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À la lumière de l’intensification du processus de mondialisation qui tend à uniformiser les cultures particulières, De la banquise au congélateur de Thibault Martin propose une lecture des stratégies déployées par les Inuits afin de construire un univers social où certaines traditions perdurent en tirant profit des outils de la modernité. Pour ce faire, les rapports sociaux du Nunavik (Québec arctique) – notamment les villages de Kuujjuarapik, d’Umiujaq et de Povungnituk – sont analysés d’un point de vue sociologique et historique. L’auteur prend pour cas d’étude le projet Grande-Baleine d’Hydro-Québec : la chasse, le Programme d’aide aux chasseurs et le partage du gibier qui en découle, et finalement la commercialisation de la sculpture inuite par l’entremise des Coopératives du Nouveau-Québec. L’imbrication de la tradition et de la modernité chez les Inuits représente toujours un débat social et scientifique stimulant, vigoureux et surtout non résolu, d’où la pertinence de la contribution de Martin.

Les analyses de l’auteur sont guidées par les concepts théoriques de modernisation, de mondialisation (théorie du système-monde) et de glocalisation. Il porte un regard critique sur ces concepts, reconnaissant d’emblée leur caractère parfois évolutionniste et idéologique, et semble en faire une juste utilisation selon les avancées récentes de la communauté scientifique. Ainsi, la modernité (et la mondialisation) ne s’avère pas universelle et homogène, mais plutôt multiple, se développant selon les contextes et expériences spécifiques de chaque population. Elle ne correspond pas non plus à la disparition de toutes institutions dites traditionnelles, certaines d’entre elles contribuant tout autant à façonner les rapports sociaux contemporains. En somme, Martin parle d’une hybridation entre tradition et modernité, où les individus et collectivités constituent des acteurs sociaux actifs dans cette régulation sociale. Quant à la mondialisation, elle représente le processus d’achèvement de la modernité sur l’ensemble de la surface du globe. L’auteur veut attirer l’attention sur le rôle des populations locales sujettes à la mondialisation. C’est par l’intermédiaire du concept de glocalisation qu’il y parvient, c’est-à-dire en observant « la somme des stratégies mises en place par les acteurs locaux pour maintenir un mode de vie distinct, tout en le rendant compatible avec la circulation de plus en plus commune des artefacts culturels et des valeurs propres aux sociétés néolibérales » (p. 11).

La thèse défendue est celle selon laquelle la glocalisation des Inuits servirait à maintenir leurs activités dites traditionnelles. Au-delà d’une simple duplication de la modernité vécue ailleurs dans le monde, les Inuits fondent leur propre modernité.

Même si l’auteur confère aux Inuits une grande capacité à contrer les aléas de la modernité mondialisée, il les présente également comme des victimes du système-monde où les zones métropolitaines exploitent, marginalisent et aliènent les zones périphériques tout en dictant le comportement qu’elles doivent adopter. Pour Martin, la solution à ce problème serait le transfert des pouvoirs politiques du centre vers la périphérie ; il cite le projet d’autonomie gouvernementale du Nunavik, présentement en construction, comme modèle fécond.

Martin utilise d’abord l’exemple du projet hydroélectrique Grande-Baleine d’Hydro-Québec pour mettre en relief, de façon convaincante et empirique, la glocalisation inuite mise en oeuvre afin d’en contrer certains impacts. Il présente le rôle des études d’avant-projet dans l’apprentissage des rudiments de la négociation par les Inuits, qui étaient alors mieux armés pour émettre leurs conditions quant à l’opérationnalisation de Grande-Baleine. C’est ainsi qu’ils ont livré une « guérilla médiatico-juridique » substantielle (délégations envoyées aux quatre coins du monde, publicité dans les grands quotidiens américains, etc.), qui aurait contribué à suspendre Grande-Baleine. Localement, les Inuits auraient donc eu raison, du moins en partie, de la force globale ici personnifiée par Hydro-Québec.

