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Mais la façon de penser d’un chef d’État qui favorise les arts et les sciences va plus loin encore. Il voit que, même pour sa législation, il n’y a aucun danger à permettre à ses sujets de faire publiquement usage de leur propre raison, et de publier leurs pensées sur les améliorations qu’on y pourrait introduire, même de faire librement la critique des lois déjà promulguées.

Emmanuel Kant, Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, 1784

D’ombre et de lumière

Emmanuel Kant voyait dans le progrès des connaissances et l’abandon des erreurs du passé la destination originelle de la nature humaine, guidée par les Lumières. Il concevait néanmoins que, malgré elles, le siècle puisse ne pas être éclairé lorsque les sujets n’ont pas le courage de se servir de leur propre intelligence, ou lorsque le souverain pouvoir en interdit la pratique.

Le souverain pouvoir, il n’y a encore pas si longtemps, voyait dans le Plan Nord le destin du Québec : sa réalisation devait prolonger une vocation naturelle de bâtisseurs. Ce programme gouvernemental favorisant l’exploitation à grande échelle des ressources naturelles du Nord du Québec a été élaboré à partir de 2009. Il fut dévoilé en mai 2011, puis largement discuté jusqu’aux élections législatives provinciales de l’automne 2012, qui signèrent sa défaite. L’apparition du Plan Nord, son élaboration, sa promotion et la contestation qu’il a subie forment, en réalité, une histoire brève. Nous pensons qu’elle est toutefois révélatrice des tensions qui caractérisent les rapports de pouvoir au Québec, dont les origines se trouvent moins dans un quelconque destin intrinsèque de la nation – la race surhumaine dont Alfred Desrochers avait la nostalgie – que dans des tendances macrosociologiques et planétaires et relèvent moins de l’ordre du donné et davantage de celui du construit.

Voilà le genre de questions que nous nous proposons d’explorer ici : qu’est-ce que le Plan Nord ? Qui sont les acteurs mis en rapport et quel rôle tiennent-ils ? Quelle est la nature de ces rapports ? Quelles sont les conjonctures qui favorisent la formulation de ce programme politique et quelles sont les structures qui en forment l’arrière-plan ? Pour répondre à ces quelques questions, nous procéderons d’abord à un rappel de l’histoire de l’exploitation des ressources naturelles et à la constitution du mythe du Nord au Québec, ce qui nous conduira à centrer notre examen sur ce que nous croyons être au coeur même du Plan Nord, c’est-à-dire les relations de pouvoir et les flux d’influence. Cette étude sera ensuite réalisée en deux étapes : la première consistera à décrire et à analyser le rôle tenu par chacun des grands acteurs en présence (l’État, la grande entreprise et les collectivités) et la seconde à analyser les flux d’influence ayant circulé, et dont nous proposerons une élucidation.

Le mythe du Nord

Dans l’histoire des représentations, le Nord est une Terra In Cognita, comme sur la carte de Nouvelle-France de Zaltieri de 1556 (Robitaille et Bernard, 2001). Les cartographes laissèrent d’abord vide l’espace septentrional, livrant du territoire l’image d’un désert stérile. Inspirés par le récit des explorateurs, ils émaillèrent peu à peu les représentations de bêtes et de peuplades étranges. Cette représentation était le produit de son temps : elle était la projection, dans les espaces que ne connaissait pas la géographie, de la vision du monde et de la morale d’alors. Cette représentation du Nord, inhospitalier et exotique, prévaut encore aujourd’hui (Chartier, 2008 ; Lasserre, 1997 ; Morissonneau, 1978). Mais, à côté de celle-ci, de nouvelles représentations se sont ajoutées. La pénétration graduelle dans le territoire donna lieu à de nouvelles interprétations, croyances, images. Pour édifier leur stature de héros, les explorateurs et les missionnaires rapportèrent l’image de peuples dénués, affables et ingénieux mais dont la paresse, l’immoralité et le paganisme justifiaient patrouilles policières et prosélytisme (Bulliard, 1949 ; Saint-Pierre, 2004).

Enfin, les marchands aventuriers, pêcheurs, baleiniers, scieurs de bois, mesureurs hydrauliques et prospecteurs miniers ajoutèrent l’Eldorado à l’imagier (Trudel, 2001). L’exploitation industrielle du Nord du Québec remonte à la seconde moitié du 16e siècle, selon Paul Charest (2001) : pratiquée dans la région du détroit de Belle-Isle par les Basques, la chasse à la baleine franche et à la baleine à bosse aura livré de l’huile à l’Europe suivant des périodes d’intensité variable, avant de s’arrêter en 1914. La pêche industrielle à la morue remonterait également au Régime français, s’intensifiant vers 1865 pour décliner après 1920. Le début du 20e siècle voit l’apparition de l’industrie forestière, alors que sont construites des usines de pâte à papier au coeur d’un réseau d’approvisionnement et d’expédition qui relie les pinèdes de la côte Nord au marché international. Enfin, l’industrie minière demeure en gestation jusqu’au milieu du 20e siècle, malgré la découverte bien antérieure des fabuleux gisements de la fosse du Labrador. Elle se déploie massivement à partir de 1950, avec en particulier l’exploitation du fer, mais également celle du titane, de l’amiante et du feldspath, qui durent un quart de siècle. Ce mouvement d’expansion industrielle, écrit Charest, transforme la géographie et l’occupation humaine du territoire : « L’hinterland, fréquenté jusque-là uniquement par des chasseurs nomades se déplaçant à pied ou en canot, vit apparaître cinq villes minières », ses usines, ses installations hydroélectriques, ses chemins de fer, etc. (Charest, 2001). Les villes côtières, autrefois centrées sur la forêt ou la pêche, deviennent des pôles d’activité économique structurés par la transformation et le transport minéraliers. Ce mouvement n’est pas qu’économique : il est aussi symbolique, ajoutant aux représentations précédentes du Nord un nouvel aspect mythique.

Grâce au fer, la Côte-Nord, nouvelle frontière, nouveau Klondike ou « eldorado nordique » […] était vouée au plus brillant avenir, ses ouvriers étant parmi les mieux payés au Canada. Sept-Îles était même proclamée « terre promise ».

Charest, 2001, p. 166

L’exploitation minière à grande échelle est freinée au milieu des années 1980 : la fermeture de plusieurs villes suit l’arrêt des convoyeurs, des concasseurs et des locomotives. L’image dorée subsiste néanmoins encore aujourd’hui, comme nous ne tarderons pas à le voir, et elle servira d’assises et de justification à la promotion de l’exploitation du Nord.

Ces images apparues successivement, amalgamées dans l’imaginaire national en un mythe du Nord, sont des représentations, c’est-à-dire une reproduction par des symboles – mots, images, objets, impressions – qui permet de cerner la réalité, d’en exposer la genèse, d’en expliquer la raison d’être, d’en juger l’importance… Mais elles ne sont pas la réalité qu’elles représentent : elles sont partielles, déformantes, fallacieuses même, elles n’en disent pas tout. Néanmoins, le mythe reste le produit des sociétés qui le construisent, le nourrissent, l’utilisent et, en cela, il est révélateur des sociétés elles-mêmes. L’image de la vacuité du Nord révèle l’ignorance géographique de la société qui lui donne naissance et elle ment sur la réalité puisque – nous le savons bien maintenant – le Nord est un continent, et un continent habité. L’image du primitivisme des habitants révèle l’ignorance anthropologique et l’occidentalocentrisme de la civilisation qui lui donne naissance et elle ment aussi sur la réalité puisque nous savons maintenant que les sociétés autochtones sont fondées sur une matrice culturelle complexe et cohérente. Enfin, l’image du Nord comme corne d’abondance, réservoir de ressources disponibles et source d’enrichissement révèle l’hégémonie de l’éthos capitaliste et de l’appétit énergétique concomitant et elle ment sur la réalité puisque les réserves sont finies au sens mathématique, puisqu’elles sont indisponibles à moins de faire abstraction des habitants et de leur mode de vie fondé sur l’usage de la terre et enfin puisque l’enrichissement n’est pas la conséquence générale de l’exploitation des ressources, mais le résultat obtenu par l’investisseur.

Les racines de l’équation

L’énonciation du Plan Nord s’effectue, nous le montrerons, en exploitant ce mythe du Nord. Dans le récit public, l’investissement dans les ressources du Nord définit le destin : il fait partie de la nature même de la Nation, puisqu’il prolonge les vocations historiques d’aventurier, de découvreur de pays, de coureur de bois, de bûcheur de forêts, de constructeur de barrages, de foreur de montagnes, de maître de l’électricité. Toutefois, dans notre perspective où le mythe fait écran à son fondement, le développement du Nord s’explique autrement que par la nature de la Nation. Il s’agit d’une construction sociale qui, dans un contexte donné, met en rapport des acteurs dont l’existence même repose sur des institutions, des structures et des valeurs, et qui produit des comportements spécifiques. Nous croyons que, pour y comprendre quelque chose, il faut identifier ces acteurs, institutions, structures, valeurs et comportements et qu’il faut ensuite analyser le contenu et la dynamique de leurs rapports.

