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Depuis les années 1970, à l’engouement pour la littérature de voyage répond une production soutenue d’études critiques consacrées à ce corpus[1]. Dans ce champ de recherche, le Québec occupe deux ensembles symétriques. L’un se rapporte aux écrits de voyageurs canadiens-français et québécois à l’étranger[2] ; l’autre, aux écrits de voyageurs étrangers sur le Canada français et le Québec.

Le présent dossier s’inscrit dans ce deuxième ensemble qui n’a guère été étudié jusqu’à présent[3]. Il prend en considération des observations et des impressions sur le Québec, consignées par des voyageurs européens de notoriété variable. Il embrasse différentes périodes et sortes de voyages, sans préjuger de la catégorie générique dans laquelle s’inscrit le matériau étudié. C’est pourquoi le terme neutre d’écrit a été choisi pour le titre de ce dossier, plutôt que ceux de récit, de relation et de journal.

Du Grand Tour au tourisme de masse

Le voyage a toujours servi de puissant stimulant à la connaissance et à l’écriture. Chez les Européens, à la fascination des mondes « exotiques » (Orient, Amériques) qui marque le 16e et le 17e siècle, succède au 18e siècle une redécouverte de leur continent (Roche, 2011 [2003]). Prisé par les élites qui en faisaient un rituel distinctif, le Grand Tour comprenait des étapes géographiques obligatoires en pays étrangers. L’écrit de voyage était une pratique aristocratique, hantée par le désir de se distinguer du commun et la volonté de capter ce qu’un esprit ordinaire ne saurait voir. Le voyage et son récit relevaient de choix électifs.

Vers le milieu du 19e siècle, l’invention du tourisme commence à changer radicalement le sens et la fonction du voyage (Corbin, 1995 ; Bertho-Lavenir, 1999 ; Boyer, 1999). C’est alors que les premiers guides de voyage sont lancés avec succès, tels ceux de Karl Baedeker en Allemagne, de John Murray en Angleterre ou d’Adolphe Joanne en France (par la maison Hachette). Leur popularisation croissante vient entamer le credo élitiste lié au voyage. De nos jours, l’élargissement spectaculaire de l’offre de guides imprimés répond à une mobilité de loisirs tous azimuts, mais n’empêche pas une nouvelle pratique massive de se développer : la navigation sur internet à la découverte des inépuisables sites et blogues dédiés au voyage.

Les liaisons transatlantiques à l’heure de la première mondialisation

C’est aussi au milieu du 19e siècle que la vitesse des navires s’accroît nettement grâce à la marine à vapeur : avec les compagnies Hugh Allan et Samuel Cunard, il faut une semaine environ pour gagner Montréal de Londres, à peine plus de Paris, ce qui réduit sensiblement la fracture océanique. Les élites canadiennes-anglaises et françaises se mettent à traverser régulièrement l’Atlantique (Dobbs, 1985 ; Kröller, 1987). Dès 1866, des câbles télégraphiques posés par le vapeur britannique Great Eastern relient le Nouveau Monde à l’Ancien, ce qui multiplie et accélère les contacts entre les deux continents.

Les diverses régions canadiennes attirent les Européens fortunés qui y recherchent les grands espaces sauvages (wilderness) ou la douce ambiance coloniale incarnée par Vancouver et Victoria (Gatenby, 1994 ; 1996). Pour atteindre le Canada, les visiteurs venant d’Europe continentale doivent longtemps passer par l’Angleterre, ou transiter par New York puis remonter le Saint-Laurent, ce qui favorise les comparaisons entre les sociétés traversées. Une ligne éphémère Le Havre-Liverpool-Montréal est ouverte en 1904 par la compagnie Allan. Il faut cependant attendre 1920 pour que le Canadien Pacifique pérennise les liaisons maritimes Le Havre-Montréal et Anvers-Montréal. Certains écrivains comme André Siegfried se réfugient dans leurs cabines pour écrire leurs livres à bord des luxueux paquebots de la compagnie. D’autres préfèrent jouir du spectacle monotone de l’Océan.

