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On peut étudier l’entrepreneuriat en se limitant aux comportements des entrepreneurs lors de la création ou de la transformation de leur entreprise, comme l’ont fait un très grand nombre d’analyses. Mais agir ainsi, c’est faire comme le policier Columbo, bien connu à la télévision, qui se borne à confronter un meurtrier à ses impulsions irraisonnées sans tenir compte de son passé et surtout sans relier ce crime à des comportements sociaux favorisant ou non cette façon de répondre à des intérêts pécuniaires sinon à des pulsions morbides. C’est se situer dans une approche positiviste de cause à effet, mais qui ne peut expliquer pourquoi trouve-t-on des régions où on assiste à la création d’un grand nombre d’entreprises avec des firmes qui innovent et croissent rapidement, à côté d’autres territoires, pourtant relativement avec les mêmes origines et les mêmes structures, qui stagnent sinon déclinent.

Pour répondre à ces différences entrepreneuriales régionales ou locales, il faut tenir compte des origines des entrepreneurs et de la présence de modèles qui aident à orienter leurs actions. On peut ainsi agir, par exemple, à la manière de Sherlock Holmes et de Maigret[1], en s’arrêtant à divers indices et liens des criminels avec leur famille et le milieu qui les entoure ou les dirige. Holmes explique à son fidèle ami, le docteur Watson, que c’est l’ensemble des indices proches ou lointains qui permet de comprendre la dynamique des criminels. Maigret se met graduellement dans la peau de la victime pour comprendre pourquoi le meurtrier en est arrivé à lui en vouloir tant pour la supprimer[2]. En entrepreneuriat, on doit donc dépasser la théorie des traits personnels, déjà fortement critiquée par Watson (1995) ou Chell (2001) par exemple, alors que ces traits sont vagues, existent aussi chez un bon nombre de personnes non entrepreneures, ne sont pas indépendants du secteur industriel dans lequel évolue l’entreprise et changent à mesure que celle-ci se développe. On doit aussi tenir compte des barrières ou des facilités du milieu et des réseaux pour soutenir ou non la création et la transformation des entreprises. En intégrant les liens sociaux, on se place ici dans une approche interprétationniste, comme l’expliquent Thiétard (1999) ou Denzin et Lincoln (2000).

Mais pour mieux voir les différences régionales, il faut passer à un troisième niveau d’analyse comme le fait Guillaume de Baskerville[3] dans Le nom de la rose. Celui-ci finit par comprendre pourquoi les moines s’entretuent dans le grand monastère de Melk, au XIVe siècle en prenant en compte la lutte entre le pape et l’empereur pour le contrôle des âmes sur la terre et même la recherche de la vérité. Du côté entrepreneurial, ce troisième niveau touche directement aux comportements collectifs qu’Alfred Marshall appelait à la fin du XIXe siècle « l’atmosphère industrielle » et que des spécialistes de l’entrepreneuriat dénomment la « culture entrepreneuriale » ; celle-ci repose sur les conventions et les idéologies socioéconomiques, ou encore les complicités dynamiques favorisant la multiplication d’idées nouvelles, multipliant les ressources nécessaires pour les appliquer et ainsi soutenant systématiquement l’action des entrepreneurs pour créer et développer les entreprises. On se place à ce moment dans une approche constructiviste valorisant l’observation complexe et directe en tenant compte des comportements des acteurs, y compris leur intuition et leurs émotions[4], du développement et de l’échange des ressources dans des réseaux multiples, notamment l’information riche, et donc de la multiplication des « idées dans l’air »[5] ou finalement des opportunités pour innover et croître.

C’est ce troisième niveau que nous allons essayer d’atteindre dans cet article pour mieux comprendre l’entrepreneuriat en théorie et en pratique en partant d’abord de sept propositions rappelant que l’entrepreneuriat est un processus éminemment collectif et qu’on ne peut expliquer la dynamique de certaines régions qu’en intégrant les nombreux acteurs du développement et les facteurs favorisant leur différenciation et celle des entreprises. En deuxième lieu, nous allons expliquer ce mécanisme pour montrer comment fonctionne l’entrepreneuriat régional. En troisième lieu, nous allons appliquer cette façon à deux petites régions voisines québécoises aux mêmes origines et au même environnement. Enfin, nous reviendrons sur la métaphore des romans policiers, technique particulièrement utile pour mieux appréhender le complexe dans les sciences économique et de gestion (Morgan, 1980 ; Grant et Oswick, 1996), en montrant notamment comment les romans de Conan Doyle ou de Simenon appliquent, dans le premier cas, la théorie de Marshall, qui seule peut finalement expliquer le génie de Sherlock Holmes, ou dans le second cas, cette complexité qui fait de même pour Maigret.

Sept propositions sur le caractère collectif de l’entrepreneuriat

Commençons cette analyse par discuter des principaux acteurs sociaux de l’entrepreneuriat, soit l’entrepreneur, son organisation et le milieu qui favorise ou non leur action. Nous nous arrêterons aussi à la culture entrepreneuriale qui soutient celle-ci et ensuite au temps et à l’environnement dans lequel ils inscrivent leur action. Nous terminerons cette section en discutant des trois facteurs qui expliquent les différences entrepreneuriales, soit la présence de l’information riche en région, les réseaux multipliant celle-ci et l’innovation, conséquence de cette multiplication.

a) Le premier acteur de l’entrepreneuriat est évidemment l’entrepreneur, à l’origine de l’entreprise et, pour un temps, au coeur de son développement. Son histoire passe par diverses dispositions soutenues par sa famille, espace de socialisation et de transmission de valeurs et d’habitus[6], par ses fréquentations et par divers apprentissages. C’est la période d’acquisition de la confiance en soi, de l’autonomie, du sens de l’initiative ou encore de l’identité (Erickson, 1959). C’est là qu’il trouve les modèles discutés lors de rencontres familiales ou encore dans diverses expériences de travail durant ses temps libres, modèles qui lui donneront diverses clefs pour plus tard démarrer et gérer son entreprise. On trouve dans ce développement trois types d’influences, positives ou négatives, soit celles affectives, encourageant ou dissuadant[7], celles symboliques donnant assurance et dynamisme, et celles sociologiques fournissant ressources ou suscitant divers obstacles, influences qui ne peuvent être que sociales, comme dans l’exemple de crimes même isolés. Dans ce dernier cas, n’est-il pas de bonne guerre pour l’avocat d’invoquer le passé familial difficile ou encore les mauvaises fréquentations en espérant que les jurés y trouveront une responsabilité atténuée pour l’accusé ?