Dans ce texte, nous adoptons l’approche suivant laquelle l’équation du développement met en rapport l’entreprise, l’État et le citoyen, chacun poursuivant ses propres intérêts à l’aide des ressources dont il dispose. Parmi les innombrables relations de natures diverses qui se nouent entre ces acteurs, nous porterons notre attention sur les flux d’influence entre eux. Dans son étude sur la structuration du pouvoir dans les systèmes politiques, Vincent Lemieux (1989) définit comme pouvoir indicatif ou influence « des flux d’information provenant d’un destinateur, où le destinataire capte des contrôles qui s’exercent sur ses décisions réflexives […] ». De tels flux sont difficilement observables. « Est-on condamné, demande Lemieux, à présupposer l’influence sans pouvoir en déceler des indices empiriques ou est-il possible de détecter dans l’empirie la présence du pouvoir indicatif ? » (Lemieux, 1989, p. 76). La solution qu’il propose consister à observer des réunions politiques et à analyser des discours, déclarations et autres, ce qui conduit le chercheur, qui ne doit cependant pas s’enfermer « dans une démarche trop strictement behavioriste », à « établir avec un degré raisonnable de certitude » que l’acteur dont il analyse le comportement montre une sensibilité aux sentiments et aux attentes des autres acteurs et à en déduire, en somme, l’existence sous-jacente de l’influence (Lemieux, 1989, p. 77). Postulant que le pouvoir est structuré, l’analyse doit non seulement porter sur ces comportements observables des acteurs, mais également sur le contexte des relations de pouvoir. Dans les modèles que Lemieux construit, le prestige fait par exemple partie de ces éléments de contexte.

Un acteur, subjugué par le prestige d’un autre, cherchera à se retrouver dans le même pôle que lui et donc à entretenir des liens complémentaires avec lui. Tous les liens complémentaires ne sont pas fondés sur le prestige, mais le prestige incite généralement à des liens complémentaires. Le prestige est un phénomène structurel, en ce sens que ce sont les relations de pouvoir que A entretient avec d’autres acteurs que B qui alimentent son prestige auprès de B.

Lemieux, 1989, p. 78

À l’inverse, l’association d’un acteur A avec un acteur B dont le prestige est négatif peut diminuer la capacité de A à influencer les autres acteurs du système politique.

Le système de relations de pouvoir construit dans le déploiement de la gouverne « est généralement légitimé ou contesté par des représentations idéologiques » qui renvoient à la culture, au savoir, à l’histoire (Lemieux, 1989, p. 103 et 106) et c’est par ces représentations « que le monde pénètre le système » (Barthes, 1964, cité dans Lemieux, 1989, p. 106). Les représentations idéologiques sont transmises selon des procédés rhétoriques. Lemieux distingue la simplification (soit le lien donné pour réel entre des éléments qui ne sont pas empiriquement liés), la cohérence (par exemple la cohérence donnée pour vraie de l’idéologie défendue), la pertinence (soit la justesse des solutions proposées face à la situation définie), l’originalité (soit le caractère annoncé comme nouveau des solutions proposées). Nous ne sommes pas loin de la définition de l’idéologie proposée par Fernand Dumont, grosso modo celle d’un discours dans lequel le locuteur définit la situation et sa solution, et justifie explicitement et systématiquement son action par des définitions préalables (Dumont, 1963). L’idéologie est vraie pour le locuteur et l’auditoire qui y adhère, peu importe ce que la réalité donnera à observer. En ce sens, l’idéologie et le mythe sont parfaitement compatibles, l’idéologie incorporant le mythe dans sa rhétorique.

Dans ce texte, nous adoptons également des définitions opératoires des acteurs et de leurs intérêts, qui sont mis en relation dans l’équation du développement. L’entreprise est ici une personne juridique qui mobilise du capital afin de réaliser une production destinée à la vente. L’intérêt fondamental de l’entreprise est de réaliser un surplus destiné à être redistribué aux investisseurs. Pour se conformer à cette obligation sine qua non, l’entreprise tend à imposer ses fins et moyens aux deux autres acteurs sociaux. L’État est l’institution du bien commun. Il dispose du monopole de la violence légitime et le pouvoir d’assujettir les autres acteurs à son empire. Il prélève ses ressources auprès de l’entreprise et du citoyen qui ne peuvent se soustraire à ces ponctions. Il redistribue ces ressources suivant sa compréhension du bien commun. L’entreprise et le citoyen tendent tous deux à faire valoir leurs définitions du bien commun auprès de l’État afin d’infléchir ses décisions concernant la redistribution des ressources. Dans les sociétés contemporaines, les orientations néolibérales des politiques publiques traduiraient l’influence dominante de l’entreprise sur l’État (Boulad-Ayoub et Jacob, 2011 ; Clain et L’Italien, 2011). Enfin, le citoyen représente ici l’univers pluriel des individus et de leurs rôles sociaux, les institutions auxquelles ils appartiennent (la famille par exemple) et les associations qu’ils créent (les syndicats par exemple), chacun cherchant son intérêt propre. Le citoyen participe à ces interrelations de multiples façons. Il peut apporter une contribution tacite par son consentement silencieux, qui légitime de facto l’action des deux autres acteurs, ou il peut manifester ses préférences, doléances et revendications. Il peut également tenter d’imposer ses intérêts par le soulèvement, la révolte ou la rébellion (Bergeron, 1977), proposant l’utopie ou une idéologie de remplacement (Lemieux, 1989).

La vision du développement et des rapports sociaux d’influence que nous proposons ici n’est pas moins réductrice que le mythe. Mais notre modèle n’a pas la même portée. Comme l’idéologie qu’il alimente, qu’il masque parfois dans les sociétés réflexives, le mythe est vrai, il explique tout et il justifie l’action. Notre modèle est présenté pour ce qu’il est : une manière explicite d’approcher la réalité pour en proposer une élucidation. Sa validité n’est pas donnée : elle est mise à l’épreuve des faits. Son exhaustivité n’est pas supposée (Duhaime, Bernard et Caron, 2011).

Empruntant ce modèle heuristique, nous avons réalisé une analyse documentaire en plusieurs volets. Les documents concernant les entreprises ont été tirés principalement de leurs sources disponibles sur Internet. L’identification des acteurs liés au milieu des affaires et engagés dans le Plan Nord a été réalisée à partir d’une analyse de la documentation officielle du Gouvernement du Québec et de la presse écrite. Ces deux sources ont été utilisées également pour documenter le rôle de l’État. Enfin, les documents concernant le citoyen, incarné ici par les collectivités locales et les associations de citoyens, ont été tirés d’un dépouillement systématique de la presse nationale et régionale. Les documents soumis à l’analyse ont été produits durant la période allant grosso modo de l’annonce du Plan Nord à août 2012 et couvrant le territoire visé par le Plan Nord. Ils ont fait l’objet d’une analyse de contenu : d’abord saisie, codification et classification, puis examen des caractéristiques, confection de chronologies, d’arbres hiérarchiques et de tableaux descriptifs. Les résultats préliminaires ont été consignés dans des textes et tableaux descriptifs qui ont servi de base à la synthèse présentée ici. Leur élucidation repose sur la mise au jour de convergences et de divergences entre les acteurs, diagnostiquées à partir de leurs discours, déclarations et comportements. Elle n’est donc pas fondée sur des sources primaires qui contiendraient des déclarations explicites d’intention d’influence ou d’acquiescement à l’influence : c’est plutôt de l’examen de convergences documentées qu’on déduira, « avec un degré raisonnable de certitude », comme le préconise Vincent Lemieux, les influences mutuelles. La nature même du pouvoir indicatif, du pouvoir d’influence, suggère l’usage de cette méthode.

Les signaux du marché

Malgré la fermeture d’importantes exploitations de fer après l’écroulement des prix au début des années 1980, à Schefferville et à Gagnon, l’extraction du fer n’a jamais cessé dans le Nord du Québec. Il en va de même pour les autres filières minières : si les fluctuations des prix ont conduit en amont à des variations cycliques de l’exploration et, en aval, de fermeture et de réouverture d’exploitations, l’activité extractive du fer, de l’or, du nickel et du cuivre principalement représente une portion significative de la structure industrielle du Québec depuis le milieu du 20e siècle. Elle a conduit à la création de villes monoindustrielles dispersées sur le territoire et, dans les régions excentriques où l’avait précédée l’industrie forestière, elle a aussi contribué à approfondir la colonisation.

Du début des années 1980 jusqu’en 2003, le prix de la tonne de fer fluctue à peine autour de 12 dollars américains (USD). L’once d’or est vendue 400 USD au début de ce cycle, et elle atteint 243 USD entre 1998 et 2001. Il en va de même des autres métaux exploités au Québec. À partir de 2004, la situation change : le prix de la tonne de fer monte en flèche, passant à 16 USD en 2004 puis à 28 USD en 2005 et jusqu’à atteindre 61 USD en 2008. Le pic est atteint en 2011 : le fer est vendu 187 USD et l’or 1 771 USD. Sur trente ans, l’appréciation est de quelque 1 500 % pour le fer et 730 % pour l’or (Index Mundi, 2012). Des hausses similaires touchent les autres métaux.

Percevant les signaux du marché, les entreprises intensifient alors l’exploration et les plus avancées conçoivent ou mettent à jour des plans d’éventuels complexes miniers. L’année 2007 représente un sommet dans l’obtention de titres miniers (les claims) en vue d’exploration ainsi que dans les dépenses d’exploration et de mise en valeur de gisements de minerai métallique. La valeur de la production de métaux se chiffre alors à 3,9 milliards de dollars (G$), une augmentation de 61 % par rapport à 2005 (Vérificateur général du Québec [VGQ], 2009).

En 2009, quelque 25 sites miniers sont en exploitation au Québec, principalement en Abitibi-Témiscamingue, sur la Côte-Nord et dans la région Nord-du-Québec qui comprend la Jamésie (Chibougamau, Chapais, Lebel-sur-Quévillon, Matagami, Municipalité de la Baie-James), ainsi que les territoires et localités cris (Eeyou Istchee) et inuit (Nunavik). Quatre des compagnies minières installées sur le territoire ont leur siège social au Québec et quelques-unes sont de taille modeste ou n’exploitent qu’une seule mine, mais la plupart sont la propriété ou la copropriété de sociétés minières transnationales au rang desquelles se trouvent les plus grands producteurs au monde comme Arcelor Mittal, Xstrata et Wuhan Iron and Steel Corporation (WISCO) et dont les capitaux proviennent massivement, mais non exclusivement, de la Chine et de l’Inde.

