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La réflexion sur la société québécoise révèle l’existence d’une collectivité fortement traversée par la question de l’identité. Et comme dans la plupart des sociétés où émerge une conscience plus ou moins aiguë de l’hétérogénéité du tissu social, l’énonciation identitaire au Québec s’effectue en partie par le jeu classique de l’appropriation et de la désignation, qui sont souvent le fait de la catégorie démographique numériquement majoritaire, sinon celle (auto) investie du pouvoir de décision.

Historiquement, deux modèles schématiques majeurs structurent le discours identitaire dans la société québécoise. Le premier, sous forme d’un diptyque, pourrait être métaphoriquement désigné, en empruntant les termes de Charles Taylor, par le modèle des « deux solitudes » (Taylor, 1993). Ce modèle schématique qui a balisé le discours identitaire entre le milieu du dix-neuvième siècle et la seconde partie du vingtième siècle avait divisé la population du Québec en deux groupes identitaires : une entité « canadienne-française », d’une part, et une entité « canadienne-anglaise », d’autre part.

Il s’agit là d’un diptyque amplement inspiré par la concurrence hégémonique que se livraient deux catégories démographiques d’« ascendance européenne ». Ceci pourrait expliquer l’occultation de l’existence d’autres groupes, tels les groupes amérindiens. En analysant ce diptyque, les spécialistes – historiens comme sociologues – s’accordent à y entrevoir une catégorisation identitaire de la démographie québécoise (évidemment dans une version réduite) fondée sur l’ethnie, c’est-à-dire axée sur le passé, les racines, le sang, bref sur l’idée d’une continuité par rapport à des traditions européennes (Breton, 1988 ; Bouchard, 1996 ; Lévine, 1997).

Quant au second modèle schématique, il se présente plutôt sous la forme d’un triptyque. Élaboré dans un contexte consécutif à la Révolution tranquille, ce modèle répartit la collectivité québécoise en trois communautés distinctes : la « communauté francophone », la « communauté anglophone » et la « communauté allophone »[1]. Son élaboration est née de la transformation démographique du Québec, ou, du moins, de la conscience qu’a cette province de sa mutation durant les quarante dernières années. En effet, l’urbanisation et, surtout, l’industrialisation ont fait du Québec un lieu attractif pour des milliers d’individus désireux de prendre part à la modernisation ou tout simplement en quête d’un mieux-être économique. Venus de différents pays d’Asie, d’Europe, d’Amérique et, plus récemment, d’Afrique, des flux sans cesse renouvelés de nouveaux immigrants contribuent à accentuer la dimension hétéroclite de la population québécoise qui n’est plus réductible aujourd’hui à ses composantes d’ascendance anglaise et française.

Dans les écrits universitaires qui aspirent à rendre intelligible la réalité québécoise, le consensus semble s’établir que la triple forme identitaire traduit cette pluralité des acteurs sociaux en une catégorisation fondée elle-même sur l’appartenance linguistique. En effet, à l’instar de la classe politique, le corps scientifique use des termes « francophones », « anglophones » et « allophones » comme des construits opératoires et pertinents de désignation identitaire au Québec.

L’objectif du présent article est d’établir la charge sémantique de ce triptyque à travers le prisme du discours des intellectuels africains y afférant. Pour ce faire, nous partons de l’analyse des premiers résultats d’entretiens effectués avec un échantillon de 41 intellectuels[2].

La question majeure qui préside à cette étude est de savoir si le triptyque mentionné renvoie simplement et uniquement à une donne linguistique dans la compréhension de ces acteurs. Je m’attarderai à la fois à montrer comment les intellectuels africains perçoivent cette catégorisation et à mettre en évidence des données qui sous-tendent leur vision, en partant du postulat que la désignation identitaire est un procès nécessairement interactionnel, autrement dit que être, comme le pose Hegel, c’est être pour l’autre (Hegel, 1931, p. 155), ou, si l’on préfère, que toute définition de l’Autre requiert qu’implicitement ou explicitement l’Autre y souscrive, la reconnaisse si tant est que cette définition ambitionne d’asseoir sa réalité et sa légitimité.

