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La télévision de Radio-Canada fête son soixantième anniversaire cette année, un événement que la vénérable institution a souligné jusqu’ici de manière très discrète, du moins dans ses manifestations publiques. Peut-être cette retenue a-t-elle un peu à voir avec la situation précaire qui est la sienne, depuis notamment que le gouvernement conservateur à Ottawa (historiquement plutôt hostile à la télévision publique) menace de lui couper les vivres et que la conjoncture générale liée à la crise de la télévision généraliste l’oblige à considérer son mandat traditionnel avec beaucoup de souplesse. C’est dans ce contexte croyons-nous qu’il faut accueillir deux nouvelles contributions, aussi rares qu’essentielles, à notre connaissance du réseau public national : La télévision de Radio-Canada et l’évolution de la conscience politique au Québec (MS dans la suite de cet article) et La transformation du service de l’information de Radio-Canada (CF dans la suite de cet article). Le premier ouvrage, qui fait suite à un colloque tenu le 21 septembre 2012 au Musée de la civilisation de Québec, s’est donné le mandat de mieux comprendre la place prise par Radio-Canada dans l’évolution de la société québécoise selon une pluralité d’angles (idéologique, linguistique, technologique, etc., aussi bien que proprement politique), alors que le second (il s’agit de la version remaniée de la thèse doctorale de l’auteure) présente les résultats d’une recherche sur le terrain visant à rendre compte des changements apportés à la culture journalistique radio-canadienne à la suite de l’intégration en 2010 des salles de nouvelles radio, télé et web en une structure unique dite multiplateforme. De manière contrastée, donc, et adoptant par rapport à leur objet des démarches méthodologiques fort différentes, les deux ouvrages apparaissent complémentaires à plus d’un égard et permettent pour cette raison de jeter un éclairage intéressant sur le statut changeant de la télévision publique depuis un demi-siècle.

De la rareté à l’abondance

Ce qui ressort d’emblée à la lecture de l’anthologie préparée par les professeurs Monière (Université de Montréal) et Sauvageau (Laval), mais aussi de l’ouvrage de Francoeur (UQAM), c’est à quel point nous sommes passés durant cette période d’un régime de rareté extrême à une situation absolument pléthorique, et que c’est cette évolution du « paysage télévisuel » – une expression qui n’avait pas de sens en 1955 mais qui illustre très bien l’état des choses aujourd’hui – qui permet le mieux de comprendre les modifications profondes du rôle et de la place de Radio-Canada dans la société canadienne et québécoise. Comme le souligne judicieusement Florian Sauvageau, « le quasi-monopole que détenait Radio-Canada à sa création s’est amenuisé au fil des années avant d’en arriver à l’immense bazar qu’est devenu le système télévisuel d’aujourd’hui » (MS, p. 10-11). Au monopole en question fut longtemps attachée une conception du média comme service public qu’Umberto Eco a bien décrit dans un texte qui a rapidement fait école (Eco, 1985). Dans sa contribution très critique à l’ouvrage, Marc Chevrier reprend cette idée au célèbre italien et constate qu’à l’ère dite de la « paléo-télévision »

Chaque genre avait son type d’émission et utilisait des effets scéniques particuliers. L’information se rapportait à la vérité, au réel extérieur et classait les nouvelles par ordre d’importance […]. Toutefois, la néo-télévision se démarque par son brouillage systématique des genres. Elle mêle information et fiction, politique et culture, analyse et divertissement.

