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Au Québec et au Canada, tout comme dans plusieurs autres pays occidentaux, l’intérêt à propos de l’embourgeoisement rural va grandissant[1]. Ce dernier est lié à l’arrivée et à l’insertion de nouvelles populations dans le cadre des transformations des campagnes d’aujourd’hui. Les acteurs locaux demeurent souvent perplexes quant à ce phénomène et à ses répercussions dans leur milieu. Cet article vise à explorer les représentations contrastées de ces acteurs tant à propos des manifestations concrètes de l’embourgeoisement que de ses effets multiformes. Il veut montrer la complexité de cette réalité en s’appuyant sur les résultats d’entrevues réalisées auprès de quatre types d’acteurs dans Brome-Missisquoi et Arthabaska au Québec, à savoir les néo-ruraux, les ruraux de longue date, les dirigeants d’organismes locaux et régionaux, ainsi que les élus municipaux[2].

Dans une première partie, quelques repères théoriques sur l’embourgeoisement rural sont exposés. Puis, dans une deuxième, la méthodologie et les MRC à l’étude sont décrites. La troisième partie analyse les représentations des quatre types d’acteurs sur divers plans de la vie rurale où se manifeste l’embourgeoisement. Une synthèse comparative des visions selon les acteurs et les territoires étudiés est présentée dans une dernière partie. Enfin, quelques enseignements tirés de cette analyse de l’embourgeoisement des campagnes sont mis en relief dans la conclusion.

Recomposition sociodémographique des campagnes et embourgeoisement rural : quelques repères théoriques

Nous observons depuis une quarantaine d’années un certain repeuplement des campagnes dans les pays industrialisés. Le Canada n’y échappe pas comme en témoignent quelques travaux pionniers canadiens (Hodge, 1983 ; Keddie et Joseph, 1991) et québécois (Brunet, 1980 ; Mcrae, 1981)[3]. Ce phénomène entraîne un renouveau sociodémographique avec l’arrivée de nouveaux résidents, nommés néo-ruraux. Ces derniers sont souvent décrits en faisant référence à leur classe sociale plus aisée que celle des populations plus anciennes (Clokeet al., 1998 ; Ghose, 2004 ; Smith, 2002). En ce sens Martin Phillips (1993), spécialiste de l’embourgeoisement des campagnes britanniques, parle même de « colonisation de classe ». C’est au tournant des années 1990 que ces observations ont incité les chercheurs à coupler leurs réflexions sur la recomposition des campagnes à celles sur l’embourgeoisement rural.

Les chercheurs britanniques, surtout géographes, furent les premiers à s’intéresser à cette question et leurs travaux demeurent les plus abondants à ce jour (Cloke et Thrift, 1987 ; M. Phillips, 2004 ; Smith et Holt, 2005 ; Stockdale, 2010). Cloke et Little ont d’ailleurs décrit l’embourgeoisement rural comme un « double processus » impliquant aussi bien l’arrivée de migrants urbains de classes moyenne et supérieure dans l’espace rural, que l’exclusion de populations locales plus modestes (Cloke et Little, 1990, p. 164). En France, les écrits sont plus rares, comme le montre Raymond (2005). Aux États-Unis les études à ce sujet sont récentes (Darling, 2005 ; Hines, 2010a, 2010b ; Shumway et Otterstrom, 2003). Au Canada et au Québec, cette thématique ne fut guère étudiée en contexte rural, les écrits sur l’embourgeoisement concernant surtout les métropoles, dont Vancouver, Montréal et Toronto (Ley, 1996 ; Slater, 2005 ; Rose, 2006, pour ne nommer que ceux-là). Toutefois, certains chercheurs y font allusion dans leurs travaux, dont Halseth (2003) qui a observé des changements dans les zones de villégiature périurbaines autour de Vancouver, et Simard (2011) qui constate une préoccupation commune au Québec et en France à l’égard des effets pervers, notamment d’exclusion, occasionnés par l’embourgeoisement rural.

Le corpus théorique ayant trait à de l’embourgeoisement des campagnes a été largement inspiré par les nombreux travaux sur l’embourgeoisement de quartiers urbains[4]. Les principaux indicateurs sont semblables dans les deux cas, à savoir : un changement dans la composition socioéconomique des citoyens, la patrimonialisation et l’esthétisation de l’environnement bâti et naturel, l’apparition de nouveaux établissements menant à la fermeture de plus anciens, la diversification des produits et des services, la transformation de la valeur immobilière (spéculation et investissement privé) et de l’accessibilité de l’habitat, etc. L’embourgeoisement rural est intrinsèquement associé à l’arrivée croissante de migrants urbains de classes moyenne ou aisée dans les campagnes, entraînant le refoulement de certains groupes sociaux, dont les jeunes ou les populations désavantagées économiquement, socialement ou culturellement.

Dans plusieurs travaux, l’explication de l’embourgeoisement rural est axée sur la consommation, les individus nourrissant l’embourgeoisement (les « gentrifieurs ») étant considérés comme des urbains désireux de consommer l’espace rural (maisons ancestrales, nature, histoire, artisanat, produits du terroir, rusticité…). Ces comportements sont souvent alimentés par les représentations dominantes de la campagne, à savoir un espace de vie bucolique et idyllique, « refuge [à l’abri] de tous les maux urbains » (Mathieu, 1998, p. 15). L’espace rural est en quelque sorte marchandisé (commodified), notamment par les médias, ce qui exerce une influence sur les imaginaires des populations urbaines en quête d’un certain exotisme (Horton, 2008 ; Valentine, 2001). À cet effet, l’expression rural greentrification a été suggérée pour montrer à quel point ces urbains sont avides d’espaces verts (Smith et Phillips, 2001). Ceci renvoie donc à une théorie culturelle de l’embourgeoisement où la consommation, la culture, les caractéristiques et les demandes des « gentrifieurs » viennent expliquer l’origine du phénomène. Il s’agit là d’une des deux principales écoles de pensée sur le sujet, surtout développée en contexte urbain (Ley, 1986, 1994 ; Rose, 1984)[5].

Par contraste, pour l’autre école de pensée, influencée par le courant marxiste, l’embourgeoisement est dicté par le mode de production et les structures légales, institutionnelles, économiques et politiques ; aussi ses principaux artisans ont comme objectif de produire, d’accumuler et de distribuer des profits, ce qui exige d’importantes ressources financières, humaines et matérielles. À titre d’exemple, la localisation stratégique et le potentiel économique de quartiers urbains dépréciés peuvent attirer des promoteurs et des spéculateurs qui, selon Neil Smith, figure de proue de cette école (1979, 1996), y risquent un capital dans l’espoir de réaliser un profit lors de la réhabilitation de ces espaces. Cette approche structurelle a servi de cadre conceptuel à certaines recherches en milieu rural, dont celle de Darling (2005) aux États-Unis qui explore la pertinence de la théorie du différentiel de loyer (rent differential theory) de Smith pour étudier l’embourgeoisement rural. Ainsi, Darling a montré que l’investissement en biens fonciers et la spéculation immobilière à la hausse sont motivés par le potentiel économique et touristique du New York State’s Adirondack Park en raison de ses paysages attractifs. Cela engendre l’effet pervers d’exclure des occupants requérant des logements à prix abordables localisés près de leur emploi. La même situation se produit dans plusieurs parcs canadiens et québécois, où il y a un manque évident de logements à prix raisonnable pour la population locale et les travailleurs saisonniers (par exemple, à Banff ou à Jasper dans l’Ouest canadien, au Massif des monts Sutton au Québec…).

