de s’autojustifier, qui n’ont en rien besoin de l’Autre, mais ce sont précisément des utopies, des créatures qui n’existent pas, qui sont de « nulle part ». Dans tous les autres cas, l’existence d’un pays commande la convergence de deux imaginaires, de deux paroles, celle de Nous et celle de l’Autre. Jusqu’aux années 1960, seule la parole de l’Autre était audible. Le Nous était presque aphone, vivait de siècle en siècle dans un lourd mutisme. C’est l’Autre qui, au gré de ses illusions ou de ses dévotions, nommait le pays, le peuple, le passé et l’avenir de ce peuple : « [Les Canadiens français] ne seront plus que des scieurs de bois et des porteurs d’eau au service du plus fort » (George Warburton, 1846) ; « Leur destin fut de n’être qu’un épisode » (Stefan Zweig, 2000). C’est précisément à un petit exercice d’exploration dans l’imaginaire ou la parole de l’Autre que nous nous livrons ici. Quel rapport imaginaire, d’identité ou d’altérité, les voyageurs étrangers entretiennent-ils avec le Québec et les Québécois ? Les témoignages recueillis enjambent les 19e et 20e siècles. Qu’on me pardonne de commettre un impair en amalgamant dans le seul vocable de Québec tous les autres noms qui ont, selon les circonstances historique et géographique, une signification plus ou moins trompeuse.

Paysage identitaire

Commençons par ce qui crève les yeux. Je souhaite donner le coup d’envoi à ce texte, trop schématique, par quelques réflexions de nature purement géographique, faisant strictement appel au sens de la vue. La vue nous ouvre la porte d’un pays en nous révélant son visage, ses paysages. Il y a longtemps que certains établissent une filiation entre le visage et le paysage. Et le couplage n’est pas sans mérite. Si le visage dévoile l’âme d’un individu, le paysage en dit long sur l’âme du pays, sur le peuple qui l’habite. Quels sont donc les traits du paysage d’ici qui sont autant des révélateurs de l’âme du peuple, de son identité ?

Posons autrement la question : où sommes-nous ? L’affaire n’est pas futile. Mise à part la traversée de la frontière, que symbolisent les barrières à levier, les drapeaux, les douaniers et la fouille, par quoi les voyageurs étrangers découvrent-ils visuellement qu’ils sont dans un autre pays ? Par les mots ! Les mots enfantent les paysages comme les nuages enfantent la pluie, le soleil la lumière et la chaleur. La désignation des choses par des noms, qui rappellent leur origine, leur configuration particulière, leur usage, est la porte d’entrée des paysages : le langscape, comme disent les Anglo-Saxons, ouvre au landscape, le langage ouvre au paysage. Les mots, plus que tout autre motif, rythment et révèlent le paysage. Ce sont eux qui, en tout premier lieu, confèrent au Québec son caractère identitaire. Les mots écrits sur les enseignes à la devanture des boutiques, sur les panneaux-réclames, sur les plaques de rues, sur les panonceaux à l’entrée des villages sur lesquels rayonnent les noms de tous les saints du Ciel. C’est cela avant toute autre chose qui modèle et sculpte le paysage québécois aux yeux des étrangers. En certains cas ou en certains lieux, on se félicite des résultats, en d’autres on les déplore.

Quelques généralités abusives : les voyageurs étrangers d’expression française seraient plus sensibles au langscape tandis que ceux d’expression anglaise se laisseraient davantage appâter par le landscape ; quelques rares visiteurs d’expression française seraient des admirateurs béats du langscape mais la plupart en seraient des contempteurs acerbes ; la persistance à travers le temps du langscape comme du landscape serait égale à l’opiniâtreté des idées fixes et à la dureté des cailloux.