Plusieurs de ces sociétés étudiaient déjà de nouveaux projets d’exploitation ou d’augmentation de la capacité de production sur des sites existants. Ainsi, WISCO et la canadienne Adriana Resources planifiaient le projet Otelnuk (fer) au Nunavik : plus important projet d’extraction minière au Canada, l’investissement atteindrait les 10 G$ et le site aurait une durée de vie de 100 ans. Tata Steel et la canadienne New Millenium planifiaient l’exploitation du projet DSO (fer) dans la région de Schefferville, Stornoway Diamond l’exploitation du projet Renard dans la région de la Baie-James et Goldcorp l’exploitation du projet Éléonore (or) dans la région de la baie James. De leur côté, Arcelor Mittal planifiait l’accroissement de sa capacité de production à Fermont (fer) et Xstrata faisait de même à la mine Raglan (nickel) au Nunavik.

Poussés par la formidable demande de la Chine et de l’Inde, les prix promettaient une forte rentabilité des projets dont la mise en chantier était planifiée, ils valorisaient les sociétés possédant des droits d’exploitation et, par conséquent, facilitaient le financement spéculatif de leurs projets. Les sociétés, en somme, agissaient selon leur raison d’être et la logique habituelle de leur action. Ne faisaient-elles rien d’autre que d’écouter les signaux du marché ?

D’autres bonnes raisons les faisaient s’intéresser aux ressources du Québec : ces dernières gisaient sur le territoire de l’un des gouvernements les plus accueillants au monde pour l’industrie minière (Presse canadienne, 2012b).

L’investissement public

La multiplication des projets miniers incita le Gouvernement du Québec à structurer son intervention sur des bases exceptionnelles. L’époque était dominée par les politiques d’austérité et les coupes dans tous les domaines de l’activité étatique, particulièrement dans le filet de la sécurité sociale, valaient au personnel politique des critiques acerbes. L’époque était aussi dominée par des soupçons de collusion et de corruption, en particulier dans le domaine des grands travaux publics. Tandis que s’écroulaient des viaducs (Commission d’enquête sur le viaduc de la Concorde, 2007), que s’allongeaient les délais d’attente dans les urgences des hôpitaux et les salles d’opération, qu’était décrié le manque de ressources des universités ou des collectivités autochtones, il eut été intenable d’annoncer simplement à répétition des investissements publics massifs pour soutenir des sociétés minières étrangères dans des régions excentriques.

La première mention du Plan Nord remonte à 2005, avant de devenir une promesse électorale en 2008 (Asselin, 2011). Peu après, les rumeurs au sujet de l’existence d’un Plan Nord semblent prendre au dépourvu la ministre responsable. Après un moment d’apparente hésitation, elle affirme ne rien pouvoir en dire puisque le Plan doit être élaboré grâce à une démarche à laquelle tous les acteurs sociaux seront convoqués. Les choses prennent forme à la fin de l’année 2009 (Ministère des Ressources naturelles et de la Faune [MRNF], 2009a). Le gouvernement met sur pied deux « tables des partenaires du Nord », la première composée de représentants du milieu municipal, des communautés autochtones, des domaines économique et environnemental, du milieu scolaire et de la recherche et des ministères et organismes concernés, et la seconde composée de groupes autochtones (Cris, Inuit, Naskapi, Innus) (MRNF, 2011a, p. 125). Il met également à l’oeuvre onze « groupes de travail sectoriels » se penchant sur des enjeux spécifiques comme l’éducation, les forêts, l’énergie. Ces groupes engagent plus de 300 personnes (p. 123). Il convoque en outre une « table de concertation sur la conservation », un « groupe des partenaires Emploi Plan Nord » et une « table Québec-Nunavik » (Cabinet du premier ministre [CPM], 2012a ; MRNF, 2011b ; Ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs, [MDDEP], 2010 ; Rogers, 2012a).

Ces opérations tous azimuts se déroulèrent sur quelque 18 mois. Puis vint le lancement officiel du Plan Nord, en mai 2011. Le Plan consistait à favoriser l’exploitation massive des ressources du Nord du Québec, principalement par l’industrie minière, au moyen d’investissements publics dans des infrastructures de production énergétique (essentiellement hydroélectrique) et de transport (routes, chemins de fer, ports, gazoducs, lignes électriques à haute tension). Sur des investissements totaux chiffrés à 82 G$ sur 25 ans, pas moins de 47, soit 60 %, devaient être investis par Hydro-Québec pour des projets hydroélectriques (Ministère des Finances [MF], 2012, p. 109 ; Shields, 2011d). La somme incluait la construction du complexe de la rivière Romaine, pour lequel les premières autorisations gouvernementales avaient été données dès 2004, et qui était en chantier depuis 2009. Le projet de la Romaine, dont le parachèvement est prévu en 2020, devait fournir à lui seul un peu moins de la moitié de l’ensemble de la nouvelle production électrique. Hydro-Québec devait créer quelque 1 200 MW supplémentaires par la construction d’autres projets hydroélectriques, comme la centrale Tabaret (près de Kipawa au Témiscamingue), l’aménagement des rivières Petite-Mécatina, Magpie et Nastapoka et la modernisation de Manic-2 et Manic-3 (Hydro-Québec, s. d. a et b). En outre, 2 G$ additionnels devaient être consentis par le Gouvernement du Québec pour la construction des autres infrastructures incluses dans le Plan. Ces sommes devaient provenir du ministère des Transports, notamment pour relier au réseau routier les mines Renard de Stornoway Diamond et Eleonor de Goldcorp (Shields, 2012g, 2012i et 2012j), prolonger un chemin de fer au Saguenay (Bureau d’audiences publiques sur l’environnement [BAPE], 2012 ; Ministère des Transports, 2012) et financer des études de faisabilité pour des ports en eau profonde dans la baie d’Hudson et dans la baie d’Ungava (Shields, 2012k ; Tison, 2012) ou un gazoduc vers la Côte-Nord (Gaz Métro, 2012 ; MF, 2012, p. 52).

La somme est colossale : ces 49 G$ étaient l’équivalent, au moment de l’annonce du Plan Nord, de la totalité des dépenses courantes annuelles du gouvernement du Québec pour tous les services de santé, les services sociaux et l’éducation. Mais les investissements envisagés dans le Plan Nord, dont une partie avait été conçue avant même la formulation du Plan (la Romaine par exemple), n’étaient pas les seuls attraits devant appuyer l’exploitation des ressources. Préexistant au boom de la dernière décennie, le régime minier du Québec était l’un des plus accueillants du monde.

Le chant des sirènes

En 2009, alors que les prix avaient déjà atteint des sommets historiques et que l’investissement minier était en plein essor, le Vérificateur général du Québec déposa un rapport sur les interventions gouvernementales dans le secteur. Il indiquait que, entre 2002 et 2008, 14 sociétés minières n’avaient versé aucune redevance à l’État « alors qu’elles cumulaient des valeurs brutes de production annuelle de 4,2 G$ ». Les autres compagnies en exploitation avaient versé 259 millions de dollars (M$), soit environ 1,5 % de la valeur brute de production (VGQ, 2009, p. 2-3).

Il existait alors au Québec une dizaine d’allocations et de crédits d’impôt directement destinés aux sociétés minières. Sept d’entre eux touchaient l’exploration, la mise en valeur et l’aménagement : une allocation à l’exploration (majorée de 25 % pour une mine située dans le Nord québécois) (Gouvernement du Québec, 2011a, ch. 3, art. 16.7-16.9) ; deux types d’allocation pour amortissement (MRNF, s. d. c) ; une allocation pour aménagement et mise en valeur avant production (MF, 2010, A40-A41) ; un crédit d’impôt à l’investissement pour dépenses minières préparatoires permettant aux entreprises de se voir octroyer une aide lors qu’elles effectuent des dépenses d’exploration et un crédit d’impôt relatif aux ressources (MRNF, s. d. a) et enfin un crédit de droit remboursable pour perte (MRNF, s. d. e). Trois autres allocations touchaient l’exploitation : une allocation supplémentaire pour une mine située dans le Nord ayant pour objectif d’aider les sociétés minières à faire face aux coûts plus élevés sous ces latitudes (MRNF, s. d. b), une allocation pour aménagement et mise en valeur après production (MF, 2010, p. A40-A41) et une allocation pour traitement visant à encourager la transformation au Québec (MRNF, s. d. d). L’ensemble des mesures incitatives avait permis aux sociétés minières de percevoir du gouvernement, en 2008, 136,9 M$, alors qu’elles avaient versé 93,9 M$ en droits miniers. Comparant les droits miniers perçus au coût estimé des allègements fiscaux, le vérificateur montrait que l’État perdait au change (VGQ, 2009, p. 2-15). Et encore ne comptait-il pas la valeur des réductions de tarifs consentis par Hydro-Québec aux sociétés minières, allégeant les coûts de l’énergie électrique nécessaire à leur production (MF, 2012, p. 21 ; Shields, 2012c et 2012d ; VGQ, 2009, p. 2-15).

Mais le socle du régime minier du Québec est ailleurs. Il repose sur la distinction fondamentale entre propriété foncière et tréfoncière. La surface peut être propriété privée d’individus ou de personnes morales, mais les ressources gisant sous la surface ne peuvent appartenir qu’à la province. Sur cette base, l’État consent aux entrepreneurs qui le réclament un accès libre aux ressources du sous-sol à des fins d’exploration et d’exploitation, et cet accès a préséance sur les droits fonciers (Beaudoin-Jobin, 2013 ; Lapointe, 2009).

Le Plan Nord annonçait donc à l’industrie, déjà attirée par le régime minier du Québec et les incitatifs fiscaux habituels qui le renforcent, une vague de nouvelles aides (infrastructures de toutes sortes favorisant les opérations minières, tarifs à rabais des services publics, subventions et ainsi de suite) dont la valeur monétaire était majeure. Surtout, le programme annonçait qu’il est légitime, en utilisant l’investissement public, les recettes fiscales et l’appareil d’État, de favoriser l’exploitation privée des ressources naturelles de propriété commune.

