Corps de l’article

Incontournable dans les politiques publiques mises en place ces dernières années par les agglomérations occidentales, le développement urbain durable (Bochetet al., 2007) semble marquer l’entrée dans une nouvelle ère de réflexion sur la ville (Hart, 2002 ; Emelianoff, 2004). Les premières théories autour de la durabilité des centres urbains apparaissent en même temps que les préoccupations face à l’étalement des villes et à l’ensemble des dépenses énergétiques et spatiales qu’il implique (Barcelo, 1999 ; Bochetet al., 2007 ; Camagniet al., 1998, 2002). Mais l’étalement urbain et la séparation des fonctions amorcés au lendemain de la fin de la Seconde Guerre mondiale n’ont pas seulement contribué à un usage extensif du sol et à des dommages paysagers et environnementaux : ils ont aussi mis au jour d’importantes disparités socioculturelles entre les habitants du centre et ceux des banlieues (ségrégation sociospatiale). Face au constat des ravages de l’étalement urbain – qui constitue l’un des plus importants enjeux du 21e siècle pour les espaces métropolitains (Dreiret al., 2004 ; Chen, 2000 ; Raad et Kenworthy, 1998 ; Pope, 1999 ; Baker, 2000 ; Dowling, 2000) – le développement urbain durable s’est imposé comme « une espèce de pensée unique, une figure imposée, idéologique, qui s’est propagée comme un référentiel […] auquel il faut faire allégeance »[1]. Le modèle de « ville durable » préconisé dès lors se réfère directement à une forme urbaine compacte, dont les agencements physiques se veulent des alternatives à l’étalement urbain et à la dispersion. Si l’urbanisme durable prône la densification du tissu bâti existant (Thomann, 2008), cette compacité s’applique toutefois différemment selon le contexte géographique considéré. Au sein des métropoles européennes, on a préféré ainsi avoir recours au « renouvellement urbain » et à la « reconstruction de la ville sur elle-même » (Spector et Theys, 1999), tandis qu’en Amérique du Nord a émergé le concept de « croissance intelligente » – Smart Growth (Ouellet, 2006). Ces différentes écoles de pensée ont, cependant, en commun une volonté de réhabiliter les friches industrielles en milieu urbain (Theys, 2002). Celles-ci sont parmi les dernières traces laissées par le phénomène de désindustrialisation, cédant la place en ville aux activités tertiaires (Ambrosino et Andres, 2008) : espaces à l’abandon non encore construits ou supportant des constructions insalubres (anciens sites industriels, artisanaux, militaires ou ferroviaires) (Dumesnil et Ouellet, 2002 ; Saffache, 2005 ; Kellerhals et Mathey, 1992 ; Raffestin, 1998), ces friches en milieu urbain sont depuis la dernière décennie le support idéal de nombreuses opérations d’éco-quartiers ou de « quartiers durables » (Thomann, 2008). Ces cibles privilégiées de l’aménagement urbain durable n’en constituent pas moins un grand défi, comme nous le révèlent les inquiétudes autour de leur qualité environnementale, des coûts de décontamination, de la multiplicité des acteurs impliqués et des imprécisions juridiques entourant leur réhabilitation (DeSousa, 2001 ; Guelton, 1999 ; Nijkampet al., 2002 ; Meyer, 2003). Il reste que ce phénomène connut une diffusion large tant en Europe qu’en Amérique du Nord.

À l’instar de plusieurs villes canadiennes, la capitale canadienne a mis en place une politique de densification urbaine dès le tournant du 21e siècle. Cette volonté est justifiée par une crise aiguë du centre-ville ottavien qui a connu une importante hémorragie démographique en faveur des banlieues environnantes[2]. C’est dans ce contexte qu’elle lança son premier projet de reconversion de friches en quartier durable, à savoir celui des Plaines LeBreton (voir figure 1). Après être restées près de quarante ans à l’état de terrain vague – gagné à coups d’expropriations massives puis de démolitions dans les années 1960 en lien avec la mise en application du Plan Gréber (Gordon, 2001) –, les Plaines LeBreton accueillent aujourd’hui le projet de la société immobilière Claridge, conjuguant, dans un souci de mixité fonctionnelle et sociale, des immeubles d’habitations, des commerces, des bâtiments fédéraux et des parcs. À deux pas du Parlement, avec une vue imprenable sur la rivière des Outaouais, ce quartier qui se veut respectueux des principes du développement durable dispose d’une situation idéale (voir figure 2).