Quand, dans un univers relativement homogène comme celui du Québec, des signes linguistiques distincts foisonnent sur les affiches dans telle ou telle composante de cet univers, il advient que le voyageur étranger se sente quelque peu désarçonné, allant même jusqu’à se croire égaré dans un univers autre que celui où il croyait être. De nos jours, il peut être difficile pour un étranger de reconnaître qu’il est bel et bien à Montréal, « la deuxième ville française du monde », en flânochant dans quelques rues de l’ouest de la ville. On pourrait en dire autant de certaines autres villes ou régions du Québec pouvant être aisément confondues avec des terreaux de l’Angleterre, de la Nouvelle-Angleterre, ou d’autres entités canadiennes. Ce phénomène de repérage raté n’est pas nouveau. Dans les années 1930, s’amène au Québec l’écrivain américain H.P. Lovecraft. Pour ce maître du fantastique, le paysage toponymique du sud de la Province éveille en son esprit une authentique Nouvelle-Angleterre, quand ce n’est pas la Perfide Albion elle-même : « Dans toute la partie de la province québécoise qui longe la frontière du Vermont – région de peuplement anglais – les noms de lieux sont d’origine anglo-saxonne et le paysage comme l’atmosphère rappellent encore beaucoup la Nouvelle-Angleterre. Beebe Junction, Boyton, Ayers’Cliff, Massawippi, Woodland Bay, North Hatley, Eutlis, Capelton, Lennoxville, font songer à la Nouvelle-Angleterre. […] Sherbrooke est une petite ville d’aspect agréable qui ressemble assez aux villes de même importance que l’on peut trouver aux États-Unis. Ses hôtels et ses rues portent des noms bien anglo-saxons comme New Sherbrooke House, Grand Central, New Wellington, Albion, American House, King George, King Street… » (Lovecraft, 1992, p. 1065-1066). La chose semble claire : il est évident que le Québec francophone est un bon exemple de la pression qu’une minorité subit de la part d’une majorité enveloppante. Les noms portés par des objets ou par des entités spatiales d’ici trahissent justement leur degré d’assujettissement à des entités culturelles d’ailleurs, d’envergure continentale. En d’autres mots, pour se nommer, le Québec est contraint d’adopter les mots de l’autre, du dominant, du conquérant.

Conquête de la langue après celle des armes. Lors de son séjour au Québec en 1851, soit quatre-vingts ans avant la venue de Lovecraft, Jean-Jacques Ampère – fils de son célèbre père –, à peine descendu du train qui l’a conduit de Boston à Montréal, saisit l’état de dévastation du paysage langagier (du langscape) : « Hélas ! notre langue est minoritaire sur les enseignes, et, quand elle s’y montre, elle est souvent altérée et corrompue par le voisinage de l’anglais. Je lis avec douleur : ’Manufactureur de tabac’, ’Sirop de toute description’ ; le sentiment du genre se perd, parce qu’il n’existe pas en anglais ; le signe du pluriel disparaît là où il est absent de la langue rivale. Signe affligeant d’une influence étrangère sur une nationalité qui résiste, conquête de la grammaire après celle des armes » (Ampère, 1855, p. 104). Ce dernier bout de phrase – « conquête de la grammaire après celle des armes » – mériterait d’apparaître au palmarès des idées-force pour expliquer l’état ou les particularités de la langue française au Québec. Si j’avais le loisir de citer tous les commentaires dubitatifs, souvent caustiques, quelques rares fois élogieux, échappés de la plume des voyageurs, il me faudrait une pleine rame de papier : langue « altérée et corrompue » (Jean-Jacques Ampère), « rustique » (Jules Huret), « patoisante » (Oscar Commettant), « archaïsante » (Maurice Genevoix), « baroque » (J.-E. Vignes), « débraillée » (R. de Marmande), « arriérée d’une centaine d’années » (Maurice Sand), « vulgaire » (Alexis de Tocqueville), « imagée » (Pierre Deffontaines), « poétique » (Henry David Thoreau)… Cent soixante ans après la venue d’Ampère ? Soixante ans après celle de Lovecraft ? Aujourd’hui même ! Doit-on ajouter foi à la parole se glissant à l’oreille de l’ineffable Maria Chapdelaine, qui affirmait qu’« au pays du Québec rien n’a changé. Rien ne changera… »

Je refuse pour l’instant de m’apitoyer sur le sort d’un Québec victime d’un étrange avilissement toponymique. Reste après tout la poésie. Se peut-il que la poésie « fasse la différence », comme disent les pilotes de course ou les boutiquiers ? L’identité paysagère québécoise n’émergerait-elle pas de celle-ci ? Se peut-il que la seule évocation des noms de lieux, comme ceux de Chambly, Longueuil, Pointe-aux-Trembles, Saint-Jean, fasse tourner la tête d’un être soi-disant raisonnable ? Se peut-il que les villes et villages québécois soient un inépuisable réservoir d’où affleurent une infinité d’images poétiques ? Retenons cette phrase : « Il y a toute la poésie du monde dans un nom ». Elle nous vient de Henry David Thoreau qui, dans son petit ouvrage sur un voyage en territoire canadien, revient plus d’une fois sur le souffle poétique qui émane du paysage toponymique du Québec :

