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La culture, écrivait Fernand Dumont, constitue un héritage que le paysage des générations a souvent pour effet de recomposer de façon particulière. Au Québec, l’attention, de plus en plus manifeste, que la jeune génération d’historiens porte sur les années antérieures à la Révolution tranquille – par essence plutôt éloignées des préoccupations propres aux historiens dits « révisionnistes » – l’exprime bien. Dans ce cadre, la publication de l’ouvrage de Mathieu Denis, Jacques-Victor Morin. Syndicaliste et éducateur populaire, ne saurait passer sous silence. Basé à l’Université de la Humboldt (Strasbourg), Denis poursuit présentement des recherches doctorales consacrées aux politiques syndicales allemandes contemporaines. Il propose ici un ouvrage qui témoigne du désir d’un groupe d’historiens de la relève d’entrer en débat et de « regarder à nouveau en avant » en recherchant un passé – et par là même, une mémoire – non plus « encadré sur les murs » (p. 29), mais bien vivant. Pour ce faire, l’auteur met en lumière le parcours du syndicaliste et éducateur populaire Jacques-Victor Morin (1921-), souhaitant ainsi transmettre une expérience militante de la génération du Québec de l’après-guerre à celle « qui allait avoir vingt-cinq ans en l’an 2000 » (p. 25).

Au-delà du récit de vie, la démarche de Denis épouse une perspective apparentée à la « micro-histoire », laquelle appréhende généralement une époque historique à partir du regard et des sensibilités d’un personnage ou d’un groupe restreint de personnages. À cet effet, la démarche repose sur une méthodologie permettant de combiner l’étude de la vie et de la carrière de Morin, en elles-mêmes, et la situation sociale mouvante du Québec de l’après-guerre. Ainsi, en allant puiser dans les archives du Fonds Jacques-Victor Morin (conservées à l’UQAM), l’équipe de Denis a développé un schéma d’entrevue de type semi-dirigé d’un spectre suffisamment large dans le but de conférer une latitude à l’interviewé tout en permettant au groupe de donner suite à ses intérêts particuliers. Morin a obtenu les questions à l’avance, et, une fois le processus complété, il a finalement été invité à relire son témoignage pour apposer les nuances souhaitées. Fait à noter : l’auteur mentionne que les entretiens ont été filmés, sans toutefois en préciser les raisons (s’agissait-il d’enrichir le contenu du Fonds Jacques-Victor Morin ?).

À cette cueillette de données orales, l’auteur ajoute une série de sources écrites. Celles-ci revêtent deux formes. Tout d’abord, l’on y retrouve plusieurs sources premières. Il s’agit principalement de certains écrits de Morin, brillamment sélectionnés par l’auteur afin de soutenir le propos général de l’interviewé. En outre, avec ses notes infrapaginales offrant au lecteur d’utiles précisions, l’ouvrage recourt à une historiographie qui permet de contextualiser le parcours de Morin dans l’ensemble du portrait syndical et politique du Québec de l’après-guerre.

En tant que discipline scientifique, l’histoire se trouve constamment réinterprétée en fonction des préoccupations propres aux individus et aux collectivités qui l’écrivent. Une telle dynamique sous-entend, toutefois, le recours à des « sources nouvelles », souvent oubliées, qui permettent d’appréhender le passé à partir d’un tiers regard. À cet effet, si l’ouvrage de Denis prend le parti d’aborder le contexte sociopolitique du Québec de l’après-guerre en mettant en relief le parcours (plutôt méconnu) de Jacques-Victor Morin, force est de constater qu’il entretient également une relation « sensible » avec la mémoire vivante dont le lecteur ne doit pas sous-estimer l’importance. Ainsi l’auteur mentionne-t-il en introduction qu’à la base, l’équipe n’avait pas prévu traiter aussi longuement de la famille Morin. Il confie, à cet égard, que si le choix d’enquêter plus amplement sur la vie du grand-père, Victor Morin, s’explique par la nécessité de contribuer « un tant soit peu à la connaissance de la bourgeoisie libérale canadienne-française de la première moitié du XXe siècle », les quelques pages consacrées à Renée Morin (la tante de Jacques-Victor) se justifient, pour leur part, par le désir de mettre en relief le rôle stratégique de cette dernière dans la formation de l’esprit militant de Morin. Surtout, elles s’expliquent par un souvenir manifeste : « Jacques-Victor Morin parle de sa tante avec beaucoup d’admiration et nous souhaitons qu’elle trouve, elle aussi, sa place dans ce livre » (p. 28).

