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Quel État pour quelle société ? L’entrée dans un nouveau millénaire représente une occasion rare mais opportune de faire le bilan, à visée prospective, des institutions qui gouvernent les sociétés humaines, c’est-à-dire de ré-interroger leur fondement et leur légitimité, leur organisation et leur performance, leurs traditions et leur capacité d’innovation. Généralement donné comme l’institution centrale des sociétés nationales – « le plus gigantesque dispositif de contrôle social que l’homme ait jamais inventé », selon Gérard Bergeron (1993, p. 25) –, l’État ne saurait échapper à cette investigation, où la curiosité n’est plus aujourd’hui exempte d’une dose de soupçon ou de scepticisme. L’intérêt académique du chercheur entre ici en composition avec l’intérêt pratique de l’acteur, que celui-ci soit élu, fonctionnaire ou citoyen. La même question de base prend alors pour chacun une tonalité particulière : « Comment va l’État ? », et, en l’occurrence, « comment va l’État québécois ? ».

Le très substantiel ouvrage collectif publié sous la direction de Robert Bernier entend apporter à cette interrogation une réponse multiple, qui se décline en dix-sept chapitres, regroupés en cinq parties : « Économie internationale et finances publiques » ; « Éducation, santé, responsabilité sociale » ; « Environnement, municipalité et transports » ; « Administration publique, démocratie et transparence » ; « Les services gouvernementaux et la population ». Il fait appel à vingt-trois auteurs, tous engagés dans des institutions québécoises – presque exclusivement universitaires – et recrutés pour plus de la moitié d’entre eux au sein de l’une d’elles : l’École nationale d’administration publique (ENAP), où enseigne également le chef de file. On ne saurait évidemment déduire de cette dominante une convergence des points de vue exprimés ; toutefois, cette configuration n’offre sans doute pas les meilleures conditions d’une mise en débat méthodologique et théorique pluraliste ni, surtout, celle d’une approche comparative approfondie. En outre, l’approche analytique se double parfois d’une posture volontiers normative ; mais on peut estimer que, ce faisant, les membres de l’ENAP sont dans leur rôle, puisque leur établissement entend allier, dans l’exercice de sa mission de formation, tradition universitaire et vocation professionnelle. Le tout est encadré par une très brève introduction et une conclusion un peu plus nourrie, qui ne font pour l’essentiel que reprendre dans leurs grandes lignes les enseignements des diverses contributions.

Comment concevoir aujourd’hui les rapports État-société ? L’État est-il (encore) un acteur central apte à définir et à mettre en oeuvre des stratégies autonomes dotées d’un fort potentiel démultiplicateur ? Est-il plutôt devenu un partenaire parmi d’autres, chargé avant tout de la régulation des rapports sociaux ? Son rôle ne se serait-il pas réduit à celui d’un arbitre cantonné au simple comptage des points dans les compétitions que se livrent les acteurs sociaux ? De façon symptomatique et sans doute significative de ce qui peut dénoter une inspiration d’ensemble, la première phrase de l’ouvrage paraît clairement situer l’État québécois du côté des institutions en position d’hétéronomie ou, du moins, sous influence : « L’État québécois a évolué selon une trame historique dominée par des impératifs économiques et politiques qui l’ont conduit à revoir son développement et à adapter la gestion de ses ressources humaines et matérielles aux réalités qui ont prévalu dans son environnement social » (Robert Bernier, p. 1). Dit en d’autres termes : la société change, et, de ce fait, l’État aussi ; un État qui passerait ainsi tendanciellement du statut de régent (moteur) à celui de gérant (manager) puis de garant (médiateur). Le bref mais stimulant chapitre sur le devenir des sociétés d’État (Luc Bernier) illustre parfaitement la nature et l’importance de l’enjeu ainsi que la radicalité du changement intervenu au cours de ces toutes dernières décennies : le développement, dans le contexte de la Révolution tranquille, d’Hydro-Québec ou de la Caisse de dépôt et placement traduit l’ambition d’un État interventionniste et chef d’orchestre qui se pense comme l’un des rouages essentiels de l’économie et comme le levier à visée modernisatrice de la société. Depuis lors, la conjoncture économique mondiale et les ruptures idéologiques se sont conjuguées pour remettre en cause, en pratique comme en théorie, ce qui est au fondement des entreprises publiques et jusqu’à l’idée même de ce que d’aucuns ont qualifié, parfois non sans esprit critique, de Québec inc.