Vers six heures, nous partîmes [de Montréal] pour Québec, à 180 milles en aval, passant par Longueuil et Boucherville à droite, et Pointe-aux-Trembles (ainsi appelée parce qu’elle était à l’origine couverte de trembles) et le Bout de l’Île, à gauche. Je répète ces noms, non parce qu’il n’y a rien de plus important à mentionner, mais parce que leur consonance m’a semblé des plus poétiques. […] Il y a toute la poésie du monde dans un nom. C’est un poème que la foule entend et lit. Qu’est-ce que la poésie selon l’acceptation générale du terme, sinon une kyrielle de mots qui chantent. Je ne demande rien de plus qu’un beau mot. Le nom d’une chose peut facilement devenir pour moi plus que la chose elle-même.

Thoreau, 1962, p. 47.

« Une kyrielle de mots qui chantent. » Certains voyageurs ont repéré ces mots dans des lieux insoupçonnés, dans des bouts de ruelles, des couvents, des escaliers malaisés entre la Haute et la Basse-Ville de Québec. Le géographe français Pierre Deffontaines nourrit, quant à lui, une affection particulière pour le rang, qu’il considère à juste titre comme un précieux joyau du patrimoine rural du Canada français : « Le rang, écrit-il, constitue une des armatures du Canada français, comme le polder pour le Hollandais ». Ce n’est donc pas une figure secondaire du paysage québécois. Il règne en maître absolu dans les campagnes ; il soumet à ses codes une large part du dessin des villes. Et de quel dévergondage poético-toponymique, amusant et moqueur, n’est-il pas l’objet : « Le rang domine la toponymie du peuplement : il y a peu de noms de hameaux ou de maisons, mais surtout des noms de rangs, souvent très expressifs : des Rangs des Coqs (Rangs des gens riches) s’opposent aux Rangs Maigres ou Rangs Misère, aux Rangs des Traîne-poche ou des Quêteux ; il y a le Rang Main sale (Sainte Agathe), le Rang Frémillon (fourmi, Grande Baie), le Rang Caillouton, Rang Tour Perdu, Vire-Culotte… Témoignage de la vieille langue française des paysans, toujours très imagée. […] Aujourd’hui, les rangs sont de plus en plus désignés par des numéros, qui vont en croissant au fur et à mesure que l’on monte vers l’intérieur, vers les hauts et que les peuplements y sont plus récents… » (Deffontaines, 1953, p. 21.)

En copiant ces lignes des Thoreau, des Deffontaines, je pense à Julien Gracq et à toute la poésie sensuelle que le seul nom de Nantes, dans La forme d’une ville, fait émerger dans son esprit. Les lieux touchent l’imaginaire à partir de leurs noms. Par leur graphisme, leur consonance, leurs sous-entendus : les noms se font chant, litanie, prière, poésie. Ces quelques exemples ne peuvent faire loi. On soupçonne quand même que par-delà les lacs, les rivières et les reliefs, par-delà les manoirs ancestraux, les fours à pain et les clôtures de perche, un paysage ou un territoire donné est d’abord un nom. Le territoire est une entité concrète qui se donne et se dévoile à travers un nom. Avant sa désignation par un nom, c’est l’indistinction, le chaos, l’assemblage confus d’éléments confondus. Ce n’est qu’après sa dénomination que ce chaos devient cosmos, territoire, paysage, le Québec. « Nommer, c’est créer », écrivait le célèbre poète et essayiste mexicain, Octavio Paz, dans Liberté sous Parole. Certains noms étonnent ou déçoivent le voyageur, d’autres le ravissent. Une chose est sûre, loin d’être un élément passif ou superficiel, le nom est la clé d’entrée du territoire, au Québec comme ailleurs. C’est à partir du nom que l’imaginaire reconstruit le paysage, tout comme c’est à partir d’un nom qu’on invente ou réinvente un individu.

