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Le domaine et le milieu des études québécoises revêtent une importance sans cesse grandissante en Russie. Alors qu’en Union soviétique, l’étude et la connaissance scientifique du Québec (plus généralement du Canada français) étaient surtout l’apanage de l’Institut des États-Unis et du Canada (à Moscou ; dorénavant connu sous le nom de « Centre d’Études nord-américaines »), il n’en va plus de même aujourd’hui. Ainsi, l’Institut d’histoire universelle de l’Académie des Sciences de la Russie abrite-t-il, depuis le début des années 1990, le Groupe sur l’histoire du Canada, lequel oriente principalement ses analyses autour de l’histoire du Québec et du Canada français. En parallèle, il faut noter l’existence, depuis 1997, du Centre Moscou-Québec. Logé à l’Université d’État des sciences humaines de Russie (Moscou), le Centre Moscou-Québec, qui émane d’un partenariat entre cette même université et l’Université Laval, dispense une formation de premier cycle dans les domaines de l’histoire, de la culture et des archives du Québec et de l’Amérique française. C’est d’ailleurs dans le cadre de la programmation scientifique du Centre Moscou-Québec que s’inscrit la publication récente de l’ouvrage Le Québec en textes historiques et littéraires (Kvebek v istoricheskikh i literaturnikh tekstakh). Composé de dix-neuf textes écrits (et pour la plupart publiés en Russie) avant la révolution socialiste de 1917, l’ouvrage prend la forme d’un recueil de sources, conçu sur le mode de l’anthologie, destiné aux étudiants russes des établissements d’enseignement supérieur. L’anthologie a été compilée par Vadim A. Koleneko, qui y signe également une brève introduction (p. 9-12) destinée à lui conférer un ton général, de même qu’à justifier l’enchaînement des textes retenus. V. Koleneko est directeur du Groupe sur l’histoire du Canada et directeur adjoint du Centre d’Études nord-américaines. Il enseigne également l’histoire du Québec au Centre Moscou-Québec et est auteur de nombreux articles et volumes consacrés à l’histoire du Québec et du Canada français, lesquels sont publiés en Russie depuis la fin des années 1970.

Au-delà de sa portée pédagogique, l’anthologie proposée par V. Koleneko s’insère dans un mouvement de « réhabilitation » du Québec (plus largement du Canada français) dans la science russe consacrée à l’étude du Canada, mouvement dont le Groupe sur l’histoire du Canada et le Centre Moscou-Québec constituent deux porte-parole de premier plan. Il faut ici souligner qu’au cours de la période soviétique (1917-1991), le Canada était perçu, dans une très forte proportion, par les canadianistes russes, comme un dominion britannique. De même, l’étude des « petites nationalités » s’avérait relativement difficile en Union soviétique, en vertu de la menace qu’elle pouvait constituer à l’égard de l’idéologie internationaliste prônée par le régime soviétique. En conséquence, l’historiographie soviétique reliée au Canada, tout particulièrement, accordait, en son ensemble, une attention minimale au Québec et au Canada français. Depuis la chute de l’URSS (1991), des instances comme le Groupe sur l’histoire du Canada et le Centre Moscou-Québec tâchent de favoriser l’étude du Québec en Russie et, plus manifestement pour le premier, de diffuser, parmi les canadianistes russes, l’image d’un Canada orienté autour de l’existence de deux nations (la nation canadienne-anglaise et la nation canadienne-française). À cet égard, la pertinence de l’ouvrage Le Québec en textes historiques et littéraires réside dans le fait que les textes qu’il propose au lecteur abordent l’histoire canadienne en faisant une large place à la situation du Québec et du Canada français.

La Russie prérévolutionnaire possédait une connaissance développée du Canada et, par là même, du Canada français. C’est d’ailleurs à cette période historiographique que se réfère V. Koleneko pour le choix de la grande majorité des textes composant l’anthologie. Il ne faudrait pas confondre une telle démarche avec le mouvement de « retour aux sources » historiques et littéraires caractéristiques de la période prérévolutionnaire que connaît la Russie depuis quelques années – un mouvement, au demeurant, largement manipulé par le pouvoir politique à des fins de légitimation ; la période prérévolutionnaire est porteuse d’un legs précieux à l’égard de la connaissance du Canada français, et c’est précisément pourquoi V. Koleneko y recourt dans son entreprise scientifique.