Les travaux de Phillips (2005a) s’inspirent de ces deux écoles de pensée puisqu’ils s’appuient sur des repères théoriques et empiriques tant structurels que culturels. Cet auteur a également porté une attention particulière aux défis posés par la transposition en milieu rural d’un concept développé en contexte urbain. Par exemple, pour lui, la transformation de l’environnement bâti se produit différemment dans les campagnes (en particulier avec des constructions nouvelles) et dans les quartiers centraux embourgeoisés (rénovation de bâtisses délabrées). Il a également étudié la constitution complexe et diversifiée des ménages ruraux dits « gentrifieurs », parfois différente de celle en ville (Phillips, 1993). Ces réflexions montrent l’importance d’appliquer avec nuances et précautions le concept d’embourgeoisement en contexte rural.

Méthodologie et terrains d’étude

Dans les écrits sur l’embourgeoisement rural, l’approche quantitative est souvent privilégiée. Celle-ci s’appuie surtout sur des données socioéconomiques ou socioprofessionnelles recueillies par des recensements ou des sondages (revenu, niveau de scolarité, profession…). Une comparaison de ces indicateurs pour les nouveaux résidents des campagnes et l’ensemble de la population est fréquemment réalisée dans le but de déceler un écart (Stockdale, 2010 ; Stockdaleet al., 2000). Parallèlement, une approche qualitative basée sur des entrevues avec des nouveaux résidents appartenant à divers groupes sociaux tels les migrants marginaux (Raymond, 2003), les artisans (Perrenoud, 2008) ou les lesbiennes (Smith et Holt, 2005) a aussi été adoptée. Les analyses menées en ville comme en campagne se sont détournées des populations subissant les effets de l’embourgeoisement et se sont surtout concentrées sur les « gentrifieurs », comme le leur reprochent certains auteurs (Leeset al., 2008 ; Clerval, 2008 ; Lehman-Frisch, 2008 ; Phillips, 2005a).

C’est pour combler cette lacune que nous nous penchons ici non seulement sur la vision des « gentrifieurs » mais aussi sur celles des résidents plus anciens et des décideurs locaux et régionaux (élus municipaux et dirigeants d’organismes). Tous détiennent une expérience et un savoir inestimables sur les changements reliés à l’embourgeoisement de leur milieu[6]. Une démarche qualitative a été retenue puisque notre objectif était de mettre en relief les représentations croisées de ces divers acteurs sur les incidences multiples de l’embourgeoisement des campagnes, afin d’en brosser un portrait plus juste et plus global.

Des entrevues approfondies, d’une durée moyenne d’une heure et demie, furent menées en 2006 et 2007 dans les MRC de Brome-Missisquoi et d’Arthabaska, deux territoires accueillant de nouvelles populations rurales au Québec. Au total, 93 acteurs ont été interrogés sur divers thèmes, dont leur vision des effets de l’arrivée de nouvelles populations dans leur milieu et de l’embourgeoisement rural. Parmi ceux-ci, il y a 47 néo-ruraux, c’est-à-dire des individus qui vivaient en ville et qui ont fait le choix de s’installer en permanence dans une des municipalités rurales des deux MRC étudiées. Ils y vivent depuis un minimum d’un an et un maximum de vingt ans[7]. En outre, on retrouve 24 ruraux de longue date, soit aussi bien des individus qui sont nés dans les MRC concernées et qui y vivent toujours (malgré parfois des migrations temporaires), que ceux qui y habitent en permanence depuis plus de vingt ans sans y être nés toutefois. Enfin, 22 décideurs locaux et régionaux des deux MRC à l’étude ont participé à la recherche, soit douze dirigeants d’organismes oeuvrant dans divers secteurs (éducation, santé et services sociaux, communications, arts et culture, environnement, jeunesse, développement économique) et dix élus municipaux.

Tous ces acteurs étaient invités à répondre à des questions concernant l’embourgeoisement rural, dont leurs impressions sur les impacts de la hausse du prix des terrains et des maisons dans leur MRC, notamment sur les jeunes. D’autres questions se rapportaient à l’accessibilité financière des produits (par exemple l’épicerie) et des services dans leur milieu. Les décideurs étaient invités à évaluer si leur municipalité et leur MRC connaissaient un embourgeoisement[8]. Les néo-ruraux ont été interrogés sur les rénovations qu’ils avaient effectuées sur leur propriété depuis leur arrivée, et ce, dans l’objectif d’entrevoir la transformation de l’environnement bâti corrélatif à l’embourgeoisement. En outre, nous avons tenu compte, lors de l’analyse, de certains thèmes supplémentaires concernant les représentations des quatre types d’acteurs sur les effets globaux de l’installation des néo-ruraux dans leur MRC, puisque certaines des incidences de l’embourgeoisement rural ressortaient de leurs propos. Ces représentations ont permis de compléter, de renforcer et d’enrichir les données sur l’embourgeoisement, même si la question posée sur les effets ne visait pas strictement ce phénomène au départ.

Il faut préciser que les signes d’embourgeoisement se révèlent à des intensités différentes dans les deux MRC. En effet, c’est dans Brome-Missisquoi qu’ils semblent les plus marqués alors que l’on ne constate que des germes de ce phénomène dans Arthabaska (Simard, 2008b, 2008c)[9]. Nous ne présentons ici qu’un bref portrait de ces MRC, leur description et celle de leurs nouveaux résidents ayant déjà été effectuées en détail dans d’autres articles (Simard et Guimond, 2009, 2010).

La MRC de Brome-Missisquoi est localisée au sud du Québec, aux limites de l’Estrie, de la Montérégie et du Vermont (États-Unis). Lors du recensement de 2011 de Statistique Canada, elle comptait une population de 55 621 personnes dispersées dans vingt et une municipalités quasi totalement rurales[10]. En raison de sa proximité avec Montréal et de ses attraits majeurs (Massif des monts Sutton, lac Brome), qui en font d’ailleurs une importante destination touristique et de villégiature au Québec, le phénomène de néo-ruralité y est relativement ancien. Parmi les néo-ruraux de cette MRC, on compte surtout des retraités. Les différents effets de l’arrivée de cette population sont globalement perceptibles, dont l’embourgeoisement rural.

Quant à la MRC d’Arthabaska, elle est située dans la région administrative du Centre-du-Québec. En 2011, sa population s’élevait à 69 237 habitants répartis dans 24 municipalités, presque exclusivement rurales. Les secteurs industriel, commercial et agricole y étant développés, cette MRC attire une main-d’oeuvre diversifiée. Conséquemment, les nouvelles populations d’Arthabaska se distinguent de celles de Brome-Missisquoi du fait qu’elles sont plus jeunes et qu’elles comptent sur la présence de migrants de retour[11].

Représentations sur l’embourgeoisement des campagnes et ses incidences

Plusieurs aspects ont été abordés par les acteurs interrogés sur l’embourgeoisement de leur milieu. À partir de leurs propos, ils sont analysés ici tour à tour, selon quatre angles significatifs.