C’est d’ailleurs sur cette trame de fond du rapport vivant avec le passé que s’entame l’ouvrage. Si l’équipe de Denis s’appuie, en effet, sur le parcours de Morin afin d’entrer en débat, l’ouvrage montre bien qu’en sa prime jeunesse, Morin ressent lui aussi une telle nécessité. En effet, il bénéficie alors d’un milieu familial influent dont rend compte la première partie de l’ouvrage (« La jeunesse, la guerre et les débuts à la Co-operative Commonwealth Federation »). Ainsi, le grand-père, le notaire Victor Morin, un des « bronzes » du Parti libéral, décrit comme un « intellectuel engagé, un peu populiste » (p. 43) exerce auprès de Jacques-Victor une influence considérable. Cependant, c’est surtout sa tante, Renée Morin, militante de gauche, membre de la League for Social Reconstruction et de la Co-operative Commonwealth Federation (CCF), qui fait naître chez lui la passion du militantisme et de la revendication. À son contact, Morin fait connaissance avec les idées de la gauche canadienne-anglaise et s’attache progressivement à une conception du socialisme se réclamant à la fois de préoccupations travaillistes et humanistes (Morin provient de la filière classique scientifique). Conséquemment, il privilégie la justice sociale, la démocratie et la protection des droits individuels.

Afin de donner suite à ses idéaux socialistes, Morin mène, tout au cours de sa vie, une action à la fois politique et syndicale, à laquelle se greffe une préoccupation constante à l’égard de l’éducation populaire. L’essentiel de l’oeuvre de Morin, au Québec, prend place entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la Révolution tranquille. L’ouvrage y consacre sa deuxième partie (« Droits humains, syndicalisme et action politique sous Duplessis »). Contre le duplessisme, qu’il perçoit comme un régime tyrannique et corrompu, Morin pose sa participation sociale sur un mode plutôt réactionnaire. Cette trame de fond n’est d’ailleurs pas sans intéresser Denis, qui cherche à « revisiter » l’époque dite de la grande noirceur et à en obtenir une interprétation nuancée.

Les préoccupations socialistes de Morin l’invitent très tôt à faire connaissance avec le monde politique. En 1943, alors qu’il est âgé de 22 ans, il adhère à la CCF. En 1949, il est nommé président de son aile jeunesse. Dès lors, il entend participer activement à la création d’un nouveau parti de gauche au Québec. À l’intérieur de ce cadre, il contribue à donner forme, en 1955, à la Ligue d’action socialiste (LAS). Morin milite également à l’intérieur du Parti social-démocratique (lequel correspond à la section québécoise de la CCF). En 1956, il prend part au Rassemblement, dont il attribue l’échec au revirement de Jean Marchand, Pierre Elliott Trudeau, Gérard Pelletier et autres, lesquels alors songent déjà, à son sens, à passer au Parti libéral. En outre, Morin se consacre à la création du NPD-Québec (1963) et du Parti socialiste du Québec (1963).

L’action politique de Morin s’avère indissociable d’une action syndicale soutenue (principalement dans le milieu des syndicats internationaux) à travers laquelle il affirme également sa vocation d’éducateur populaire. Morin rappelle, à plusieurs reprises au cours de son témoignage, que le monde politique de la gauche et le monde syndical du Québec d’après-guerre sont, pour ainsi dire, solubles : « c’était le même monde ». Entre son passage à l’exécutif de la Fédération des unions industrielles du Québec (FUIQ), de 1952 à 1957, et sa permanence à la section québécoise du syndicat des Travailleurs unis des salaisons et denrées alimentaires, de 1956 à 1962, il côtoie plusieurs militants et personnalités publiques qu’il dépeint souvent de façon inusitée (notamment Thérèse Casgrain, à qui il attribue des sursauts aristocratiques, ou Claude Ryan, qu’il qualifie d’astucieux et de malicieux). En fonction de la démarche de Denis, qui vise notamment à élargir les sources de l’histoire, Morin sait également livrer d’intéressantes précisions sur la vie et la carrière de militants moins connus du grand public, comme c’est le cas du syndicaliste Roméo Mathieu.