L’anthologie en tant que telle est divisée en quatre parties : « La Nouvelle-France (1534-1760) », « Le Québec sous le régime britannique (1760-1867) », « Le Québec sous la Confédération canadienne (1867-1900) » et « Le Québec au début du XXe siècle ». Si les périodisations des deux premières parties composant l’anthologie correspondent à des périodisations généralement admises dans l’historiographie canadienne, le choix des deux dernières peut s’expliquer autrement : la science russe de l’« Âge d’argent » (années précédant de peu la révolution de 1917) a légué de nombreux témoignages intéressants à l’égard du Québec et du Canada français, et il apparaît à V. Koleneko que ceux-ci doivent trouver leur place au sein de l’anthologie.

La partie « La Nouvelle-France (1534-1760) » abrite trois textes dont un court article publié, en 1750, en langue russe, dans le journal Sankt-Peterbourgskie Vedomostiia. Ce texte, intitulé « Nouvelles sur les établissements actuels anglais et français en Amérique » (Izvestie o nyneshnikh angliskikh i frantsusskikh seleniakh v Amerike), est particulièrement digne d’intérêt en vertu du fait qu’il représente la première publication connue, en Russie, traitant de la Nouvelle-France.

La partie « Le Québec sous le régime britannique (1760-1867) » contient pour sa part cinq textes. Parmi ceux-ci, on note deux courts articles publiés, en 1803, dans le journal Vestnik Evropy, par l’historien national Nikolai Karamzine : « Lettre d’un Anglais de Québec » (Pis’mo odnogo Anglichanina iz Kvebeka) et « Lettre d’un jeune Français de Montréal » (Pis’mo odnogo molodogo Frantsuza iz Monrealia). On note également la présence de deux extraits d’oeuvres littéraires consacrées au Canada français et traduites en russe : Alexis de Tocqueville « Sur les rébellions de 1837-38 » (texte d’abord publié dans Canadian Historical Review en 1938 et traduit en russe par Vadim A. Koleneko en 1996, dans Amerikanskij Ejegodnik) et Charles Dickens, « Sur le Québec », publié pour une première fois en traduction russe en 1958, à Moscou. Le texte le plus significatif de cette seconde partie est probablement le récit de voyage de l’historien A.B. Lakier au Canada, extrait de son « Voyage à travers les États-Unis, le Canada et Cuba » (Putichestviie po Ceverno-amerikanskim chtatam, Kanade i octrovy Kybe). Publié en 1859, à Saint-Pétersbourg, ce texte, qui ne porte pas uniquement sur le Canada anglais mais fait également place au Canada français, attribue au Canada une prospérité économique et sociale – thème, au demeurant, particulièrement prisé des canadianistes russes de la fin du XIXe siècle et de l’« Âge d’argent ».

Les troisième et quatrième parties (« Le Québec sous la Confédération canadienne, 1867-1900 » et « Le Québec au début du XXe siècle ») constituent le coeur de l’anthologie. L’on y retrouve d’abord quatre courts articles provenant d’une encyclopédie russe prérévolutionnaire érudite (Entsiklopedicheskij slovar’), articles consacrés respectivement à la province de Québec (Provintsiia Kvebeka), à la ville de Québec en tant que capitale (Stolitsa Kvebeka), à Montréal (Monreal’) et à l’histoire du Canada (Istoriia Kanady). En outre, l’on retrouve deux textes signés par des représentants de l’intelligentsia russe de l’époque : d’abord Léon Tolstoï, romancier célèbre, penseur slavophile, qui propose une « Description des Eskimos » du Canada (Eskimosy – Opisanie) (1874), puis le décembriste Dmitiri Zavalichin qui, dans « Séparés par l’océan pacifique » (Razdelionnye Tikhim okeanom) (1882), effectue à la suite de A.B. Lakier une comparaison entre le Canada et la Sibérie.