Le discours entourant le dévoilement du Plan Nord et ses suites immédiates fut explicite à ce sujet. Ainsi, le budget 2011-2012 du gouvernement du Québec justifiait l’ensemble des investissements publics, des dépenses de fonctionnement et des mesures qu’il contenait par la volonté d’appuyer les investissements privés (MF, 2011, p. E9). Le prolongement de la route 167, par exemple, favoriserait non seulement Stornoway Diamond, mais également de futures minières qui pourraient venir s’installer dans ces parages (Dutrisac, 2011c ; Shields, 2011a). L’aménagement de ports en eaux profondes au Nunavik ne permettrait pas seulement d’exporter le minerai de fer du Lac Otelnuk (Adriana-WISCO) ou l’or d’Eleonor (Goldcorp), mais favoriserait aussi l’éventuelle création d’usines de transformation sur place (Shields, 2012k ; Tison, 2012), etc.

Mais le discours alla plus loin. Il posa que la prospérité privée entraîne le bien-être des collectivités, et celui du Québec tout entier. Le prolongement de la route 167, encore, « favorisera le développement social et économique de toutes les communautés de la région » (CPM, 2011c), de la communauté crie de Mistassini, de l’industrie touristique (Dutrisac, 2011c). Le Plan marque « la volonté de toute une société, notre société, de maximiser les bénéfices associés aux multiples ressources […] et d’en faire profiter les gens qui y vivent et en dépendent partout au Québec » (MDDEP, s. d., p. 3), etc. En somme, le Plan Nord reposait sur l’idée que des conditions d’exploitation des ressources naturelles favorables à l’industrie constituaient le fondement nécessaire à la prospérité générale.

Le Plan était moins clair quant à la création du bien-être général. Lors de son dévoilement, il contenait des énoncés de priorités « en matière d’éducation, de main-d’oeuvre, de logement, de santé et de services sociaux, ainsi que de culture » afin de « favoriser le mieux-être et le développement des communautés » (MRNF, 2011d et 2011e). Mais l’annonce de la plupart des mesures concrètes devait être faite au cours des mois suivants. Des mesures viseraient la formation et le placement de la main-d’oeuvre par des subventions aux entreprises offrant des programmes de formation, par des services d’information pour faire connaître les possibilités d’emploi et les occasions d’affaires (Shields, 2012d ; Nunatsiaq News, 2012). D’autres mesures viseraient le logement social au Nunavik (George, 2008 ; Ministère des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire [MAMROT], 2011 ; MRNF, 2011a, p. 43 ; Société d’Habitation du Québec, 2012) et les infrastructures de santé et de services sociaux à Fermont, Schefferville, Kawawachikamach, au Nunavik et, éventuellement, à Sept-Îles et à Port-Cartier (Ministère de la Santé et des Services sociaux [MSSS], 2011 ; Paradis, 2012e). D’autres mesures enfin viseraient le domaine de la culture, comme la réalisation d’une série documentaire par Télé-Québec pour promouvoir le Plan Nord et le Nord du Québec, et la signature d’ententes de coopération culturelle avec les communautés autochtones et les différents organismes de la région (MRNF, 2011d).

Contrairement aux investissements et autres mesures pour aider l’industrie, les mesures sociales n’avaient pas fait l’objet d’une prévision sur un horizon de 25 ans. Lors du dévoilement du premier plan quinquennal (2011-2016), le gouvernement estimait que les mesures sociales (logement, santé et éducation) totaliseraient 382 M$, soit une moyenne de 76 M$ par année (MRNF, 2011a, p. 43). Durant ce temps, les investissements et mesures destinées à aider l’industrie, totalisant quelque 49 G$ sur 25 ans, équivalaient à 1,96 G$ par année, un ordre de grandeur bien différent.

Non seulement le Plan Nord était-il présenté comme un plan de développement économique et social, mais aussi comme un plan de « développement environnemental » ou de « développement durable ». « La composante environnementale, déclare-t-on, figure au premier rang des préoccupations liées à la démarche du Plan Nord [et] la protection de l’environnement, des écosystèmes et de la biodiversité nordiques seront au coeur de toutes les décisions ». Il s’agit d’un projet exemplaire de développement durable qui devrait servir de référence internationale en la matière (MDDEP, 2012 ; MRNF, 2011f). Dans cette perspective, le Plan prévoyait d’assurer des processus d’évaluation environnementale efficaces, des engagements pour conserver la biodiversité et pour favoriser une utilisation durable du territoire. En somme le Plan Nord était « l’un des plus grands chantiers de développement économique, social et environnemental de notre époque » (MRNF, 2011a). Voilà sur quoi reposait son originalité rhétorique.

Les collectivités locales

Le territoire visé par le Plan Nord, la portion continentale au nord du 49e parallèle, est habité par quelque 120 000 personnes réparties dans une soixantaine de localités dispersées. Ces localités sont de faible taille démographique, comprenant quelques centaines d’habitants ou, pour les plus populeuses d’entre elles (Sept-Îles, Chibougamau et Baie-Comeau), quelques milliers. Le quart de la population est autochtone (Inuit, Cris, Innus et Naskapis).

Certaines collectivités locales, habituées aux fluctuations de l’activité minière ou contiguës aux chantiers hydroélectriques, ont rapidement ressenti les effets du boom, en particulier par l’accroissement de la circulation routière et aérienne, par l’afflux de travailleurs de l’extérieur et par la raréfaction des logements et l’augmentation de leur prix. Cela fut vrai à Sept-Îles, à Port-Cartier, à Schefferville ou à Havre-Saint-Pierre. Même des localités extérieures en ressentirent le mouvement, ce qui se matérialisa par une relative pénurie d’ouvriers qualifiés en Gaspésie ou l’accroissement concomitant de l’achalandage de l’aéroport de Mont-Joli par exemple (Paradis, 2012a ; Thériault, 2011). Plusieurs acteurs, parmi lesquels des syndicats, des élus locaux et des groupes de femmes, exprimèrent des craintes ou de l’insatisfaction à l’égard de certains effets indésirables du boom, en particulier l’embauchage de travailleurs de l’extérieur du Québec, sinon carrément de l’extérieur du pays, la généralisation du régime de travail par rotation et navettes aériennes (voire l’accélération des procédures d’immigration de certaines catégories de travailleurs, déjà explicitement évoquée dans le Plan Nord lui-même) et la sous-représentation dans la main-d’oeuvre des femmes et des autochtones (MRNF, 2011a ; Rogers, 2012b ; St-Pierre, 2011). Les doléances se multiplièrent et se diversifièrent au cours des mois suivant le lancement du Plan Nord, nous le verrons bientôt.

Si bien des localités situées sur le territoire concerné ne virent rien du tout, la décision gouvernementale d’associer « les communautés habitant cet immense territoire » engagea tout le monde (MRNF, 2011a, p. 14). Les « tables de partenaires », les « groupes de travail », les « réseaux de soutien » n’étaient pas formés uniquement de représentants locaux, mais leur présence était ostensiblement soulignée. Engagés dans certains aspects de l’élaboration du Plan Nord à travers l’un ou l’autre des divers comités, les « partenaires » du gouvernement fournirent la matière nécessaire pour accoler des projets ancillaires de nature sociale, culturelle ou écologique au plan essentiel visant à favoriser l’exploitation à grande échelle des ressources naturelles. La démarche elle-même permit bientôt de le promouvoir comme exemple de développement durable, de « partenariat novateur entre le gouvernement, le secteur privé et les communautés qui générera des bénéfices pour tous les Québécois » (MRNF, 2009b, 2011c et 2011e) et, plus encore, de le présenter comme un consensus, issu de la volonté de « l’ensemble des forces vives » (MDDEP, s. d.), de « toutes les parties prenantes » (MRNF, 2010), de « toute une société, notre société, de maximiser les bénéfices associés aux multiples ressources […] et d’en faire profiter les gens qui y vivent et en dépendent partout au Québec » (MDDEP, s. d.).

En somme, l’inclusion des représentants des collectivités locales dans le processus de consultation permit d’asseoir la légitimité du programme gouvernemental, de le présenter non seulement comme issu d’une volonté populaire, mais encore comme consensuel. Largement exclues du discours officiel, les résistances, revendications spécifiques et oppositions feront l’objet d’un traitement à la pièce.

Les rapports et les flux

La légitimité par les convergences

Au cours des seize mois écoulés entre l’annonce du Plan Nord et les élections législatives du 4 septembre 2012, les orientations empruntées par les rapports entre le gouvernement du Québec, l’industrie, les groupes d’intérêt et les collectivités locales ne furent pas modifiées, ils s’approfondirent. Le gouvernement continua de convoyer l’intérêt de l’industrie. Le plus difficile était d’ores et déjà réalisé puisque la mobilisation générale autour de la conception du Plan avait en quelque sorte forcé l’adhésion de tous les milieux. Même les critiques devenaient une nouvelle source de légitimité, puisqu’elles n’en remettaient pas en cause les fondements, elles permettaient plutôt d’identifier les modalités d’action adaptées aux circonstances.

Le gouvernement entreprit une vaste campagne de promotion. Une tournée internationale commença un mois après l’annonce du Plan Nord, en juin 2011. Des délégations ministérielles, accompagnées de « partenaires », visitèrent l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Belgique, la France, la Scandinavie, les États-Unis, le Brésil, la Chine, les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite, le Qatar et les Pays-Bas (CPM, 2011a ; Gouvernement du Québec, 2011b et 2011c ; Ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation [MDÉIE], 2012b ; Ministère des Relations internationales [MRI], 2012a, 2012b et 2012c ; MRNF, 2012 ; Presse canadienne, 2011 et 2012e). Les événements comportaient explicitement deux objectifs. Le premier était de faire connaître le projet à l’extérieur, d’en montrer les avantages pour le milieu des affaires et la sécurité des approvisionnements en ressources afin de susciter l’investissement étranger (CPM, 2011a ; Presse canadienne, 2011 et 2012e). L’autre relevait de préoccupations intérieures : il s’agissait de renforcer la légitimité même du projet, mais cette fois-ci en tentant de faire la démonstration de l’approbation et de l’engouement qu’il était capable de susciter à l’étranger. Chaque visite produisit sa ration de déclarations et de communiqués réitérant le succès de l’initiative (CPM, 2011a et 2011b).