Crevier, MS, p. 112

Chevrier parle ainsi d’une « société du spectacle radio-canadienne », dont les choix depuis quelques années contribuent à réduire « le politique et la culture » en favorisant des « mélanges niveleurs ». Ce mouvement général d’une « pénurie sous contrôle » à un « foisonnement désordonné » semble partagé par plusieurs auteurs qui voient chacun avec sa paire de lunettes de spécialiste disciplinaire l’évolution de Radio-Canada comme le passage d’une logique de service public asservi aux intérêts supérieurs de la nation à une logique de divertissement de plus en plus difficile à discriminer de la stratégie de ses concurrents, engagées dans une lutte à finir dont les cotes d’écoute seraient l’ultime arbitre. C’est ainsi que Frédéric Bastien, professeur de sciences politiques à l’Université de Montréal, émet l’hypothèse que le fractionnement de l’offre télévisuelle contribue au déclin de l’intégration politique des citoyens et se demande même si « la télévision généraliste répond à un besoin suffisamment prégnant chez les citoyens pour conserver […] leur attention et ainsi (forger) l’appartenance à une communauté nationale ». Véronique Nguyen-Duy de l’Université Laval, qui s’intéresse pour sa part au téléroman (elle y a consacré sa thèse en 1995) et constatant avec d’autres « qu’il a été érigé en véritable phénomène social, emblématique d’une identité culturelle distincte dont il cristalliserait les traits caractéristiques » (MS, p. 54), termine son texte sur une note sinon pessimiste, à tout le moins quelque peu désabusée lorsqu’elle suggère que « leur déclin, depuis une dizaine d’années, correspond à celui d’un modèle de télévision dont nous ne pouvons que constater l’inéluctable érosion » (MS, p. 55).

C’est dans ce contexte de « déclin d’un modèle de télévision », de pluralisme et de concurrence qu’il faut entendre la contribution de Chantal Francoeur dans La transformation du service de l’information de Radio-Canada. Son approche inspirée de l’ethnographie de terrain, si elle a le désavantage de ne pas toujours donner suffisamment de place aux théorisations qui ont cours sur la question, gagne en revanche en concrétude, offrant au lecteur le spectacle de l’intégration en marche. Le thème de la convergence médiatique (définie comme les avantages − surtout économiques − que les grandes entreprises médiatiques tentent de tirer d’un fonctionnement en « synergie »), au Québec et au Canada, est habituellement associé aux conglomérats que sont Quebecor, Rogers et Bell (c’est même le nom d’un bulletin de communication interne chez Quebecor). Les grèves au Journal de Québec puis au Journal de Montréal ces dernières années ont fait la démonstration qu’un des enjeux majeurs liés à la convergence se trouve dans l’indépendance toute « relative » des différentes salles de nouvelles appartenant à un même groupe. Francoeur, elle-même journaliste à la radio de Radio-Canada pendant plus de 15 ans, aborde la question de l’intégration à la société d’État en montrant bien qu’il s’agit d’une stratégie dont l’arrière-plan immédiat est le paysage médiatique convergent et n’hésite pas à placer les deux phénomènes sur le même pied. Son point de vue, attentif aux détails et soucieux de donner la parole aux acteurs, montre bien la mesure du changement de culture qui est exigé des travailleurs de l’information, un changement qui se décline surtout à l’avantage de la télévision, plus lourde, plus onéreuse, moins « flexible ». Ainsi, un peu paradoxalement, alors que la convergence dans l’industrie privée est perçue très négativement comme une façon « d’étendre un peu partout le même contenu » (CF, p. 107), dès lors qu’il s’agit de la société d’État, les mêmes prérogatives sont présentées comme « un regroupement des forces » jugé positif par ceux qui le promulguent, mais pas toujours – loin de là, comme le prouvent les commentaires des employés colligés par Francoeur – par ceux qui ont le sentiment d’en faire les frais.