Sur le plan sociodémographiques

D’emblée, tous les acteurs bromisquois craignent la perte d’une population plus jeune à cause de l’arrivée de néo-ruraux préretraités et retraités bien nantis dans leur MRC qui générerait, entre autres, une importante inflation immobilière. Par conséquent, ils s’inquiètent de la survie des écoles, malgré qu’ils voient de façon positive la pérennité de certains services locaux (ex. : commerces) assurée par ces nouveaux consommateurs. Les quatre types d’acteurs partagent ainsi une représentation homogène des néo-ruraux. Ils notent, sauf les élus municipaux, un écart disproportionné entre les revenus, les niveaux de scolarité et les professions des néo-ruraux et des ruraux de longue date. En effet, selon leurs observations, les carrières des nouveaux résidents seraient plus « prestigieuses » (ex. : professions libérales). Ces écarts correspondent clairement aux indicateurs de l’embourgeoisement utilisés dans les écrits. Ainsi, selon Lehman-Frisch (2008) qui a étudié les « gentrifieurs » et les « gentrifiés » (anciens résidents) d’un quartier de San Francisco sous l’angle de leur cohabitation, les premiers seraient mieux dotés socialement et économiquement. D’ailleurs, nous avons antérieurement observé dans Brome-Missisquoi que le niveau de scolarité des néo-ruraux y était nettement plus élevé que celui de l’ensemble de la population (Guimond et Simard, 2008). Des nuances s’imposent, car les migrants de classes moyennes peuvent aussi appartenir à une catégorie sociale plus riche en capital culturel qu’en capital économique, comme l’avance Rose (1984) qui parle de « gentrifieur marginal » ; nous y reviendrons plus loin. Les expressions utilisées par les ruraux de longue date et les élus municipaux pour dépeindre les néo-ruraux reflètent bien cette perception d’une classe sociale différente :

Des gens un peu plus bourgeois se sont installés (BMEM5)[12].

Il y en a qui s’installent dans la région, [...] puis ils ont de l’argent. [...] Ils ont un peu plus de connaissances et ils sont un peu plus raffinés.

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En général, c’est des gens en moyens.

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Depuis quelques années, on remarque qu’il y a des gros big shots de la ville.

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Il y a des places [...] plus convoitées, que ce soit par des artistes de l’extérieur ou par des gens quand même assez fortunés qui sont prêts à mettre le paquet pour avoir ta propriété parce que tu as un beau point de vue.

BMLD38

Nombreux sont les néo-ruraux qui partagent cet avis :

Les nouveaux retraités sont des gens qui ont souvent eu des carrières prestigieuses. Alors, c’est sûr qu’au point de vue éducation et financier, c’est peut-être pas mal de différence [avec les ruraux de longue date]. Parce que les gens qui arrivent ici avec leurs gros sous veulent être avec des gens qui ont le même revenu ou les mêmes intérêts.

BMNÉO2

En plus de se questionner à l’égard de l’arrivée de rentiers cossus, du départ forcé et de l’exclusion des jeunes, tous les acteurs s’inquiètent de la disparition des anglophones moins nantis de Brome-Missisquoi[13]. En effet, cette MRC se démarque par la présence notable d’individus de langue maternelle anglaise atteignant 18,7 % (Statistique Canada, recensement de 2011). Selon les quatre types d’acteurs, la population anglophone est vieillissante, s’appauvrit et subit d’importantes pertes démographiques, une perception confirmée dans un rapport sur les populations anglophones des Cantons-de-l’Est (Klimp, 2006). Ainsi, tous les acteurs interrogés, dont les néo-ruraux eux-mêmes, observent un changement dans la composition linguistique et culturelle de leur milieu pouvant causer une perte d’identité locale, ce qui s’avère un autre signe de l’embourgeoisement rural (Cloke et Thrift, 1987 ; Raymond, 2003). Ces acteurs estiment que l’arrivée accrue de nouveaux résidents francophones créerait un débalancement sociodémographique :

Maintenant, ils [les anglophones] sont rendus minoritaires. Alors ça ne doit pas être facile pour eux de voir aussi la diminution de leur nombre et l’augmentation des gens qui viennent de Montréal, qui parlent français et qui viennent s’installer chez eux.

BMNÉO3

Quant aux acteurs arthabaskiens, à l’instar de ceux de Brome-Missisquoi, tous notent un renouvellement et un accroissement de la population assurant la survie des services de proximité. Cependant, ils ne font généralement pas mention d’un écart disproportionné entre les niveaux de scolarité et les revenus des néo-ruraux et des ruraux de longue date, comme leurs vis-à-vis bromisquois. Une exception est soulignée par quelques ruraux de longue date qui singularisent les nouveaux résidents de Kingsey Falls par leur haut niveau de scolarité, leurs emplois spécialisés au sein de l’entreprise Cascades Inc. et leur revenu élevé. L’ensemble des acteurs arthabaskiens présentent les nouveaux résidents comme un groupe hétérogène puisque selon eux, il est composé de travailleurs actifs, de jeunes familles, de migrants de retour, d’immigrants, de préretraités ou retraités. Cette représentation ne coïnciderait alors pas à celle typiquement décrite dans la littérature sur les « gentrifieurs ». Un interlocuteur a même esquissé une typologie des divers résidents qui s’installent dans sa municipalité :

Il y a des jeunes qui viennent pour un trip de campagne. [...] Des fois, ça peut être des parents aussi, des gens d’une trentaine d’années qui commencent à avoir des enfants. [...] Tu vas avoir des gens d’ici, qui sont rendus à la retraite et qui reviennent s’installer.

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Ce constat concorde avec des résultats obtenus préalablement dans cette recherche et selon lesquels les néo-ruraux d’Arthabaska ont des statuts occupationnels hétéroclites (travailleurs actifs, parents au foyer, retraités), contrairement aux néo-Bromisquois qui sont plus homogènes sur ce point puisqu’ils sont surtout retraités (Simard et Guimond, 2009). De plus, les néo-Arthabaskiens actifs occupent des emplois dans divers secteurs de l’économie. Cela créerait moins de distorsions que dans Brome-Missisquoi en ce qui a trait aux occupations et revenus des nouveaux ruraux et des populations plus anciennes. Bref, selon les représentations de tous les acteurs arthabaskiens, l’embourgeoisement rural ne se manifesterait pas fortement sur le plan sociodémographique, surtout en comparaison des résultats plus concluants obtenus dans Brome-Missisquoi.

Sur les plans de l’habitat et de l’économie

Les études sur l’embourgeoisement rural, en particulier celles adoptant une approche structurelle, sont unanimes : ce processus se traduit par la hausse du prix des logements, des terrains, des maisons et des taxes (Clokeet al., 1997 ; Shucksmith, 1991). Cet impact est fortement ressenti par tous les acteurs bromisquois qui conviennent que l’arrivée des néo-ruraux occasionne une rareté des habitations pour les populations de longue date (surtout les jeunes) et les jeunes néo-ruraux potentiels. Ceux-ci éprouvent alors de sérieuses difficultés dans la recherche d’un logement ou d’une propriété (Desjardins et Simard, 2008). Les extraits d’entrevues suivants font bien ressortir les effets pervers liés à l’inflation immobilière :

Ça inquiète de voir plusieurs jeunes qui quittent la région ou qui ne peuvent pas accéder à des habitations dans la région dû aux prix des maisons, au manque de loyer, aux services également [manque d’écoles].

BMDO6

Les jeunes locaux s’en vont dans des municipalités voisines ou ils s’en vont complètement dans les grands centres puis ils disent : « Asteure, on va vivre là, on n’a pas les moyens de s’acheter rien ici ».

BMEM1

C’est plus facile pour un néo-rural à la retraite de s’acheter une propriété ici que pour un néo-rural ayant une jeune famille qui veut venir s’établir en campagne. Ils ne sont pas rendus à la même place au niveau des dépenses.