Une identité passéiste

Les idées vieillissent mais ne meurent pas. Sous l’aiguillon de la nécessité, elles peuvent se réveiller, se recycler, reprendre du métier. À la fin du Régime français, le chevalier Louis-Antoine de Bougainville rendait un témoignage on ne peut plus convaincant sur l’irréductible état conflictuel entre la France et sa colonie d’Amérique : « Les Canadiens et les Français, quoique ayant la même origine, les mêmes intérêts, les mêmes principes religieux et de gouvernement, un danger pressant devant les yeux, ne peuvent s’accorder. Il semble que ce soient deux corps qui ne peuvent s’amalgamer. […] Il semble que nous soyons d’une nation différente, ennemie même » (Bougainville, 2003, p. 363). L’issue tragique de la guerre de Sept Ans va éradiquer la plupart des motifs du différend entre la « mère patrie » et l’« enfant colonie ». On a déjà vu cela ailleurs : la séparation gomme les désagréments du passé, renouvelle et cimente les liens de tendresse. Les morts ont cet avantage inestimable qu’on les gratifie de tous les mérites et vertus qu’on leur refusait de leur vivant. Et la France chérira d’autant plus sa colonie d’Amérique qu’elle l’aura négligée, dénigrée même. Voltaire, messager hideux et extravagant de Louis XV, flétrissait cette colonie qui, à son oeil, n’était peuplée que d’ours et de castors. Tocqueville sera l’un des premiers à condamner avec véhémence l’abandon à leur sort des « Français d’Amérique » par une royauté d’une légèreté aussi surprenante qu’insolente : « Les Français d’Amérique avaient en eux tout ce qu’il fallait pour faire un grand peuple. Ils forment encore le plus beau rejeton de la famille européenne dans le nouveau monde. Mais, accablés par le nombre, ils devaient finir par succomber. Leur abandon est une des plus grandes ignominies de l’ignominieux règne de Louis XV » (Tocqueville, 1866 ; lettre à son frère Hippolyte, 26 novembre 1831). Au procès de l’histoire comparaissent Voltaire, Louis XV, la Pompadour, le ministre de la marine Berryer – à qui l’on doit l’argument massue : « Quand le feu est à la maison, on ne s’occupe pas des écuries » –, et quelques autres membres du gotha versaillais. Coupables ou non coupables ? Tout repose sur le choix du jury ! De toute manière, après le grand chavirement, les encensoirs vont se mettre à battre à pleine volée au-dessus du cadavre de la colonie qui deviendra un motif de tendresse et de nostalgie pour une France soi-disant paradisiaque n’ayant jamais existé.

Donc, dire d’abord ce qu’est la France. Il en existe au moins deux : la France monarchique et la France républicaine, l’« Ancienne » et la « Nouvelle » si vous préférez. Il semble que, après la conquête anglaise, la première de ces deux France se soit prolongée au Canada jusqu’à hier, jusqu’à aujourd’hui peut-être. C’est là un phénomène de survivance dont bien des écrits des voyageurs rendent compte tout au long du 19e siècle (Bureau, 1999 et 2004). Deux ou trois exemples suffiront pour étayer la cause. D’abord, quelques mots d’un gros canon, Tocqueville, qui embrassent la pensée de plusieurs autres aventuriers : « Ils [les Canadiens] sont aussi Français que vous et moi […], on nous recevait comme des compatriotes, enfants de la vieille France, comme ils l’appellent. À mon avis, l’épithète est mal choisie. La vieille France est au Canada, la nouvelle est chez nous » (Tocqueville, 1866 ; lettre à M. L’abbé Lesueur, 7 septembre 1831). Quelle belle figure acrobatique ! La France n’a perdu qu’à demi le Canada ; elle conserve sa partie la plus précieuse, celle qui le rend absolument indiscernable de la vieille France. Cette parfaite adéquation, cet accouplement providentiel entre le Canada et la France ancienne sera entériné par plusieurs, par l’académicien Jean-Jacques Ampère : « Les Canadiens nous appellent les Français de la vieille France ; mais c’est le pays appelé autrefois la Nouvelle-France qui est aujourd’hui l’ancienne » (Ampère, 1855, p. 119), par le professeur de littérature et académicien Louis Arnould : « Cela [l’hospitalité et l’amitié des Canadiens français], c’est de la France, hélas ! de l’ancienne France, alors que la confiance réciproque régnait chez nous, avant la Révolution, avant l’affaire Dreyfus, avant le déchaînement de tant de querelles intestines, politiques et religieuses » (Arnould, 1913, p. 35). On peut voir dans tous ces propos les reliquats d’une nostalgie attendrissante et qui se refuse à mourir. L’écrivain René Bazin, grand chantre des moeurs simples et des « labours appliqués », sans se rapporter à la France monarchique, renoue le même lien de filiation (ou d’inféodation) au début du 20e siècle : « Canadiens-Français, j’ai deviné à plus d’un signe, et longtemps d’avance, hier, que nous approchions de votre pays. […] Et j’ai pensé : c’est comme chez-nous […] Et j’ai pensé : ce sont bien sûr nos gens, qui aiment à être chez eux ! […] Rien, en France, n’est plus français que ce Québec du Canada » (Bazin, 1913, p. 47). Le géologue écrivain Pierre Termier s’extasie également devant le recouvrement culturel et géographique des deux pays : « Cent fois, dans notre voyage à travers la province de Québec, nous nous sommes crus en France. À notre arrivée, les villages se pavoisaient gaiement aux couleurs françaises ; des douzaines d’enfants nous entouraient, qui parlaient notre langue et se déclaraient Français » (Termier, 1924, p. 245). L’appariement culturel entre la vieille France européenne et la vieille France américaine se maintient, si l’on en croit Maurice Genevoix, par-delà des guerres qui se gagnent ou se perdent : « … les longues traditions paysannes, les moeurs et les coutumes qui se sont fidèlement perpétuées, depuis le lointain essaimage hors de la vieille mère-patrie, plus fidèlement et plus pieusement que sur la terre originelle » (Genevoix, 1939, p. 20).