Cette orientation imprègne-t-elle l’ensemble de l’ouvrage ? À l’examen successif ou sélectif des diverses contributions, qui toutes développent des analyses pertinentes, le plus souvent sur la base d’une approche diachronique, sera ici préférée la recherche, dans ces mêmes contributions, d’éléments de réponses à quatre questions à la fois complémentaires et à caractère transversal : que fait l’État « au concret » et avec quelle efficacité ? Comment évolue-t-il comme organisation, à la fois centrale et territoriale, et comme acteur collectif détenteur de ressources humaines, techniques et financières ? Où en sont les rapports entre l’État et le citoyen ? Enfin, qu’en est-il du fédéralisme canadien et des relations Québec-Ottawa ?

Que fait l’État ? Notons d’emblée que les rapports État-économie font l’objet d’une attention particulière. C’est là le thème de la première question que pose l’introduction : « Devons-nous subventionner nos entreprises qui ont à se déployer dans une économie mondialisée dominée par une concurrence féroce et parfois déloyale ? » (p. 1). C’est aussi celui du tout premier chapitre (Emmanuel Nyahoho). Les données qui sont ici convoquées pour définir les particularités du Québec ne sont pas les plus récentes (elles datent pour la plupart de 1998) ; en outre, s’agissant du système tarifaire, caractérisé par un taux moyen faible et une concentration sur un nombre limité de biens de consommation courante, c’est évidemment du côté des politiques fédérales que le regard se porte ; c’est aussi le cas en ce qui concerne les politiques de régulation macroéconomique. C’est donc avant tout de l’État canadien dont il est question.

Les limites de l’action de l’État ressortent clairement de l’analyse des politiques sanitaires et sociales. Orfèvre en la matière pour avoir, naguère, contribué à la mise en place de la Régie des rentes au début des années 1960 puis occupé le poste de ministre de la Santé dans le premier gouvernement Bourassa (1970-1973), Claude Castonguay s’attache à montrer que l’écart va continuer à se creuser entre la demande de soins, alimentée par le développement des connaissances, les habitudes de vie et le vieillissement de la population, et les possibilités de prise en charge par l’État. On ne peut exclure une judiciarisation des pratiques, les tribunaux venant éventuellement obliger « le gouvernement à prendre les mesures nécessaires à la satisfaction des droits des personnes qui se jugent lésées » (p. 188). Mais que doit-on comprendre lorsque l’auteur suggère, in fine, d’axer les priorités plus sur les besoins de la population que sur ceux des individus ? La lutte contre la pauvreté trouve également ses limites, et pas seulement au Québec, l’analyse de Pierre Lefebvre s’élargissant à d’autres pays occidentaux. Ces limites sont à la mesure de la détérioration des indices de faible revenu, qui se poursuit malgré la croissance du PIB québécois. Les indicateurs, à cet égard, ne prêtent à aucune confusion : le nombre de personnes à faible revenu, dont le taux est d’ailleurs plus élevé au Québec qu’au Canada, s’est accru entre 1989 et 1999, et, pendant cette même période, la situation des personnes à faible revenu s’est elle-même aggravée ; enfin les programmes publics de formation des adultes ont essuyé un échec quasi total. De l’argumentaire de l’auteur pourrait naître une suggestion : puisque les écarts entre catégories de revenus se creusent et qu’on ne saurait dissocier le développement de phénomènes contraires qui s’alimentent l’un l’autre, notamment sur le plan de la recherche des causes de la pauvreté, il serait utile d’adjoindre, dans une prochaine édition, un chapitre intitulé : « La richesse : fonctions économico-politiques et pratiques sociales ».

Quelle est la marge de manoeuvre de l’État pour faire face à l’enjeu démographique – certains parleraient, non sans raison, du choc démographique ? Dans les années 2010, « la même population qui demandait des écoles primaires en 1950 sera rendue à l’âge où l’on commence à avoir besoin de soins de santé typiques d’une population vieille » (Simon Langlois, p. 493). Ainsi vont les générations… Mais l’enjeu véritable se mesure à la faiblesse du taux de fécondité : la population qui demande des écoles en 2005 est deux fois moins importante qu’il y a un demi-siècle. Par voie de conséquence directe, la population du Québec amorcera un processus de déclin net dans dix à quinze ans, expérience que connaissent d’ores et déjà certaines régions. C’est dire également que son poids dans la fédération canadienne va continuer de décroître. Que faire ? La politique d’immigration semble la seule réponse étatique socialement acceptable, mais elle s’avère insuffisante pour freiner le vieillissement démographique en cours. Simon Langlois estime qu’« il reste un énorme travail à faire pour mieux baliser les interventions étatiques en matière de population au sens très large » (p. 511). Mais on sait que les politiques ouvertement natalistes sont par avance disqualifiées. Certes, on peut en déduire avec l’auteur que « la hausse du taux d’immigration s’imposera un jour ou l’autre » (p. 511), mais on devine quels défis se font jour aussitôt.