La campagne promotionnelle intérieure ne tarda pas. Un battage publicitaire, dont le coup d’envoi avait été donné lors de l’annonce officielle du projet, fut organisé dans les journaux, à la télévision et sur Internet. Une tournée des régions du Québec, intitulée Cap Nord, fut mise en branle en décembre 2011 (CPM, 2012b ; MDÉIE, 2012a). Un Salon du Plan Nord fut tenu les 20 et 21 avril 2012 au Palais des congrès de Montréal (Gouvernement du Québec, 2012a ; MDÉIE, s. d. ; Nunatsiaq News, 2012). Ces manifestations visaient les mêmes objectifs que la campagne internationale : faire connaître les occasions d’affaires, mais aussi « susciter la fierté et l’adhésion, face à ce projet, de l’ensemble des Québécois afin qu’ils se l’approprient et y reconnaissent les bénéfices pour eux et les générations futures » (Shields, 2011b) et enfin « faire connaître, à l’ensemble de la population, toutes les retombées positives que ce projet engendrera non seulement pour la population du Nord du Québec, mais aussi pour l’ensemble des Québécoises et des Québécois » (Gouvernement du Québec, 2011d).

Le message livré reprenait en les mettant au goût du jour tous les éléments du mythe : fascination pour la frontière ultime où notre vocation de bâtisseur surhumain marque déjà un paysage démesuré et promesse de prospérité générale par l’exploitation de ressources illimitées :

Le Nord du Québec nous fascine par l’immensité du territoire et par l’envergure de ses possibilités. Aujourd’hui, le contexte est propice à sa redécouverte. / Par son potentiel minier, le Nord nous offre l’occasion de s’associer [sic] au développement des économies émergentes en assurant une exploitation responsable des ressources qu’il recèle. […] [Il] abrite déjà certains des plus importants aménagements hydroélectriques au monde. […] Par ses retombées économiques et le développement social qu’il entraînera, le Plan Nord améliorera les conditions de vie des populations nordiques.

MRNF, 2011a, p. vii

Le message reprenait toutes les figures rhétoriques utiles, comme la cohérence (conformité à la vocation nationale) ou la pertinence (association aux pays émergents). Il utilisait aussi la simplification. Exclusivement affirmatif, il ne s’embarrassait pas d’expliquer la nature, la signification ou la mesure de cette association aux économies émergentes, de cette « responsabilité » dans l’exploitation des ressources, de ces retombées économiques ou de cette amélioration des conditions de vie.

Les ressources qui devaient être allouées en vertu du Plan Nord témoignaient d’un vaste déséquilibre entre infrastructures (projets hydroélectriques, routes d’accès, etc.) et questions sociales et environnementales. Si la part des investissements publics avait été gonflée par l’inclusion de projets déjà en chantier, comme le complexe hydroélectrique de la rivière Romaine, celle des investissements privés l’avait été également en utilisant un procédé similaire, c’est-à-dire l’inclusion dans les investissements à venir de projets déjà annoncés, comme l’augmentation de la capacité de production de mines en exploitation. La perspective globale du Plan permettait néanmoins d’accroître les chances d’emporter l’adhésion du plus grand nombre. En réalité, ces déséquilibres entre l’économique et le reste – ces détails en somme – importaient peu puisque les orateurs pouvaient toujours trouver dans le Plan dont ils faisaient la promotion des réponses satisfaisantes aux demandes ou objections en matière sociale, culturelle ou environnementale qu’ils recevaient lors des rencontres. Par exemple, les Inuit avaient résolu d’écrire leur propre « Plan Nunavik » plutôt que de se laisser tout bonnement emporter dans la conscription des tables et des comités (Kativik Regional Government et Makivik Corporation, 2011). Le document définissait les priorités propres aux habitants du Grand Nord du Québec, dont la première n’était pas le développement minier ou hydroélectrique, mais la construction de logements adéquats (Arteau, 2011). Les estimations avaient établi à quelque mille le nombre de logements nécessaires pour mettre fin au surpeuplement et à l’utilisation de logements désuets. Or, ce sujet faisait partie de discussions de longue date entre les décideurs régionaux et le gouvernement provincial, et ces estimations étaient connues bien avant la conception même d’un « Plan Nord ». La décision d’inclure, dans « les priorités d’action en matière de logement », la construction de 300 logements sociaux et de favoriser la construction de 200 autres logements privés relevait en réalité du même opportunisme de bon aloi : l’aide au logement devenait un levier pour susciter l’adhésion des Nunavimiut au Plan Nord (Rogers, 2011). Deux ans après avoir fait parvenir le Plan Nunavik au gouvernement, un an après le dévoilement du Plan Nord, les leaders régionaux se disaient choqués d’être continuellement renvoyés au Plan Nord pour régler des dossiers relevant des obligations du Québec prévues à la Convention de la baie James et du Nord québécois (Dansereau, 2012).

Le Plan Nord essuya certaines critiques sérieuses. Elles n’étaient pas issues du milieu des affaires, mais émergeaient plutôt d’opposants politiques et d’intellectuels. Les questions particulièrement débattues furent le régime des redevances minières, la part de l’investissement public dans l’exploitation des ressources et enfin les enjeux sociaux et environnementaux.

Entre 2010 et 2012, le gouvernement augmenta le taux des redevances minières, qui passèrent ainsi graduellement de 12 à 16 % (Allaire, 2012). Celles-ci étaient désormais calculées pour chaque mine, et non plus pour chaque société minière, de sorte que les redevances à payer pour une mine ayant réalisé des profits ne pouvaient plus être réduites par les pertes encourues dans une autre mine de la même société (MF, 2012, p. 30). Ces modifications permirent à l’État de percevoir 305 M$ en redevances pour l’année 2010-2011, soit davantage que pour l’ensemble des années 2002 à 2008 (MF, 2012, p. 33). Malgré la situation, des critiques estimaient que le gouvernement pourrait toucher beaucoup plus en redevances si le taux en était augmenté, si elles étaient fixées suivant une autre méthode (en substituant les revenus bruts aux profits comme base de calcul par exemple) ou encore si une taxe sur le surprofit était imposée (Agence QMI, 2012 ; Journet, 2012 ; Shields, 2012e, 2012f et 2012h ; Presse canadienne, 2012c ; Québec Solidaire, 2012). Ces tirs groupés n’ébranlèrent pas le credo libéral, selon lequel le système était exceptionnel puisqu’il permettait de tirer le maximum de redevances sans compromettre les investissements, c’est-à-dire sans voir les sociétés minières déserter le Québec (Shields, 2012a). Des dirigeants bien en vue des sociétés minières avaient d’ailleurs mis leur crédibilité du côté du gouvernement : peu après sa nomination à titre de président du conseil d’administration de la Century Iron Mines, le plus en vue de tous, Me Marcel Aubut, avait déclaré avoir étudié la situation et avoir la conviction que les entreprises faisaient le maximum. Suivant une expression alors courante dans la rhétorique ministérielle, il permettait au gouvernement de toucher sa « juste part » (MF, 2012, p. 39). Le débat était clos (Shields, 2011c). Quelques mois plus tard, à la veille des élections législatives, une étude de la firme SECOR, financée notamment par les sociétés Osisko, ArcelorMittal et Goldcorp, venait conforter le point de vue gouvernemental (Proulx, 2012). Bref, l’État faisait savoir qu’il protégeait le bien commun en protégeant l’intérêt des minières et la grande entreprise faisait savoir que son intérêt serait desservi si on lui imposait des contraintes fiscales supplémentaires. La convergence de vue n’était-elle pas parfaite ?

Comme le taux de redevances, le niveau de l’investissement public dans les sociétés minières fut modifié à la suite de critiques nombreuses. En bref, Ressources Québec, le bras financier créé par le gouvernement pour réaliser les investissements, devait acquérir des participations ne conduisant ni à la nationalisation ni à la prise de contrôle des sociétés. Il s’agissait de participations permettant d’« avoir une fenêtre sur certains projets » sans priver la société de son autonomie (Shields, 2012b). Il s’agissait également de participations négociées avec les sociétés souhaitant obtenir de l’aide gouvernementale ou des investissements, optionnelles et compensées, notamment par la bonification de l’un des crédits d’impôt remboursable pour les projets d’exploration déjà inclus dans le régime minier (MF, 2012, p. 14-27).

Les modifications consenties révélaient l’influence relative des acteurs en cause, dont les points de vue étaient convergents sur l’essentiel. L’intérêt de la grande entreprise n’était pas menacé, et ces modifications permettaient d’élargir la base de la légitimité du plan.

Le consensus contre les divergences

D’autres acteurs d’envergure nationale s’invitèrent dans le débat public. Ils exprimèrent des craintes et réclamèrent des améliorations pour préserver ou promouvoir les intérêts qu’ils défendaient. Ainsi, malgré les déclarations rassurantes (par exemple : « aucun État dans le monde n’a protégé une telle superficie dans un délai aussi court. Le Plan Nord s’inscrit parmi les grands projets environnementaux dans le monde », Agence QMI, 2012), les enjeux environnementaux firent l’objet de critiques. Le Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec déplora que la surveillance environnementale de l’activité minière soit contrôlée par les compagnies minières elles-mêmes. L’organisation non gouvernementale Initiative boréale canadienne affirma que le Plan Nord se ferait au détriment des écosystèmes puisque ni les régions, ni les ministères concernés ne disposaient des ressources pour la planification écologique, la formation des communautés, la recherche scientifique et les études d’impact et de suivi (Initiative boréale canadienne, 2012 ; Lecavalier, 2012a). Demandant le gel du Plan Nord, Greenpeace dénonça le projet de soustraire au développement une partie du territoire, parce qu’il visait des zones reculées plutôt que celles de la forêt boréale, immédiatement menacées (Greenpeace, 2012).