Les voyageurs éclairés se devaient au 19e siècle de connaître l’Angleterre et l’Allemagne ; ce sont les États-Unis et la Russie, foyers d’une modernité à la fois fascinante et inquiétante, qui les attirent au début du siècle suivant (Charle, 2011). Au coeur de cette « modernité malheureuse » (Charle, 2011, p. 335), le Nouveau Monde est identifié à ses excès, et ne constitue que rarement un modèle désirable pour les visiteurs européens (Portes, 1990).

Il n’empêche : la curiosité équivoque envers les pays incarnant la modernité ou la transformation radicale fait alors du voyage au Canada français un cas de figure particulier, qui peut traduire un désir de se rassurer. Plus les visiteurs sont conservateurs, plus ils adoptent cette posture : certains évoquent le contraste ressenti dès le passage de la frontière entre les États-Unis et le Québec, pour mieux valoriser le maintien des saines traditions qui caractériserait ce dernier. Beaucoup d’autres minimisent au contraire l’importance du séjour canadien : « Les voyageurs venus de France, d’Angleterre, ou d’ailleurs, aspirent avant tout à voir la véritable Amérique, c’est-à-dire les États-Unis, avant de consentir au rituel presque forcé de la courte excursion au Canada » (Bureau, 1999, p. 17).

Ainsi se dégagent deux types de voyageurs européens. Il y a, d’une part, ceux qui, tributaires des lignes maritimes, subissent avec plus ou moins de philosophie le transit obligé par les États-Unis, mais cherchent surtout à observer au Canada (français ou anglais) les manifestations les plus vivaces d’une tradition culturelle malmenée en Europe.

Peuvent être regroupés, d’autre part, tous ceux dont l’objectif principal est de constater de visu l’irrésistible ascension des États-Unis, fût-elle menaçante pour la vieille Europe. Si le détour par le Canada est dès lors un complément ou un rite obligé, il est aussi pour le voyageur une source de comparaison ternaire, qui inclut aussi bien les États-Unis que l’Europe.

Une impossible catégorisation ?

À quelle catégorie d’objet textuel appartient l’écrit de voyage ? La difficulté de répondre à cette question révèle la perplexité de beaucoup de chercheurs devant ce type de document à la fois historique et littéraire (Frédéric et Jaumain, 1999), où voisinent et parfois se chevauchent narrations, descriptions et commentaires.

Il n’entre ni dans l’une ni dans l’autre des « deux grandes classes de récits » : « le récit historique » et « le récit de fiction » (Ricoeur, 1988, p. 295). Et pourtant, il a bien quelque chose à voir avec « la constitution de l’identité narrative, soit d’une personne individuelle, soit d’une communauté historique », qui est « le lieu recherché de [la] fusion entre histoire et fiction » (Ricoeur, 1988, p. 295). Car les voyages contribuent à la formation d’une identité narrative qui met en cohérence (relative) la représentation de soi-même dans la durée, à travers le télescopage des divers horizons – intime, spirituel, social, historique, mythique – dans lesquels elle s’inscrit. Conditionnée par une pratique du regard, leur mise en récit n’en est pas moins problématique, tant « l’incertitude de l’oeil […] caractérise notre modernité » (Cogez, 2004, p. 83).

Du reste, on ne compte plus les études qui s’étendent et s’interrogent sur les problèmes inhérents à l’appréhension de l’écrit de voyage, à tel point que ce dernier est envisagé fréquemment sur un mode paradoxal (Montalbetti, 1997). Énoncé qui tient à la fois de l’observation et de l’imagination, il est soumis de ce fait à un régime de parasitage réciproque de ses contenus fictionnel et référentiel. C’est pourquoi il est soupçonné d’entretenir une confusion coupable entre le réel et sa représentation esthétique, qui confine à l’affabulation[4]. Par ailleurs, son appartenance à un genre littéraire est jugée équivoque, incertaine, ambiguë (Magetti, 2004 [2002], p. 646). L’auteur d’un écrit de voyage a beau chercher l’originalité, il se trouve le plus souvent condamné à la redite (Montalbetti, 1997, p. 54). Enfin, il détient une capacité expressive moindre que celle procurée par les arts visuels, si bien qu’il ressent le besoin de faire appel à ces derniers (Cogez, 2004, p. 83).