L’état de la question

Rendre raison du triptyque identitaire québécois à travers le prisme d’un Autre défini comme des intellectuels africains au Québec, ainsi que je m’engage à le faire ici, signifie avant tout la prise en charge d’une problématique de recherche non défrichée. Non point que la question de l’identité au Québec intéresse peu les chercheurs ; au contraire. Il s’avère par ailleurs que les intellectuels africains auxquels elle est ici appariée échappent presque entièrement à la curiosité des sociologues, historiens et autres spécialistes des sciences sociales. En effet, la littérature académique québécoise révèle une pauvreté de la recherche sur ce groupe social. Aucune étude portant sur lui n’est enregistrée ; tout au plus, une certaine attention a été portée à la catégorie estudiantine africaine. On dénombre ainsi sept études d’envergure inégale. Le mémoire de maîtrise de Georges-Édouard Bourgoignie en constitue la plus ancienne. Soutenu en 1968, ce mémoire avait pour objectif d’établir les ressemblances et dissemblances entre les situations coloniale et post-coloniale de l’Afrique francophone par rapport au vécu des étudiants africains au Québec. Dans un rapport daté de 1972, l’anthropologue Serge Genest brossait un tableau assez large de la population estudiantine africaine au Québec, interrogée sur des questions tout aussi différentes que les spécificités de son éducation en Afrique, son origine familiale, sa perception du mode de transmission du savoir dans l’université canadienne, la qualité de ses relations avec ses pairs et ses professeurs canadiens, etc. Quelques années après la sortie de ce rapport a paru une étude de Roland Ouellet (1989) dont le propos était de démontrer que les difficultés d’adaptation des étudiants africains au Canada s’expliquent par le grand décalage entre les structures scolaires de leur pays d’origine et celles qu’ils trouvent au Canada. Enfin, deux études menées postérieurement ont contribué à baliser le problème déjà posé par les précédents chercheurs. La première est de Miala Diambomba (1989), lequel tente d’établir si le séjour à l’étranger transforme les objectifs scolaires et professionnels des étudiants africains. Auteur d’un mémoire de maîtrise sur les étudiants africains inscrits aux études supérieures à l’Université d’Ottawa, Silas Nzabonakura (1996), quant à lui, se penche sur les problèmes d’ordres économique et culturel que rencontrent ces acteurs au sein du pays où ils ont décidé de poursuivre leurs études[3].

Dans sa pluralité, cette série de travaux se préoccupe en définitive plus particulièrement des conditions d’études de ces étudiants considérés comme des passants et non des acteurs participant, à part entière, à la société québécoise. En cela, la présente étude s’en démarque, qui s’attaque à l’analyse du schème d’énonciation identitaire au Québec à travers le prisme du discours d’un groupe social producteur et transmetteur de savoirs d’ordre scientifique, donc des intellectuels, lesquels, issus certes de l’Afrique subsaharienne, ne sont pas moins partie intégrante de la société québécoise sur le destin de laquelle ils ont choisi d’arrimer le leur.

Des intellectuels objectivement francophones…

Comme nombre de sociétés occidentales contemporaines, le Québec attire et consent à accueillir sur son territoire une population significative d’intellectuels provenant de la partie de l’Afrique subsaharienne anciennement colonisée par la France. Venus de pays distincts, issus de familles et de classes sociales différentes et ayant fait l’expérience de modes de socialisation dissemblables, ces acteurs trouvent leur caractéristique commune ‑ entre autres éléments objectifs ‑ dans le rapport appropriatif qu’ils établissent avec la langue française. Bien que ce rapport suscite parfois de leur part quelque vitupération qui s’explique par la violence (colonisation, assujettissement économique et politique en contexte postcolonial) associée à son existence[4], les intellectuels africains ne revendiquent pas moins leur appartenance à la communauté francophone.

Il faut souligner qu’une telle démarche se confond presque avec l’histoire de ce groupe social. Elle était déjà effectuée par les précurseurs du mouvement intellectuel africain au cours de l’immédiat après-guerre. Le défunt grammairien Léopold S. Senghor ne rappelait-il pas à quelques occasions, sans périphrase : « Je pense en français ; je m’exprime mieux en français que dans ma langue maternelle » (Senghor, 1962, p. 841) ? Tandis que son compagnon de route antillais, Aimé Césaire, considérait cette langue comme un « héritage » et, qui plus est, affirmait : « Je crois qu’il faut que nous [Noirs des anciennes colonies françaises] nous en servions et, pour ma part, je ne suis pas du tout prêt à renier l’usage du français » (Césaire, 1984, p. 10).