Évidemment, on trouve toutes sortes d’entrepreneurs dans les régions. Le garagiste ou la propriétaire du salon de coiffure sont autant entrepreneurs que le dirigeant d’une firme en biotechnologie ou en informatique. Par exemple, une bonne présence de PME à forte croissance, les gazelles (Julienet al., 2003)[8], requiert des ressources comme des conseillers technologiques et du capital de proximité pour soutenir l’innovation, qui, en retour, favorisent la croissance dans d’autres entreprises.

b) Le deuxième acteur est l’organisation (ou l’entreprise), constituant d’abord le prolongement de l’entrepreneur et démontrant sa capacité à mobiliser des ressources et, ensuite, l’application de son effort d’appropriation de l’espace de marché (Kirzner, 1982). Celle-ci s’en sépare graduellement[9] à mesure que les parties prenantes internes et externes[10] prennent de l’importance. L’organisation devient un système de relations sociales ou même un champ d’intérêts, mais surtout un ensemble de ressources et de compétences « rares et inimitables », tels du personnel interdisciplinaire et autres ressources complémentaires provenant des firmes en amont et en aval avec lesquels elle transige, et qui, par combinaison et par une gestion particulière de celle-ci, assurent sa différence et ainsi sa compétitivité vis-à-vis du marché (Wennerfeld, 1995 ; Brown et Eisenhardt, 1998 ; Foss, 1999). Ces ressources et compétences doivent être systématiquement mises à jour et enrichies pour conserver les avantages de l’organisation par le changement technologique et par la formation et l’information, puisque la technologie, le marché et la concurrence évoluent continuellement. Pour les milieux criminels, l’organisation (ne parle-t-on pas de crime organisé ?)[11] est un gage de cohérence, mais aussi un système aux ramifications souvent très complexes qui permettent de diversifier les sources de revenus et d’acheter quelques protections. Enfin, il existe toutes sortes d’organisations ou d’entreprises. La plupart d’entre elles sont toutes petites et le plus grand nombre ne font que répondre aux besoins de services des consommateurs. Beaucoup disparaissent dans la première année et près de 50 % avant la cinquième année d’existence (Philipps et Kirchhoff, 1989 ; Baldwin et Gorecki, 1991).

c) Le troisième acteur, celui le plus directement social, est le milieu qui constitue un regroupement d’acteurs locaux à base de savoirs et de savoir-faire partagés. Il comprend des institutions, les organismes d’aides à la création ou les clubs d’entrepreneurs, une structure industrielle plus ou moins diversifiée ou complémentaire et diverses relations de partenariat entre les entreprises de biens et de services. Il constitue un lieu plus ou moins dynamique de valorisation de l’entrepreneuriat endogène, un réservoir de ressources, une capacité à mobiliser ces ressources et, finalement, des lieux de contacts (notamment les cafés, bars et restaurants) plus ou moins bien organisés entre les acteurs et avec l’extérieur. Il peut être aussi bien un lieu de conformisme, freinant ou bloquant les initiatives, que de dynamisme. Bref, il est un réducteur d’incertitude et d’ambiguïté facilitant ou non la multiplication des idées et la distinction des firmes.

Le milieu est notamment un créateur de capital social, au même titre que le capital financier, qui peut stimuler le changement dans les entreprises, mais qui réclame un retour sur intérêts (Lin, 1999). Ce capital social non seulement peut faciliter la recherche, l’accessibilité et la mobilisation à prix privilégié de diverses ressources, mais il génère un élément essentiel pour démarrer une entreprise qu’est la réputation et de la confiance soutenant les transactions[12], alors que la faible expérience ne peut garantir l’obtention des ressources. En particulier, le capital social suscite pour les nouvelles entreprises du capital de proximité[13] complétant les fonds personnels et l’aide de la famille, des amis et des cinglés[14] (Adam et Farber, 1994). En retour, les entrepreneurs se doivent de faire partie des diverses associations y compris celles de bienfaisance et sportives pour compenser les aides particulières et les coûts inférieurs obtenus, sachant en retour que ces pratiques leur procureront de nouvelles ressources moins chères. Chez les criminels, ce milieu[15] devient essentiel pour soutenir les actions clandestines requérant beaucoup de ressources, tout en assurant la discipline complétée par quelques actions d’éclat pour les rares membres qui ne suivent pas les règles. Bref, le milieu porte les règles ou normes, explicites ou tacites, touchant le domaine légal, politique et économique, les conventions et même l’idéologie affectant le dynamisme régional ou la culture entrepreneuriale, ce que North (1990) appelle les institutions informelles. Cette culture est cet esprit plus ou moins partagé dans une région qui reconnaît et stimule la création d’entreprise, le changement et finalement l’entrepreneuriat.