Comment évoluent l’organisation et les ressources de l’État ? Cette question est en partie sous-tendue par la mise en oeuvre du chantier de la « réingénierie » de l’État, engagé par le gouvernement libéral de Jean Charest ; un tel chantier n’est pas étranger à l’idée, fondée ou non, selon laquelle, comme l’écrit Jacques Bourgault, « on reconnaît aujourd’hui que c’est grâce à la qualité de sa fonction publique qu’une société se montre performante » (p. 425). L’auteur, qui s’inspire largement de chroniques du quotidien La Presse, souligne implicitement les difficultés du travail de rationalisation fonctionnelle et de compression budgétaire lorsqu’il rappelle que le Québec est la seule administration nord-américaine à offrir une permanence totale à ses employés réguliers (p. 419). Une analyse sociologique de la fonction publique serait ici hautement utile pour appréhender et évaluer les principaux changements en cours (formation, conditions de recrutement, mobilité…).

Le Québec, qui est aussi la seule province de la fédération à administrer elle-même la collecte de son impôt sur le revenu des particuliers, est « relativement pauvre au sein du Canada » (Caroline Charest et François Vaillancourt (p. 93). Cela lui vaut des transferts fédéraux par habitant près de deux fois plus élevés qu’en Ontario. Cette comparaison Québec-Ontario s’avère instructive : les dépenses par habitant du gouvernement québécois dépassent de près de 20 % celles du gouvernement ontarien ; surtout, celles-ci ont tendance à diminuer, celles-là poursuivent leur mouvement ascendant (p. 67) ; si on y adjoint les dépenses des administrations locales, les courbes conservent la même tendance générale. L’analyse des finances publiques devrait bien sûr échapper à l’investigation des seuls fiscalistes ; elle mérite(rait) d’être éclairée par une série d’interrogations sur le fondement de cette différence, qui traduit des conceptions différentes sinon en partie antagoniques de l’État, à commencer par la place accordée aux politiques redistributives. Les préférences politiques prennent corps, en effet, sur des références culturelles.

Le processus de décentralisation constitue un autre excellent poste d’observation, dans la mesure où la transformation du mode de répartition territoriale des compétences va de pair avec une représentation sous-jacente de la puissance publique. On dispose d’applications éloquentes avec les politiques culturelle et environnementale et les fusions municipales. Diane Saint-Pierre montre clairement les incidences à cet égard de la politique culturelle élaborée en 1992 : celle-ci n’a pas seulement cherché à se définir comme un domaine à vocation interministérielle ; elle a aussi impulsé une décentralisation fonctionnelle ainsi qu’un partenariat privilégié avec des municipalités locales et régionales. Ce faisant, la culture s’est progressivement imposée comme une composante du développement économique, un marqueur référentiel et un facteur de qualité de la vie. Mutatis mutandis, on trouve un scénario analogue, en forme de nouveaux dispositifs institutionnels, avec la conduite de la politique environnementale, analysée par Louis Simard et Laurent Lepage. Une relative segmentation territoriale résulte de la mise en oeuvre de la démocratie de délibération et de la production collective des normes dans le cadre des Conseils régionaux de l’environnement ; du fait de l’inégale implication des acteurs sociaux, elle ne va pas sans poser la question de l’hétérogénéité, d’une région à l’autre, des politiques ainsi négociées (p. 373). Enfin, la politique de fusion municipale a visé à ajuster le périmètre d’action des institutions locales à la dimension des domaines traités par la gestion territo- riale (transports, animation économique, équité fiscale, sécurité des biens et des personnes…) ; les initiateurs de la loi y ont vu l’assurance d’une plus grande rationlisation dans l’utilisation des équipements et d’une plus grande réactivité aux stimuli nés de l’internationalisation des échanges (Robert J. Gravel). La réforme, qui a surtout concerné les principales agglomérations urbaines, a réduit le nombre des municipalités d’environ 10 %. Mais le processus de défusion, que l’ouvrage n’a pu examiner, en a fortement limité la portée ; il a ainsi fait partiellement échec à la réorganisation de l’État territorial, et à celle de la gouvernance métropolitaine, qui n’est cependant pas étudiée pour elle-même.