Discerne-t-on plus aisément, au terme de ce paragraphe, l’un des pans de la schizophrénie dont souffre la mère patrie ? Autant la France s’intéressait peu au devenir de la colonie avant la conquête de 1763, autant elle la flatte, la chérit, s’y mire comme dans un miroir au lendemain de la débâcle. Autant les Canadiens, au cours des années qui suivirent la conquête, entretinrent un mépris profond envers cette France qui les avait laissés tomber, autant les deux siècles et demi qui se sont écoulés depuis ont permis de cicatriser en partie la blessure. À mère aimante, enfant ingrat. Mais cela est une tout autre histoire !

Une identité menacée

Posons cavalièrement la question. Comme peuple, les Québécois sont-ils condamnés à disparaître, à végéter, ou à s’épanouir normalement ? Ces diverses issues d’espoir et d’anéantissement, de croupissement et d’immortalité ont été tour à tour évoquées, agitées, débattues et reformulées au gré des époques et des événements. Elles le sont de nos jours avec une acuité particulière devant le danger d’effacement auquel sont confrontées les communautés traditionnelles face au pouvoir de laminage qu’exercent des entités économiques, politiques, culturelles de plus en plus dominantes et gourmandes. La presse québécoise fait constamment écho à la menace d’anéantissement ou d’absorption : « Il ne reste que trois générations pour survivre ou disparaître », « La tristesse d’un Québec qui se meurt », « Le Québec se louisianise à la vitesse grand V », « Le Canada français peut-il avoir une culture autonome ? », « Le bilinguisme : une menace identitaire pour les Québécois ». Dans le vocabulaire québécois, le mot « menace » fait partie du prêt-à-porter de l’arsenal linguistique. On pourrait croire que le pays est en péril, qu’il est sur le point d’être envahi, que la défaite est imminente. Reste à savoir comment les voyageurs étrangers perçoivent ces états d’âme des Québécois ? Constatent-ils le même sentiment d’angoisse et d’impuissance dans la population, ou, bien au contraire, une attitude optimiste, même triomphaliste ?

Comme au chevet d’un être qu’on chérit mais qui est sur le point de rendre l’âme, en ce début de la deuxième décennie du 20e siècle, l’un des plus grands écrivains de l’époque, Stefan Zweig, est ému aux larmes devant la résistance opiniâtre de cette race superbe des Français du Canada, malheureusement condamnée par l’histoire à l’extinction :

De l’autre côté (du fleuve), Québec attend. Je ne sais rien de plus émouvant dans notre vision du monde actuel que ces îlots linguistiques isolés qui, après avoir subsisté pendant des siècles, s’effritent petit à petit et vont au-devant de leur perte, contre laquelle ils se rebellent, mais sans espoir. […] Leur destin fut de n’être qu’un épisode. Avec eux se ferme un volume de l’Histoire et un autre s’ouvre, consacré à la puissance de ce gigantesque État canadien… ».