d) Le temps et l’environnement sont les autres acteurs qui, toutefois, échappent le plus souvent à l’action directe des régions, qui soutiennent les conventions et la culture entrepreneuriale. Ainsi, il est généralement plus facile de créer une entreprise en haute conjoncture qu’en récession. De même, le temps peut être clef, si telle activité ou telle innovation arrivent avant la concurrence, comme le rappelle d’ailleurs le mot opportunité[16].

e) Quant aux facteurs qui facilitent l’entrepreneuriat, on en trouve d’abord la présence dans la région de l’information riche partagée par un grand nombre d’individus (Darf et Lengel, 1986 ; Baumard, 1996), soit une information le plus souvent complexe, cumulative et tacite, qui peut être transformée en opportunité et en innovation et qui informe sur diverses ressources pour profiter de ces dernières. L’information riche est l’élément essentiel de la transformation des organisations (Weick, 1979 ; Choo, 1998). Elle permet de se tenir à jour du changement et même de précéder celui-ci par l’innovation.

f) Le partage de cette information riche est fortement facilité par les réseaux, qui sont essentiellement des disséminateurs et des amplificateurs d’information pour les entreprises. Ils ont pour rôle d’obtenir, de trier et d’adapter l’information riche pour leurs membres. Ils sont comme des filets[17] aux mailles formées de dizaines de collaborateurs ou d’acteurs plus ou moins proches connaissant relativement les besoins de l’interlocuteur et permettant ainsi de saisir et de retenir cette information riche, laissant passer l’information courante non intéressante. Ces informations servent non seulement à connaître plus rapidement et plus facilement les ressources, mais à saisir les opportunités avant les autres (Ucbasaran, Weshead et Wright, 2001). Un milieu dynamique à fort capital social stimule l’échange d’information par la multiplication et l’enrichissement de ces réseaux (Johannissonet al., 1994 ; Feldman et Francis, 2002), en particulier s’ils sont reliés à d’autres réseaux à signaux faibles souvent à l’extérieur de la région et à la base d’innovation plus radicale (Rueff, 2001 ; Julien, Andriambeloson et Ramangalahy, 2004).

g) L’innovation, surtout si elle est globale ou diffuse (si elle porte sur tous ou la plupart des éléments de la chaîne de valeur interne et externe), est à la base de la distinction pour soutenir le développement et la croissance des firmes, que ce soit pour un dépanneur ou pour une entreprise de haute technologie (Zajac et Olsen, 1993). Le besoin de savoir vaut autant pour les unes que pour les autres. Dans le premier cas, le service est essentiellement un échange de savoir. Dans le deuxième, la valeur ajoutée du produit est avant tout affaire de connaissances et de compétences.

Le mécanisme entrepreneurial régional

La présence d’un capital social particulièrement dynamique, généré par le milieu et stimulé par des réseaux efficaces, favorise diverses coopérations ou complicités. Ces dernières facilitent l’obtention et le partage de ressources diverses, dont la main-d’oeuvre de qualité, les services avancés et le conseil dynamique et, enfin, l’information riche provenant notamment de liens privilégiés avec des organismes de valorisation ou de R-D. Tout cela permet de multiplier les entreprises dont plusieurs se distinguent sur les marchés grâce à de l’innovation renouvelée, notamment les gazelles, qui en retour stimulent par effet d’imitation sinon d’émulation d’autres entreprises pour créer un cercle particulièrement vertueux multipliant l’emploi dans la région (Julienet al., 2003). Finalement, l’atmosphère industrielle ou la culture entrepreneuriale se transforme pour soutenir les projets et générer de l’enthousiasme qui finit par emporter les esprits chez les entrepreneurs[18]. Au contraire, un environnement fait de suspicions et de délations peut bloquer presque toute initiative comme c’est le cas avec la corruption plus ou moins généralisée en Russie ou dans plusieurs pays en développement[19].

On peut voir de façon simplifiée à la figure 1 ce fonctionnement du réseautage et des complicités dynamiques. On y trouve une première courbe, à gauche, qui représente les diverses opportunités d’affaires, et une seconde, à droite, qui porte sur les ressources qu’elles nécessitent, notamment les ressources informationnelles pour évaluer leurs avantages-coûts. La première courbe indique qu’il est généralement payant d’être le premier à saisir les nouvelles opportunités du marché ou celles qui découlent d’innovations. Elles peuvent même être la condition de survie de certaines firmes (Vinton, 1992). Mais les profits diminuent à mesure que d’autres entrepreneurs s’en saisissent à leur tour et les reproduisent, puisque la concurrence exerce une pression à la baisse sur les prix. Cette courbe descend donc de gauche à droite. Par contre, ces nouvelles opportunités sont incertaines, car rien n’assure qu’elles répondent bien au marché, ni qu’on puisse rapidement leur ajouter les éléments complémentaires qui satisferaient ce dernier. Pour diminuer cette incertitude, l’entrepreneur doit recourir à des ressources d’appoint qui permettront d’en évaluer les avantages et les coûts ou qui feront en sorte que les innovations se rendent au marché. En d’autres mots, si être le premier à fabriquer et à vendre tel bien peut rapporter beaucoup, en contrepartie les risques de se tromper sont élevés. Pour limiter ce risque, il faut obtenir plus d’information et s’assurer de ressources complémentaires, ce qui est coûteux. La seconde courbe commence donc par monter de gauche à droite, puis fléchit après un certain temps, quand les essais et erreurs d’un bon nombre d’entreprises imitatrices, celles de la majorité précoce selon Rogers (1995), auront rendu l’information disponible. Toutefois, le fait que plus d’entrepreneurs imitent ces dernières crée une concurrence qui exerce une pression sur les ressources et augmente leur coût, ce qui empêche la courbe de redescendre complètement[20].