Ces critiques n’eurent pas de succès, et n’eurent pas d’influence significative sur le Plan lui-même. Tout se passa comme si le prestige de ces organisations d’opposition avait été jugé négatif par le pouvoir, et que celui-ci avait choisi de les ignorer pour garder intactes les bases de sa légitimité, en particulier la cohérence et la pertinence rhétorique du Plan.

Les acteurs locaux (élus municipaux, officiers syndicaux, associations de commerçants et de citoyens, groupes autochtones) adressèrent également des critiques et des doléances au gouvernement. Elles s’ajoutèrent aux réserves exprimées durant la période d’élaboration du Plan, concernant par exemple l’égalité en emploi ou l’importation de main-d’oeuvre. Les intérêts exprimés et les mobiles explicites de l’action étaient multiples, parfois divergents, rarement hostiles. Globalement, ils montrèrent des collectivités locales et régionales marquées par des tensions internes et des divisions.

À Sept-Îles, en 2012, il manquait déjà 600 logements pour combler les besoins immédiats, alors que 5 000 à 6 000 personnes étaient censées venir s’y installer en 5 ans. La pénurie avait fait grimper le prix des logements, chassant même certains citoyens car ils n’avaient plus les moyens d’y faire face. Le prix des constructions neuves avait augmenté également car, puisque la majorité des constructeurs locaux étaient partis vers les gros chantiers, il fallait faire venir des entrepreneurs de l’extérieur (Lavallée, 2012c). La pénurie de logements avait fait exploser les demandes d’aide psychosociale et l’achalandage à la soupe populaire. Dans le même temps, des postes ne trouvaient pas preneurs dans des domaines comme les soins médicaux et les services (Champagne, 2012 ; Lavallée, 2012b). Les tournées pour recruter, primes à l’appui, du personnel infirmier en dehors de la région irritaient les élus de la Gaspésie (Paradis, 2012a). D’autres localités annonçaient subir les mêmes situations. À Rouyn-Noranda, la population et le prix du logement étaient en forte augmentation, alors que sévissait une pénurie à la fois de main-d’oeuvre et de logements (Paquet, 2012 ; Paradis, 2012b). À Fermont, le recours aux travailleurs en rotation, à côté des travailleurs permanents, créait deux classes de citoyens entre lesquelles les tensions étaient palpables (St-Pierre, 2012). À Havre-Saint-Pierre, où résidaient des travailleurs du chantier de La Romaine, la prostitution était en augmentation (Lavallée, 2012a). Rien de cela n’était imprévisible et l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), par ailleurs convaincu que le Plan Nord ne permettrait pas au gouvernement de retrouver son investissement, rappelait l’expérience de Fort McMurray : ses hausses vertigineuses de population, de prix des maisons et loyers, de sans-abri, de criminalité et d’abus de drogues. L’étude fut immédiatement discréditée (Dolbec et Duhaime, 2012 ; IRIS, 2012 ; Lecavalier, 2012b).

Les communautés autochtones n’étaient pas épargnées par certaines tensions liées au Plan Nord (Asselin, 2011, Vincent, 2011). Pour protester contre l’annonce du Plan, des Innus de Pessamit avaient organisé en juin 2011 le blocus de la route 138. Des négociations avaient ensuite été entreprises entre le Québec et leurs représentants. Mais, en novembre, les négociations avaient été rompues : qualifiant de ridicules les offres de Québec, le chef Raphaël Picard annonçait que l’opposition des Innus de Pessamit se transporterait sur la scène internationale. Mais le chef lui-même devait bientôt rencontrer de l’opposition : en août 2012, il était remplacé par élection au poste de chef (Chouinard, 2011 ; Gaudreault, 2012). Des Innus de Uashat mak Mani-Utenam, près de Sept-Îles, érigèrent à leur tour, en mars 2012, un barrage sur la route 138. Ils avaient au préalable, lors de deux référendums, rejeté une entente avec Hydro-Québec concernant la construction des installations hydroélectriques sur la rivière Romaine, mais les premiers pylônes pour le transport de l’énergie avaient néanmoins fait leur apparition dans le paysage (Lévesque, 2012). Munie d’une injonction obtenue par Hydro-Québec, appuyée par les policiers de Maliotenam, la Sûreté du Québec procéda au démantèlement du blocus et à treize arrestations, dont celles de douze femmes (Presse canadienne, 2012c). Un groupe de femmes décida alors de marcher de leur communauté jusqu’à Montréal. Rejointes par des membres d’autres communautés, elles arrivèrent à Montréal à temps pour participer à une manifestation entourant la tenue du Salon du Plan Nord au Palais des congrès, le 21 avril, où elles dénoncèrent l’attitude du gouvernement du Québec, la discrimination faite aux femmes et la spoliation du Nitassinan, la terre des Innus (Presse canadienne, 2012f). Dans les jours suivants, des voix réclamèrent la démission du chef et de ses conseillers, qui avaient signé avec la Champion Minerals un engagement à négocier la construction d’un nouveau chemin de fer sur le Nitassinan, qui relierait Sept-Îles et Schefferville (Champion Minerals, 2012 ; Saint-Pierre, 2012).

Un mois auparavant, le chef de la communauté innue de Natashkuan avait publiquement appuyé le Plan Nord à l’occasion d’une visite du premier ministre Charest à Sept-Îles.

On adhère au Plan Nord parce qu’on a vécu dans la pauvreté, on ne peut s’en sortir avec les budgets fédéraux, qui sont insuffisants, a déclaré le chef François Bellefleur. Ça va élever notre qualité de vie et celle des générations futures.

Paradis, 2012b et 2012c

À l’extérieur de la salle où se tenait cette rencontre de Sept-Îles, une quarantaine de personnes, des Innus (y compris certaines des femmes qui avaient été arrêtées lors du blocus), mais aussi des Mohawks de Kahnawake, des environnementalistes et des étudiants contre la hausse des droits de scolarité protestaient contre le Plan Nord et la tournée « Cap Nord ».

La situation était différente chez les Cris. Ils appuyèrent le Plan Nord à la condition que celui-ci respecte leur vision et leur politique minière (Cree Nations of Eeyou Istchee, 2010 et 2011 ; Fontaine, 2011). Le Grand chef Matthew Coon Come du Grand conseil des Cris avait d’ailleurs accompagné le premier ministre Charest lors de sa visite promotionnelle en Chine en septembre 2011. Des dissensions internes apparurent cependant, par exemple entre le conseil de bande de Mistissini et les maîtres de trappe touchés par le projet Renard (Stornoway Diamond) au sujet d’un contrat de déboisement pour le prolongement de la route 167, mais il semble qu’elles se soient évanouies après l’obtention du contrat par le conseil de bande (Desbiens, 2012 ; Fontaine, 2012 ; Stornoway Diamond, 2012). Malgré leur appui au Plan Nord, ils annoncèrent pourtant unilatéralement, en août 2012, un moratoire au développement de l’exploitation uranifère sur leur territoire traditionnel :

La Nation crie est déterminée à protéger nos économies et mode de vie contre la menace exceptionnelle et grave que posent l’exploitation minière de l’uranium et les déchets d’uranium, aujourd’hui et dans les millénaires à venir. Nous ne sommes pas opposés à l’exploitation minière durable et équitable ou à d’autres activités de développement industriel et de mise en valeur des ressources dans Eeyou Istchee – mais les risques de toxicité et radiation créés par l’exploitation minière de l’uranium et les déchets d’uranium sont exceptionnels en raison de leur échelle et de leur durée.

Nation crie de la Baie-James, 2012.

Cette décision faisait suite au développement du projet Matoush. Situé à 210 km au nord-est de la communauté de Mistissini, le projet Matoush se trouvait au coeur des monts Otish, territoire traditionnel de chasse des Cris, à 15 km du futur parc national Albanel-Témiscamie-Otish et à une centaine de kilomètres du lac Mistassini, vaste lac d’eau douce du Québec. La société junior Ressources Strateco, basée à Boucherville, était à la tête du projet depuis 2005. Elle avait commencé les travaux d’exploration au début de 2006 et des forages de surface en 2009 (Ressources Strateco, 2012). Situé dans le territoire assujetti à la Convention de la baie James et du Nord québécois, le projet avait été soumis au processus d’évaluation environnementale prévu. Fin juillet 2011, le Comité fédéral d’examen (COFEX) recommandait l’autorisation du projet à condition que les Cris de Mistissini l’acceptent, même s’il avait exprimé des inquiétudes au sujet du rejet d’effluents et de leur impact sur la qualité de l’eau. Quelques jours plus tard, la Commission canadienne de sécurité nucléaire (CCSN) concluait que le projet n’aurait pas d’impacts négatifs significatifs sur l’environnement. Mais les Cris avaient déjà fait connaître leur opposition au projet. En novembre 2010, une assemblée publique de la communauté de Mistissini s’était prononcée à 93 % contre l’exploitation d’uranium sur leur territoire. La position avait été réitérée en juin 2012 : les Cris de Mistissini étaient alors appuyé par le Grand conseil des Cris, et rejoints par des organisations comme Innu Power, Sept-Îles sans uranium, Mines Alerte Canada, la Coalition pour que le Québec ait meilleure mine, dont certains estimaient que la CCSN avait omis de se prononcer sur les impacts des résidus radioactifs et de considérer l’opposition citoyenne (Coalition Pour que le Québec ait meilleure mine, 2012).

