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L’objet de cet essai est le discours intellectuel sur la nation québécoise, de la Révolution tranquille à aujourd’hui. Bouchard analyse le contenu d’articles publiés dans L’Action nationale entre 1960 et 1969 (19 articles), puis entre 1990 et 1999 (20 articles). Elle caractérise ensuite les deux tranches historiques l’une par rapport à l’autre pour en dégager les constantes et ruptures.

Le premier chapitre, théorique, recense des travaux récents sur le nationalisme, la démocratie et la citoyenneté pour dresser un tableau simplifié et volontairement contrasté de leurs éléments conceptuels. Le premier axe oppose ainsi les pôles primordialiste (nation culturelle) et moderniste (nation contractuelle) tandis que le second, évaluant le type de démocratie, la fait pencher libérale (avec prééminence des droits individuels). Du survol théorique, l’auteur extrait ensuite les thèmes qui serviront à placer les deux périodes sur son tableau : le culturel, la mémoire collective, le politique, les relations Québec-Canada, le juridique, l’appartenance nationale et le territoire – mais curieusement, ce dernier thème est absent de l’analyse de la première tranche du corpus (1960-1969).

Dans l’exposé du contexte social et politique de la Révolution tranquille, Bouchard tente d’éviter les clichés qui font de cette période l’entrée du Québec dans la modernité, sans pour autant y arriver : sous sa plume, les années 1960 sont en effet marquées par le passage d’un nationalisme de survivance, fondé sur une conception ethnique de la nation, à un nationalisme démocratique, ouvert à la diversité culturelle. Son analyse de la première tranche du corpus ne vient que confirmer cette appréciation : elle montre qu’une définition ethnique de la nation et la poursuite du projet de survivance culturelle sont concurrencées par des définitions modernistes émergentes, inspirées de l’approche libérale. Synthétisant le portrait, Bouchard conclut que la nation québécoise est alors pensée comme une entité politique ayant une identité culturelle propre et s’incarnant dans un État de droit.

Le chapitre 3 débute par une brève présentation du contexte social et politique des années 1990 à 1999, qualifiées de « révolutionnaires » en raison des ajustements nécessités par la mondialisation économique et culturelle et la recrudescence des revendications identitaires (nationales ou autres). Vient ensuite l’analyse de la deuxième tranche du corpus où prédomine cette fois une définition civique de la nation bien que persiste la conception culturelle. Sans doute le plus frappant à la lecture de ce chapitre est la popularité de la notion de culture publique commune (qui, à ma connaissance, a d’abord été conceptualisée par Gary Caldwell et le père Julien Harvey) : elle s’est véritablement imposée aux intellectuels de toutes allégeances qui réfléchissent sur la nation québécoise, au point d’être devenue incontournable. Parce que fondée sur la langue française comme simple mode de communication et sur les valeurs démocratiques libérales, la « culture publique commune » permet de transcender les modèles culturel et civique de la nation. Ceux qui s’inspirent du premier souhaiteraient créer un État-nation, tandis que les autres rêveraient de constituer un nouvel état souverain. Mais Bouchard ne nous éclaire pas sur la différence – qui serait significative – entre ces deux aspirations politiques.

Le dernier chapitre traite des divergences et similitudes entre les deux périodes historiques. Les différences tiennent à la conception de la composition de la population québécoise : postulée homogène dans les années 1960, ce n’est que dans les années 1990 qu’a été prise en compte son hétérogénéité réelle. Théoriquement, dit l’auteure, la conception homogène aurait dû conduire à une pression assimilatrice à l’endroit des immigrants, mais cela ne semble pas s’être produit dans les faits. Ici non plus on n’en saura pas davantage. Cependant, la conception homogène de la première période est à mettre en parallèle avec l’uniformité découverte des discours sur la nation où langue et culture françaises forment la base de l’identité québécoise, alors que l’hétérogénéité démographique du Québec, reconnue et assumée au cours de la deuxième tranche, se prolongerait en quelque sorte dans le pluralisme théorique des discours sur la nation. Pour faire court, le contraste entre les deux périodes correspond à une série de changements : passage du communautarisme au libéralisme dans la conception de l’unité nationale ; passage d’une logique assimilatrice à une logique d’intégration à l’égard des minorités ethniques ; passage d’un discours minoritaire à celui d’une majorité dans les relations Québec-Canada ; et finalement, passage d’une culture politique émergeante à une culture publique commune. Enfin, en dépit de ces transformations, trois constantes traversent tout le corpus : la profondeur historique de la nation, la langue française comme assise et les valeurs associées à la démocratie participative.

D’autres cas nationalistes sont évoqués en conclusion, surtout celui de la Lettonie. Bouchard cite des auteurs à l’appui de l’opinion voulant que seule la conception civique de la nation soit à la fois rassembleuse et conforme au contexte international. C’est dire que le pluralisme théorique n’est finalement peut-être pas aussi souhaitable qu’on aurait pu le croire, puisqu’en définitive l’auteure juge qu’une seule approche conceptuelle serait digne de réalisation.

Incontestablement apparenté à l’exercice scolaire – sans doute a-t-il été mémoire de maîtrise dans une ancienne vie –, cet ouvrage tient plus de l’essai politique que de la réflexion anthropologique. Il pèche aussi par quelques travers méthodologiques qui en affaiblissent la démonstration. Parmi ceux-ci, notons le modèle théorique qui prétend croiser deux axes où s’opposent les conceptions moderniste et primordialiste d’une part, et les approches libérale et communautariste, de l’autre. Or, au dire même de Bouchard, la définition primordialiste de la nation suppose une approche communautariste de la démocratie (p. 108), ce qui rend bancale sa classification, car alors il n’y a pas croisement mais redoublement des catégories analytiques. En outre, il n’est jamais clair si l’analyse porte sur les écrits d’intellectuels québécois en général ou sur ceux publiés dans L’Action nationale. Par exemple, certains auteurs du corpus ont écrit sur la nation québécoise ailleurs que dans la revue et sont cités par Bouchard pour appuyer son analyse. Cela n’est pas bien grave en soi, mais contribue à noyer son objet réel : on ne sait plus si tel énoncé décrit la pensée d’un intellectuel à l’étude ou nous livre l’interprétation qu’elle en fait. Dans tous les cas, Bouchard ne semble trouver dans ses matériaux que ce que d’autres (Balthazar ou Karmis, par exemple) ont déjà avancé sur le même sujet. Ses données lui servent ainsi à réfléchir sur la nation, mais ne sont pas véritablement matière à découvertes. Plus encore, la conclusion confirme que l’ensemble a pour but de promouvoir la nation civique en discréditant les autres conceptions. Enfin, de manière répétitive, les citations tirées du corpus sont démultipliées : plusieurs extraits d’un même texte sont présentés séparément, donnant ainsi l’illusion d’un grand nombre de « preuves » à l’appui de l’interprétation proposée.