Dans le sillage de leurs prédécesseurs, les intellectuels africains au Québec réactualisent cette position ; ils conçoivent leur rapport avec la langue française comme un constituant de leur identité. L’un d’entre eux rend compte de ce sentiment collectif lorsqu’il affirme :

Je n’usurpe rien quand je déclare que je suis un Africain francophone. Car j’ai été nourri avec cette langue ; elle contribue à mouler mon imaginaire et à me déterminer dans le monde. Certes, parfois, ça m’agace et me révolte, mais comme l’unijambiste qui tient sur la verticale grâce à un morceau de bois, je réalise que cette chose greffée sur moi est en définitive en moi ; chercherais-je à m’en défaire que je perdrai mon identité.

Ainsi, la langue française constitue un élément d’identification pour les intellectuels africains au Québec. Elle guide leur rapport au monde. Qui plus est, elle préside à leur entrée au sein de la formation sociale québécoise. En effet, c’est dans la donne linguistique que réside le facteur décisif du choix du Québec comme destination et, a posteriori, lieu d’intégration de ces intellectuels.

Il faut savoir qu’au fondement du processus d’incorporation des intellectuels africains dans la société québécoise se révèlent trois types de démarches individuelles tributaires elles-mêmes de la convergence linguistique entre le Québec et ces acteurs. La première démarche citée par la majorité des intellectuels, soit sept sur dix de la population interrogée, est d’ordre universitaire. Encouragés par la politique de coopération culturelle que le Canada mit sur pied avec les pays africains[5], au lendemain de la décolonisation (Bourgoignie, 1968 ; Genest, 1972 ; Diambomba, 1989), et convaincus de la qualité des universités canadiennes devenues progressivement des pôles valorisés[6] de formation universitaire, les intellectuels africains sont majoritairement arrivés au Canada comme étudiants en vue de poursuivre des études universitaires. Dans leur choix de ce pays intervenait fortement l’aspect linguistique. Une formation universitaire au Canada signifiait pour eux le choix d’une instruction dans la langue française, parce qu’ils la pratiquaient déjà et la maîtrisaient depuis leur très jeune âge ; d’où l’inscription dans des universités québécoises de langue française pour les quatre cinquièmes d’entre eux venus achever leur formation universitaire au Canada.

En outre de la formation universitaire, l’incorporation des intellectuels africains dans la société québécoise advient aussi de deux autres types de démarches. La première se traduit par l’exécution d’un contrat professionnel avec une institution universitaire québécoise ; elle définit la trajectoire d’un peu moins du dixième de ces acteurs sociaux. La seconde démarche est, à la base, d’ordre sécuritaire. Elle consiste dans la recherche d’un asile politique et a permis l’installation au Québec d’un peu plus des deux dixièmes de la population interrogée.

Bien que les trois démarches mentionnées ne manifestent pas objectivement une totale dépendance vis-à-vis de la donne linguistique, celle-ci s’est avérée prééminente pour leur aboutissement. Une certaine détermination observée chez des intellectuels ayant été contraints à la recherche d’un asile politique en fournit une mesure appréciable. En effet, se prévalant de leur pratique de la langue française et du degré de leur connaissance de la culture que porte cette langue, ils se sont imposés comme choix prioritaire de s’installer dans un pays doté d’une culture francophone. En évoquant son expérience, l’un de ces intellectuels d’origine congolaise, réfugié au Canada depuis 1997, rend bien compte de cette détermination. Les responsables du camp du Haut Commissariat aux Réfugiés où il était provisoirement accueilli l’ayant assuré de ses grandes chances de trouver légalement refuge en Italie et au Canada, mais avec un délai d’attente beaucoup plus long dans le dernier pays, celui-ci opta, cependant, en priorité pour le Canada. Dans l’argumentation justificative de son choix, il avait mis en exergue le facteur linguistique en indiquant la corrélation entre la réussite d’intégration sociale dans son pays de refuge et son capital linguistique :

J’ai choisi d’attendre plus comme c’était la condition pour être admis au Canada. Un Canada que dans ma tête j’avais réduit à Québec. Pour moi, il était nécessaire que je me retrouve là où je pouvais être tout de suite opérationnel sur le marché du travail et entrer rapidement en fusion avec les habitants. L’Italie s’y prêtait moins bien parce que j’ignore totalement la langue italienne.