L’intérêt des sciences humaines et sociales pour les écrits de voyage

Les sciences humaines et sociales s’intéressent aux écrits de voyage avec le souci d’articuler trois niveaux d’analyse : leurs contenus idéologiques, leurs conditions de production, mais aussi de réception. Ces trois niveaux sont, en théorie, indissociables. Mais, en pratique, ils sont souvent traités séparément ou ne peuvent faire l’objet de la même attention : la difficulté d’une saisie conjointe tient autant à des questions de méthodes et d’habitudes disciplinaires, qu’à l’ampleur de la documentation à réunir.

Tâche plus particulièrement dévolue aux sciences humaines et sociales, il s’avère instructif d’étudier l’évolution d’une réception donnée, avec notamment les phénomènes de redécouverte au sein de tel ou tel champ littéraire. Ainsi en va-t-il du voyage en Amérique effectué par Chateaubriand en 1799, dont le récit fut publié de son vivant en 1827 (Chateaubriand, 1969 [1827]). Cet écrit est demeuré longtemps dans l’ombre d’une oeuvre à facettes multiples, et à plus d’un titre imposante du point de vue de l’histoire de la littérature. Or il est considéré aujourd’hui comme la « première » narration d’un voyage au sens moderne et baudelairien du terme, alors que son auteur voulait se faire le « dernier » historien des tribus amérindiennes (Debaene, 2010, p. 472). Sur un autre registre, il faut mentionner la figure fascinante de l’officier de marine Victor Segalen (1878-1919), dont les écrits disséminés sont réévalués à partir de la réédition en 1978 de son Essai sur l’exotisme (Segalen, 1978 [1955]), auquel puise désormais tout théoricien du voyage.

Un faisceau de raisons explique cet intérêt des sciences humaines et sociales. D’abord, tous les écrits de voyage témoignent, que ce soit sur un mode majeur ou mineur, de l’évolution de la perception de la mobilité, qu’elle soit terrestre, maritime ou aérienne. Ensuite, ils contiennent des éléments décisifs pour restituer et problématiser l’historicité des tensions et des transferts culturels. Enfin, ils mettent exemplairement en oeuvre la dialectique entre l’exploration de soi et la confrontation à l’autre.

L’un des principaux objectifs des sciences humaines et sociales consiste, on l’a dit, à saisir les trames idéologiques des écrits de voyage. Encore faut-il établir l’historicité de ces trames en affinant la restitution des contextes d’énonciation, sous peine de s’en tenir à une vision téléologique, autrement dit une explication a posteriori qui fait la part belle à nos propres idéologies. Un traitement scientifique des récits de voyage passe donc également par l’appréhension de leurs modes de connaissance de l’altérité, en ce qu’ils sont foncièrement différents de ceux convoqués dans l’essai, la monographie et le discours théorique.

La place de la sociologie au regard des autres disciplines

Jusqu’à maintenant, les disciplines les plus impliquées dans la recherche sur les écrits de voyage ont d’abord été les études littéraires, puis l’histoire et l’anthropologie[5]. La sociologie y est peu présente, ce qui ne manque pas de surprendre dans la mesure où les écrits de voyage « [mettent] en scène un regard, plus ou moins élaboré, sur les hommes, considérés comme individus et comme membres d’une société » (Cogez, 2004, p. 21).

Pourtant, la sociologie peut faire valoir une optique que ne partagent pas forcément les autres disciplines. Par exemple, d’un point de vue sociologique, la valeur littéraire et la notoriété des auteurs étudiés ne constituent pas un critère sélectif : les textes d’anonymes ou de minores sont susceptibles d’être analysés au même titre que les autres. C’est un caractère distinctif au regard des études littéraires et des questionnements philosophiques issus de la phénoménologie et de l’herméneutique, même si cette distinction tend à s’estomper aujourd’hui.

En revanche, les concepts employés en sociologie pour appréhender le corpus viatique ne lui sont pas propres. Ils relèvent le plus souvent d’emprunts à des disciplines connexes : la psychologie sociale et cognitive, l’anthropologie et la sociolinguistique[6].