Figure 1

Effet des complicités régionales pour favoriser la multiplication des entreprises proactives ou à forte croissance dans une région

Effet des complicités régionales pour favoriser la multiplication des entreprises proactives ou à forte croissance dans une région

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Ces deux courbes permettent de distinguer trois grands types d’entreprises. Les premiers, à droite, sont celles dirigées par les entrepreneurs d’imitation ou de reproduction ou encore celles à stratégie réactive privilégiant la pérennité et l’indépendance plutôt que la croissance. Ces entreprises préfèrent laisser d’autres entreprises être les premières à innover ou à saisir diverses occasions, mais aussi les premières à se tromper ou à devoir faire plusieurs tentatives avant de réussir. Le deuxième type, au milieu, relève d’entrepreneurs de valorisation, ou des entreprises dont la stratégie est plus active et qui sont prêtes à suivre plus ou moins rapidement les initiateurs après leurs premiers succès. Ce sont les PME qui saisissent les opportunités avec un certain retard, mais en obtenant plus d’information pour agir. Enfin, chez les troisièmes, à gauche, on voit les entrepreneurs dits aventuriers ou les entreprises ayant une stratégie proactive et les plus susceptibles de croître rapidement en saisissant vite les opportunités et en innovant régulièrement. Ce dernier type comprend les gazelles qui se développent en relevant les défis sans tarder.

Les régions comptent généralement moins de 10 % de ces entreprises proactives, environ 20 % d’actives et près de 70 % réactives (ou défensives selon la typologie de Miles et Snow rapportée dans DeSarboet al., 2005). Les premières risquent évidemment beaucoup en agissant souvent de façon plus ou moins intuitive, avec peu d’information. Ce sont des entreprises qui font passer l’esprit d’aventure avant la prudence et les longues analyses. Les secondes tentent de saisir les occasions assez tôt pour en tirer des bénéfices supérieurs, mais s’accordent du temps pour trouver assez d’information afin de diminuer le risque qu’elles prennent. Enfin, les dernières essaient de gagner à chaque coup, en n’adoptant une innovation que lorsqu’elle a fait ses preuves, quitte à en tirer des gains moins importants que ceux des précurseurs et des innovateurs. C’est la présence importante des premières entreprises, notamment des gazelles, qui explique le mieux le dynamisme régional. Mais comment le réseautage en région ou la multiplication de complicités et d’une culture entrepreneuriale peuvent-ils faciliter leur multiplication ?

La réponse est représentée par l’espace à l’origine des deux courbes, espace qui diminue graduellement en allant vers la droite. Dans la courbe des opportunités, c’est le réseautage, notamment celui de réseaux à signaux faibles, qui fait que la courbe est plus haute, parce qu’il multiplie l’information sur de nouvelles opportunités pour les entreprises aux aguets. Mais ces réseaux fournissent aussi à moindre coût toutes sortes d’informations sur les meilleures façons de saisir ces opportunités ou de mieux adapter l’innovation au marché, en offrant au besoin diverses ressources à peu de frais grâce au capital social disponible. C’est ce qu’indique l’élargissement de la courbe de l’information et des ressources.

Ainsi, le réseautage a pour effet général, premièrement, d’aider les firmes proactives à courir encore plus de chance (ou de risque) sur le marché. En les approvisionnant généreusement en idées, en information et en ressources, il leur permet de faire trois bons coups sur quatre, si ce n’est quatre sur cinq. Avec le concours du milieu, il encourage les firmes à aller encore plus vite, à devenir des gazelles. Ce support, tant dans la multiplication des idées que dans l’augmentation de l’information pour mieux les appliquer, pousse ainsi les entreprises actives à passer du côté gauche de la figure, ce qui augmente d’autant le nombre de gazelles. Si bien que certaines régions comptent jusqu’à 15 à 20 % de ces entreprises, ce qui transforme tout le dynamisme territorial. Les réseaux permettent ainsi ce que Bruyat (2001) appelle des configurations chaudes qui facilitent le développement des entreprises existantes et la multiplication de nouvelles entreprises.

Bref, ces réseaux développent une atmosphère industrielle dynamique à base de conventions et de complicités favorisant les idées nouvelles et le partage de ressources diverses ou des liens avec des ressources extérieures et des ponts avec des marchés nationaux et internationaux. L’enthousiasme se répand dans la région, stimulant les uns et les autres. Ces réseaux créent finalement des économies de sphères compensant la faiblesse des économies d’échelle ou complétant celles existantes et qui rendent les entreprises et la région plus compétitives pour assurer leur développement. À moins que le milieu freine tout enthousiasme, comme on le voit dans certaines régions conservatrices, favorisant plutôt des emplois sûrs par exemple dans la fonction publique, ou décourageant les entrepreneurs potentiels en mettant toutes sortes d’obstacles à la création et au développement des entreprises.

Une application à deux petites régions québécoises

Pour appliquer quelque peu cette analyse, nous avons retenu deux petites régions québécoises aux mêmes origines et structures démographiques, situées l’une en face de l’autre de chaque côté du fleuve, à peu près à la même distance de la métropole et réunies auparavant dans une même région administrative[21]. Rappelons que l’industrialisation au XIXe siècle et dans la première partie du XXe de la région nord, la Mauricie (30 467 km2 et 263 000 habitants en 2004), provenait de l’exploitation des richesses naturelles ; ce qui a suscité d’importants investissements britanniques et américains dans les pâtes et papiers et l’aluminium qui ont finalement limité durant longtemps la création de PME dynamiques incapables de concurrencer les salaires et d’attirer des cadres efficaces. Quant à celle du sud, le Centre-du-Québec (7 027 km2 et 222 000 habitants), elle s’est tournée en bonne partie vers l’industrie traditionnelle à faibles salaires dans le textile, le vêtement et le meuble. Ainsi, plusieurs PME ont pu mieux se développer en parallèle, ce qui a donné une base industrielle lorsque les grandes entreprises ont fortement décliné dans les années 1970. Le résultat apparaît, en particulier, avec un déclin moins rapide de l’emploi manufacturier entre 1970 et 1990 et une reprise plus rapide par la suite au Centre-du-Québec par rapport à la Mauricie.