En outre, Martin avance que les débats locaux provoqués par Grande-Baleine témoignent d’un mode de gouvernance spécifiquement inuit. Cette « agora inuite » s’organiserait en marge de l’élite locale, notamment grâce à la radio communautaire, et créerait des consensus où chaque option serait représentée, contrairement à une approche valorisant l’option de la majorité. De la sorte, gouvernance tra-ditionnelle (pouvoir des grandes familles inuites) et moderne (démocratie) se rencontreraient, engendrant une agora pouvant influencer directement les acteurs au pouvoir. À notre avis, il est possible qu’un consensus de type traditionnel se soit en partie produit au moment de Grande-Baleine, et les données de l’auteur l’expriment, mais la généralisation de cette situation à l’ensemble d’un mode de gouvernance qui serait spécifiquement inuit est discutable. D’une part, et Martin le montre pourtant bien, le pouvoir des grandes familles inuites est très important et certains avantages sont distribués entre consanguins. D’autre part, il n’est pas rare que soit observé un désaccord significatif de la part de la société civile à l’endroit des décisions prises par les politiciens inuits, ce que l’auteur reconnaît aussi. Par conséquent, il semble difficile à la fois de qualifier de consensuelle la gouvernance inuite, marquée par le pluralisme et les groupes d’intérêts, et d’y voir quelque chose de spécifiquement inuit alors que la corruption familiale et la remontrance envers la politique s’observent ailleurs dans le monde, et surtout qu’elles indiquent tout sauf une démocratie consensuelle.

L’auteur s’appuie aussi sur la chasse pour exemplifier son propos. Il expose les premières formes de glocalisation à l’époque du déclin du commerce des fourrures et de la trappe, résultat de bouleversements boursiers après la Seconde Guerre mondiale. Les Inuits s’étaient alors tournés vers la chasse aux phoques, qui fut à son tour vouée à l’écroulement en 1983 lorsque la Communauté européenne décida de boycotter les fourrures de mammifères marins. Dans les deux cas, en dépit des variations de l’économie mondiale, les Inuits ont su s’adapter et tirer profit d’opportunités qui leur ont permis de continuer à chasser. De nos jours, l’auteur rappelle que les Nunavimiut opèrent une stratégie de glocalisation similaire à celle du Programme d’aide aux chasseurs, une initiative étatique gérée localement de façon non capitaliste, subventionnant les coûts de production de certains chasseurs (munitions, carburant, etc.), afin d’offrir de la nourriture du pays gratuitement à ceux qui ne peuvent s’en procurer, en installant des congélateurs municipaux. Bref, Martin montre judicieusement que la chasse considérée traditionnelle est maintenue localement par l’État moderne et confère aux Inuits une certaine indépendance face à l’économie globale et ses hasards.

Cette glocalisation visant la continuation de la chasse encourage également le partage (du gibier) qui en découle, une autre institution sociale associée à la tradition inuite qui structure encore les rapports sociaux aujourd’hui, entre autres selon certaines obligations de réciprocité. La modernité n’a donc pas éclipsé le don traditionnel comme le prévoyaient certains théoriciens. En effet, seulement une partie du gibier transite par les congélateurs municipaux ; le reste est autoconsommé, échangé ou partagé dans la communauté selon la logique coutumière. Pragmatiques, les Inuits rencontrés par l’auteur ne montrent pas de préférence particulière entre ces deux formes de solidarité, qu’ils utilisent souvent de manière combinée, et choisiront l’option qui leur semble la plus pratique.

Martin se penche également sur le mouvement coopératif nunavimiut et sa commercialisation de l’art inuit. Faisant la sociohistoire des Coopératives du Nouveau-Québec, il montre que les sculpteurs inuits sont passés d’artistes à artisans et qu’ils ont transformé cette activité en une entreprise profitable à caractère capitaliste : adaptation des façons de sculpter aux goûts de la clientèle internationale, de même que spécialisation et division du travail (extraction de la matière première, transformation et distribution effectuées par différents individus). La sculpture inuite garde néanmoins certains procédés ancestraux, tels que l’apprentissage selon le modèle traditionnel de l’observation. La sculpture est encouragée, par les coopératives qui achètent toute la production artisanale, même lors de périodes de faible demande ; il en résulte ainsi une distribution relativement équitable des richesses où les sculptures les plus lucratives financent les autres et où les autres secteurs d’exploitation des coopératives (commerce de détail, distribution de pétrole) financent celui de la vente d’art inuit lorsque nécessaire. Les Inuits se glocalisent ainsi en favorisant la sculpture symboliquement importante sur le plan local, en utili- sant à leur avantage la demande globale d’art autochtone et d’autres créneaux économiques.