Si la décentralisation peut être définie comme une autre façon d’être de l’État, qui procède par délégation de responsabilités en direction de composantes territoriales de la puissance publique, on peut en rapprocher l’intention, non sans prudence, de celle qui a conduit au développement du partenariat public-privé. Michel Boucher en montre les effets dans le domaine particulier des investissements routiers.

Où en sont les rapports État-citoyens ? La réponse à cette question passe par le repérage d’indicateurs pertinents. Quatre principaux sont retenus dans l’ouvrage : deux ont trait aux élections – scolaires et législatives – et deux aux questions de la transparence et de l’éthique gouvernementales.

Les élections scolaires ne constituent sans doute pas le meilleur étalon de l’intérêt pour la chose publique. C’est du moins l’enseignement que l’on peut déduire du paradoxe qu’observent Richard Marceau et Sylvain Bernier : la faiblesse de la démocratie scolaire (l’abstentionnisme a dépassé les 90 % lors du scrutin de novembre 2003) va de pair avec un engagement croissant des parents, singulièrement en matière du choix de l’école. Il s’agit d’un faux paradoxe : dire que les parents assument ainsi un rôle de premier plan dans la gestion de l’offre c’est d’abord reconnaître le poids des stratégies familiales dans la recherche de l’excellence scolaire ; au travers de la substitution de la légitimité de l’école à celle de la commission scolaire, ce sont en effet d’abord des pratiques de consommation d’un service public qui s’avèrent déterminantes. En outre, peut-on faire découler de la décentralisation des ressources vers les écoles – publiques, en l’occurrence – la confirmation d’une « nouvelle gouvernance scolaire », lorsqu’il est dit par ailleurs que le choix n’est pas à la portée de tous, compte tenu du capital social différentiel et des inégalités territoriales ?

Le chapitre que consacre Louis Massicotte aux « Institutions démocratiques » est centré sur la seule réforme – en cours – du mode de scrutin législatif. L’auteur, qui a agi comme conseiller technique auprès du ministre du gouvernement Charest compétent en ce domaine, souligne que « le remplacement du scrutin majoritaire à un tour par une forme quelconque de proportionnelle constituerait la plus importante réforme du processus politique québécois depuis fort longtemps » (p. 384), réforme qui a longtemps fait figure d’Arlésienne. Depuis la publication de l’ouvrage, un avant-projet de loi a été déposé.

Paul-André Comeau choisit d’examiner conjointement l’accès à l’information et l’imputabilité dans la mesure où il s’agit « de permettre aux citoyens de comprendre et d’apprécier l’utilisation des ressources, financières et autres, mises à la disposition des gestionnaires de l’appareil gouvernemental » (p. 432). Malgré des cheminements différents, chacune de ces deux orientations se sont inscrites en rupture avec les courants traditionnels de la vie administrative dans le secteur public. Elles ont donné lieu à la création de la Commission d’accès à l’information, que l’auteur a présidée au cours des années 1990, et de la Commission parlementaire de l’administration publique.

L’éthique gouvernementale, qu’étudient Hugo Roy et Yves Boisvert, a un champ d’application moins technique et plus large : elle vise au rétablissement et au renforcement du lien de confiance entre l’État et le citoyen par l’impartialité de l’administration publique, la transparence au sein des entreprises et organismes gouvernementaux et la probité des administrateurs et des dirigeants. Les auteurs insistent sur le nécessaire passage d’une approche normative à une approche réflexive, passage sans doute à la fois capital et périlleux au moment où la modernisation de la gestion publique joue en faveur d’une plus grande liberté d’action des membres de l’appareil étatique. La dénonciation par Jacques Parizeau, dans son discours fondateur de 1994, des « pratiques parfois intolérables » qui se développent dans « la zone grise des sociétés d’État » n’a sans doute pas totalement perdu de son actualité. Il pourrait en aller de même de l’activité des lobbyistes. Les conditions de l’engagement de l’ancien Premier ministre français, Alain Juppé, comme professeur invité à l’ENAP, ont provoqué la protestation publique d’Yves Boisvert, minoritaire au sein du corps enseignant de l’École ; elles pourraient constituer une intéressante étude de cas.

On retiendra du sondage spécialement réalisé pour l’ouvrage que les répondants ont plus confiance dans les gens d’affaires que dans les fonctionnaires, les députés et les leaders syndicaux (Robert Bernier, Vincent Lemieux et Maurice Pinard). Ceux qui jugent l’action gouvernementale secrète sont également plus nombreux que ceux qui l’estiment transparente.