BMDO11

Certains Bromisquois, tant résidents de longue date que néo-ruraux, ont opté pour différentes stratégies afin de se loger convenablement ou de contrer les hausses de taxes représentant une charge financière préoccupante pour les contribuables :

Taxes are so high, it’s ridiculous ! And it’s really hard when you’re just an ordinary person, making an ordinary living, to pay for those. And that’s why we rent out the top [floor]. It helps pay the mortgage. [...] I know people who’ve moved out because they couldn’t afford the high taxes and the high cost of living and who have moved to smaller villages around.

BMLD30

Le logement [il cherchait une propriété]. Ça a été difficile. Ça a pris trois ans avant qu’on soit capable de se trouver [une propriété et une terre agricole]. [...] On vivait [carrément en camping].

BMNÉO25

Il faut garder quelques réserves sur la transformation de la valeur immobilière, car elle ne se produit pas uniformément sur le territoire de Brome-Missisquoi, alors que certaines municipalités, dont Sutton, Lac-Brome ou Frelighsburg, sont plus convoitées que d’autres par les néo-ruraux de classes moyenne ou aisée. Les secteurs de villégiature, particulièrement à proximité d’un plan d’eau ou de montagnes, paraissent plus exposés à l’embourgeoisement, comme le suggère le titre d’un article paru dans Le Soleil « Bienvenue dans l’ère Charlevoix : un ´petit Las Vegas´ dort entre fleuve et montagnes » (Desmeules, 2008, p. 28). D’ailleurs, les quatre types d’acteurs bromisquois associent l’embourgeoisement de leur MRC à la villégiature et au tourisme qui caractérisent l’économie de cette région. Hormis l’apport économique que ces deux groupes de visiteurs entraînent, les acteurs ont généralement tendance à considérer leur présence plutôt négativement en raison d’un sentiment d’envahissement. Cela semble paradoxal surtout venant de la part des néo-ruraux, puisque plusieurs furent eux-mêmes des villégiateurs avant leur installation permanente (Desjardins et Simard, 2009).

Parallèlement, la hausse de la valeur foncière engendre un apport considérable de taxes pour les municipalités, dont tous se réjouissent, spécialement les élus municipaux. Des ruraux de longue date ont noté que certains de leurs concitoyens ont bénéficié de cette situation en renippant des propriétés et en les revendant à un coût élevé. Cela rejoint la proposition de Smith (1996) quant au rôle de l’investissement privé ou public dans la restructuration du marché immobilier :

J’en connais qui achètent des taudis, qui en font des palais, puis après ça, qui revendent ça aux gens de la ville qui ont de l’argent.

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Ainsi, des résidents de longue date peuvent eux aussi participer indirectement, avec leurs expertises et capitaux, au processus d’embourgeoisement dans leur milieu.

Tous les acteurs relèvent l’apparition de nouveaux produits raffinés (fromages fins, vins de grands crus) et de services spécialisés (restaurants gastronomiques, herboristerie, médecine alternative) ainsi qu’un engouement accru pour les produits du terroir. Selon eux, cela se conjugue avec l’arrivée des néo-ruraux et l’embourgeoisement rural. Ces migrants seraient en quête d’un mode de vie axé en partie sur le rejet de la société de consommation de masse, l’achat de produits biologiques provenant de producteurs maraîchers de la région et les valeurs de développement durable. Cette tendance se rapproche des pratiques de consommation des « gentrifieurs » urbains valorisant les produits naturels ou artisanaux, les aliments biologiques et les magasins de fripes. Ces témoignages de néo-Bromisquois font foi de leurs goûts particuliers exerçant une influence sur la demande de certains produits :

Les gens généralement, surtout les néo-ruraux, sont très sensibles à l’agriculture, pas conventionnelle, mais un peu comme on fait : artisanale, biologique. Puis les gens veulent beaucoup manger des légumes biologiques, des légumes locaux. Et le prix, c’est pas un frein à ça.

BMNÉO25

[Food] is a particularly special thing for me in that my aim is to buy as many things as possible as locally as possible. So I have found orchards, meat, organic vegetables farmers, health food stores, poissonnerie, and when I go into [name of a supermarket], I buy yogurt, sugar, crackers and that’s it. Everything else, I’m able to buy directly from the people who are producing them.

BMNÉO11

En outre, les néo-ruraux apprécient particulièrement la diversité des services spécialisés et alternatifs qu’ils retrouvent dans leur MRC d’accueil :

Par des choix personnels, j’ai beaucoup autour de moi d’autres ressources : un naturopathe, un herboriste, un ostéopathe, sacrocrânien. Ici, name it, c’est du spirituel aux médecines alternatives. Il y a tout, tout, tout. Puis c’est tous des gens qui arrivent à vivre parce qu’on consomme ici.

BMNÉO 16

Les quatre types d’acteurs reconnaissent que cette diversification est liée au pouvoir d’achat de certains nouveaux résidents plus aisés financièrement. Ces extraits d’entrevues portent à croire qu’il y a un risque potentiel de clivage entre les Bromisquois, lequel est rattaché à l’accessibilité des produits et services dans cette MRC. Cela constitue une manifestation explicite du processus d’embourgeoisement rural :

Si ce n’était pas des nouveaux résidents, [le commerce X] qui vend les beaux pâtés importés et le bon pain et fromage, ne vivrait pas. Les gens, les autochtones, ne feraient pas vivre cette place-là.

BMDO7

Il peut y avoir des prix un peu plus élevés sur certains produits haut de gamme. [...] Côté économique, les produits du terroir, tout ça, les résidents qui sont de la ville, [...] ils les prennent. Le prix les dérange moins, ils sont moins regardants.

BMLD39

Contre toute attente, les acteurs se sont peu exprimés sur le remplacement de commerces plus anciens par des établissements répondant davantage aux besoins des néo-ruraux. Il faut préciser qu’aucune question directe ne leur a été posée à ce sujet, ce qui pourrait expliquer leur discrétion. En outre, si l’ensemble des acteurs s’entendent pour dire que les produits et les services dans Brome-Missisquoi demeurent accessibles à l’ensemble de la population, c’est surtout en raison de la présence de magasins à grande surface localisés à Cowansville ou dans d’autres villes desservant cette MRC. Sans ceux-ci, ils reconnaissent que certains produits ne seraient pas abordables, autre manifestation de l’embourgeoisement de leur milieu :

Tu sais, une boîte de chocolat à vingt dollars parce que c’est du chocolat pur fait sur place, il y en a qui s’en payent une boîte par année pour donner en cadeau, mais c’est à peu près tout. Ce sont les visiteurs et les nouveaux résidents qui viennent [et achètent]. Alors, financièrement, je sais qu’il y a beaucoup de gens qui vont faire leur épicerie à Cowansville.

BMDO7

Dans le même esprit, cette jeune néo-rurale déplore le prix exorbitant des produits alimentaires plus raffinés et luxueux, tout en appréciant toutefois leur disponibilité :

Il y a des produits du terroir, des produits fins, mais moi, je n’y vais plus. J’ai pas accès. Je ne suis pas capable d’y aller. C’est vraiment trop cher. Pourtant, ils vivent, puis je suis contente parce que de temps en temps, je vais acheter mon fromage là.