Parce qu’elle permet d’appréhender la fréquence et l’intensité avec laquelle les auteurs reconduisent les opinions les plus répandues sur les contrées qu’ils visitent, la notion de stéréotype joue habituellement un rôle important dans l’analyse des écrits de voyage. Mais on ne saurait réduire son rôle au seul repérage des éléments doxiques qui orientent descriptions et jugements dans un sens conformiste. Nécessaires aux opérations de catégorisation, de généralisation et d’argumentation, les stéréotypes participent à la construction de l’identité et sans eux, « aucune relation à l’autre ne pourrait s’élaborer » (Amossy, 2006, p. 122). Il s’agit donc de comprendre leur efficacité narrative dans les écrits de voyage en reconnaissant leur caractère bivalent : d’une part, schème collectif figé ; d’autre part, élément de connivence avec le récepteur, servant dans certains usages textuels à déjouer son ancrage doxique (Amossy et Herschberg Pierrot, 2007 [1997], p. 64).

D’autres familles lexicales sont associées à la démarche sociologique. La notion de cliché, fréquente dans les études critiques, vise plutôt le style. Celles de lieu commun, de poncif et d’idée reçue appartiennent également à la terminologie des études littéraires. Celle d’idéologie sert souvent à signifier une fonction de mystification[7]. La rhétorique des écrits de voyage est alors décortiquée en tant qu’elle reproduit les schèmes de pensée dominants.

Utilisé abondamment dans les études postcoloniales, ce champ lexical est affecté d’un fort coefficient de péjoration : l’écrit de voyage est considéré comme le symptôme d’une pensée ethnocentrique et colonialiste. Selon Edward Saïd, le principal inspirateur de ce courant très influent aux États-Unis et en Grande-Bretagne, les récits de voyage, « loin de semer le doute sur l’entreprise coloniale », sont « bâtis sur l’exaltation de l’aventure outre-mer » et « s’attachent, presque sans exception, à confirmer et fêter son succès » (Saïd, 2000, p. 270). La critique de l’orientalisme est fondée sur une recension de ce type d’écrit (Saïd, 1980 [1978])[8]. Sous l’appellation d’« analyse du discours colonial », un domaine de recherche universitaire a été ainsi créé au carrefour de plusieurs spécialités.

Outre les emprunts qu’elles font à la théorie de la déconstruction de Jacques Derrida, les études postcoloniales reprennent l’approche sociologique de Pierre Bourdieu : les notions de violence et de domination symboliques à l’encontre des peuples colonisés permettent de déconstruire la métaphysique naturaliste et racialiste des récits d’exploration et de la littérature coloniale.

Un autre usage de la sociologie bourdieusienne concerne plus particulièrement l’histoire du livre, ses conditions de production et de diffusion : l’édition des écrits de voyage s’inscrit dans un champ littéraire que l’analyse reconstitue sous les angles synchronique et diachronique. On peut dès lors observer des variations sensibles dans les habitus des écrivains et des lecteurs, selon que la littérature viatique est plus ou moins placée en situation dominée dans le champ éditorial. Une démarche complémentaire à la précédente résulte de la problématisation des mondes de l’édition en termes de centre et de périphéries. Appliquée à la relation entre la France et le Québec, cette approche permet de tester l’hypothèse suivant laquelle les auteurs québécois publient les récits de leurs voyages européens de manière à les convertir en plus-values symboliques dans leur champ littéraire d’origine (Rajotte, 2004).

La sociologie joue en l’occurrence un rôle de force théorique d’appoint. À l’inverse, elle peut bénéficier des questionnements issus d’autres secteurs disciplinaires : notamment, la narratologie (identifiée ou non au structuralisme linguistique), l’analyse de discours, la pragmatique littéraire, la poétique et l’imagologie (Moura, 1992 et 1998). À travers le partage de problématiques sur la constitution générique et les disparités du corpus viatique, il est possible de mieux saisir les transferts de formes stylistiques, de contenus sémantiques et les effets croisés de connaissances, d’un champ discursif à un autre, ou d’une discipline à une autre. Ce regard panoramique permet sans nul doute de complexifier les typologies réalisées en ce domaine.

