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Les grandes villes industrielles ont subi au cours des 30 ou 40 dernières années des transformations majeures. Des quartiers entiers ont été décimés par les changements économiques et technologiques : usines désuètes fermées et abandonnées, espaces urbains laissés en friche, délabrement des équipements, appauvrissement des quartiers résidentiels adjacents, bref, un paysage urbain inédit et peu attrayant. Les planificateurs urbains ne pouvaient rester indifférents ; le besoin de requalifier, de revitaliser et de faire revivre ces espaces, quoique sous des formes différentes et nouvelles, s’est fait sentir. Les interventions ont mis un certain temps à venir, mais, prenant appui sur l’économie du savoir et des services et, dans certains cas, sur la redécouverte de la centralité urbaine, on a commencé à aménager ces espaces et à retisser graduellement une trame urbaine pleine et continue.
Grands projets urbains et requalification est un ouvrage collectif franco-québécois qui présente une gamme de projets urbains d’importance. Le terme « grand projet » n’est pas toujours défini avec rigueur, mais on sait avec les exemples étudiés ce qu’il signifie. Comme le notent Laperrière et Latouche (p. 127-129), il y a grand projet et grand projet : de petits grands projets et de grands petits projets… Peu importe la définition, un grand projet urbain mobilise des ressources importantes pour une intervention dans la ville en vue d’en redessiner des éléments structurants et dont des effets multiplicateurs sont attendus. Les espaces dégradés – fatigués comme des auteurs les qualifient parfois – sont propices aux grands projets. Ceux-ci sont des interventions coûteuses nécessitant l’engagement des paliers supérieurs de gouvernement, qui se font en collaboration avec une diversité d’acteurs publics, privés et, dans certains cas, à la suite d’une initiative communautaire, comme le projet Angus à Montréal. Gérard Divay en conclusion résume bien ce qui caractérise un grand projet (p. 255-258) : le temps de réalisation, l’enracinement par rapport à l’environnement physique et social, la maîtrise d’un savoir organisationnel complexe, l’originalité, et la pertinence relative. Même si elle est peu abordée dans le livre, cette dernière caractéristique est à retenir, car elle conduit l’analyste à se demander en quoi le grand projet, à la place d’une variété de petits projets urbains, est, ou était, nécessaire pour la requalification urbaine.
Les textes réunis examinent des exemples de grands projets. Ils sont pris au Québec et en France, à Montréal, surtout, et Québec, à Paris, Lyon, Lille, incluant une comparaison, pour les cités du multimédia, avec des villes américaines. Ils sont de nature urbanistique (tout un quartier, comme la Cité du multimédia à Montréal, le quartier Saint-Roch à Québec, la Cité internationale de Lyon, le quartier Bercy à Paris), architecturale (la Grande bibliothèque du Québec, le stade de France, par exemple), mais aussi environnementale (le projet Grand Montréal bleu et le réseau vert montréalais, le canal de la Deûle à Lille) ; ils sont aussi parfois centrés sur les infrastructures, comme l’enfouissement des lignes de transport d’électricité et des télécommunications dans la région de Montréal, décision consécutive à la tempête du verglas de 1998. Il reste toutefois que les grands projets poursuivent une gamme d’objectifs de front : un projet environnemental peut aussi avoir des fins urbanistiques et donner lieu à une oeuvre architecturale. Le stade de France, par exemple, visait aussi à requalifier tout un quartier, voire une ville de taille moyenne. La Grande bibliothèque du Québec sera logée dans un quartier, partie francophone commerciale de Montréal, qui semble encore avoir besoin d’être revitalisée, malgré les précédents grands projets comme l’Université du Québec à Montréal et l’édifice de Radio-Canada. La Cité du multimédia à Montréal, comme les interventions dans le quartier Saint-Roch à Québec, ne contiennent pas de grands équipements, ni de bâtiments monumentaux, comme un stade ou une bibliothèque nationale ; ils sont le fruit d’une politique soutenue sur plusieurs années, comme à Québec, et d’une volonté de promouvoir la nouvelle économie du savoir, tout en restaurant un ancien quartier à peu près abandonné. Même les projets environnementaux combinent des objectifs multiples. Réhabiliter un canal ou une rivière urbaine, c’est aider à faire renaître, voire à construire de toutes pièces, un quartier résidentiel environnant. La mise en terre des lignes électriques et téléphoniques a longtemps répondu à des considérations esthétiques et techniques, mais elle peut aussi répondre à des exigences de sécurité, comme le montrent les projets dans la région de Montréal.
Les études de cas qui forment ce livre sont certes intéressantes et représentatives des interventions urbaines, mais demeurent dans l’ensemble plutôt descriptives. On fait souvent appel aux acteurs, à leur diversité et leur rôle, mais, sauf dans de rares cas, l’analyse théorique est peu poussée. On en sait pas mal sur les acteurs publics gouvernementaux, mais peu sur les acteurs techniques et professionnels, qui, pour l’architecture et le génie urbains, sont centraux. De plus, on sait peu de choses sur les négociations entre acteurs et organisations : difficultés, compromis, coups de force, coopération, conflits… L’analyse privilégiée est spatiale et aménagiste, mais peu sociopolitique et institutionnelle. Les contextes sont souvent bien mis en évidence, mais les processus de décision, qui s’échelonnent parfois sur une décennie, ne sont pas suivis de près. Et puis, les cadres théoriques ne sont ni explicites, ni fréquents ; en analysant le quartier Saint-Roch à Québec, Guy Mercier propose une grille théorique prometteuse, mais semble avoir eu peu d’espace pour en développer pleinement son application. Ensuite, certains projets auraient pu être soumis à une évaluation plus critique. Les projets verts et « Grand bleu » à Montréal, nés du projet Archipel, sont demeurés assez ambitieux. Les auteurs nous aident à suivre leur évolution, mais disent peu des raisons pour lesquelles les plans ne se sont jamais intégralement réalisés.
En outre, la plupart des cas présentés sont jugés positivement du point de vue urbanistique. Mais les villes ont souvent élaboré et entamé des projets qui se sont révélés des échecs, des Great Planning Disasters pour reprendre l’expression de Peter Hall. Comme les auteurs ne se sont pas donné de cadre ou de grille d’évaluation, en fonction de critères théoriquement construits, des projets qu’ils examinent, il est difficile de savoir si ce sont des échecs, des succès, des demi-échecs ou demi-succès. Les villes sont peut-être devenues plus prudentes et cherchent à mettre toutes les chances de leur côté, notamment par une gouvernance plurielle et une planification de leurs interventions par projet et par étape, pour éviter l’échec et les erreurs du passé. Il aurait été bon que le livre se penche plus à fond sur cette question.