À la fin des années 1950, dans le sillage de la montée du nationalisme québécois, Morin manifeste une attitude de plus en plus critique vis-à-vis du syndicalisme canadien-anglais, qui tend à appréhender avec suspicion les revendications linguistiques et nationales canadiennes-françaises. Sous l’influence des mouvements de décolonisation alors observés en Afrique et en Asie, il en vient à croire et à affirmer que l’indépendance doit précéder l’instauration du socialisme. À l’intérieur de ce cadre, la Révolution tranquille évoque globalement chez lui l’image d’une « demi-révolution » (p. 131) faisant fi du socialisme et préparant la montée de la gauche des années 1970, qu’il nomme la « go-gauche » et dans laquelle il ne se reconnaît plus réellement. C’est d’ailleurs à ce moment que Morin entame véritablement son action internationale.

Le volet international de la vie et de la carrière de Morin correspond à la troisième et dernière grande thématique abordée par Denis (« Nouveaux partis, missions internationales et années récentes »). Un tel choix s’avère certes logique avec la chronologie générale du parcours de vie de Morin, mais il s’inscrit aussi pleinement dans le dialogue que désire entamer l’équipe de Denis avec la mémoire vivante : la génération d’historiens de la relève navigue, en partie du moins, dans un univers marqué par l’omniprésence du fait international. Cette troisième partie de l’ouvrage enseigne qu’au cours des années 1960, Morin réalise plusieurs missions internationales, sous l’égide de l’Organisation internationale du travail, dans le cadre desquelles il poursuit son travail de syndicaliste et d’éducateur populaire. En outre, en 1968, il est nommé secrétaire général associé de la Commission canadienne pour l’Unesco, où il donne également suite à ses préoccupations éducatives, entouré de militants syndicaux connus et côtoyés après la guerre. De retour au Québec, alors qu’il sent bien son parcours tirer à sa fin, Morin réitère de nouveau son allégeance envers l’éducation populaire : « Certains ont ainsi cru que le suffrage universel nous permettrait d’arriver à un monde meilleur, à une forme de socialisme. Pour ma part, je me demande si ce n’est pas l’éducation populaire qui va vraiment nous y amener » (p. 193).

Finalement, le retour à l’époque de la « grande noirceur » effectué par l’équipe de Mathieu Denis à partir du récit du parcours politique et syndical de Jacques-Victor Morin se solde par un « vous savez, nous sommes partis de loin au Québec » (p. 142). De fait, la jeune équipe d’historiens ne peut manifestement pas s’attacher à une interprétation originale de la période du Québec d’après-guerre. S’agissait-il d’un objectif fondamental à la base de son travail ? La réponse à cette question revêt, somme toute, un caractère hypothétique en vertu de l’analyse limitée que propose l’ouvrage du témoignage de Morin, pourtant soigneusement recueilli. Car si Jacques-Victor Morin. Syndicaliste et éducateur populaire dénote une volonté générationnelle d’entrer en débat en dialoguant avec la mémoire vivante d’un militant plutôt oublié par l’histoire, il ne sait pas affirmer clairement sa position à l’égard de l’« analyse révisionniste ». Ce phénomène se révèle compréhensible dans la mesure où ses auteurs ont été – et sont encore aujourd’hui – formés partiellement à son contact. Il n’en demeure pas moins que la jeune génération devra, sous peu, s’approprier l’interprétation de l’histoire dans l’optique de sa propre énonciation – comme l’ont fait les historiens « révisionnistes » à partir du milieu des années 1970. C’est à ce moment que la condition d’héritage de la culture prendra toute sa signification.