Quelques données comparatives sur le dynamisme régional

Le regain passe évidemment par la création d’entreprises. Le tableau 1 montre cette création entre 1990 et 2001 ainsi que la part des PME manufacturières en forte croissance durant cette période. Si le taux de création (par rapport aux entreprises existantes) est plus élevé en Mauricie qu’au Centre-du-Québec (avec toutefois une part beaucoup moins importante d’entreprises manufacturières, soit 686 contre 1076 en 2001), la part des PME à forte croissance[22] est près de deux fois plus élevée dans cette dernière région, soit 21 % contre 13 %. En particulier, la municipalité régionale de comté (MRC) de Drummondville, ville la plus importante du Centre-du-Québec, compte 27 % de ses firmes manufacturières en forte croissance alors que son pendant mauricien, la MRC de Francheville où se trouve la ville la plus importante de la région nord, Trois-Rivières, ne comprend que 10 % de gazelles. Comme on sait que ces firmes sont particulièrement responsables de la création d’emplois (OCDE, 2002), il n’est donc pas surprenant que le taux de chômage dans le Centre-du-Québec ait été dans les dernières années régulièrement inférieur (soit en moyenne 8,7 % de 2002 à 2004) au taux général du Québec (9 %), alors que c’était le contraire pour la Mauricie (10,5 %). Ajoutons qu’en 2002, le Centre-du-Québec comptait 354 établissements manufacturiers exportateurs contre seulement 101 en Mauricie[23].

Une enquête sur le niveau de réseautage

Comme il est difficile de mesurer directement l’impact du milieu et ainsi du capital social sur ces différences de dynamisme, nous nous sommes limités à évaluer le dynamisme des réseaux sur le développement des PME manufacturières ayant entre 5 et 500 employés dans une enquête dans chacune des régions.

L’enquête dans la région de la Mauricie a été menée en 2000 par la poste. Celle pour le Centre-du-Québec a été réalisée par téléphone au début de 2005. Pour la Mauricie, le questionnaire comportait 21 questions réparties en 3 groupes. Le premier groupe abordait l’expérience de gestion de l’entrepreneur ainsi que son appartenance à des associations ; le second traitait de l’évolution de l’entreprise (ventes, profits, exportation) ainsi que des forces et des difficultés ; enfin, la dernière série de questions concernait les activités de réseautage de l’entrepreneur (nombre et type de personnes, temps consacré, niveau de satisfaction, etc.). Aux fins de comparaison avec le Centre-du-Québec, nous n’avons retenu que la dernière partie, soit les activités de réseautage et quelques données sur l’évolution des profits et des ventes et sur l’exportation à l’extérieur du Canada ou non. En particulier, sur l’aspect réseautage, nous demandions à l’entrepreneur avec combien de personnes différentes il avait discuté du développement de son entreprise dans les six derniers mois, quel était leur statut (client, fournisseur, ami, consultants, etc.), combien d’heures par semaine en moyenne il consacrait à ce réseautage et si cet effort profitait à son entreprise selon une échelle de peu, assez ou beaucoup. De plus, il devait spécifier si ces personnes étaient nouvelles pour lui et s’il avait gardé des contacts par la suite. Le questionnaire provenait d’une étude suédoise et il a été adapté et testé auparavant auprès de dix entreprises pour s’assurer d’une bonne compréhension des questions par les répondants (Johannissonet al., 1994).

Tableau 1

Création d’entreprises manufacturières et à forte croissance, MRC de la Mauricie et du Centre-du-Québec, 1990-2001

Numéro MRC

Région et MRC

Entreprises existantes en 1990

Entreprises créées* de 1991 à 2001

Taux de création

%

Entreprises à forte croissance** de 1990 à 2001

%

 

Mauricie

550

136

24,7

13

35

Mékinac

48

6

12,5

21

36

Centre-Mauricie

148

31

20,9

6

37

Francheville

234

65

27,8

10

51

Maskinongé

100

29

29,0

21

90

Haut Saint-Maurice

20

5

25,0

100

 

Centre-du-Québec

895

181

20,2

21

32

L’Érable

142

34

23,9

17

38

Bécancour

66

14

21,2

17

39

Arthabaska

238

40

16,8

16

49

Drummond

346

81

23,4

27

50

Nicolet-Yamaska

103

12

11,7

25

 

Ensemble du Québec

16 537

3 750

22,7

18

* Plus précisément : entreprises créées de 1991 à 1996 et toujours existantes en 1996, et entreprises créées de 1997 à 2001 et toujours existantes en 2001.

** Entreprises avec une croissance des emplois supérieure ou égale à 100 % de 1990 à 2001.

Source : Nos propres calculs à partir d’une banque de données annuelles d’une firme d’évaluation financière.

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Les populations d’entreprises des régions provenaient du répertoire d’une société d’évaluation financière des firmes, soit celui de 1999 pour la Mauricie et de 2001 pour le Centre-du-Québec. Pour la Mauricie, nous avions au départ 532 entreprises manufacturières inscrites. Nous avons écarté de ce nombre les entreprises qui n’opéraient pas dans des réseaux avant tout régionaux, soit les grandes papetières ou des grandes entreprises de produits métalliques ou de produits chimiques, mais aussi des petits et moyens établissements dont le centre de décision réside à l’extérieur de la région. Nous avons ajouté 100 entreprises identifiées par la direction du Centre local de développement de la MRC de Francheville et qui n’apparaissait pas dans la banque originale. Nous avons procédé à un rappel. Au total, 110 entreprises ont répondu au questionnaire dont nous avons écarté 23 entreprises ayant moins de cinq employés, en considérant que leurs réseaux n’avaient pas besoin d’être aussi développés que pour les plus grandes.

