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Depuis quelques années les travaux sur la communauté juive montréalaise se sont faits nombreux et insistants dans le monde de l’édition québécoise, sans doute parce que ce thème complexe et parfois déroutant reflète pour une part les questionnements entourant l’identité des francophones eux-mêmes. Qui mieux qu’un minoritaire pour faire découvrir aux Canadiens français le sens de leur expérience historique en Amérique du Nord, et quoi de plus convaincant que l’exemple d’une autre diaspora multiforme et plusieurs fois séculière pour interpréter l’univers franco-catholique sur ce continent ? Il y a aussi que la montée présente de l’immigration ainsi que sa francisation accélérée situent plus efficacement le monde juif dans un ensemble social québécois encore très peu contrasté il y a deux ou trois générations, sans compter la diversité aujourd’hui croissante du tissu social montréalais et l’apparition en son sein de religions issues du Moyen-Orient ou de l’Asie, autrefois absentes de notre paysage urbain. Ce qui semblait opaque, marginal ou pire, inaccessible, devient maintenant un facteur courant de la vie politique et culturelle dans de nombreux quartiers de la métropole québécoise. En somme, le judaïsme se trouve enfin en voie de devenir une question sur laquelle il est possible, dans l’institution littéraire et intellectuelle québécoise, de se pencher avec intelligence, discernement et équilibre.

L’ouvrage dont il est question ici n’est ni le premier ni le plus fouillé à paraître dans le domaine des études judéo-québécoises. Là n’est pas sa qualité principale ou son propos. En fait, Châteauvert et Dupuis-Déri ont surtout voulu donner au lecteur un aperçu de la diversité idéologique, religieuse et culturelle présente au sein de la communauté juive montréalaise contemporaine, qui chatoie sur ce plan de mille feux s’élançant dans des directions souvent opposées. Faut-il s’en surprendre ? La population juive locale est originaire de tant de pays différents et porte en elle les discours élaborés depuis les débuts de l’ère moderne, autant en Occident qu’au coeur du judaïsme, sur des sujets aussi différents que la place de Dieu dans l’univers, la lutte pour la justice sociale, l’importance de l’affirmation nationale et la pleine participation à la vie politique de la cité. Autant de thèmes, autant de réponses juives diverses et contradictoires, toutes portées par une logique longuement mûrie et souvent informée par les événements les plus tragiques dont le vingtième siècle ait été le témoin, tels la Révolution russe de 1917, les deux guerres mondiales, l’Holocauste hitlérien, la création en 1948 de l’État d’Israël et la décolonisation en général. Qui plus est, et bien que s’exprimant à travers un prisme montréalais, la pensée et la pratique culturelle juive n’en contemplent pas moins au passage un contexte planétaire et se trouvent aussi marquées par les expériences d’autres grandes communautés juives vivant à New York, Paris, Los Angeles, Londres et Jérusalem.

Onze entrevues donc, rédigées comme autant de récits fondateurs, et onze voix contrastées comme s’ignorant mutuellement pour mieux faire ressortir ce qui les distingue, les anime et les propulse face à la tradition judaïque pluri-millénaire. On peut ainsi toucher dans ce livre à la fois à la fragilité des discours juifs individuels, ballottés par des circonstances de vie particulières, tous cherchant à se rattacher d’une manière ou d’une autre à la ligne de force profonde du judaïsme ; et la richesse de ce concert jouant sur des tonalités différentes et proposant des variations sur un seul et même thème nettement perceptible tout au long de l’exercice. Car il y a bel et bien, au-delà des vicissitudes de l’histoire et par-delà les redécoupages apportés par une dispersion géographique sans cesse agissant au cours de l’ère moderne, un sens durable de l’identité juive que Châteauvert et Dupuis-Déri mettent en valeur et nous révèlent dans Identités mosaïques pour ce qui est précisément de la communauté montréalaise. C’était là le pari principal du livre que les auteurs relèvent avec brio et en présentant des personnalités remarquables, porteuses d’un discours chaque fois cohérent en soi et très enracinées dans le Montréal contemporain, même si plusieurs d’entre elles sont arrivées dans la ville à l’âge adulte. Le fait que chaque interview soit résumé par quelques mots clés facilite aussi le parcours du lecteur, mots clés qui représentent autant de grands enjeux préoccupant à un titre ou à un autre les Juifs montréalais.

Tous les individus rejoints par Châteauvert et Dupuis-Déri ne sont pas également connus du public montréalais. Certains ont mené à un moment ou l’autre de leur parcours des carrières politiques de premier plan, et pas nécessairement à titre de Juif ou de Juive. Plusieurs par contraste oeuvrent surtout dans les milieux artistiques ou universitaires, où ils se sont taillé des réputations enviables à plus d’un titre, pas toujours non plus en affirmant leur filiation judaïque. D’autres enfin appartiennent au volet plus religieux de la communauté et motivent leur volonté d’être Juifs par des raisonnements ou des expériences tenant de la croyance religieuse définie de manière stricte, mais souvent dans l’intimité de convictions personnelles rarement partagées au-delà des frontières confessionnelles. L’ouvrage où ils figurent tous devrait toutefois révéler mieux que ne le ferait sans doute à première vue une étude historique plus fouillée, l’ampleur des débats qui traversent le judaïsme montréalais d’aujourd’hui, autant sous sa forme laïque et culturelle que dans son volet inspiré d’une pulsion religieuse profonde. Il y a encore beaucoup à faire toutefois pour que ce matériau judaïque riche et complexe soit mieux compris et apprécié par l’ensemble des Montréalais. Identités mosaïques donne à percevoir des tonalités subtiles et nuancées qui forment un tableau riche à souhait, mais encore flou et parfois difficile à décoder pour celui qui s’y aventure pour la première fois.

Porte d’entrée d’un univers aux multiples facettes, l’ouvrage de Châteauvert et Dupuis-Déri ouvre des perspectives nouvelles dont se saisiront, il faut l’espérer fortement, les Québécois qui veulent mieux connaître la parole et les antécédents de leurs concitoyens juifs. Il reste qu’une longue route s’étire encore devant ceux qui s’intéressent au dialogue avec la communauté juive, et que bien des étapes restent à franchir avant que disparaissent certains préjugés tenaces entretenus de part et d’autre. Brossées à grands traits, les onze entrevues de Identités mosaïques ont au moins le mérite d’ouvrir la voie à d’autres explorations et à des rencontres intercommunautaires éventuellement plus soutenues, mieux documentées et surtout durables.