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Il faut parfois un regard étranger pour nous révéler certains aspects de notre culture dont nous avons à peine conscience. Prenons la signalisation routière, par exemple. « À condition que l’on sache écouter son discours, la signalisation routière nous dit bien des choses sur la société québécoise, sur son territoire, ses modes de vie, mais aussi ses peurs, et même ses combats » écrit Stéphane Bastigne (p. 21), le directeur de l’ouvrage si joliment intitulé Espace et sentiment paru aux Éditions Autrement à Paris. Les panneaux routiers intriguent les Français de passage : panneaux annonçant l’irruption possible d’orignaux, le passage de motoneiges, le survol d’hydravions, la sortie de camions de pompiers, sans oublier les nombreux pictogrammes qui émaillent les sentiers de plein air comme celui d’un adulte portant un canot sur sa tête. Motoneiges, hydravions, orignaux et canots (canoës, comme on dit dans l’Hexagone...) : voilà bien de quoi faire rêver les Français (à qui l’ouvrage est destiné, je le suppose) friands d’espaces mythiques.
Ce livre scrute le Québec contemporain sans complaisance et il réussit aussi à sortir des clichés entendus sur les grands espaces et les « cousins » d’Amérique. Les auteurs cherchent à circonscrire l’âme québécoise – cette autre manière de nommer ce qu’on appelle aujourd’hui l’identité comme l’a bien souligné Nicole Gagnon dans les pages de cette revue – renouant avec le style si caractéristique du début du siècle dernier à la manière des observateurs français qui ont jeté un regard sympathique sur le Canada français d’alors comme André Siegfried, Marie LeFranc ou Frédéric Rouquette.
Le Nord occupe une place de choix dans ce portrait. Bruno Bouliane évoque la (difficile) cohabitation entre les pourvoiries de plus en plus nombreuses et les propriétaires de camps de chasse et pêche et de shacks dans la forêt boréale, d’un côté, et les groupes de motoneigistes et les débusqueuses qui exploitent la même forêt de l’autre. Bernard Arcand avance que « l’hiver se détache peu à peu de notre imaginaire » (p. 127) et prône le retour aux sources pour imiter nos ancêtres qui s’arrêtaient en janvier et février pour s’offrir deux mois de paix hivernale. Il a depuis publié un livre sur le même sujet, mais sa proposition ne semble pas encore avoir rallié grand monde. Dans un autre article, Luc Chartrand tourne le dos au fleuve qui a été si important dans l’histoire et il s’avance loin dans les terres, vers le Nord, vers les paysages de la transtaïga, cette route que traverse la Radissonie jusqu’au réservoir de la Caniapiscau, un territoire plus grand que bien des pays européens, peu connu des Québécois eux-mêmes.
Stéphane Bastigne dépeint la banlieue et son mode de vie devenu dominant en un demi-siècle au Québec. Le bungalow y est caractérisé « comme le plus sûr chemin vers le bonheur, un bonheur nombriliste et consumériste » (p. 53), mais aussi comme un nouvel enfermement. Dans un autre article, le même auteur fait découvrir la beauté du fleuve Saint-Laurent et de ses îles à la hauteur de L’Islet-sur-Mer, où les résidents parlent de la mer plutôt que du fleuve, note-t-il avec raison, mais il commente aussi la négation du fleuve qui a atteint son apogée dans les années 1960. Daniel Tanguay signe l’un des plus beaux textes de l’ouvrage– « Du Moyen âge au nouvel âge : trans-spirituel express » – sur la disparition du catholicisme québécois traditionnel et sa mutation en religions de substitution mélangées à des convictions d’origines diverses.
Livre pour touristes ? Pas vraiment. Plutôt un livre intelligent pour les amis du Québec à l’étranger qui veulent en savoir davantage sur la belle province, sans les clichés habituels. Mais aussi un livre à lire au Québec même, pour en apprendre plus sur l’espace et les sentiments d’ici, à lire aussi pour la beauté de la langue et la qualité de l’écriture.