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Dans cette étude, Louise Vigneault s’intéresse au modèle fondateur du pionnier et au rôle structurant que celui-ci a joué dans l’élaboration des cultures nord-américaines, motifs qu’elle étudie à travers les oeuvres de deux figures majeures de l’art moderne canadien, l’artiste ontarien Tom Thompson et Jean-Paul Riopelle. En rupture avec l’héritage européen, ces deux artistes auraient fait de l’enracinement des communautés en sol nord-américain l’objet principal de leur démarche artistique. Ils auraient ainsi légué à leur communauté respective l’expérience « d’une libre traversée et d’une symbolisation sensible de l’espace continental ». Un des mérites de cette réflexion est de pallier l’absence, en histoire de l’art, d’éléments de réflexion ou d’études approfondies autour de l’expérience de l’américanité. À partir des expérimentations témoins de Thompson et Riopelle, Vigneault discute le regard sur l’Amérique et l’identité continentale, étudiant le rapport dialectique entre mouvement et enracinement, rupture et continuité. Le modèle du pionnier dicte, en effet, des attitudes et des modes de fonctionnement que les artistes ont adaptés à leurs besoins spécifiques.

L’auteure montre comment les deux artistes sont marqués par l’incapacité de l’imaginaire canadien à intégrer efficacement l’espace continental. Présenté comme archétype et modèle de l’homme canadien moderne, Tom Thomson a ainsi, au sein du Groupe des Sept, contribué à donner un sens à la réalité géographique de son pays. L’auteure observe la continuité à la fois historique et idéologique qui rapproche Thomson de la figure du pionnier. Elle s’intéresse aux différents récits qui vont amplifier le phénomène de sa mythification, moins pour départager, à partir des faits, les éléments qui relèvent du mythe et de la réalité, que pour analyser la construction d’un archétype du pionnier, figure à la fois virile et romantique, et son insertion dans l’imaginaire de la collectivité. Elle fait ainsi voir comment l’artiste intègre concrètement et conceptuellement la réalité territoriale canadienne pour lui octroyer une signification culturelle. L’art de Thomson et celui du Groupe des Sept, confrontés au vide critique et à la défaillance des modèles représentationnels canadiens, deviennent acte de possession et de territorialisation.

Jean-Paul Riopelle, qui emprunte quant à lui sa vision au modèle nomade fondateur du coureur de bois et du chasseur, aurait plutôt choisi de réorienter les repères collectifs et d’étendre les frontières de la culture au-delà des limites du Québec. Dans cette partie de son livre qui représente l’étude la plus neuve consacrée au célèbre peintre, Vigneault montre comment Riopelle articule un nouveau rapport entre l’espace pictural et l’espace réel et, par extension, à l’environnement. En raison de sa relation d’ambivalence avec son milieu d’origine et de l’assimilation progressive des paramètres des avant-gardes, l’artiste, qui croyait non pas au geste d’enracinement mais de déracinement, est parvenu à établir une relation particulière à la nature. À partir des liens élaborés entre l’expérience de la chasse et celle de la création, Vigneault réaffirme le rôle de l’environnement et le désir de l’artiste de maintenir une proximité avec le vivant. En quête d’expériences qui lui permettent de repousser ses propres limites, sensible à l’imaginaire du nomadisme, Riopelle aurait aussi adhéré aux valeurs de la Beat generation et volontairement forcé les limites physiques, psychologiques et géographiques dans lesquelles se cantonnait le Québec d’avant la Révolution tranquille. Certaines des plus belles pages de l’ouvrage sont consacrées à la pratique picturale de l’artiste, au nouvel espace de représentation et aux qualités matérielles essentielles des médiums qu’il privilégie. En réactualisant à travers l’expérience artistique le modèle pluriel du pionnier, Thomson et Riopelle ont, à leur manière, largement contribué à la reconnaissance de la réalité territoriale et à l’autonomie de la pratique picturale moderne au Canada.