Une approche typologique

Les tentatives de dresser des typologies d’écrits de voyage présentent un caractère heuristique incontestable, mais elles n’évitent pas toujours l’écueil téléologique hérité de l’ancienne histoire littéraire. Le classement en fonction d’aires culturelles prend en compte les lieux de départ et de destination. On s’attache aux motifs de déplacement des voyageurs. Des critères à la fois littéraires et historiques permettent d’appréhender les variations des pratiques d’écriture comme autant de « réponses apportées à la question formelle » (Pasquali, 1994, p. 142).

Une autre typologie renvoie aux logiques sociales sous-jacentes à la publication des écrits de voyage. Il peut s’agir d’acquitter une commande, qu’elle provienne d’un quotidien ou d’une revue, d’une institution ou d’une association : la condition souvent requise est d’effectuer un portrait flatteur des lieux visités. Un deuxième type de voyage peut être qualifié d’initiatique dans la mesure où se trouve, à l’origine, un désir d’introspection : la confrontation à l’étranger conforte ou au contraire ébranle les convictions du voyageur. Un troisième type tient à la faculté, prêtée au voyage, de stimuler l’imagination : il se conçoit alors comme le complément, la source ou le moteur d’une oeuvre fictionnelle.

Mais c’est la périodisation qui reste l’outil typologique le plus employé. Ainsi en est-il pour le 20e siècle dans cet exemple d’un découpage en cinq périodes (Thomas et Bourgeois, 2005) : 1900-1950 (les écrits de voyage ont tendance à déplorer les effets dommageables du « progrès ») ; 1950-1960 (ils valorisent l’errance en elle-même) ; 1960-1970 (prévaut alors l’écriture d’un moi en quête d’authenticité) ; 1970-1990 (la dérision et la démystification sont à l’ordre du jour) ; les années 1990 (les récits opèrent un retour à des effets de réel, et donc à des codes réalistes).

Se basant sur un corpus plus restreint d’écrits de voyageurs québécois en Inde, Pierre Rajotte propose une typologie qui recoupe partiellement la précédente : avant 1950, les poncifs font florès ; dans la deuxième moitié du 20e siècle, prédomine un exotisme induisant une critique de sa propre culture, et cela jusqu’à la fin du siècle, où la prise en compte de l’altérité devient plus conséquente, évitant les pièges inverses de l’idéalisation et du dénigrement (Rajotte, 2008). Composée selon ce même mouvement ternaire, une typologie se dégage de l’étude d’un corpus d’écrits de voyageurs et de pèlerins québécois du 20e siècle : à la confortation des acquis identitaires occidentaux et chrétiens durant la première moitié du siècle, succède une remise en cause de ces mêmes acquis, d’abord par l’idéalisation nostalgique de l’autre, puis par l’affirmation d’une singularité qui à la fois s’enrichit et se recompose au contact de l’autre (Caroux et Rajotte, 2011).

Un comparatisme de voyage

Parce que d’autres visiteurs l’ont précédé et ont produit des écrits de voyage, le voyageur éclairé effectue une « lecture comparée » qui consiste à « mettre en regard le monde et le corpus de textes qui en proposaient une première formulation » (Montalbetti, 1997, p. 179). Deux plans s’articulent ici : celui de la description, où le voyageur consigne des faits et des impressions, qu’il compare à ses lectures préalables, entrant ainsi dans le registre de l’intertextualité ou de l’interdiscursivité. Cette double opération combine des savoirs qu’on peut qualifier de sociographiques, dans la mesure où ils offrent un intérêt documentaire élevé.

Le statut documentaire des écrits de voyage a été parfois mis en doute par l’ancienne historiographie, au motif qu’ils seraient peu fiables ou invérifiables. Il n’en est plus de même aujourd’hui, les historiens les utilisant comme des auxiliaires dans l’administration de la preuve. Le document prolonge ici l’usage littéraire, mais sans évacuer ce dernier. Car si l’analyse devait neutraliser la valeur littéraire pour s’attacher à la valeur documentaire, elle dénierait la spécificité formelle de ce type d’écrit, qui tient précisément à sa littérarité.