Dans l’ensemble, les efforts des Inuits visant à soutenir la chasse, le partage et la sculpture, quoique fort bien présentés dans le livre, ne constituent pas une analyse véritablement nouvelle dans la littérature scientifique ; d’autres chercheurs avaient élucidé ces pratiques lors de travaux antérieurs auxquels l’auteur fait honnêtement référence (voir entre autres les travaux respectifs de J.-J. Simard, G. Duhaime et M. Chabot). L’apport de Martin est davantage de souligner avec doigté ces efforts en tant que stratégies de glocalisation. Au Nunavik, une telle analyse n’avait jamais été tentée de manière aussi complète et synthétique, ni à l’aide des outils théoriques de la mondialisation, une problématique qui fut trop longtemps inexploitée. Les aspects modernes de la vie inuite contemporaine demeurent eux aussi sous-estimés dans les écrits, la recherche étant surtout dominée par l’anthropologie culturelle classique mettant l’accent sur les spécificités ethniques des Inuits qui s’apparentent à la période nomade d’avant les contacts avec les Euro-Américains. Or, Martin n’hésite pas à qualifier les Inuits d’individus et de collectivités modernes, en y apportant généralement les nuances nécessaires, en l’occurrence en relevant les traces de tradition observables actuellement et surtout leur rôle sociologique par le truchement de données empiriques inédites (entrevues). De la banquise au congélateur, dont toute la richesse n’a pu être ici évoquée, constitue donc une excellente synthèse de plusieurs enjeux politiques, économiques et culturels fondamentaux que vivent les Inuits du Nunavik et d’ailleurs dans le monde circumpolaire.

Cependant, si la thèse principale est la plupart du temps bien ficelée, elle souffre à l’occasion de certains glissements. Lorsqu’il est question de maintien de valeurs et de pratiques dites traditionnelles, les Inuits sont présentés comme inventifs, stratégiques, entreprenants ; l’analyse s’apparente alors au paradigme individualiste en sciences sociales où l’individu détermine la société. Par contre, curieusement, quand il s’agit d’une mondialisation de la modernité dans son expression la plus capitaliste et néolibérale, les Inuit apparaissent soudainement comme les victimes plutôt passives de phénomènes qui leur seraient, dit-on, « étrangers ». Le paradigme d’explication prend du coup les couleurs du holisme, d’après lequel ce serait plutôt la société qui déterminerait l’individu. L’auteur sous-estime ainsi l’acceptation et l’appropriation parfois intégrale, par les Inuits eux-mêmes, des diktats du global et des valeurs qui l’accompagnent. Pourquoi la modernisation des Inuits n’aurait-elle pas eu lieu autrement que pour protéger la tradition ? Pourquoi la modernité n’aurait-elle pas séduit les Inuits malgré ce qu’elle comporte de menaces aux traditions ? Les Inuits n’ont pas qu’observé la modernité s’infiltrer dans leurs moeurs, ils l’ont aussi adoptée intentionnellement telle qu’elle se présentait, contribuant ainsi directement à sa mondialisation. Cela, Martin ne le reconnaît que subtilement, préférant mettre l’accent sur ce que refusent les Inuits devant une modernité standardisée. La modernité occidentale, s’il en est encore une, ne peut pas être opposée dichotomiquement à la modernité inuite. Dès lors, il n’est pas évident qu’un transfert de pouvoirs aux Inuits renverserait la vapeur mondialisatrice. L’expérience du Groenland, région dotée de la plus importante autonomie politique parmi les Inuits, a entre autres abouti à une exacerbation du capitalisme néolibéral, mais cette fois-ci sous l’égide des Inuits plutôt que de celle du colonisateur. « Inuit » ne veut pas invariablement dire « différent ».