Déterminante, la donne linguistique informe donc sur l’essentiel du processus d’installation des intellectuels africains au Québec en particulier. Et cette province, quant à elle, exhibe un très fort attachement à la langue française qui lui attribue un statut distinctif sur le continent nord-américain.

… un Québec dévoué au renforcement du français en Amérique du Nord

De même qu’elle participe de l’identité des intellectuels africains, de même la langue française structure socialement et politiquement le Québec. Isolat linguistique en Amérique du Nord, cette province canadienne donne à voir la spécificité de ses institutions à travers la valorisation de la langue française et arrime son destin sur la pratique de cette langue. Ainsi que le montre William Coleman (1984) et Amílcar A. Barretto, la position du Parti québécois – une des plus importantes formations politiques au Québec aujourd’hui – en témoigne, qui stipule que « la langue française est la pierre angulaire de l’identité culturelle du Québec. Elle est et restera la langue officielle du Québec. Elle est et restera l’instrument préféré pour intégrer les nouveaux arrivants dans la société québécoise » (Barreto, 1998, p. 37).

Soucieuse de la sauvegarde de la langue française, l’assemblée nationale québécoise a adopté une série de lois et de propositions juridiques susceptibles de consolider le statut de cette langue au Québec par rapport à celui de l’anglais, par la multiplication du nombre de ses pratiquants. Décriée par une partie de la population québécoise, la loi 101 en constitue un exemple paroxystique[7] ; elle a parachevé la francisation de cette province aux dépens d’un bilinguisme quasi officiel toléré avant la Révolution tranquille.

Dans l’intention d’affirmer l’hégémonie de la langue française qui sous-tend cette loi, s’inscrivent des décisions telles que l’inscription obligatoire des enfants scolarisables aux écoles de langue française, à l’exception d’une petite proportion de cette population[8]. Toujours dans le même esprit, prend sa source la volonté de la province d’encadrer le processus de sélection des nouveaux immigrants[9]. Ainsi, pense-t-elle réussir à favoriser la réception d’immigrants francophones qui sont censés contribuer au renforcement de la langue française dans les limites de ses frontières géographiques.

Par ces nombreuses dispositions politiques au service de la vitalité de la langue française en Amérique du Nord, la province de Québec produit indirectement les conditions d’une attribution extensive, donc faiblement contraignante, du qualificatif de francophone comme terme identificateur. D’autant plus que cette province entrevoit son avenir dans la multiplication du nombre de locuteurs de la langue française en son sein, et d’autant plus également que l’usage de cette langue a présidé au choix des intellectuels africains de s’incorporer dans la société québécoise, on peut avancer l’idée que la catégorie démographique de francophones au Québec englobe ces acteurs comme une partie d’elle-même.

Il s’avère, cependant, que les intellectuels africains n’entrevoient pas une telle identification dans la pratique sociale du qualificatif de francophone au Québec et bon nombre d’indices étayent leur perception.

Francophone : une identité atrophiée au Québec

En effet, selon la grande majorité de cette population, soit 32 parmi les 41 interrogés, l’attribution de l’identité de francophone au Québec est soumise à des critères restrictifs qui finissent par en priver une bonne partie des membres de cette société pourtant francophones de fait[10]. Ces intellectuels soutiennent être exclus de la catégorie démolinguistique ainsi désignée, et être plutôt répertoriés dans celle dite d’« allophones ». Leur naissance, ou plus précisément, leur origine culturelle leur coûtent l’inclusion dans la catégorie francophone, laquelle comprend spécifiquement, d’après eux, les membres de la société québécoise attestant, par leur inscription généalogique, une filiation génétique à l’un des premiers occupants du Québec en provenance de la France. Les propos suivants restituent bien les discours tenus à ce propos au sein de la population étudiée  :