Si ramener l’inconnu au connu est une constante de la littérature viatique, cela ne signifie pas seulement la présence d’un filtre idéologique, car c’est aussi l’un des principes de toute comparaison : classer le nouveau au regard de cas déjà recensés.

Des écrits français sur le Québec

Trois exemples pris chez des auteurs français peuvent illustrer les différents ressorts cognitifs de la comparaison dans les écrits de voyage. Lorsque Tocqueville découvre le Bas-Canada en 1831, il en retient une analogie avec l’Europe et surtout la France : les bords du Saint-Laurent lui paraissent autant cultivés, les maisons, les clochers et les villages, parfaitement ressemblants ; la population qui habite ces contrées est aussi nombreuse que celle des provinces françaises. Il note en somme que toute trace de wilderness a disparu. À travers cette comparaison, un fait saillant le frappe. C’est le trait majeur de différenciation : bien que l’immense majorité de la population soit francophone, elle se comporte, face aux anglophones, en vaincue (Tocqueville, 2003).

Presque un siècle plus tard, dans le cadre d’une mission d’études confiée par le Comité France-Amérique, Gabriel-Louis Jaray et Louis Hourticq mettent au contraire l’accent sur l’harmonieuse modernité canadienne, qui prévaut tant chez les anglophones que les francophones :

L’Européen s’étonne et admire, devant ce pays qui est la création d’une volonté. Ce nouveau monde, avec l’audace heureuse de la jeunesse, se joue des lentes économies que les vieilles civilisations accumulent, depuis des siècles, il bâtit en dix ans ce qui fut chez nous, l’oeuvre de dix siècles.

Jaray et Hourticq, 1924, p. 12

Les deux auteurs font de l’analogie un usage descriptif qui leur permet d’échapper aux périphrases :

Rien ne nous dit plus [dans la Prairie] que le Canada se distingue des États-Unis. Dans le Québec, nous étions en France, Normandie ou Saintonge ; l’Ontario, c’est l’Angleterre. De Winnipeg aux Rocheuses, c’est bien l’Amérique avec son mode de formation cosmopolite, l’Amérique qui fond les métaux les plus réfractaires dans un alliage homogène.

Jaray et Hourticq, 1924, p. 55

L’opération analogique est également appliquée aux villes : Victoria, c’est la « côte d’azur du Canada » (ibid., p. 55), de même que Cannes ressemble au Caire (ibid., p. 56) ; la ville de Vancouver est baptisée « le New York du Pacifique » (ibid., p. 72) car elle « rappelle un New York en miniature » (ibid., p. 75).

Juste avant la Deuxième Guerre mondiale, le romancier Maurice Genevoix entreprend un voyage de quelques mois au Canada, dont il tire un journal dans lequel il note : « La campagne évoquait à présent une Beauce crépusculaire, sans limites, moins sèche et nue que notre Beauce hivernale, feutrée de taillis, gorgée d’eau » (Genevoix, 1945, p. 17). La comparaison peut partir de l’homonymie des lieux pour mieux faire ressortir leurs différences.

C’est à ce jeu dialectique entre le même et l’autre, entre les ressemblances et les contrastes, que les auteurs d’écrits de voyage se livrent généralement, avec le sentiment que le plus étrange ou le plus troublant se niche parfois davantage dans le familier que dans le lointain.

La composition du dossier

Les quatre contributions apportent des éléments méthodologiques précieux pour l’analyse des écrits de voyage. Des lignes directrices sont décelables, qui recoupent les questions suivantes : la formation erratique d’un récit de société évoluant en récit national, la généalogie des représentations qui s’en dégagent et l’exemplarité des études de cas.

Luc Bureau s’attache, dans le premier texte du dossier, à un ensemble disparate d’écrits de voyage dus à des auteurs issus de plusieurs pays européens. Avec verve et humour, son article pose la question de l’altérité en l’articulant à celle des frontières physiques et symboliques. La vision du Canada et de son caractère bipolaire se prête bien à l’analyse du couple altérité du regard/altérations de la représentation : comme le territoire ne fait pas l’objet d’une représentation homogène, il suscite des jugements de valeur qui peuvent se traduire soit par un classement aléatoire de son importance internationale, soit par une hiérarchisation des espaces et des populations, le pôle francophone étant sinon dévalué, du moins marginalisé.

