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Jean-Philippe Warren retrace l’histoire de la sociologie québécoise depuis ses lointaines origines à la fin du XIXe siècle jusqu’à l’aube de la Révolution tranquille. Cette histoire est menée du point de vue de l’institutionnalisation de la discipline, mais surtout elle resitue cette dernière à partir des diverses « écoles sociologiques » ou, si l’on préfère, dans le cadre de ce qu’on pourrait appeler les grands paradigmes qui l’ont traversée. Le projet de ce livre est clairement balisé et le lecteur trouve facilement, chaque fois, les éléments conceptuels permettant d’éclairer l’un ou l’autre des paradigmes en question. De même, on resitue les influences intellectuelles favorisant leur émergence de manière à toujours restituer « l’air du temps ». Ces paradigmes seraient, selon Warren, au nombre de trois.
La sociologie naissante se serait inscrite sous le paradigme leplaysien (branche tourvillienne) en vertu duquel la société doit être analysée en fonction du type d’organisation familiale qui y domine. Ce paradigme fonderait les travaux des toutes premières tentatives de théorisation de la société québécoise au cours des dernières décennies du XIXe siècle et verrait son influence s’atténuer dès le début du XXe. Il informe les travaux de Léon Gérin dont on fait ici et à juste titre le premier sociologue canadien-français.
La sociologie de l’ordre (ou doctrinale) succéderait à cette première approche. Fondée pour l’essentiel sur la doctrine sociale de l’Église et sur les enseignements des encycliques tournées vers la restauration de l’ordre social dans les sociétés déchirées par la lutte des classes, elle tente de retisser le lien social. Elle recourt à des analyses empiriques visant à circonscrire les conditions de vie de la classe ouvrière, milite en faveur de la constitution d’une bourgeoisie canadienne-française capable de prendre en charge les destinées de la nation, s’inquiète de la survivance de cette dernière dans le contexte d’une américanité à laquelle elle consent pourtant à certains égards.
Le dernier paradigme, celui qui domine la période 1940-1960, est caractérisé par l’institutionnalisation de la sociologie, en particulier grâce à la création de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval en 1943. L’auteur le rapporte à l’influence de la philosophie personnaliste et en particulier à la pensée d’Emmanuel Mounier. Les sociologues des années cinquante auraient été portés par le même souci du travail empirique qui avait caractérisé leurs prédécesseurs, mais en renonçant au projet doctrinaire que ceux-ci entretenaient. Il s’agit alors de penser la société québécoise du point de vue des acteurs en situation et de s’attacher à poser les conditions de leur émancipation. C’est la raison pour laquelle cette sociologie « lavalloise » aurait été si critique du traditionalisme, et du duplessisme qui l’incarnait, dans la mesure où cet enfermement traditionaliste semblait tourner le dos aux enjeux du présent.
La thèse de fond consiste en ceci que, à l’encontre de ce qu’un certain sens commun sociologique véhicule, la tradition sociologique québécoise ne commence pas avec la création de la Faculté des sciences sociales de Laval, mais bien avant, avec les travaux précurseurs de Léon Gérin à la fin du XIXe siècle. Aux yeux de Warren, ne pas considérer la période antérieure aux années quarante procède d’une réflexion habituée à reconnaître dans la Révolution tranquille l’avènement véritable de la modernité québécoise. À ce titre, l’analyse à laquelle se livre l’auteur va bien au-delà de la mise au jour de la tradition sociologique et s’inscrit à sa façon dans le vaste débat portant sur la question de la modernité québécoise avant la Révolution tranquille. L’ouvrage s’inscrit donc en faux contre l’interprétation dominante en vertu de laquelle on ne saurait considérer comme relevant de la sociologie des travaux comme ceux d’Edmond de Nevers, d’Errol Bouchette ou d’Arthur Saint-Pierre. La sociographie dominante oblitérerait la dimension pourtant proprement scientifique de ces travaux sur lesquels pèse une suspicion inspirée par le rejet du soi-disant traditionalisme d’avant 1960. Le lecteur trouvera ici matière à un intéressant débat non seulement sur les origines de la sociologie québécoise, mais également sur l’interprétation d’ensemble du Québec d’avant la Révolution tranquille.
Quel est l’essentiel de ce débat du point de vue de la sociologie ? Les années cinquante et soixante ont été marquées par une virulente critique de la culture canadienne-française orchestrée notamment par les sciences sociales, critique qui voyait en elle les raisons du « retard » du Québec. Le « passage à la modernité » nécessitait, aux yeux de plusieurs sociologues de l’époque, une profonde mutation de la culture dont on considérait que le traditionalisme et le conservatisme qui la caractérisaient entravaient l’évolution du Québec vers la modernité. Il importe cependant de remarquer que la culture canadienne-française, celle que l’on continuait alors d’associer à cette communauté d’histoire particulière que forment les Canadiens français, n’était pas pour autant évacuée de la conscience historique. Au contraire, les années soixante et la Révolution tranquille sur laquelle aboutissait cette critique auront besoin de pouvoir se référer à un passé victimaire et à la représentation d’une oppression culturelle afin d’asseoir la légitimité du projet émancipateur des années soixante.
Ce rapport à l’histoire qu’installait la Révolution tranquille est demeuré plus ou moins intact jusqu’aux années quatre-vingt. Pour l’essentiel, la lecture du passé canadien-français fustigeait ce qu’aurait été une tradition paralysante avant 1960 et appelait de toutes les manières le monde canadien-français à l’émancipation. La modernité devait donc se frayer un chemin parmi les ruines qu’avait laissées derrière lui un siècle de conservatisme.