Je sais que, lorsqu’on dit francophone ici, ce n’est point à moi que l’on fait allusion. On a décidé malgré tous les faits qui prouvent le contraire, que je suis un allophone ; la qualité de francophone a été étroitement réservée à ceux qu’on appelle ici les « pure laine » (?). Eh ben, c’est-à-dire les Québécois de père, ou de mère québécois, blancs, descendants de personnes qui sont venues ici il y a quelque 100 ans, 200 ans, ou plus, de la France. Mais, à chaque fois que l’occasion de le souligner se présente, je dis à ceux qui veulent par la force me nier mon caractère francophone que je ne suis pas un allophone, que je ne me sens pas moins francophone que les personnes qu’on considère francophones ici. Car la vérité c’est que l’identité francophone n’est pas une affaire de sang ou de pureté de laine, comme on veut le faire accroire au Québec.

Ce procès d’autodésignation identitaire révèle au fond une discorde quant à la compréhension du qualificatif francophone. L’entendement de cet attribut au sein de la population intellectuelle africaine se fonde, d’une part, sur une détermination politique et, d’autre part, sur une acception sinon littéraire, du moins étymologique du terme.

En effet, pour se définir comme des francophones, les intellectuels africains se prévalent d’abord, et en grande partie, d’une démarche collective qui est indépendante des considérations politico-linguistiques du Québec. Il s’agit de l’initiative conjointement menée, au début des années 1960, par des personnalités politiques et littéraires, africaines pour la plupart, telles que les défunts chefs d’État Léopold Sédar Senghor du Sénégal, Habib Bourguiba de la Tunisie et Hamani Diori du Niger. Celle-ci déboucha dans la fondation d’une structure transnationale dénommée francophonie, qui symbolise l’association d’isolats géographico-anthropologiques dont la matrice relationnelle est la pratique officielle de la langue française. À la suite de la formation de cette structure et de la popularisation du substantif auquel il a donné une valeur sémantique, l’identité francophone est devenue tributaire de l’inscription territoriale. Elle sert depuis à caractériser les ressortissants de pays ou de régions où la langue française assure de manière intégrale ou partielle le fonctionnement des institutions, quand bien même la majorité de la population dans certains de ces territoires ne parlent pas cette langue[11]. C’est cependant dans cette réalité que les intellectuels africains au Québec puisent en partie la légitimité de s’investir d’une identité francophone. Originaires d’un groupe de pays anciennement colonisés par la France ‑ qui représente numériquement la locomotive de la francophonie[12] ‑ et inscrits physiquement dans une province dévouée à la perpétuation de la pratique du français en Amérique du Nord, ces acteurs témoignent ainsi de leur double appartenance à l’espace francophone.

On comprend, sous l’angle de cette démonstration, que nombre d’entre eux insistent sur la contribution des élites de leur continent ‑ particulièrement à travers la démarche de Léopold S. Senghor ‑ à la production factuelle d’une identité francophone, et, par conséquent, soulignent le devoir de leur faire justice à ce propos :

La question n’est pas de savoir qui est investi d’une identité française. Si c’était ça, je ne m’y serais pas intéressé. Quant à savoir qui est francophone, je crois que ce serait une méprise que d’en écarter l’élite africaine, elle qui non par naissance, mais par quête, manifeste une identité francophone, elle qui par le biais d’un Senghor a donné à la francophonie une réalité matérielle.

Outre la référence à la détermination politique comme élément légitimant de leur inclusion dans la catégorie francophone, les intellectuels africains soutiennent le bien-fondé de cette appartenance par un exercice de déconstruction sémantique du terme francophone. Ceci s’effectue par la déclinaison de l’étymologie de cet attribut composé avec les radicaux de « français » (franco) et de « phônè » (phone), terme grec qui signifie le son. Il en résulte alors une surexposition de la dimension linguistique de ce terme. Partant, le qualificatif de francophone définit simplement tout individu attestant une compréhension de la langue française, sans égard à son lieu de naissance ni à son inscription généalogique. En privilégiant et en surexposant le critère linguistique, ces intellectuels prétendent extraire cet attribut de son sens pratique au Québec où ils le soupçonnent d’équivaloir à un barbarisme, à savoir le mot « francogène » ‑ produit de la combinaison terminologique de l’un des interviewés ‑ qui qualifierait strictement les membres de la société québécoise porteurs de « gènes français »[13].