Si l’on considère « l’acte de définir la collectivité québécoise [comme] une action indissociablement théorique et politique » (Fournier, 1985, p. 179), Luc Bureau rappelle la présence durable, qu’elle soit implicite ou explicite, de cet enjeu définitoire dans les représentations du Québec chez les voyageurs étrangers. Les liens étroits établis par ces derniers entre la conception politique des frontières et leur perception du Québec sont décrits au cours de leur évolution historique. Luc Bureau suggère que le découpage des premières configure la seconde. Il dresse le constat terminologique suivant lequel, aujourd’hui encore, les voyageurs européens ne disent pas systématiquement se rendre au « Québec ». Beaucoup vont encore au « Canada », rendent visite aux « Canadiens », même en territoire francophone.

Dans la deuxième contribution, Matteo Sanfilippo fournit une recension et une description historiographique d’un vaste corpus de textes viatiques : ceux des voyageurs italiens au Canada et au Québec. Cet article n’est pas sans liens avec celui de Bureau, dans la mesure où il met en relief, à travers une approche généalogique, les transfigurations dans les représentations des espaces, du 17e au 21e siècle. Par exemple, au 19e siècle, les Italiens distinguent mal les habitants des États-Unis des Canadiens de langue anglaise ou des Britanniques en garnison au Canada, à la différence des Canadiens français, qu’ils identifient à un groupe spécifique. Matteo Sanfilippo insiste sur le système de comparaison auquel se prête le voyage, et où l’Europe, les États-Unis et les deux Canadas entrent en concurrence. Ainsi, Francesco Arese débarque à New York en 1836, puis se dirige vers le Bas-Canada, où il compare l’occupation britannique à celle de l’Irlande. Leonetto Cipriani note pour sa part, lors d’un voyage effectué en 1871, la permanence des haines réciproques entre descendants de Français et de Britanniques.

Cet article montre l’intérêt de prendre en compte de larges corpus pour dégager, au fil des siècles, les transformations parfois radicales dans le regard, les objectifs et la composition sociologique des voyageurs. Entre les missionnaires, les délégués apostoliques du Vatican, les diplomates, les journalistes, les écrivains et les touristes actuels attirés par les Amérindiens et les Inuits, on mesure toute la variété des motivations et des représentations des voyageurs italiens. D’autres points abordés présentent un intérêt historiographique pour le Québec : par exemple, l’immigration italienne comme topos des récits de voyage à la charnière du 19e et du 20e siècle, ou les lettres de Mgr Tamperi et du cardinal Vannutelli à l’occasion du Congrès eucharistique de Montréal de 1910.

Ce même Congrès eucharistique est à l’origine du voyage au Québec d’Hubert Pierlot, futur Premier ministre en 1940 du gouvernement belge exilé à Londres. Le troisième texte du dossier, signé par Pierre Van Den Dungen et Jean-Philippe Warren, le suit pas à pas dans son itinéraire québécois, à partir de sa correspondance et de son journal. Pierlot souhaite sans nul doute se couler dans le moule clérical à la mode canadienne-française. Catholique et conservateur bon teint, il admire la conduite d’Henri Bourassa et la flamme de ses discours. Cette adhésion presque inconditionnelle à la figure emblématique des francophones ne doit pas faire oublier son aptitude à comparer le Québec à son propre pays, la Belgique, et plus accessoirement, aux États-Unis.

Pierlot fait usage d’un sens critique aigu tout au long de son périple, à tel point que celui-ci peut donner lieu à l’apprentissage d’un certain relativisme culturel. Il met en oeuvre un véritable comparatisme de voyage, qu’il s’agisse de ses observations sur les développements économiques de la province canadienne et des États-Unis, au regard de celui de la Belgique, ou à travers son contact avec le mode de vie amérindien. In fine, ce registre comparatif le pousse à faire preuve de plus de distance qu’il n’en semblait capable avant d’accomplir son voyage. Cette veine critique se nourrit mais ne se réduit pas à une comparaison avec la Belgique, érigée en modèle.