BMNÉO16

Toujours en lien avec les incidences économiques de l’embourgeoisement rural, les quatre types d’acteurs évoquent, favorablement, le fait que les néo-ruraux supportent l’économie locale. Ils mentionnent le secteur tertiaire, alors que ces nouveaux villageois ont besoin de main-d’oeuvre et de biens, en particulier lors de la construction, la rénovation ou l’entretien de leur propriété. Les nouveaux résidents contribuent ainsi au maintien et à la création d’emplois. Par ailleurs, les acteurs ont noté que quelques néo-ruraux mettent sur pied de petites entreprises, ce qui constitue une des spécificités de certains « gentrifieurs » urbains qui sont des travailleurs autonomes à domicile (Clerval, 2008 ; Collet, 2008). L’amélioration des technologies de l’information et de la communication permet l’émergence de nouvelles formes de travail en milieu rural, encourageant ainsi l’établissement de néo-entrepreneurs (Saleille, 2006), tendance remarquée plus spécialement dans Brome-Missisquoi (Simardet al., 2011).

Par contraste, relativement à l’habitat et aux effets économiques de l’embourgeoisement dans Arthabaska, les acteurs sont peu bavards sur la hausse des prix du foncier et des taxes qu’ils n’associent pas à l’arrivée des nouveaux résidents sur leur territoire, sauf dans certains secteurs (Kingsey Falls, Ham-Nord). Contrairement aux acteurs bromisquois, ils justifient l’inflation immobilière par des raisons structurelles, telle l’amélioration des infrastructures municipales (égouts ou aqueduc). À l’exception des élus municipaux, ils s’entendent pour dire que les coûts reliés à l’habitat sont généralement moins élevés qu’ailleurs, et surtout moins chers qu’en ville. À l’instar des acteurs bromisquois, ils associent les nouveaux résidents à l’apport de taxes pour les municipalités, au support et à la diversification de l’économie locale ainsi qu’à la création d’emplois et d’entreprises. Certains acteurs remarquent aussi la présence de nouveaux produits et services, et ce, même s’ils sont beaucoup moins volubiles que leurs concitoyens de Brome-Missisquoi à cet égard. Ce dirigeant d’organisme remarque l’existence d’établissements novateurs créés par les néo-ruraux d’origine immigrée :

Les beaux restaurants ici dans la région, les petites fromageries, c’est souvent des gens qui viennent de l’extérieur, d’ailleurs au Québec ou d’ailleurs dans le monde. Veut, veut pas, ils arrivent ici avec leurs idées, ils voient quelque chose qu’il n’y a pas nécessairement [ici]. Puis souvent ça apporte une plus-value importante pour la qualité de vie de la région.

ARDO10

Bref, les acteurs d’Arthabaska ont peu de représentations négatives liées à l’embourgeoisement sur les plans de l’habitat et de l’économie :

Les nouvelles populations qui arrivent dans la MRC d’Arthabaska, je vois seulement que du positif parce que plus on a de population, plus ça fait tourner les commerces dans notre MRC. Ça fait tourner tout. [...] S’il n’y a pas de monde, les dépanneurs ne vont pas marcher, la station à gaz non plus. Tout. Puis les garages.

ARLD35

S’il n’y avait pas les nouveaux arrivants, premièrement les petites municipalités deviendraient dévitalisées, donc c’est un plus parce qu’on amène du monde dans la municipalité. [...] Ça apporte de l’argent parce qu’une bâtisse qui se détériore, elle n’est plus taxée et le fardeau fiscal est pire pour les autres. [...] Puis ces gens-là, qui arrivent de l’extérieur, sont fiers, [...] ils aiment à ce que les choses soient propres, puis ils font des belles choses. Donc l’évaluation [foncière] va en fonction de ça.

AREM1

Sur les plans communautaire et culturel

Les écrits sur l’embourgeoisement des campagnes concluent habituellement que celui-ci a un impact négatif pour la communauté locale, à cause de l’appropriation matérielle et symbolique de l’espace par les nouveaux résidents. Or, n’en étudier que les incidences indésirables en fournirait une représentation tronquée. Comme nous l’avons vu ci-dessus, les représentations des acteurs sont mitigées et ne s’arrêtent pas uniquement aux effets pervers de l’embourgeoisement rural. Nous verrons dans cette section qu’un contrepoids bénéfique est noté par tous les acteurs, et ce, sur les plans communautaire et culturel.

Dans Brome-Missisquoi, les acteurs, à l’exception des élus municipaux, affirment unanimement que les nouveaux ruraux contribuent à maintenir et à créer des activités communautaires, surtout artistiques et culturelles. Cela rejoint les écrits qui décrivent les « gentrifieurs » comme avides d’arts et de culture (Bridge, 2001). Les néo-Bromisquois et leurs conjoints se démarquent en occupant davantage des professions dans le secteur des arts et de la culture que l’ensemble de la population de cette MRC (Guimond et Simard, 2008). De ce fait, non seulement les néo-ruraux consomment ces activités, mais ils s’y impliquent activement (Simard, 2008a). Cette interlocutrice laisse entrevoir les motivations et les répercussions derrière cette participation :

Je pense que ça va être de plus en plus un endroit intéressant où vivre, justement à cause des gens qui viennent s’y installer et qui ont besoin de recréer un petit peu leur milieu quand ils sont ici. Alors déjà on le voit au niveau des arts et de la culture. Les gens qui s’installent mettent sur pied des nouveaux organismes, ils créent des nouveaux festivals….

BMNÉO18

En adoptant certaines pratiques en matière de consommation culturelle, les « gentrifieurs » faisant partie de la nouvelle classe moyenne[14] tenteraient de se distinguer de la classe moyenne traditionnelle (Bridge, 2001). Pierre Bourdieu (1979) analyse trois manières qu’ont les individus de se distinguer, à savoir par la consommation culturelle (musique, livres, spectacles, journaux…), par l’alimentation et par les dépenses liées à la présentation de soi (vêtements, soins de beauté…). L’engouement des néo-ruraux pour les activités artistiques et culturelles, les aliments raffinés, biologiques ou exotiques et les soins alternatifs serait de la sorte une manifestation de leur volonté de distinction. Fuyant le stress et le rythme effervescent de la ville, certains choisissent de s’établir à la campagne et y recherchent un style de vie alternatif. Leur intérêt pour la culture et les valeurs anticapitalistes témoigne de leur désir de se singulariser de la classe moyenne, qui privilégie plutôt la banlieue comme espace de vie (Phillips, 2002). Au Canada, de telles observations ont été bien étayées dans les quartiers urbains embourgeoisés, dont Kitsilano à Vancouver et le Plateau-Mont-Royal à Montréal (Ley, 1996 ; Rose, 2006). Des acteurs interrogés comparent d’ailleurs certains milieux ruraux bromisquois en processus d’embourgeoisement, à la réalité de l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal :

En fait, c’est le même phénomène que tu retrouverais à Montréal sur le Plateau. Ici c’est comme le Plateau-Mont-Royal à la campagne. Ça fait que tu as eu des granos, des artistes, du monde qui n’avaient pas forcément des moyens énormes, mais qui avaient le goût d’être à la campagne pour toutes sortes de raisons et qui sont arrivés progressivement.

BMDO9

Les critères de sélection d’une propriété privilégiés par des nouveaux résidents, dont la recherche d’un certain isolement social et physique (Royet al., 2005), pourraient aussi constituer un marqueur de l’embourgeoisement rural selon des chercheurs britanniques (Smith et Phillips, 2001). D’ailleurs, se remarque un certain agacement des dirigeants d’organismes et de quelques néo-ruraux face à l’isolement volontaire de certains résidents, plus précisément les néo-ruraux retraités et les villégiateurs. Cette représentation à propos des retraités n’est nullement partagée par tous les acteurs qui reconnaissent plutôt leur apport indéniable sur le plan communautaire :

Il ne faut pas mélanger. Les villégiateurs, tu ne les vois pas beaucoup, ils veulent avoir la paix. [...] Les nouveaux ruraux, eux autres, ils s’impliquent par exemple ! Ils participent à plein d’affaires. Ils sont énergiques. Ils ont amené beaucoup. [Nom d’un organisme], c’est des nouveaux ruraux qui l’ont amené, puis ça fonctionne bien. Des fois il y a des frictions, là, mais cela fait un beau mélange [de population].