En somme, il apparaît là une acception du qualificatif francophone qui s’inspire profondément de celle retenue par la plupart des instances linguistiques chargées de la francophonie de même que nombre de manuels ayant consacré tout ou une partie de leur espace à ce terme. L’ouvrage de M. Tétu (1987) en constitue un exemple significatif compte tenu de la position importante de cet universitaire dans les instances francophones.

Mais de toute évidence, la définition que les intellectuels africains supposent au qualificatif de francophone au Québec renvoie à une perspective réductionniste. Ces acteurs retiennent simplement une forme définitoire de la catégorie francophone, pendant qu’ils font abstraction de l’autre ou de ses autres variantes. Cependant, même s’il reste à déterminer si la variante qu’ils retiennent est marginale ou si elle est majoritairement partagée au sein de la province québécoise, l’entendement de l’appartenance francophone dont ces intellectuels rendent compte n’en est pas moins intéressant à examiner, du point de vue sociologique, du moment qu’elle structure leurs discours, et est susceptible d’informer sur leur attitude vis-à-vis des questions qui traversent la société à laquelle ils participent.

La connotation ambiguë d’un terme

Il se pose incontestablement un problème de dissonance quant à l’identification linguistique des composants de la société québécoise qui sont considérés comme des éléments non originaires de cette province. En effet, de manière générale, la classification démolinguistique au Québec s’accommode d’une ambiguïté, de quelque amalgame, qui brouille les critères d’appartenance ou de classification à telle ou telle catégorie identitaire. Et le fait que ce soient parfois des universitaires, donc des acteurs suffisamment avertis de l’importance de l’usage précis des mots[14], qui reproduisent cette ambiguïté révèle davantage l’ampleur du problème évoqué.

Une exploration de la production québécoise en sciences sociales montre, à propos, une conception de l’identité francophone comme un déterminant extérieur à l’action de l’individu. Se proposant ainsi de dresser un portrait des différentes « communautés culturelles » installées dans la région de Québec, Isabelle D’Amours (1990), par exemple, établit une dichotomie de la population de cette région entre, d’un côté, les « Québécois francophones » et, de l’autre côté, les « Québécois d’origines diverses »[15]. Sans préciser explicitement quels critères ou exigences président à l’inclusion dans la première catégorie, elle énumère cependant de manière descriptive une liste de groupes d’individus associés, pour les uns, à une toponymie, ou pour les autres, à une donne religieuse afin de donner à voir concrètement la composition de la deuxième catégorie. Ainsi, répertorie-t-elle dans celle-ci l’existence d’une « communauté africaine », d’une « communauté allemande », d’une « communauté américaine », d’une « communauté amérindienne », d’une « communauté italienne », d’une « communauté juive », etc. Finalement, à travers le terme d’« origines » qu’elle introduit pour fonder sa catégorisation de la société québécoise, Isabelle D’Amours enferme implicitement l’identité francophone dans le registre de l’innéité ; ce qui s’écarte de l’acception qu’en donnent les intellectuels africains.

Le problème de définition des catégories identitaires de la population québécoise se manifeste, par ailleurs, dans l’étude de deux sociologues de l’Université Laval, Simon Langlois et Gilles Gagné, qui porte sur les facteurs explicatifs du choix de vote des Québécois au référendum d’octobre 1995 sur la souveraineté politique de leur province (Gagné et Langlois, 2000). Pour les besoins de leur démonstration, les deux universitaires ont construit des typologies fondées soit sur des variables individuelles telles que la langue, l’âge, le sexe, le niveau de scolarisation, le revenu (ou la profession), soit sur la combinaison de variables comme langue et revenu ; langue, âge et profession ; etc. Dans cet article apparaît notamment le triptyque caractéristique de la désignation identitaire dans le Québec contemporain, à savoir les qualificatifs de « francophones », « anglophones » et « allophones ». Il ressort de l’usage de ces qualificatifs que ceux-ci renvoient tantôt à un critère linguistique, tantôt à un critère relatif au statut résidentiel dans cette province. À première vue, lorsque G. Gagné et S. Langlois emploient les qualificatifs « francophones », « anglophones » et « allophones », c’est le critère linguistique qu’ils mettent en exergue ; cependant, leur choix de rendre interchangeables l’attribut « allophone » et le qualificatif d’« immigrant » procède de la définition de certaines composantes de la société québécoise suivant leur statut résidentiel qui informe ou équivaut à leur situation administrative au Québec. Ce qui signifie donc que la catégorisation établie par les deux auteurs se fonde, à maints égards, sur le mélange de deux registres nettement différents. L’opposition entre les « francophones » et les « immigrants » qui apparaît, par exemple, dans le paragraphe suivant illustre ce mélange de registres :