Pour le Centre-du-Québec, nous avions au départ 533 entreprises manufacturières. Nous avons envoyé à leur direction une lettre expliquant l’objectif de l’enquête et leur promettant par la suite un petit rapport comparant leur activité de réseautage aux autres entreprises. Les téléphones ont permis d’obtenir 136 questionnaires remplis. Le tableau 2 présente la répartition pour les deux régions des répondants selon deux caractéristiques de représentation : la taille et la situation géographique.

Tableau 2

Représentativité de l’échantillon des répondants par rapport à la taille (5 à 500 employés) et répartition géographique de la population des entreprises étudiées

 

Centre du Québec

 

Mauricie

 

Population

Répondants

Taux

%

 

Population

Répondants

Taux

%

taille

 

 

 

taille

 

 

 

5 à 19

188

54

29

5 à 19

195

53

27

20 à 59

209

52

25

20 à 59

80

21

26

60 à 500

136

30

22

60 à 500

46

13

28

Total

533

136

26

Total

321

87

27

MRC

 

 

 

MRC

 

 

 

L’Érable

90

26

29

Haute-Mauricie

4

1

25

Bécancour

36

8

22

Mékinac

29

11

38

Arthabaska

111

36

32

Centre-Mauricie

49

14

29

Drummond

240

55

23

Maskinongé

64

13

20

Nicolet-Yamaska

56

11

20

Francheville

175

48

27

Total

533

136

26

Total

321

87

27

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Du point de vue représentativité selon la taille, le taux de réponse décroît relativement pour le Centre-du-Québec alors que seules les firmes de 60 à 500 employés sont sous-représentées en Mauricie. Concernant la localisation, au Centre-du-Québec les MRC d’Arthabaska et des Érables, zones semi-rurales ou semi-urbaines, sont légèrement surreprésentées, alors que Drummondville, zone plus urbaine, Bécancour et Nicolet, plus rurales, sont quelque peu sous-représentées. Quant à la Mauricie, la MRC de Mékinac montre un taux de réponse élevé de 38 % tandis que Maskinongé a un taux de 20 % seulement. Ailleurs, les taux de réponse sont près de la moyenne.

Le tableau 3 montre les résultats d’une analyse typologique hiérarchique conduite séparément pour les entreprises de chacune des deux régions (selon la méthode de Wald utilisant les distances euclidiennes) avec division en trois groupes. Rappelons qu’une analyse typologique est une méthode qui cherche à identifier des types de comportement dans une population donnée. L’analyse était basée sur les contacts que les répondants ont déclaré entretenir pour discuter du développement de leur entreprise (comme des consultants, des associations industrielles, des institutions financières ou des organismes gouvernementaux). Nous avons attribué à chaque type de contact une valeur de 0 lorsque le répondant n’en déclarait aucun de ce type, 1 pour quelques-uns et 2 pour plusieurs.

Les entreprises du premier groupe recherchent des informations auprès de sources variées (clients, fournisseurs, d’autres entrepreneurs et des concurrents) ainsi qu’auprès de sources informationnelles généralement de signaux faibles (consultants, associations industrielles, institutions financières et gouvernementales, incluant des collèges et des universités). Les entreprises du second groupe concentrent leur recherche d’information auprès de sources moins traditionnelles : gens d’affaires, institutions financières, institutions gouvernementales ainsi que des consultants et d’anciens collègues (dans le cas du Centre-du-Québec). Enfin, les firmes du troisième groupe n’ont pas de préférences comme telles et se montrent plutôt introverties, ne recherchant que peu d’information. Une comparaison entre les deux régions procure quelques avantages à la Mauricie sur le Centre-du-Québec.

Le tableau 4 nuance toutefois ce premier résultat. Les firmes des deux premiers groupes dans le Centre-du-Québec discutent avec beaucoup plus de personnes du développement de leur entreprise et profitent beaucoup plus de ces contacts en proportion des « efforts investis dans le maintien et le développement de leurs réseaux». On voit aussi que les firmes du groupe 1 dans cette région exportent plus et elles continuent de maintenir les nouveaux contacts qu’elles ont développés, ce qui contribue au renouvellement de leurs réseaux illustrant ainsi leur dynamisme informationnel. 76 % des entreprises de la Mauricie et 72 % de celles du Centre-du-Québec ont moins de 15 % de nouveaux contacts parmi les personnes avec qui elles ont discuté du développement de leur entreprise. Cependant, 76 % des firmes du Centre-du-Québec sont restées en contact avec plus de la moitié de leurs nouvelles sources (28 % avec tous leurs nouveaux contacts), alors que seulement 48 % des firmes de la Mauricie ont maintenu le contact (5 % avec tous les nouveaux).