BMLD31

Les origines géographiques et sociales des néo-ruraux peuvent mener à l’absence d’interactions entre les divers groupes sociaux et, dans certains cas, engendrer méfiance et confrontations (Cloke et Thrift, 1987) ; nous y reviendrons dans la section suivante. À l’opposé, les espaces de vie communautaire (par exemple les organismes locaux) peuvent susciter de nouvelles rencontres et favoriser la mixité entre les diverses populations rurales (Guimondet al. accepté ; Simard, 2007). En outre, plusieurs ruraux de longue date bromisquois ont mentionné leurs nouvelles amitiés avec les néo-ruraux, en raison d’intérêts communs :

Moi, je suis bien content. Ça a fait du bien et ça a élargi les horizons. Mes nouveaux amis sont là [parmi les néo-ruraux]. […] C’est un bel enrichissement.

BMLD31

La diversification de la population constituerait un effet positif découlant de l’embourgeoisement (Leeset al., 2008 ; Rose, 2004). Au dire de tous les acteurs, sauf les élus municipaux, les néo-ruraux partagent leurs expertises et talents, tout en apportant de nouvelles idées. Cela constitue un apport remarquable pour le développement de la région. Par exemple, ils mettent à profit pour la communauté leur réseau de contacts et leurs compétences professionnelles :

Au niveau de l’environnement, des compétences juridiques, des contacts avec des journalistes, au niveau… Internet, il y a 15 ans c’était pas mal nouveau. Eux autres [les néo-ruraux] ils contrôlaient ça pas mal, ils étaient bons avec ça. Ça nous a aidés beaucoup. Ils nous ont aidés à nous mobiliser.

BMLD31

Mon père [un néo-rural] donne du temps à la bibliothèque locale de façon bénévole. Il a une formation comme comptable agréé [...] il aide à travailler sur les finances de la bibliothèque. Ils [les retraités] ont beaucoup à apporter à une communauté.

BMNÉO13

Dans Arthabaska, les acteurs ont aussi évoqué des aspects positifs sur le plan communautaire, mais leurs commentaires étaient moins en lien avec l’embourgeoisement rural. Selon eux, la présence des néo-ruraux assure le maintien et le développement des activités communautaires, particulièrement celles liées aux loisirs. Comparativement à leurs homologues bromisquois, le secteur artistique et culturel n’est pas au coeur de leurs propos, quoique certains ruraux de longue date et dirigeants d’organismes notent la présence accrue d’artistes dans des lieux propices à la création (proximité d’un plan d’eau ou de montagnes). À l’instar de l’ensemble des acteurs bromisquois, tous sont unanimes pour dire que les nouveaux résidents apportent des idées et des connaissances nouvelles, ainsi que des expertises diversifiées, ce qui peut parfois soit créer des tensions, soit atténuer des préjugés :

[La présence des néo-ruraux] nous a apporté beaucoup d’expertises, donc des gens qui avaient des profils de gestionnaires, des gens qui ont une autre expérience de travail que ces métiers traditionnels [agriculture et foresterie] auxquels on était habitué ici. [...] Puis ça s’est ressenti au niveau des organisations et du conseil municipal. [...] Ils ont un autre bagage et un autre point de vue. Bon, c’est sûr que des fois ça peut faire des frictions avec les gens de souche. Souvent, les gens qui viennent des milieux urbains ont une idée de la campagne qui n’est pas nécessairement la même que les gens qui sont natifs d’ici.

ARDO6

C’est toujours bon qu’il y ait du monde de l’extérieur puis du monde de la place dans un comité. Ça amène des idées nouvelles, mais aussi, ça laisse tomber certains préjugés parce que c’est dans l’action qu’on voit qu’on n’a pas tant de différences que cela (ARDO11).

Sur les plans physique, environnemental et politique

Sur le plan physique et visuel, il y aurait une certaine esthétique liée à l’embourgeoisement, telle la prédilection pour les bâtisses ancestrales. Ainsi, certains néo-ruraux améliorent l’environnement bâti en réhabilitant avec soin des bâtiments délabrés, ce qui est un indice d’embourgeoisement bien mis en évidence tant en ville qu’à la campagne (Clerval, 2008 ; Phillips, 1993). Cette propension à entretenir et restaurer d’anciens édifices, privés comme publics (salle communautaire désuète, ancien magasin, église…), semble appréciée des quatre types d’acteurs bromisquois :

There’s another new family that moved in [...] and completely remodelled it [a closed convenience store]. It’s beautiful ! And it was so ugly ! It was awful ! Awful. And he’s gonna do something with it, and I think : Wow ! That’s great !.

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Plusieurs néo-ruraux interrogés dans les deux MRC ont d’ailleurs investi beaucoup d’argent, de temps et d’énergie dans la reconstruction ou la rénovation de leur propriété. Ils ont entrepris des travaux majeurs, aussi bien sur leur terrain que leur maison : ajout d’un plan d’eau, éclaircissement de la forêt, aménagement paysager, reboisement, entretien régulier (toiture, fenêtres, fosse septique). Certains jeunes ont même transformé un bâtiment en maison écologique ou ont construit une résidence en adoptant cette approche alternative. La plupart de ces travaux sont des projets à long terme pour rendre la demeure plus viable. Évidemment, tous les néo-ruraux se réjouissent de l’augmentation de la valeur de leur propriété, mais ils ne semblent pas prêts à la vendre pour autant et ils y sont très attachés (Guimond et Simard, 2011). Ceux-ci s’apparentent à une catégorie de « gentrifieurs » que Smith nomme « occupier developers » (1979) puisqu’ils n’aspirent pas à mettre en vente leur propriété pour acquérir un gain financier comme le feraient, par opposition, des « gentrifieurs promoteurs ». D’ailleurs, la majorité des néo-Bromisquois n’ont pas changé de domicile depuis leur installation permanente et pour ceux qui l’ont fait, c’est-à-dire surtout les jeunes, c’était aux fins de passer du statut de locataire à celui de propriétaire.

Le concept de « gentrifieur marginal » proposé par Rose (1984) s’applique bien à plusieurs jeunes de l’étude, en particulier dans Brome-Missisquoi. En raison de leur statut économique ne concordant pas avec celui des « gentrifieurs » fortunés, ils seraient en quête d’un endroit leur offrant un juste équilibre entre un coût de la vie raisonnable et accessible et une bonne qualité de vie. Ces jeunes peuvent contribuer à un certain embourgeoisement rural en raison de leur style de vie, leur culture et leurs valeurs, bien qu’ils soient sujets à subir des pratiques d’exclusion liées au marché résidentiel. Ayant souvent peu de ressources financières, ils investissent énormément de temps et d’énergie pour rénover des maisons achetées dans un état pitoyable et qu’ils ont réussi à dénicher avec peine (Simardet al., 2011). Cet extrait éloquent témoigne de leur ténacité :

On a trouvé vraiment une maison pour nous autres, dans nos prix. Mais il y avait tellement de travail à faire sur cette maison-là, que c’était un deal finalement. [...] Elle était vraiment maganée quand on est venu visiter. Puis tout était à refaire. Le toit, [...] les planchers, [...] des murs à enlever. [...] Puis moi, je savais que manuellement je suis capable de faire des travaux. [...] Ça fait qu’on a travaillé fort. On voyait le potentiel de cette maison-là. [...] On va y aller à notre rythme, puis on va remettre cette maison-là en bon état.