Zweig, 2000, p. 121-122

D’autres, un demi-siècle avant Zweig, vouent les Canadiens (français) à un éternel piétinement sur place ; ils ne sont vraiment pas de taille à se mesurer à la race anglo-saxonne :

L’énergie supérieure de la race anglo-saxonne se ressent partout. Le « mécontentement » est la caractéristique dominante de la race anglaise ; la race française vit quant à elle dans un état de doux contentement ; dans la première, on lutte toujours afin d’accéder à une classe supérieure ; dans la seconde, on sombre le plus souvent dans celle d’au-dessous. Les temps ne sont pas loin où, par l’effet même de cette loi implacable, les masses appartenant à la classe la plus faible ne seront plus que des scieurs de bois et des porteurs d’eau au service du plus fort.

Warburton, 1846, p. 47 ; traduction de Luc Bureau.

Deux décennies plus tard, le Balzac anglais, Anthony Trollope, y va du même refrain :

« Ces gens-là sont tranquilles, satisfaits […] Ils ne visent pas à aller de l’avant ou à progresser, à devenir jour après jour un plus grand peuple comme devraient le faire les habitants d’un nouveau pays. Ils perdent même du terrain en comparaison de ceux qui les entourent ».

Trollope, 1862, p. 45-48 ; traduction de Luc Bureau

Enfin, pour faire bonne mesure et rehausser le moral, certains prédisent à ce peuple obscur un avenir lumineux :

« le Canadien-Français n’a pas de rival. On pourrait lui en trouver pour le métier : il n’en a pas pour l’âme. On la sent enveloppée, menacée, attaquée déjà par plusieurs ennemis, la richesse, l’alcool, la politique, la mortelle Révolution. Mais si elle résiste, quelle grande nation, bientôt, elle animera ! ».

Bazin, 1913, p. 66

Et quel plaisir grisant n’éprouve-t-on pas en réentendant pour la millième fois ces mots suaves d’Arnold Toynbee :

« J’ai l’idée que le peuple d’avenir dans les Amériques pourrait bien être les Canadiens français. […] Si l’humanité est destinée à connaître enfin des jours heureux, alors je prédirais qu’il y a un avenir dans l’Ancien Monde pour les Chinois, et dans l’Amérique du Nord pour les Canadiens. Quoi qu’il arrive, je ne crains pas d’affirmer que ces Canadiens de langue française seront là pour vivre les dernières heures de l’humanité dans l’Amérique du Nord ».

Toynbee, 1949

Qui a raison parmi ces observateurs ? Où en sommes-nous ? S’il nous est difficile d’entrevoir ce que seront « les dernières heures de l’humanité » pour les Québécois – laissons cela entre les mains des disciples de Nostradamus ! –, il demeure presque aussi ardu de statuer sur le degré actuel de débilité ou de vigueur de la « race ». Est-ce un bon ou un mauvais signe que les Québécois se posent présentement le même genre de question que nos ancêtres et que les observateurs étrangers se posaient il y a un siècle ? Le plus grand ennemi du peuple serait l’indifférence. Être ou ne pas être ?

Confusion identitaire

CASSIUS.- Dites-moi, digne Brutus, pouvez-vous voir votre propre visage ?

BRUTUS.- Non, Cassius ; car l’oeil ne peut se voir lui-même, si ce n’est par réflexion, au moyen de quelque autre objet.

William Shakespeare, Jules César, Acte premier, scène II

Loin de moi l’idée d’avaler tout rond ces propos shakespeariens, pourtant frappés au coin du bon sens. Car il est vrai que nous sommes en général de piteux observateurs de nous-mêmes : nous sommes trop près de l’objet observé pour le voir, notre amour-propre altère notre jugement. À l’image d’un satellite gravitant là-haut à des centaines de milliers de kilomètres qui nous fait voir la Terre mieux qu’on ne peut l’apercevoir le nez cloué au sol, l’étranger, par l’écart culturel qu’il entretient avec le pays hôte, serait un observateur plus pénétrant que nous ne le sommes de nos propres oeuvres, de nos moeurs politiques, de notre style de vie, de nos travers collectifs, de nos turpitudes et de nos impostures. Il ne verrait pas les mêmes objets que nous, n’accorderait pas la même priorité aux mêmes phénomènes, ne s’enthousiasmerait pas à la contemplation des mêmes paysages. J’emploie à dessein le mode conditionnel, exprimant ainsi un doute, une incertitude. Car l’oeil de l’étranger n’est pas toujours aussi attentif, lucide, pénétrant qu’on pourrait le croire. Tout comme le nôtre, il souffre parfois de myopie, de strabisme, de daltonisme : il colore en rose ce qui est gris, surestime les vertus naïves du terroir, gonfle ou dégonfle l’abdomen du clergé, entrevoit des fantômes et perd de vue la réalité… Il n’en demeure pas moins que toutes les observations, toutes les remarques, toutes les spéculations contenues dans les journaux de voyages des étrangers se croisent, en dernier ressort, à ce carrefour de la pensée : le Québec peut-il se flatter d’une culture relativement autonome et singulière ? S’est-il suffisamment éloigné de la mère-patrie et suffisamment désolidarisé de l’univers anglo-saxon environnant pour affirmer haut et fort son essence singulière ? C’est à ce point que le bât blesse, que l’appellation des choses nous égare.