Tableau 3

Répartition de l’échantillon d’entreprises selon la complexité des réseaux à signaux forts et faibles par région (aucune, quelques-unes ou plusieurs personnes avec qui nous discutons du développement de notre entreprise)

 

Centre-du-Québec

Groupes

Mauricie

Groupes

 

1

2

3

1

2

3

Nombre de firmes

31

28

77

27

25

26

 

% de firmes

% de firmes

Amis

Aucun

29

54

51

22

16

35

Quelques‑uns

68

43

47

70

84

65

Plusieurs

3

4

3

7

0

0

Anciens collègues

Aucun

81

68

88

63

72

88

Quelques‑uns

16

32

12

30

24

12

Plusieurs

3

0

0

7

4

0

Clients

Aucun

6

64

52

37

20

27

Quelques‑uns

48

29

45

52

80

69

Plusieurs

45

7

3

11

0

4

Fournisseurs

Aucun

3

57

47

33

16

42

Quelques‑uns

45

39

45

67

80

50

Plusieurs

52

4

8

0

4

8

Autres entrepreneurs

Aucun

16

43

47

11

0

81

Quelques‑uns

65

39

51

70

88

19

Plusieurs

19

18

3

19

12

0

Concurrents

Aucun

74

79

95

63

92

77

Quelques‑uns

23

21

5

37

8

23

Plusieurs

3

0

0

0

0

0

Consultants

Aucun

16

25

60

7

56

38

Quelques‑uns

77

71

40

78

44

62

Plusieurs

6

4

0

15

0

0

Associations industrielles

Aucune

26

64

97

44

88

88

Quelques‑unes

68

32

3

48

12

12

Plusieurs

6

4

0

7

0

0

Institutions financières

Aucune

23

25

74

7

52

73

Quelques‑unes

71

71

26

89

48

27

Plusieurs

6

4

0

4

0

0

Institutions publiques et gouvernement

Aucune

45

18

97

7

96

88

Quelques‑unes

55

79

3

85

4

12

Plusieurs

--

4

--

7

--

--

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 4

Quelques caractéristiques des PME manufacturières en pourcentage selon les trois groupes dans les 2 régions

 

Centre-du-Québec

Mauricie

 

Groupes

Groupes

 

1

2

3

ensemble

1

2

3

ensemble

Nombre de firmes

31

28

77

136

27

25

26

78

% exportateurs

58

43

44

47

63

40

23

42*

Nombre de personnes contactées

 

 

 

 

 

 

 

 

   moins de 6

6

32

70

48**

22

76

77

58**

   6 et plus

94

68

30

52**

78

24

23

42**

Heures consacrées

 

 

 

 

 

 

 

 

   moins de 6

71

75

90

82*

44

85

72

67**

   6 et plus

29

25

10

18*

56

15

28

33**

Profite à l’entreprise

 

 

 

 

 

 

 

 

   Peu

6

29

30

24*

4

12

22

12

   Assez

52

46

53

51*

63

68

65

65

   Beaucoup

42

25

17

25*

33

20

13

23

* Différences significatives à moins de 5 %.

** Différences significatives à moins de 1 %.

-> Voir la liste des tableaux

Un troisième indice aide à comprendre la différence de dynamisme régional. Une enquête par téléphone réalisée auprès de six dirigeants régionaux de firmes de capital de risque a permis de voir que le capital de proximité était au moins deux fois plus dynamique au Centre-du-Québec qu’en Mauricie au point que ces firmes avaient de la difficulté à financer des projets, puisque les entrepreneurs de la région sud couvraient avec une relative facilité leurs besoins grâce à ce capital de proximité, c’est-à-dire sans avoir besoin de recourir à des firmes de capital officiel. Nous avons été d’ailleurs témoins à quelques reprises du fonctionnement particulièrement efficace de ce capital dans la première région[24].

Bref, selon les données obtenues, toutes limitées qu’elles soient, les différences entre les deux régions s’expliquent probablement par un entrepreneuriat collectif différent et ainsi par une « atmosphère industrielle » ou une « culture entrepreneuriale » n’ayant pas le même dynamisme.

Une analogie parlante

On ne peut expliquer la création de n’importe quelle entreprise en se limitant à la simple analyse de l’histoire et des comportements de l’entrepreneur. Les dispositions héritées de l’enfance et de l’adolescence ou les modèles connus, de même que l’idée de départ disponible sur le marché, le poids et le dynamisme des parties prenantes comme la famille et, enfin, la disponibilité des ressources jouent un rôle clé pour que cela fonctionne, même si beaucoup d’entrepreneurs, lorsqu’on les interroge, ont tendance parfois a vouloir tout ramener à leur entêtement. À moins de vouloir s’en tenir à une explication provenant d’une demande disponible sinon la présence de quelques individus saisissant une occasion exceptionnelle. C’est encore plus vrai quand on parle de créations multiples ou d’entrepreneuriat régional ; dans ce cas, non seulement on doit tenir compte du milieu et ainsi du capital social qu’il génère pour soutenir fortement le développement, mais on doit intégrer les conventions partagées ou la culture entrepreneuriale qui stimule ou non ces créations. En d’autres mots, les entrepreneurs dans une région, quelles que soient leurs qualités, ont d’autant plus de chance de réussir qu’ils peuvent trouver toutes sortes de ressources comme de bons moyens de transport et des entrepôts pour recevoir leurs matières premières et expédier leurs produits, comme du capital de proximité et des banques pour soutenir leurs investissements, comme des intermédiaires tels des grossistes proactifs pour distribuer leurs produits, sans oublier toutes sortes d’organismes privés et publics pour soutenir l’innovation ou la modernisation de leur système de production et leur développement tant sur le marché national qu’international et, surtout, une volonté partagée de réussir et ainsi de s’épauler. Pour comprendre, il faut finalement reconstruire la réalité complexe selon ce qu’on appelle une démarche constructiviste tenant compte non seulement du réel, mais aussi des volontés et des façons de faire du plus grand nombre d’acteurs économiques.