Le mandat radio-canadien à l’ère du numérique

Cette question du rôle que doit jouer Radio-Canada dans un environnement numérique est l’autre fil rouge qui relie les deux ouvrages, et qui rejoint celle du mandat historique de la société d’État. Dans la situation de monopole qui accompagnait les premières années de son développement, la télévision publique répondait assez clairement aux exigences de sa mission, « renseigner, éclairer, divertir », vraisemblablement inspiré de celle de la RTF (Satisfaire les besoins d’information, de culture, d’éducation et de distraction du public). Pour le linguiste Jean-Claude Corbeil, par exemple, il est évident que « Radio-Canada a favorisé la diffusion et la connaissance, au moins passive, au mieux active, d’une langue d’ici de qualité » (MS, p. 38) et contribué à l’uniformisation du français dans les différentes communautés francophones du Canada. La question de savoir si les émissions de la SRC ont contribué à l’unité politique canadienne, ou même s’il s’agit là d’une des missions de l’institution, est beaucoup moins facile à trancher ; plusieurs parmi les contributions à l’ouvrage de Monière et Sauvageau (tout particulièrement celle de Monière lui-même qui sert d’introduction à la monographie, ainsi que les textes de Serge Joyal et de Jean-Paul L’Allier) envisagent cette question sans qu’il soit possible de tirer des conclusions claires. Florian Sauvageau résume bien la situation paradoxale dans laquelle se trouve Radio-Canada quand il écrit, non sans une pointe d’ironie, que « hier encore, on disait de Radio-Canada que c’était un repère de séparatistes. D’autres le voient comme un outil de propagande fédéraliste ». La place de la culture dans le mandat de la SRC est également une question délicate, qui engage avec elle tout le débat sur la sens à donner au mot culture : tantôt décrié pour son « élitisme », tantôt sévèrement jugé pour sa propension actuelle à endosser « le costume de clown » (MS, p. 123), force est de reconnaître avec Michèle Fortin qu’« il n’y a plus de séries à budget élevé ni de séries historiques à Radio-Canada » mais qu’on y poursuit contre vents et marées une mission « de création et d’innovation » à laquelle se greffe désormais une « ferme intention de rejoindre un large public » (MS, p. 159).

Mais c’est surtout sur le plan de l’information, et plus spécifiquement lorsque l’on considère la multiplication des sources, des plateformes et des modalités de son traitement que le mandat de Radio-Canada est aujourd’hui tantôt remis en question, tantôt rappelé comme l’un des derniers remparts contre la dégradation de la qualité des contenus informatifs. Les conclusions du livre de Chantal Francoeur insistent beaucoup sur le fait que ce qui se trame derrière l’intégration, c’est le désir du service public de se présenter comme un « modèle », « une marque forte » déclinée aussi bien en radio, en télé que sur le web, un front uni assimilable « à la plus importante et la plus créative force journalistique francophone en Amérique » (FC, p. 125). Un tel positionnement ne relève bien sûr pas uniquement de la vertu ; il s’agit en outre de justifier les importants fonds publics investis dans l’institution et parer aux critiques qui laissent entendre que la société publique est « grassement » subventionnée pour faire la même chose que les diffuseurs privés. Et ce n’est pas en offrant une couverture coast to coast des festivités entourant le Standpeed de Calgary ou des inondations à Port au Choix qu’on répondra le plus efficacement au jugement des ennemis du réseau public. Pour Catherine Cano (« Les nouveaux médias peuvent-ils sauver Radio-Canada ? »), la croissance du journalisme « numérique » − puisque c’est surtout de cela qu’il s’agit quand on parle de multiplateforme −, avec ce qu’il amène de désordre, d’analyses sauvages et de prolifération du commentaire subjectif au détriment des faits rapportés, exige que soit clairement représenté dans l’espace public un pôle de référence professionnel, rôle que seul Radio-Canada a le pouvoir et les moyens de remplir.

Pour clore cette brève note critique, nous sommes tenté d’ouvrir avec Serge Proulx sur une perspective qui est résolument tournée vers l’avenir, sans pour autant faire l’impasse sur l’histoire du télédiffuseur public :

Faciliter la circulation « multiplateforme » (des) contenus médiatiques originaux, par l’intermédiaire des médias sociaux, permet de revigorer la circulation de contenus symboliques – qui ont contribué jadis à construire l’identité québécoise, qui constituent notre mémoire collective comme peuple – parmi des réseaux de personnes qui composent aujourd’hui la diversité culturelle du Québec.

Proulx, MS, p. 204

En soulignant comme il le fait l’initiative de Radio-Canada de lancer la plateforme Tou.tv, et en situant celle-ci sur le plan de la mémoire et de la circulation des contenus symboliques, le sociologue de l’UQAM montre bien de quelle façon le mandat de l’institution publique est appelé à se renouveler et à prendre des directions inédites. Traditionnellement gardien du « droit du public » à une information de qualité et promoteur d’une culture de qualité pour tous, sa vocation future est peut-être surtout de contribuer à maintenir en vie, en situation de pluralisme exacerbée et d’éclatement des identités, le projet d’un « devenir-commun et d’un vivre-ensemble » (MS, p. 204) que la télévision généraliste privée et encore plus la télévision spécialisée tend de plus en plus à délaisser.