Qui d’entre nous, Québécois, au moment où nous posons le pied sur le sol français et que nous articulons quelques mots, n’a pas été aussitôt interpellé par un vibrant « Ah ! vous êtes Canadien, n’est-ce pas ? » La confusion s’installe souvent au volant de la pensée et des bons sentiments. On mêle tout : le Canada, le Canada français et le Québec ; les Canadiens, les Canadiens français et les Québécois. Le cas le plus embarrassant est celui du mélange par amalgame du Canada français et du Québec, des Canadiens français et des Québécois. Sous la plume de la plupart des visiteurs étrangers, le Québec – nous ne parlons pas ici de la ville du même nom mais du pays, de l’État québécois – n’existe pas. On le nomme « Canada », « Canada français », « Amérique française ». Ni les Québécois d’ailleurs. On les nomme « Canadiens » et « Canadiens français » le plus souvent. Les titres ou les sous-titres donnés par ces étrangers à plusieurs de leurs écrits – consacrés essentiellement au Québec ou aux Québécois – sont à ce sujet explicites : « Chez les Français du Canada » (Stefan Zweig), « Au Canada » (Fernand Gregh), « De New York au Canada » (Albert Camus), « Conférence pour le Canada » (Paul Claudel), La vérité sur le Canada (J.-E. Vignes), « Canada britannique et Canada français » (Pierre de Coubertin), Au pays canadien-français (Marie Le Franc), Le Canada. Les deux races (André Siegfried), L’Est (et) l’Ouest (et) le Centre du Canada français (Raoul Blanchard), « Le rang, type de peuplement rural du Canada français » (Pierre Deffontaines), « À l’origine du rang canadien » (Max Derruau)…[2].

Osons cette interprétation sans doute excessive. Quels que soient nos propres sentiments, le Canada français est quelque chose qui n’existe pas, qui n’a d’ailleurs jamais existé. On a nommé ainsi un non-être, une fiction, une utopie au premier degré. Le Québec, quant à lui, par son territoire, ses frontières, son gouvernement, ses institutions, ses lois, jouit d’une « certaine » réalité. Il suffit d’essayer, par comparaison, de définir le territoire, les frontières, le gouvernement du Canada français, pour se rendre compte qu’il s’agit là d’un échafaudage de l’esprit, au même titre que l’Atlantide ou le désert des Tartares. C’est une attente, une divagation de désirs, une idéologie qui mènent à toutes les manoeuvres politiques que l’on puisse imaginer, qui vont de l’octroi de subventions de l’État canadien à toutes sortes d’organismes célébrant l’identité canadienne et son indéfectible unité dans la diversité, faisant l’éloge de « la grandeur de ce pays », du « vivre-ensemble canadien », de « l’allégeance monarchique », du « meilleur pays au monde » et quoi d’autre encore ?

Bref, on se doit de reconnaître que les journaux de voyage des visiteurs étrangers n’aident guère à décider de l’identité québécoise. Ils contribuent plutôt à maintenir un dessin flou de cette identité. Dessin qui porte différents masques selon les circonstances historiques et les toquades politiques : l’unilinguisme (Lord Durham), le bilinguisme, le biculturalisme, le multiculturalisme, l’interculturalisme, la Charte des droits et libertés… Tout cela nourrissant l’illusion qu’il existe, a mari usque ad mare, deux ou plusieurs Canadas symétriques, équipollents, qui, par un miracle fusionnel, ne font qu’un. Cela met en lumière le paradoxe canadien que les étrangers cultivent dans leurs écrits sans que l’on puisse leur en faire grief puisqu’ils ne font que s’enduire l’esprit de nos propres paradoxes.