Mais toutes ces tensions ne changèrent rien d’essentiel à l’affaire et ne modifièrent pas l’équation fondamentale des rapports entre les acteurs engagés dans l’aventure. Le processus de consultation ayant mené à l’annonce du Plan Nord permit au gouvernement de dresser contre les critiques le consensus de « toute une société ». Les critiques recevables, c’est-à-dire celles auxquelles les promoteurs du projet se donnaient la peine de répondre, ne portaient jamais sur le principe du Plan, sur ses orientations générales ou sur ses choix fondamentaux, mais sur les modalités de son application. Elles étaient utilisées comme de nouvelles sources de légitimité, puisqu’elles fournissaient autant d’occasions de démontrer la souplesse et la beauté du projet ainsi que la vision de ses concepteurs. Car le Plan pouvait toujours être ajusté en cours de route : cela avait été démontré par les modifications apportées au régime des redevances ou à la participation gouvernementale au capital des sociétés minières. Le décalage entre les infrastructures municipales et le déploiement du Plan Nord se résorberait peu à peu, justifiant l’adoption rapide de mesures prévues au programme, comme la création de la Société du Plan Nord. Le décalage était la rançon du succès (Shields, 2012b).

Puisant dans la liste des partenaires mis à contribution dans la phase d’élaboration, offrant à certains d’entre eux – gens d’affaires surtout, élus et hauts-fonctionnaires bien en vue – de partager voyages promotionnels et apparitions publiques aux côtés de membres du cabinet, ce dont chacun tirait un prestige mutuel, les promoteurs gouvernementaux pouvaient opposer aux objections de groupes minoritaires l’appui général. Les maîtres de trappe cris bloquaient une route ? Les Innus en bloquaient une autre ? Ils manifestaient avec les étudiants au Salon du Plan Nord ? Le chef de l’Assemblée des Premières nations du Québec et du Labrador affirmait que « les vrais propriétaires de ces territoires auxquels réfère le premier ministre du Québec, et qui sont la raison de vivre des intérêts miniers et autres, sont les Premières Nations qui les occupent » et que « [e]n droit, les Québécois ne sont pas propriétaires du territoire, donc encore moins des ressources qu’il contient » (Picard, 2012) ? Face à ces brûlots, les ministres rappelaient la légitimité de la démarche, reposant sur l’appui de la majorité. Par exemple, le premier ministre déclarait : « Il y a une communauté [en guerre], mais la vaste majorité des Premières Nations et des Innus qui habitent sur le territoire du Plan Nord l’appuie massivement » (Chouinard, 2011). À ces opposants isolés, il offrait une négociation à la pièce (Dutrisac, 2011a). La stratégie ramena le silence, ce que la langue de Gérard Bergeron désigne comme l’acquiescement tacite, la contribution silencieuse (Bergeron, 1977), ce que la langue du pouvoir désigne comme l’adhésion au consensus.

Au cours de cette période qui va de l’annonce du Plan Nord à l’élection provinciale 16 mois plus tard, dans la foison des débats parlementaires, des discours publicitaires et des reportages conçus depuis tous les angles, s’opéra un renversement logique, une substitution des causes par les effets. Dès novembre 2011, Le Devoir titra : « Le Plan Nord cause des problèmes de croissance » (Dutrisac, 2011b). Rapidement, on ne se surprendra plus de l’attribution du boom minier au Plan Nord lui-même, qui avait pourtant été conçu alors que le boom était déjà engagé. Il devint courant d’entendre de la part d’un ministre que « l’engouement pour le Plan Nord entraîne un développement économique sans précédent » (Gouvernement du Québec, 2012c) ; la confusion devint normale dans les médias et dans l’opinion publique. Tout naturellement, on attribua ensuite au premier ministre le Plan Nord lui-même et la prospérité annoncée, ce qui l’élevait au rang des bâtisseurs de la nation, les Robert Bourassa, les Jean Lesage, assumant la paternité de grands ouvrages comme le projet Manic-Outarde ou le complexe La Grande. Ayant les prochaines élections en vue, il réitérait, « par le Plan Nord [son] engagement à servir les Québécois » et liait le destin du Québec tout entier, et le sien propre, à la réalisation du Plan Nord (Gouvernement du Québec, 2012b ; Parti libéral du Québec, 2012 ; Presse canadienne, 2012a). Expliquant enfin les origines du monde, le mythe avait atteint sa forme achevée.

Fonction du mythe

Le mythe national du Nord fut ainsi actualisé, comme l’a aussi diagnostiqué Alexandre Germain (2011). Il continuait de reposer sur la vocation innée de la race – celle de bâtisseurs inventifs, énergiques –, sur la vocation innée du territoire lui-même – celle de réservoir inépuisable de ressources disponibles –, sur la légitimité de son appropriation – malgré la présence des autochtones devenus partenaires –, sur la justesse, presque alchimique, du partage des retombées économiques et sur la promesse incontestable de la prospérité générale. Même servi au goût du jour, ce mythe, comme toute représentation, faisait écran.

Il masquait l’embarras dans lequel se trouvait plongé le gouvernement face aux multiples allégations de collusion de l’industrie de la construction pour gonfler les prix des travaux publics, avec la complicité de membres du personnel politique et administratif de l’État, qui aurait été corrompu. Attaquer de front ces stratagèmes, démonter ces systèmes, bref confirmer l’existence du phénomène n’aurait-il pas eu pour effet de remettre en cause la pertinence de consacrer quelques 49 G$ précisément à la construction industrielle de barrages, de routes et autres, activités au cours desquelles s’exprimeraient peut-être l’appétit des collusionnaires et des corrompus ?

Il masquait l’état des infrastructures et des services publics. Les infrastructures publiques de transport (ponts, viaducs, autoroutes) étaient dans un état qui aurait nécessité un réinvestissement colossal. Des incidents avaient conduit à révéler des failles importantes dans la surveillance des travaux et dans la qualité des matériaux par exemple, ce qui pouvait alimenter la méfiance. Les services publics avaient souffert de coupes budgétaires appliquées année après année, au nom de l’équilibre budgétaire et du remboursement de la dette. Comment alors justifier les dépenses courantes promises dans le cadre du Plan Nord, comment justifier l’accroissement de la dette publique encourue par l’investissement massif, sinon par la prospérité générale annoncée  Suivant des formules que même un Jacques Parizeau ne parvenait pas à déchiffrer (Shields, 2012f), que même l’Institut Fraser aurait peut-être contestées[1], c’est elle qui devait assurer l’avenir du Québec.

Mais le mythe faisait aussi écran à l’idéologie néolibérale qui donnait un sens à l’action politique à l’oeuvre, comme l’ont soutenu Étienne Rivard et Caroline Desbiens (2011). La mission du gouvernement n’était pas de convaincre le plus grand nombre de la légitimité de l’exploitation des ressources naturelles de propriété collective : constitutive du mythe, la cause était entendue, quoiqu’en dise l’Assemblée des Premières Nations. Elle n’était pas non plus de convaincre de la légitimité de l’appropriation privée de la rente par les sociétés juniors québécoises, dont les dirigeants figuraient au nombre des conférenciers accompagnant les délégations gouvernementales, ou par les sociétés transnationales et les entreprises d’État des pays émergents. Cette cause-là aussi était entendue. Sa mission était plutôt de convaincre le plus grand nombre qu’il s’agissait de la voie royale garantissant des bénéfices à la population du Nord, à toute la population du Québec, et aux générations futures par-dessus le marché. Elle était plutôt de susciter l’adhésion et la fierté. Le mythe faisait écran, encore, à l’accroissement des pouvoirs financiers par rapport aux pouvoirs étatiques. Les traités libre-échangistes qui le garantissaient facilitaient les mouvements de capitaux. Mais ils déséquilibraient aussi le rapport de pouvoir entre les parties au profit des investisseurs, qui pouvaient ainsi bénéficier de conditions favorables à leur venue, dont des crédits d’impôt, la construction d’infrastructures de transports et des tarifs préférentiels pour l’énergie électrique.

Enfin, le mythe masquait la possibilité même d’alternatives. Les critiques ayant suscité les débats les plus soutenus eurent des suites tangibles. Le régime des redevances et l’investissement public dans les sociétés minières furent légèrement modifiés, en attendant que la Société du Plan Nord puisse jouer son rôle. Des ajustements furent apportés : s’ils n’avaient encore rien à voir avec la prospérité générale, ils concernaient les conditions indispensables pour accueillir l’industrie. Certaines récriminations furent réglées à la pièce. Les choses se passèrent donc comme si des aménagements pouvaient toujours être discutés, pourvu qu’on sauve le grand plan. Mais pour cela, il ne fallait pas remettre en cause les fondements mêmes du mythe. Car le mythe est une histoire vraie qui raconte les origines et les caractères substantifs d’une identité, célébrés rituellement – exactement de qui se fit lors du lancement du Plan Nord, lors du Salon du Plan Nord ou lors des événements Cap Nord. Le mythe est une morale intériorisée par le groupe et les individus qui en font partie, et qui façonne leur façon de penser et d’agir : en cela, elle occupe largement la place de ce qui constitue le libre arbitre dans une autre culture. Le mythe est une composante fondatrice de la culture, et les cultures fondées sur un mythe unique ne le remettent pas en cause. Mais nous ne pouvons être dupes : le Plan Nord a bien pu être conçu comme un mythe, il ne repose pas sur une société du mythe.

Si souvent évoqué pour justifier son bien-fondé, le « développement durable » était l’attribut de produit parmi tous ceux du package – pour emprunter les mots de la science de la mise en marché – qui fournissait au Plan Nord le cachet d’une valeur morale. La synecdoque, répétée comme un slogan, était si indiscutable que le Plan Nord fut offert au monde entier comme exemple de développement durable. Pourtant, l’évocation d’un caractère intrinsèquement durable du développement encouragé par le Plan était une fiction. Le développement durable n’est pas un objet univoque, mais un concept normatif, un objectif à atteindre, dont la définition varie selon le locuteur et les intérêts qu’il poursuit. La consultation des collectivités locales et autochtones pouvait bien répondre à certains des voeux de la Déclaration de Rio (Nations unies, 1992), elle ne portait pas sur les prémisses du projet, données comme allant de soi : l’appropriation privée de la rente et, plus fondamentalement encore, l’appropriation du territoire lui-même.