En permanence, la vision de Pierlot oscille entre un européocentrisme assumé et la conviction résignée qu’il faut s’ouvrir à l’altérité américaine. Le mouvement de sa pensée le porte en effet à réagir viscéralement à « l’américanisation », autrement dit la pénétration des idées et des pratiques en vigueur aux États-Unis. Il en brosse, en quelques touches, un portrait accablant, teinté à la fois d’amertume et de fatalisme. Mais cette réaction de rejet est presque aussitôt tempérée par une attitude des plus réalistes devant les réussites économiques et technologiques des États-Unis, qu’il compare à celles de la Belgique. Si bien qu’on pourrait reprendre à son sujet l’expression de « fascination réticente » à l’égard des États-Unis (Portes, 1990) : Pierlot active un mode de pensée ambivalent, où la dénonciation des travers de l’Amérique s’accompagne d’une fascination, en ce qu’elle incarne le progrès technologique auquel il n’est nullement question pour lui de renoncer. Son orgueil concernant l’avance technologique de la Belgique sur le Canada français en fait foi. Un tel progrès est possible et souhaitable, d’après lui, sans perdre son âme pour autant. Sa nostalgie de l’ordre passé ne résiste guère à ce réalisme triomphant, surtout quand il s’agit de son propre pays, dont le développement industriel et agricole le rend fier. Il fait plus que consentir à cette modernité économique, il souhaite qu’elle soit promue au Canada français.

Enfin, dans la dernière contribution, Claude Hauser nous fait entrer dans l’intimité du voyage et de la pratique concomitante du journal. Auguste Viatte en est le protagoniste, sa découverte du Québec remontant à la fin de 1932. Il s’établit durant l’été 1933 à Québec et enseigne à l’Université Laval pendant une quinzaine d’années. Il retranscrit ses premières impressions dans des notes et des correspondances, qu’il rassemble en un écrit encore inédit : Voyage au Canada. Le projet de Claude Hauser consiste à comprendre comment Viatte agence son récit et sélectionne les éléments qu’il juge déterminants pour saisir les mutations en cours au Québec. Comme Pierre Van Den Dungen et Jean-Philippe Warren, il se focalise donc sur un nombre restreint d’écrits.

Auguste Viatte est d’origine helvétique : il a grandi et étudié dans la Confédération. Il est cependant marqué par sa fréquentation de l’Université française, où il obtient un doctorat. À Paris, il milite dans des mouvements de la gauche catholique et collabore à leurs revues. Ce sont les circonstances, et non un choix personnel, qui le font se résoudre à vivre au Québec. Il rédige donc les premières séquences de son journal comme s’il était un visiteur de passage. Dans l’intimité de la pratique diariste, il se permet d’écrire ce qu’il n’ose pas toujours dire à ses interlocuteurs canadiens-français. C’est en cette levée d’une autocensure que réside l’intérêt de la partie initiale du journal, qui s’apparente à un écrit de voyage.

Sa double expérience passée, helvétique et française, l’amène à comparer le Québec à ces deux sociétés. Son engagement chrétien progressiste constitue le pivot de cette comparaison : Viatte se voit en « missionnaire » au Québec, et cette perception guide son écriture de diariste. Il se sent appelé à identifier ce qu’il voit comme les blocages de cette société, et se demande comment y remédier à l’aide des ressources présentes sur place.

Comment peut-on être québécois ?

Dans un ouvrage dirigé par Jean Sarrazin et destiné à un lectorat européen, Jean-Charles Falardeau s’interrogeait sur les façons d’être Québécois, à la manière de Montesquieu dans ses Lettres persanes de 1721. Par approximations successives, il déclinait une série de définitions possibles traduisant l’existence d’une personnalité plurielle (Falardeau, 1979, p. 50). Sans doute s’agissait-il davantage pour lui de cerner la diversité et les métamorphoses des identités québécoises que d’adopter le point de vue du voyageur, qui est celui de l’altérité. On peut néanmoins considérer que l’étude de matériaux viatiques apporte des données et des pistes de réflexion complémentaires à une telle démarche définitoire.

La lecture de ce dossier contribuera à montrer que ces matériaux ne sont pas les moins fiables pour comprendre comment cette quête identitaire se prolonge et se conforte dans le regard de l’autre.