Qu’en est-il du fédéralisme canadien ? L’impression domine selon laquelle s’affirme une double tendance : d’abord, un fédéralisme plus centralisé et moins coopératif dans la mesure où Ottawa cherche à conforter son influence dans le domaine des politiques sociales, singulièrement en ce qui concerne les enfants et la santé, mais également dans celui de l’éducation postsecondaire, par le biais des Chaires de recherche du Canada et des bourses d’études du millénaire (Charest et Vaillancourt) ; ensuite, l’investissement par Québec de la scène internationale. On sait quelle a été la prégnance de la « doctrine » énoncée en 1965 par Paul Gérin-Lajoie et que le Premier ministre libéral de la province a d’ailleurs rappelée, pour la faire sienne, dans une allocution prononcée précisément à l’ENAP en février 2004 : ce qui est de compétence québécoise au Québec l’est partout. C’est là le signe d’un fort consensus transpartisan qui traduit aussi la volonté de se démarquer : « Si le Québec n’est pas la seule province à agir sur la scène internationale, sa manière de procéder au cours des quarante dernières années le distingue considérablement des autres » (Nelson Michaud, p. 132), à tel point que les relations internationales tendent présentement à se transmuer en une véritable politique étrangère ; mais il s’agit là, de la part de l’auteur, tout autant d’une recommandation que d’un simple constat (p. 157).

Finalement, peut-on parler d’un « modèle » québécois ? On pourrait reprendre ici les propos de L.S. Laczko (1998) en conclusion d’une étude de la perception des inégalités sociales et de la conception de l’interventionnisme de l’État au Québec, au Canada et dans le monde : « Le partenaire minoritaire plus petit ou plus faible manifeste 1) une identité culturelle plus marquée ainsi qu’une plus grande inquiétude au sujet de la relation majoritaire / minoritaire, 2) une préférence pour des solutions collectives plutôt qu’individuelles, et 3) un appui plus prononcé à l’intervention de l’État » (Laczko, 1998, p. 337-338). Plusieurs des contributions confirment cette interprétation. Il en va ainsi, dans le sondage déjà évoqué, de la présence de l’État dans l’économie : 33 % des répondants considèrent qu’il faut augmenter cette présence et 31 % qu’il ne faut pas y porter atteinte ; aux yeux des commentateurs de ces résultats, qui notent également que les deux tiers des répondants se disent plutôt ou très défavorables à la privatisation d’Hydro-Québec, cela « confirme la nature collectiviste des Québécois » (p. 534). Il découle logiquement de ce système de valeurs que « les contribuables québécois sont les plus taxés en Amérique du Nord (Michel Boucher, p. 323). La singularité du Québec se traduit également dans les politiques dont la visée est d’affirmer et de maintenir son caractère distinct et son identité, aussi bien dans le cadre national que dans les relations internationales. La politique culturelle relève d’une telle orientation : alors que bien des secteurs de l’action gouvernementale subissent le contrecoup de la volonté d’« assainissement » des finances publiques, le budget de la politique culturelle a connu une croissance soutenue au cours des années 1990 (Saint-Pierre, p. 242-246).

L’ouvrage n’examine pas toutes les dimensions de l’État ; manquent ainsi au tableau les politiques éducative, linguistique ou interculturelle, de même que la question de l’aménagement du territoire et de la métropolisation croissante ou celle de la laïcité, au moment où est à nouveau en débat l’éventuelle prorogation des clauses dérogatoires en matière d’enseignement confessionnel dans les écoles. Rien non plus sur la « nation québécoise ». Mais, malgré l’absence de quelques pièces du puzzle, le lecteur dispose d’assez d’éléments pour élaborer par lui-même la synthèse qui ne lui est pas fournie, s’interroger sur l’efficience de la « nouvelle » gestion publique et des « nouvelles » valeurs administratives, et sur l’idée même de nouveauté. En dépit du discours officiel sur le changement, et en raison même de l’inertie de la matrice culturelle qui forge les représentations et dicte les réflexes, peut-être ne sommes-nous pas si éloignés de l’approche qui a guidé, il y a une dizaine d’années, l’analyse de S. Robichaud et G. Larochelle (1995) sur l’État des solidarités sociales au Québec : « Qu’elle soit traduite par une politique de financement ou par une privatisation des institutions, la forme de renouvellement des rapports entre le citoyen et le pouvoir public n’en contredit pas le principe : celui d’une perception à travers laquelle perdure l’incantation du rôle de l’État dans la conception de l’organisation sociale » (Robichaud et Larochelle, 1995, p. 136-137).