Les immigrants, tout comme les anglophones, ont été en majorité opposés au projet souverainiste au début, pendant et à la fin de la campagne référendaire. La souveraineté du Québec n’est pas leur projet. Ils pourront s’y rallier si elle arrive un jour, certes, mais ce ne sont pas ces derniers qui le proposent et le portent comme mouvement social, pas plus que ce sont les immigrants qui vont porter les revendications des francophones hors Québec qui luttent pour la défense de leurs droits historiques.

(Gagné et Langlois, 2000, p. 453)[16]

Par cette opposition, les deux sociologues de l’Université Laval posent involontairement la caractéristique francophone et le statut d’immigrant comme deux construits exclusifs, et, par là même, s’écartent de l’acception de l’identité francophone à laquelle adhèrent les intellectuels africains.

La contribution de l’intelligentsia, de manière générale, à l’élaboration de catégories démographiques officielles, a fortiori dans des sociétés traversées par des conflits identitaires, explique sans doute la correspondance sémantique entre les termes de catégorisation de la population québécoise qui sont ceux de cette intelligentsia et les termes entérinés par les autorités politico-administratives. Dans le sillage des universitaires mentionnés, les recensements nationaux véhiculent une catégorisation démographique qui alimente la divergence quant à l’acception du qualificatif de francophone entre les intellectuels africains et une partie de la société québécoise. En effet, comme le rappelle Isabelle D’Amours, ces recensements fondent souvent dans une même catégorie dite francophone « les Français de France et les Québécois de souche francophone » (D’Amours, 1990, p. 56).

Francophonie élective et francophonie ethnique

Théoriquement, la divergence qui s’exprime entre une partie des acteurs de la société québécoise, comme ceux mentionnés, et les intellectuels africains au Québec, quant au qualificatif de francophone, révèle avant tout deux conceptions de ce qualificatif. Chez les premiers se manifeste une conception ethnique de l’identité francophone. Il faudrait évidemment comprendre l’ethnicité dans son sens heuristique, et amplement partagé en sociologie, celui qui laisse entendre que « ce qui différencie en dernier ressort l’identité ethnique d’autres formes d’identité collective, c’est qu’elle est orientée vers le passé » (Poutignat et Sreiff-Fenart, 1995).

On découvre toute la connotation ethnique de l’attribut francophone lorsqu’on s’aperçoit que celui-ci est utilisé dans bien des cas comme un équivalent de l’attribut canadien-français – qualificatif identitaire d’ordre ethnique largement utilisé jusqu’au milieu du vingtième siècle pour être opposé à une ethnie dite canadienne-anglaise. L’article de Jean Lafontant et Thibaut Martin (2000) en fournit une illustration. Il témoigne de la classification dans la même catégorie de francophone d’enfants vivant hors du Québec et évoluant dans trois types de foyers – un premier où le français est la langue de communication, un deuxième où l’on recourt aussi bien à l’anglais qu’au français pour communiquer et enfin un troisième où l’anglais constitue la langue d’échange – simplement parce que ces enfants sont issus de familles dont l’un ou les deux parents certifient être d’une ascendance canadienne-française. En faisant reposer l’identité francophone de ces enfants sur une telle donnée, les chercheurs en question survalorisent la référence au passé imposé comme le critère déterminant d’acquisition de cette identité. Ainsi assument-ils une conception ethnique de l’identité en question qui se décline cependant dans une lexicographie linguistique : francophone.