Au-delà de ces textes dont le lecteur appréciera la pertinence, la vertu de ces parties réside dans le fait qu’elles comprennent des écrits provenant de la plupart des canadianistes russes les plus en vue de la période prérévolutionnaire, à l’exception notable de P.G. Mijuev, auteur d’une histoire du Canada publiée en 1905, à Saint-Pétersbourg (Krestianskoe tsarstvo. Ocherki istorii i sovremennogo sostoianiia Kanady) dont il aurait pourtant été bénéfique de traiter, en raison de son influence sur les autres canadianistes russes de l’époque. Ainsi, l’on y trouve un texte de N.A. Kriukov (« L’agriculture au Canada par rapport aux autres branches de l’industrie » ; Sel’skoe khoziaistvo v Kanade v sviazi c drugimi otrasliami promychlennosti) (1897), deux textes de E.K. Pimenova (« Au-delà de l’océan. La nature et les gens de l’Amérique » ; Za okeanom. Priroda i liudy Ameriki et « Le Canada, pays des laboureurs » ; Kanada – strana khleborobov) (1901, 1917) et, finalement, un texte du baron S.P. Korff (« Fédéralisme » ; Federalizm).

Dans l’ensemble, les textes au sein de l’anthologie contiennent donc une représentation du Canada qui fait une large place au fait français et, par là même, à la situation du Québec et du Canada français. Le phénomène est particulièrement manifeste dans les parties I et II de l’ouvrage, alors que les textes qui s’y retrouvent revêtent, pour la plupart, un aspect descriptif. Il s’observe également dans les parties III et IV, cependant que celles-ci gravitent autour d’un horizon qui ne saurait passer sous silence. Ainsi, les textes des parties III et IV rendent-ils compte de l’émergence en force, au début du XXe siècle, d’une représentation du Canada en tant que certain modèle de développement pour la modernisation de la Russie. Il faut ici souligner le fait que la série de réformes qu’a connues la Russie dans les années 1860, principalement l’abolition du servage (1861), ont eu pour effet d’y poser, avec une acuité particulière, la question de la place de la paysannerie dans la vie socioéconomique, culturelle et politique du pays (paysannerie qui, à la fin du XIXe siècle, composait près de 80 % de la population totale de l’empire). À cet effet, parce qu’il favorisait la propriété privée chez ses fermiers et que ses habitants possédaient de hautes qualités morales (Kriukov), de même que parce que le système fédéral dont il disposait permettait au peuple de gouverner à travers ses élus (Pimenova, Korff), le Canada pouvait certes, au sens des canadianistes russes dont fait état l’anthologie, servir de modèle pour la modernisation de la Russie.

De fait, l’ouvrage Le Québec en textes historiques et littéraires propose certes une contribution fort appréciable au mouvement de « réhabilitation » du Québec et du Canada français dans la science russe consacrée à l’étude du Canada. Qui plus est, il regroupe un ensemble de matériaux permettant d’illustrer, à la lumière de la situation du Québec et du Canada français, un chapitre méconnu de l’histoire de la perception et de la représentation scientifique du Canada en Russie. Sur ce point, son traitement propose des pistes afin de compléter l’ouvrage, au demeurant fort pertinent, de l’historien Laurence Black (The Peasant Kingdom. Canada in the 19th Century Russian Imagination. Manotick, Penumbra Press, 2001), lequel aborde de front cette question, à partir d’une perspective canadienne-anglaise laissant quelque peu dans l’« ombre » le fait français. À cet égard, Le Québec en textes historiques et littéraires souffre in extremis de l’absence d’explications, voire d’une contextualisation, permettant au lecteur de saisir adéquatement toute la richesse et la portée analytique des précieux textes qu’il contient, eux-mêmes si soigneusement colligés et rassemblés. Une brève introduction précédant chacun des textes ici proposés aurait, sans doute, contribué à combler cette « lacune ». Le lecteur pourra se référer aux nombreux travaux publiés par Vadim A. Koleneko depuis la fin des années 1970 afin d’obtenir les précisions recherchées.

En somme, parallèlement à sa fonction d’anthologie destinée aux étudiants russes des établissements d’enseignement supérieur, l’ouvrage Le Québec en textes historiques et littéraires s’inscrit dans le mouvement de développement des études québécoises en Russie – un mouvement auquel l’ensemble de l’oeuvre de recherche de Vadim A. Koleneko n’est certes pas étranger.