L’historiographie et la sociographie des années quatre-vingt ont en quelque sorte réglé ce problème en supprimant les termes du débat. Le binôme tradition-modernité fut abandonné au profit d’un recentrement des analyses sur les déterminations structurantes agissant sur toutes les sociétés modernes avancées, le Québec y compris. Plusieurs questions tombaient alors en désuétude. Les Canadiens français avaient-ils été ou non réfractaires à leur américanité ? L’Église catholique avait-elle ou non étendu son emprise sans partage de 1840 à 1960 ? Dans quelle mesure ce Québec conservateur et traditionaliste constituait-il une société singulière en Amérique ? Le projet qui consistait à évacuer ces questions en raison de leur prétendue désuétude visait à réécrire l’histoire du Québec en la « normalisant ». C’est dans cette perspective que se sont développés de nombreux travaux en histoire et en sociologie visant à atténuer le caractère d’exception du parcours historique canadien-français. À partir de là, l’évolution du Québec depuis le XIXe siècle pouvait être relue à la lumière de l’expérience historique d’autres sociétés modernes. La souveraineté du Québec pouvait aussi apparaître comme l’aboutissement normal de ce parcours historique.
Il me semble qu’il aurait fallu que Warren consente à situer sa position dans le cadre du débat historiographique et sociographique portant sur cette fameuse question du passage à la modernité au Québec que toute une sociologie a reconnu dans l’avènement de la Révolution tranquille. Sa position implique, en effet, que, pour lui, cette modernité était advenue bien avant. Il aurait peut-être fallu que l’auteur défende un peu plus énergiquement sa position à cet égard. Jean-Philippe Warren ne peut ignorer que sa thèse sera associée à ce que Ronald Rudin a qualifié « d’histoire révisionniste ». Je m’empresse d’ajouter que l’auteur pourrait assez facilement réfuter une telle accusation si elle devait lui être adressée. La tradition sociologique qu’il reconstruit ne cherche en aucune manière (au contraire) à édulcorer la situation particulière dans laquelle se trouvait la sociologie canadienne-française de la première moitié du XXe siècle. Ne s’évertue-t-il pas, par exemple, à montrer les liens qu’entretiennent la « sociologie de l’ordre » du début du XXe siècle avec la doctrine sociale d’une Église canadienne-française aux aguets ? Mais alors, pourquoi voir dans ce travail une autre tentative de normalisation ou de « désingularisation » de l’histoire du Québec à travers l’examen de la sociologie que l’on y pratiquait ? C’est que le projet dont se soutient L’engagement sociologique autorise ces deux interprétations. C’est aussi ce qui fait sa grande originalité. La thèse de Warren représente en effet un très grand intérêt du fait qu’elle semble conjuguer deux tendances sociographiques. Le traditionalisme allégué d’avant 1960 n’est pas nié, ni réinterprété dans ce livre, surtout il n’est pas condamné. En ce sens, la singularité du parcours historique francophone n’est pas gommée dans le travail de Warren comme il a pu l’être dans la sociologie des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Mais en même temps – et assez paradoxalement – le fait de retrouver dans les travaux d’un Léon Gérin et des sociologues doctrinaux des années trente une démarche scientifique digne de ce nom et, à ce titre, proche de ce qui pouvait se faire ailleurs (dans le monde anglo-saxon notamment), pose ce livre dans la perspective de la « normalisation » que l’on a critiquée et dont Warren a lui-même pris ses distances dans d’autres écrits. Découvrir la modernité des monographies de Gérin, les poser comme une véritable sociologie, c’est-à-dire fondée sur une théorie générale de la société et sur une méthode standardisée, c’est bien sûr trouver dans le Québec du XIXe siècle et dans la sociologie qui y émerge, une dynamique sociale semblable à celle qui s’impose alors dans toutes les sociétés occidentales et nord-américaines en particulier. L’historien Rudin verra dans cette entreprise une tentative de « normalisation » de l’histoire du Québec et donc de banalisation de sa singularité.
Ce n’est pas ici le lieu d’une discussion plus approfondie de cette question, mais je crois que les implications sociographiques d’une telle position sont suffisamment importantes pour que l’ouvrage ait dû les aborder. C’est dire qu’il aurait fallu que Jean-Philippe Warren fasse la sociologie de sa posture sociographique. Il aurait, de la sorte, inscrit sa propre démarche dans l’histoire des idées qu’il dépeint brillamment dans ce livre plutôt que de la lui soustraire, conférant alors à son analyse une position de surplomb qui la met curieusement à l’abri des déterminations dont il sait qu’elles agissent sur toutes les écoles sociologiques.
Je dirai enfin que l’ouvrage se distingue par son érudition et par son indéniable intérêt sociographique. Le travail de recherche est très impressionnant et la mise en forme du matériel recueilli est très bien faite. Ce livre vient combler une lacune importante dans notre connaissance de l’histoire disciplinaire de la sociologie. Au-delà du fait que l’on puisse ou non être d’accord avec la thèse de fond de l’ouvrage ou avec la tripartition chronologique que propose Jean-Philippe Warren, on ne pourra que tirer profit de la somme des connaissances mises en forme. À ce titre, ce livre constitue une importante contribution à l’avancement des connaissances dans le domaine.