De même, quand on parle de criminalité dans une région, on ne peut se limiter aux seules pulsions des petits ou gros criminels plus ou moins isolés. Au contraire, on peut très bien penser que toute société est capable de susciter des marginaux et des violents en plus ou moins grand nombre. Dans le cas d’une criminalité répandue, il faut tenir compte des disparités et des exclusions sociales. Mais ne s’en tenir qu’à cela amènerait à penser que la criminalité par habitant serait plus élevée, par exemple en Inde, où le système religieux de caste favorise officiellement cette exclusion, qu’aux États-Unis, où pourtant la criminalité est probablement la plus forte des pays industrialisés[25]. Il faut donc passer à un autre niveau qui est l’importance de la permissivité dans la société et de la déliquescence collective[26]. De même, une société comme en Russie, qui a dû fonctionner longtemps en parallèle du système officiel extrêmement centralisé et à coup de bakchich, de dénonciations, mais aussi de fermeture des yeux, a beaucoup de difficultés à enrayer le gangstérisme. Les économies en développement qui ont vu se développer des systèmes de corruption relativement généralisée peuvent difficilement enrayer le crime qui est une extension de ces comportements (Lipovetsky, 1992 ; Pires, 1994). Tout se tient dans une société.

Le tableau 5 résume l’approche dont nous avons discuté tout au long de cet article. On peut y voir les trois niveaux de compréhension de l’entrepreneuriat en recourant à nouveau à la métaphore du roman d’Umberto Eco. Cette approche montre un entrepreneuriat régional endogène qui ne peut être que collectif, bien loin de la loi de la jungle des entreprises seules contre tous, et supposant une construction sociale, particulière à chaque région, de ressources, de compétences et finalement de productions de biens et services divers. Cette construction doit tenir compte des valeurs diffuses, des comportements de dynamisme ou de conservatisme et d’institutions pour les soutenir. Il suppose une mobilisation sociale, lente au début pour le démarrage, puis accélérée par la suite en s’appuyant sur l’identité locale et quelques acteurs dynamiques servant de moteurs pour en entraîner les autres. Cette mobilisation passe d’abord dans la tête : les premiers acteurs doivent croire que c’est possible et partager graduellement cette croyance de cercle en cercle.

L’entrepreneuriat, c’est d’abord une création de valeurs collectives, reconnue par toutes les parties prenantes, qui partagent les défis et les risques de la novation acceptée par le marché proche, par le milieu et finalement par l’extérieur. C’est fondamentalement un processus informationnel social, l’information facilitant le développement des opportunités et la recherche de ressources pour les appliquer et ainsi se distinguer.

Ainsi, dans Sherlock Holmes, on voit le policier enquêter sur un meurtre dans un village reculé en s’y rendant par le train qui part et arrive à l’heure, avec un cocher affable qui les attend à la gare, pour prendre ensuite une chambre confortable dans une petite auberge avec une bonne table, tout en ayant d’abord passé le matin même une petite annonce dans cinq journaux paraissant quelques heures plus tard et trois télégrammes pour obtenir diverses informations, tout cela dans les années 1880. Sans cela, son génie n’aurait pu s’exercer et donner de tels résultats. De même, la forte multiplication des entreprises et les changements rapides dans les entreprises existantes de la révolution industrielle anglaise à cette époque ne peuvent s’expliquer que par une organisation socioéconomique extrêmement complexe offrant tous ces services et bien d’autres pour faciliter grandement création et innovation et ainsi le génie des entrepreneurs.

Tableau 5

Crimes, gangstérisme et entrepreneuriat régional : les trois niveaux de compréhension

Type de niveaux

Le nom de la rose

Réseaux criminels

Entrepreneuriat régional

Niveau positiviste ou behavioriste (Columbo)

Crimes passionnels ou intéressés par les moines

Comportements criminels et gangstérisme

Les entrepreneurs et leur organisation

Niveau interprétationiste (Holmes et Maigret)

Conflit entre le pape et l’empereur et leurs représentants (les bénédictins ou les franciscains)

Pauvreté et exclusion, richesse ostentatoire, etc.

Réseaux, complicités et milieux plus ou moins bien organisés et innovateurs

Niveau constructiviste (de Baskerville)

Importance de la recherche de la vérité par les habitants

Permissivité et déliquescence sociale

Règles, conventions, esprit d’innovation et finalement culture entrepreneuriale conservatrice ou dynamique

-> Voir la liste des tableaux

De même, vu sous un autre angle, Maigret dans ses Mémoires[27] explique que dans une véritable enquête, s’ajoutent le plus souvent à ses inspecteurs du Quai des Orfèvres, qui interrogent des centaines de témoins, les policiers du commissariat du quartier qui visitent des milliers de logements, sans compter ceux dans les gares « scrutant scrupuleusement les visages » et même parfois la gendarmerie du pays entier recherchant divers indices, sans compter le rôle des indicateurs et d’une partie du public fournissant diverses indications dont certaines peuvent être cruciales. Comme le dit Simenon, ces milliers d’intervenants et ces centaines de péripéties ne sauraient être décrits en détail dans un roman sans mêler le lecteur au point qu’il ne se retrouverait plus. De même, le succès d’une entreprise, ne peut relever de son seul dirigeant, mais il s’appuie sur une collectivité : les membres de son organisation, les entreprises complémentaires en aval et en amont, le système d’information et de multiples acteurs de la région et hors région, sans compter la conjoncture sinon la chance.

Bref, un bon roman policier est souvent un prétexte pour discuter des bons et des mauvais côtés des hommes et de la qualité des structures et des institutions qui les entourent. De même, l’entrepreneuriat, comme tout processus de développement, est tout simplement l’histoire collective de l’homme, à la recherche de son identité propre, pour se connaître (naître avec) et se faire reconnaître par ses oeuvres (le résultat de son travail par la création et l’innovation). Il est donc une expérience partagée. Toute histoire individuelle ou tout succès ou tout échec des entreprises appartient aussi aux autres, qui l’endossent et lui donnent sa valeur ou ses limites, comme reconnaissance au-delà de toute valeur monétaire pour ce qui fait vraiment l’humanité et son pouvoir de changer les choses.