L’histoire de l’exploitation des ressources naturelles au Québec est marquée par l’ignorance des usages du territoire qu’en font les Autochtones, par l’ignorance de l’existence même des Autochtones sur les territoires visés. Ainsi, les Atikamekws durent céder la place au déboisement de la Haute-Mauricie par les sociétés papetières, à la création du barrage La Loutre par la Commission des eaux courantes du Québec pour faciliter le flottage du bois et à la création du barrage Gouin (du nom du premier ministre de 1905 à 1920) par la Shawinigan Water and Power Company pour alimenter les centrales hydroélectriques sur la rivière Saint-Maurice en aval (Gélinas, 2003). L’existence des Autochtones était encore ignorée dans les années 1950, 1960 et 1970, lors de la construction de Schefferville et du chemin de fer pour convoyer le minerai de fer vers le port de Sept-Îles, puis lors de la construction du projet Manic-Outarde comprenant le barrage Daniel-Johnson, les centrales électriques Jean-Lesage (Manic-2) et René-Lévesque (Manic-3) et enfin lors de la création du réservoir Manicouagan (Fortier, 2008). Un phénomène similaire s’était produit durant les années 1970 lors de la mise en chantier du complexe La Grande, le « projet du siècle », incluant, entre autres, l’aménagement Robert-Bourassa (réservoir, barrage, centrale LG2). Mais, saisi de l’affaire par les Autochtones eux-mêmes, le tribunal avait forcé la reconnaissance de leur existence et la négociation, ce qui conduisit à la Convention de la Baie James et du Nord québécois. Cette fois-ci, l’inclusion des Autochtones dans les discussions précédant le lancement du Plan Nord représentait une avancée, quoique mitigée. Les Atikamekws d’Opitciwan ou les Abitibiwinniks de Pikogan, par exemple, n’avaient pas été invités à faire partie du processus, même s’ils revendiquaient comme leurs des terres visées par le Plan Nord (Asselin, 2001 ; Kistabishet al., 2011 ; Vincent, 2011) et les femmes autochtones n’avaient pas été convoquées non plus (Arnaud, 2011). L’inclusion des Autochtones invités ne signifiait pas que serait discutée la désappropriation territoriale dont ils avaient fait l’objet et que rappelaient presque ironiquement les noms de tous les premiers ministres attribués aux réservoirs, aux barrages et aux centrales (Jean, 2006). Les tables, les groupes et les réseaux ne discutaient pas de finalité. La lettre ouverte du chef de l’Assemblée des Premières Nations, les blocus, la marche des femmes de Maliotenam et les échos concomitants du mouvement Idle No More voulaient rappeler ces prémisses de la condition autochtone. Aux tables, l’égalité des « partenaires », qualité attribuée rituellement à tous les participants, était factice. Dans la hiérarchie des pouvoirs proposée par Vincent Lemieux (1989), les partenaires ne pouvaient exercer que le dernier d’entre eux, le pouvoir indicatif, purement relationnel, jamais péremptoire, et dont l’influence réelle n’était jamais assurée. Les collectivités autochtones, les Inuit en particulier, mais aussi les régions périphériques du Québec avaient l’habitude de cette insertion obligée dans les processus participatifs téléguidés (Chabot, 1995 ; Jean, 2006 ; Parent, 2011 ; Simard, 2005 ; Therrien, 2013). La définition du développement durable mise à l’oeuvre dans le Plan Nord ignorait ces prémisses. Après tout, le problème autochtone n’existait pas, puisqu’il avait été résolu par la Loi sur les Indiens, par leur mise en tutelle et par la création des réserves, par leur réduction en somme (Simard, 2003).

Au cours des mois étudiés apparut le recours incantatoire à la notion de « juste part ». L’expression avait été utilisée pour clore le débat sur les redevances, comme nous l’avons vu. Elle fut utilisée mot pour mot dans le budget du Québec de 2012-2013 (MF, 2012), précisément au sujet des redevances, et fut reprise à satiété dans les déclarations des ténors. Elle n’est pas légère. Elle fait appel à la notion de justice, aux normes séparant le bien du mal : ce qui est juste est la mesure du bien, l’au-delà et l’en deçà sont le mal, en trop ou en trop peu. La justice peut excuser le recours à la guerre, à l’emprisonnement, à l’esclavage ou à l’usure, pourvu que cela soit juste dans un contexte social donné. Insérée dans le mythe, la définition de ce qui est juste ne peut être discutée. En fait, l’argumentation fondée sur la « juste part » trahit la limite même de l’argumentation, la limite du tolérable, la limite du débat. Ces ténors ne défendaient pas la justesse de la mesure des redevances par d’improbables démonstrations théoriques ou empiriques : ils posaient la mesure définie comme juste, et ils cessaient de discuter. Pourtant, la fixation de ce seuil avait été une opération construite, tout comme l’avait été le Plan Nord lui-même. Hormis le point de départ des 12 % (qui avait été vertement dénoncé), avait-on ajouté à la recette le seul flair politique ou des ingrédients plus recherchés comme l’avis d’un Brain Trust, l’opinion des dirigeants de sociétés minières ou la modélisation économique ? Quoi qu’il en soit, la décision arrêtée ne souffrait plus la discussion.

La même absence d’argumentation fut opposée aux étudiants, leurs carrés rouges et cacerolazos. N’avaient-ils pas qu’à accepter de payer leur « juste part » ? Ils contestaient que la part réclamée fût, pour ainsi dire, naturellement juste. Ils dénonçaient également l’ensemble des décisions gouvernementales à l’égard de l’éducation supérieure, qui conduisaient à la marchandisation du savoir. Ils attribuaient ces choix politiques fondamentaux à l’idéologie néolibérale. En somme, ils contestaient ouvertement ce qu’on voulait leur faire accepter comme moralement imparable. Il ne leur avait pas échappé qu’il ne s’agissait pas d’une fatalité, mais d’une construction. Il ne leur échappa pas non plus que les dépenses encourues pour promouvoir le Plan Nord, les avantages consentis aux sociétés minières et les investissements publics prévus, tout cela, qui était d’une ampleur sans commune mesure avec les sommes mises en cause dans l’affaire des droits de scolarité, relevait du choix. Enfin, l’attitude des universités démontrait presque caricaturalement la dérive mercantile que les étudiants décriaient : voulant profiter de la manne, elles s’étaient mises sur les rangs des « partenaires » pour soumettre des plans stratégiques de recherche en appui au Plan Nord, garnis de la liste de leurs nordologues (Le Fil, 2012)[2]. Plus ou moins simultanément, elles embauchaient des entreprises de sécurité dont les agents, en uniforme paramilitaire exhibant matraque et autres armes dissuasives, étaient censés surveiller les présumés chahuteurs (Hamelin, 2012). Aux portes du Palais des congrès où se tenait le Salon du Plan Nord, les étudiants scandaient à côté des femmes autochtones « Non à la gratuité minière ! Oui à la gratuité scolaire ! » et autres genres de poésie.

Évoqué pour justifier sa conception, sa mise en oeuvre et l’extraordinaire mobilisation des ressources à laquelle il donnait (et donnerait) lieu, le caractère consensuel du Plan Nord était une fabrication, planifiée par l’appareil technocratique, diffusée par la communication politique professionnelle (incluant l’usage de toutes les figures de rhétorique utiles) et financée par les fonds publics. Dans sa fabrication, on avait considéré les critiques recevables, celles qui pouvaient exercer une influence réelle parce qu’elles ne remettaient pas en cause la nature même du Plan. Les concessions, bonifications et mesures transitoires donnaient lieu à des annonces où les acteurs influents se partageaient la scène et le prestige, renforçant la légitimité du Plan. On avait au mieux ignoré, au pire discrédité les critiques « irrecevables », pour préserver la simplicité, la pertinence, la cohérence et l’originalité alléguées du Plan Nord. Le caractère obligatoire de la soumission à ses prédicats était aussi une fabrication, fondée sur les mêmes bases, auxquelles il faudrait ajouter sans doute l’appareil répressif policier. Le 20 avril, à l’intérieur du Palais des congrès, l’atmosphère était lourde. Pour ceux qui redisaient le mythe et qui comptaient sur son efficacité pour leur survie politique, la dénonciation du mythe était outrancière et, ce jour-là, s’ils ne pouvaient les ignorer, à cause de leur nombre ou de leur bruit, ni les attaquer de front pour sauver les apparences, ils pouvaient au moins les discréditer dans cette joute de croyances. Après le prêche sur l’incontestabilité des valeurs morales à la source du Plan Nord, qui en assuraient les fondements implicites, après la proclamation de l’unanimité du support qu’il recueillait urbi et orbi et même des générations futures, une nouvelle forme de violence symbolique suivit, celle du renfort à la défense de l’ordre existant dans l’équation des pouvoirs. Le discrédit et l’ignorance continuaient à être opposés aux contestataires plus radicaux et aux Autochtones qui, contrairement aux compradores, ne voulaient pas de compensations financières mais le simple respect de la Terre. Seul l’appel aux urnes put mettre un terme au matraquage et aux emprisonnements, ordonnés par le gardien du mythe, le souverain pouvoir, résolu à interdire à ses sujets de faire librement la critique des lois déjà promulguées en exerçant leur intelligence. Il ne mettra pas fin au Plan Nord : la marque de commerce sera vite remplacée par une autre, et l’industrie minière continuera à répondre à des forces bien au-dessus du pouvoir, pouvoir que Kant ne qualifierait peut-être plus aujourd’hui de « souverain » sans introduire quelque nuance.