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Des études ont mis en évidence les liens entre l’embourgeoisement rural et les actions des néo-ruraux pour la préservation du patrimoine architectural, paysager et naturel (Paquette et Domon, 2003 ; Phillips, 2004, 2005a ; Richard, 2009). À ce sujet, tous les acteurs bromisquois soulignent l’implication active des néo-ruraux sur les plans environnemental et politique. Celle-ci serait motivée, a priori, par leur désir de préserver les attraits de la campagne les ayant incités à s’y établir en permanence. À l’arrière-scène de cette implication se devine une volonté de conserver le charme rustique, les paysages champêtres et le caractère rural de leur milieu :

Je pense que la clientèle qui va s’installer ici sera peut-être davantage sensibilisée sur le plan environnemental parce que, justement, on choisit de vivre à la campagne parce qu’on veut être dans la nature et puis, on a le souci que ce soit conservé le mieux possible. [...] Ça va créer davantage de mouvements du côté de l’environnement, puis au niveau culturel aussi.

BMNÉO18

A lot of the new people come here and they’re like : « Okay, this is a good place because it hasn’t been ruined ». That’s why they came here, that’s why they live here. But they’re also willing to fight so that it develops in a functional way. And many people said they saw what happened in the Laurentians [...] or even at Bromont and they didn’t like that kind of development [...]. So we’re always fighting against tourist exploitation and we’re fighting for the artists to maintain what they have but somehow to raise their salary, but without selling out. So it’s a controlled development. And I think it happens with the environment as well.

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La dernière citation révèle la crainte des néo-Bromisquois de voir la campagne perdre son authenticité aux dépens d’un développement touristique ou économique. Ils s’investissent ainsi dans des causes visant à protéger les atouts de leur MRC. Pour reprendre les termes de Mormont et Mougenot (2002), l’action environnementale crée des alliances et des « nouvelles sociabilités » entre les populations rurales, ce qui a notamment été observé au Québec (Simard, 2007), aux États-Unis (Jarosz et Lawson, 2002) et en Europe (Bossuet, 2005 ; Sotiropoulou, 2007). Ainsi, d’après les quatre types d’acteurs de Brome-Missisquoi, les néo-ruraux sont sensibilisés à la préservation du patrimoine local, ce qui renvoie aux caractéristiques des « gentrifieurs », à savoir, leur conscience environnementale et leur souhait de s’éloigner de la société de surconsommation :

De plus en plus, les gens qui arrivent, […] sont très conscients de l’environnement puis ils veulent faire attention à comment ils mangent, comment ils dépensent, comment ils rénovent.

BMNÉO26

Un des impacts positifs, c’est que ces gens-là [les néo-ruraux] sont plus friands d’histoire, d’architecture, de patrimoine.

BMEM1

Il appert que l’implication des néo-ruraux sur les plans politique et environnemental peut engendrer aussi des conflits autour d’enjeux précis (pollution sonore, visuelle et olfactive, paysage…). Tous les acteurs bromisquois en ont parlé, plus particulièrement les élus municipaux directement concernés par ces dossiers. Les conflits évoqués sont souvent liés aux multiples représentations et usages de la campagne (productifs, résidentiels, récréatifs, de préservation) (Kirat et Torre, 2006, 2007 ; Perrier-Cornet, 2002). D’ailleurs, les élus municipaux ont signalé que les demandes des néo-ruraux déstabilisent parfois leur gestion, comme l’atteste le passage suivant :

L’impact négatif du néo-rural, c’est... des fois son acharnement à la réglementation… toutes les choses à la lettre, tout le temps. Ici, on a comme mentalité que souvent c’est le gros bon sens qui prime.

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Les dirigeants d’organismes se sont exprimés sur les visions idylliques de la campagne des néo-ruraux qui peuvent par moments se transformer en désenchantement ou en tension :

There are new residents that move in and they think it’s a picture postcard. They have a fantasy expectation of life in the country. But when it gets a bit real, like, there’s flies, or there’s frogs that make a noise, or there’s mud, or it rains and it’s all dirty and messy, they’re not ready to handle it. So we’ve heard about people that can’t adjust very easily to rural life, so they complain a lot about the roads not being good. You have to make a sacrifice. [...] It’s not like living in the city.

BMDO8

Des ruraux de longue date et des décideurs locaux et régionaux ont exprimé un ressentiment face à la non-utilisation des terres agricoles appartenant à de riches propriétaires terriens néo-ruraux ou villégiateurs, autre manifestation de l’embourgeoisement rural dans Brome-Missisquoi. Certaines pratiques, dont le reboisement d’anciennes terres agricoles, représentent une menace pour l’identité et la culture locale des populations plus anciennes qui peuvent alors se sentir dépossédées de leur patrimoine paysager (Paquette et Domon, 2003). Les propos suivants sont éloquents :

Il faut savoir que quand ils [les néo-ruraux ou les villégiateurs] s’installent dans de grands espaces puis qu’ils ne cultivent pas, nos paysages ne sont pas entretenus.

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Les terrains ont l’air abandonnés car ils sont trop grands pour que les gens [les néo-ruraux et villégiateurs] s’en occupent. Ils plantent des arbres pour cacher le fait qu’ils n’en prennent pas soin. Puis ils plantent les arbres tellement proches qu’ils vont tous être coincés. [...] On a assez d’arbres. S’ils continuent à planter des arbres, on ne verra plus les montagnes tout à l’heure.

BMLD33

Par contraste avec Brome-Missisquoi, très peu de commentaires ont été émis par les quatre types d’acteurs d’Arthabaska sur les conséquences de l’embourgeoisement de leur territoire aux plans physique, environnemental et politique. Tous constatent néanmoins l’implication politique des néo-ruraux, surtout lorsque ces derniers sont concernés par une cause spécifique. À l’exception des ruraux de longue date, ils soutiennent que cela engendre à l’occasion de l’animosité autour d’enjeux précis et sensibles, dont ceux liés à l’agriculture, une caractéristique dominante de la région. De plus, certains dirigeants d’organismes et élus municipaux ont relevé des transformations dans le paysage de leur MRC qui s’ajoutent aux changements esthétiques liés à l’embourgeoisement rural, comme en fait foi ce qui suit :

J’ai remarqué que tu vois une maison toute rénovée, puis dehors, partout autour, c’est évident [qu’ils sont des artistes néo-ruraux]. Ça, je commence à en voir de plus en plus des gens qui vont vraiment prendre une vieille propriété et toute la rénover. Mais tu vois que c’est plus que rénovée, là : c’est une oeuvre d’art (ARDO20).

Synthèse des représentations

Que conclure des représentations des quatre types d’acteurs sur l’embourgeoisement rural et ses incidences ? Quelques grandes tendances se décèlent à partir de leurs témoignages qui sont parfois teintés par leurs fonctions dans leur MRC, leurs visions de la campagne et leurs origines géographiques. Nous allons donc présenter ces tendances selon chacun des deux territoires étudiés.