Il s’agit, du reste, d’un mode de déclinaison qui ne constitue nullement une contradiction en ce sens que, comme le souligne Max Weber (1995), la langue joue souvent un rôle important dans la construction d’une identité ethnique. Il faut, cependant, aller au-delà de l’analyse du sociologue allemand et avancer que pour agir comme facteur de production d’une identité ethnique, la langue se suffit parfois de l’invocation. Plus concrètement, dans bien des cas, sa contribution réside moins dans sa pratique partagée par l’ensemble des membres de la communauté ethnique que dans sa reconnaissance par ces derniers comme un symbole de leur communauté. Notre familiarité avec les études africaines nous permet, à propos, de prouver la valeur de cet argument. En analysant, par exemple, les dynamiques socioculturelles du Sénégal, on s’aperçoit que tenant lieu de noms de langues parlées par plusieurs individus, sérère, peul, toucouleur ou diola sont plutôt, de nos jours, des identités ethniques que revendiquent des groupes d’individus dont une forte proportion ne maîtrisent pas du tout ces langues. Et en revenant au cas du Québec, il apparaît clairement que le qualificatif de francophone désigne souvent des individus inscrits dans la filiation d’ancêtres venus de France et jadis dépositaires de la culture française au Canada.

Ce qualificatif semble servir, sinon d’unique, du moins du plus important élément pour assurer la connexion affective entre les membres d’une communauté ethnique éparpillée aujourd’hui à travers le Canada, puisque à cause de la volonté actuelle du Québec de passer d’une affirmation identitaire ethnique à une affirmation identitaire civique (Breton, 1988 ; Lévine, 1997), les références à la religion catholique et aux traditions françaises (Waddell, 1996) ont, semble-t-il, été gommées au profit exclusif de la référence à la langue.

À l’opposé de la conception ethnique de l’identité francophone se déploie une acception élective de celle-ci à laquelle adhèrent les intellectuels africains au Québec. Identité élective en ce sens que son attribution procède d’une relation appropriative. Ainsi, être francophone implique une démarche, d’emblée réceptive, vis-à-vis de la langue française ; une démarche censée aboutir par la compréhension de cette langue, et corollairement par sa pratique au moins fonctionnelle. Sous cet angle, avoir des parents dont la langue d’usage est le français constitue seulement un capital culturel, certes avantageux, dans l’effort d’appropriation de cette langue ; mais nullement il ne devrait être considéré comme un critère suffisant ou déterminant pour être classé comme francophone. Car ce fait n’induit pas nécessairement une transmission familiale systématique de cette langue ; non plus, n’empêche-t-il pas l’individu concerné de désapprendre ou de se désapproprier la langue de ses parents. De nombreux travaux sociologiques en France en attestent qui décrivent les cas de jeunes Français nés de parents étrangers qui, en raison soit de la connotation négative que revêt la langue originellement parlée par ces derniers, soit de la condition d’altérité associée socialement à la pratique de cette langue, en arrivent à rejeter complètement celle-ci au point de ne plus en comprendre les termes les plus élémentaires. Voilà une réalité qui exprime d’une façon paroxysmale la dimension élective de l’identité francophone.

En définitive, s’interroger sur ce que le mot francophone veut dire au Québec dans le prisme du discours des intellectuels africains de cette province aboutit à établir la double acception de ce qualificatif. Bien qu’il existe nombre de Québécois non originaires de l’Afrique qui n’enferment pas cet attribut dans le registre de l’innéité, de la naissance, ses usages dans une partie de la littérature universitaire et officielle remettent en question l’impensé selon lequel la catégorie identitaire de francophone englobe tous les pratiquants de la langue française sans égard à leur appartenance ethnique.

Cette association entre l’identité francophone et le passé, ou plus précisément l’ethnicité (canadienne-française), peut se révéler problématique. En effet, dans une province dont le projet social et politique est clairement posé comme une idée au service de l’amélioration de la condition des francophones (Lévine, 1997, p. 258), il est probable qu’en raison d’une telle association tout effort accompli dans l’objectif de la réalisation de ce projet soit compris comme le renforcement sociopolitique d’une partie de la société québécoise, en l’occurrence celle d’héritage canadien-français, par les acteurs qui ne se réclament pas de cette filiation ou n’y sont pas inscrits.