Brome-Missisquoi

Les néo-Bromisquois ont une représentation paradoxale de l’embourgeoisement de leur MRC. D’une part, ils sont conscients qu’ils y participent et ils s’inquiètent des effets pervers, à l’instar des « gentrifieurs » ruraux anglais qui déplorent l’exclusion de groupes sociaux faisant partie de leur imaginaire de la campagne, tels la classe ouvrière ou les agriculteurs (Phillips, 2002). D’autre part, les néo-ruraux affichent le désir de préserver leurs privilèges et de limiter l’arrivée d’autres néo-ruraux bien nantis, de touristes et de villégiateurs. Une certaine ambivalence se dégage de leurs propos quant à leur désir de partager « leur » campagne. On sent qu’ils souhaitent en garder un accès exclusif, ce qui motiverait notamment leur implication sur les plans environnemental et politique. Ce dirigeant d’organisme, qui est aussi un néo-rural, exprime bien cette ambigüité :

Des coins comme ici, il y en a pas beaucoup au Québec, des endroits où justement il y a eu une conservation du paysage puis du patrimoine. Donc tous les nouveaux arrivants, ce qu’ils aimeraient c’est fermer la porte en arrière, qu’il y en ait pas d’autres nouveaux résidents, que ça reste de même. [...] C’est pas forcément quelque chose dont tu es fier, mais dans le fond de ton coeur tu aimerais bien que ça s’arrête là, que ça ne se développe pas plus.

BMDO9

Les ruraux de longue date bromisquois partagent une représentation mitigée de l’embourgeoisement rural. Ils en craignent certains effets pervers, principalement l’inflation immobilière qui mène à l’exclusion des jeunes, qu’ils soient ou non néo-ruraux. En contrepartie, ils ont une opinion positive de l’apport des néo-ruraux sur divers plans de la vie communautaire et culturelle, notamment dans l’espace associatif villageois. Tout comme les nouveaux ruraux, ils reconnaissent que l’arrivée de ces derniers entraîne une revitalisation globale de leur milieu pouvant contrebalancer les répercussions négatives de l’embourgeoisement.

Les dirigeants d’organismes bromisquois sont ceux qui ont la représentation la plus globale de l’embourgeoisement rural dans leur MRC. Bien qu’ils aient une vision positive des néo-ruraux, découlant surtout de leur implication, du partage de leurs expertises spécifiques et de leurs apports économiques diversifiés, ils déplorent la hausse de la valeur foncière et la rareté des habitations engendrées par l’embourgeoisement. Cet enjeu semble être au coeur de leurs inquiétudes. Ils insistent sur la nécessité de mettre en place des politiques résidentielles visant à remédier à cette situation ou du moins à l’atténuer.

Quant aux élus municipaux, ils ont une représentation à la fois partielle et pragmatique de l’embourgeoisement rural, qui est, nul doute, teintée par leur position politique. Ils insistent sur les ressources financières qu’apportent les taxes des néo-ruraux à la municipalité au lieu de s’attarder aux effets pervers d’exclusion. En outre, ils mettent l’accent davantage sur les conflits avec les néo-ruraux, plus particulièrement ceux liés à la gouvernance et à l’environnement, compte tenu que leur rôle exige qu’ils les gèrent. Comparativement aux autres acteurs, les élus font moins remarquer la contribution communautaire et culturelle des néo-ruraux.

Arthabaska

Les néo-ruraux et les ruraux de longue date d’Arthabaska convergent par leur absence de représentation explicite sur l’embourgeoisement rural dans leur MRC. Ils n’ont que peu de commentaires à ce sujet, puisque cette situation ne semble pas les affecter à ce jour. Pour eux, les néo-ruraux forment une population hétérogène qui s’apparente aux ruraux de longue date. Ne voyant que des retombées positives, surtout économiques, liées à leur arrivée et notant peu d’effets pervers de l’embourgeoisement, ils ont le désir de voir arriver davantage de nouveaux résidents. Cette ouverture, que Phillips (2002) illustre à l’aide de l’expression « move in and join in », est certainement moins apparente dans Brome-Missisquoi, où les impacts liés à l’embourgeoisement rural sont plus fortement ressentis par les divers acteurs.

Quant aux dirigeants d’organismes et élus municipaux, ils partagent une même représentation embryonnaire de l’embourgeoisement, en particulier dans certains secteurs de leur MRC. Leurs propos sont marqués par leurs fonctions à la tête d’organisations locales ou municipales, qui leur font réaliser aussi bien les incidences positives que négatives de la néo-ruralité. Contrairement aux élus bromisquois, ils insistent sur la contribution communautaire des nouveaux ruraux dans leur territoire. Ils demeurent sensibles aux changements s’y produisant, entre autres la rareté des terrains et des maisons. Ils évoquent en ce sens la réglementation trop stricte liée à la Loi sur la protection du territoire agricole. Ils se concertent donc pour élaborer des politiques, surtout résidentielles et familiales (développement de zones blanches, incitatifs financiers…)[15], afin d’attirer davantage de nouveaux résidents pouvant contribuer à la croissance démographique de leur milieu. Paradoxalement, des mesures « préventives » sont déjà entreprises dans cette MRC, alors que les effets de l’embourgeoisement sont peu perceptibles.

Sous l’angle de l’embourgeoisement rural, cet article a montré à quel point les campagnes québécoises connaissent d’importantes mutations qui peuvent être interprétées différemment selon les acteurs concernés. Le croisement de ces représentations est riche en enseignements et nous en retenons trois pour conclure.

D’abord, il y a absence de modèle unique, comme l’atteste la comparaison entre Brome-Missisquoi et Arthabaska. Les manifestations de l’embourgeoisement rural dans Brome-Missisquoi correspondent nettement au phénomène dépeint dans les écrits. Le cas d’Arthabaska, où les incidences de l’embourgeoisement semblent moins frappantes aux yeux des quatre groupes d’acteurs, vient mettre en relief le caractère multiforme de ce phénomène. Il faut donc moduler les interprétations de l’embourgeoisement rural selon l’histoire des mouvements migratoires dans ces régions et les spécificités territoriales. Les portraits présentés ici ne sont nullement exhaustifs et des investigations plus poussées s’avèrent nécessaires, dont une approche diachronique des effets de l’installation des néo-ruraux. L’évolution de l’embourgeoisement des campagnes québécoises ne pourra être mieux saisie qu’en amorçant de nouvelles études dans différentes régions occupées par des nouveaux résidents, entre autres dans des secteurs qui les attirent davantage (Bas-Saint-Laurent, Charlevoix, Gaspésie − Îles-de-la-Madeleine, Laurentides…).

Ensuite, cette analyse met en évidence la nécessité de dépasser la seule perception des « gentrifieurs », en l’enrichissant de celle d’autres acteurs puisque cela permet de cerner plus en profondeur les visions sur l’embourgeoisement rural. Ces représentations contrastées montrent la nécessité de fouiller tant ses conséquences négatives que positives. Alors que les écrits s’attachent davantage aux répercussions négatives, cet article propose de procéder à une lecture plus nuancée de l’ensemble des facettes de ce phénomène. Il ne s’agit pas de minimiser les effets délétères de l’embourgeoisement des campagnes, mais plutôt de le saisir dans son intégralité.

Enfin, apparaît clairement l’intérêt de croiser les approches structurelle et culturelle de l’embourgeoisement rural dans une perspective complémentaire, plutôt que de se limiter à une seule des deux. La « production » de l’embourgeoisement rural, notamment par l’inflation de l’immobilier, ne peut sans conteste se dissocier des pratiques, des représentations de la campagne et du style de vie des nouvelles populations. Puiser à même les repères scientifiques de ces deux écoles de pensée ne peut qu’enrichir la compréhension du processus d’embourgeoisement, tel qu’il se manifeste dans les campagnes québécoises.