Figure 1

Localisation des Plaines LeBreton

Localisation des Plaines LeBreton
Source : Site internet de la Commission de la capitale nationale.

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Figure 2

Vue d’ensemble du site des Plaines LeBreton

Vue d’ensemble du site des Plaines LeBreton
Source : Commission de la capitale nationale (2004)

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Fournissant à la Ville d’Ottawa une vitrine de l’urbanisme durable en même temps que la possibilité de densifier le centre-ville, ce projet connut, toutefois, un accueil mitigé. Dès l’annonce du projet en 1998, les réactions de la population locale se firent largement entendre dans l’espace médiatique. Il est vrai que rares sont les projets de densification qui ne se sont pas heurtés à l’acceptabilité sociale : tout projet urbanistique suscite en effet un débat, fût-il minime, s’apparentant souvent au syndrome bien connu du « Pas dans ma cour ». Les projets de densification urbaine ne font pas exception et font face, eux aussi, à la contestation sociale et à la nécessité de convaincre la population de leur bien-fondé. La Ville d’Ottawa a conscience du défi qui lui est posé et qualifie d’ailleurs, dans un de ses films de promotion, la densification urbaine de « concept controversé dans plusieurs quartiers »[3]. Quoique louable dans ses principes, ce projet-pilote a suscité ainsi de nombreuses préoccupations, telles que des inquiétudes autour de la congestion future du secteur, la décontamination des terrains, le contraste architectural avec les quartiers environnants ou encore la menace d’une New-built gentrification, des arguments somme toute classiques dans l’opposition aux projets de reconversion de friches en quartiers durables. Il est important de préciser que cette réalité n’est pas propre au cas d’Ottawa : plusieurs travaux ont rendu compte des difficultés, à l’échelle internationale, à concrétiser les projets dits durables. En effet, certains chercheurs ont déjà commencé à relever les contradictions, les limites de ces réalisations, voire à dénoncer leur positivisme[4]. Nos recherches précédentes sur les projets de densification urbaine dans d’autres quartiers d’Ottawa (la Basse-Ville Est, Vanier) (Ramirez et Benali, 2012 ; Benali, à paraître), ont révélé le même type de préoccupations. Dans cette étude, qui se penche sur la controverse suscitée par le projet des Plaines LeBreton, nous ne nous attarderons pas sur la présentation de ces arguments, largement exposés dans nos articles précédents, mais plutôt sur un aspect qui lui semble propre, à savoir la revendication des francophones pour une certaine « dette de justice ». En effet, le réaménagement des Plaines LeBreton fut perçu par le journal Le Droit – qui s’est fait le porte-voix de la minorité francophone d’Ottawa – comme une occasion de « dédommager » les familles francophones expropriées durant la rénovation urbaine des années 1960, en leur donnant la possibilité d’y retourner. Si, dans la plupart des journaux anglophones, la rénovation urbaine des Plaines LeBreton est reconnue comme une injustice socioéconomique « à corriger » (éviction des habitants pauvres, jugés « peu solvables » et dont la présence était perçue comme un frein à l’investissement du lieu convoité), dans le cas de la presse francophone, cette injustice se double d’une mise en valeur de l’aspect discriminatoire d’une telle éviction de la minorité francophone.

Cette étude tente alors de saisir pourquoi cette réaction francophone se manifeste aujourd’hui, un demi-siècle après la rénovation urbaine. L’Histoire a souvent montré que les mobilisations citoyennes et les luttes patrimoniales constituaient une réaction immédiate aux projets de démolition/expropriations. Comment expliquer alors ce réveil tardif de la minorité francophone de la capitale, alors qu’il ne reste plus de patrimoine bâti à défendre ?

Il nous a semblé intéressant d’explorer cette avenue car, jusqu’ici, la littérature sur le développement urbain durable a surtout insisté sur le maintien et la (ré)utilisation des héritages bâtis urbains dans les projets d’aménagement durables. En effet, on rappelle souvent la nécessité de léguer – en plus du patrimoine naturel – l’héritage bâti et culturel aux générations futures et de préserver les identités des communautés locales (Caviglia, 2008 ; Garatet al., 2008 ; Tomalty et Alexander, 2005). Pour Emelianoff (2004), le patrimoine bâti est l’un des supports de la mémoire et de l’identité et, en ce sens, assure la continuité et la durabilité des communautés. Mais qu’en est-il lorsqu’il ne reste plus de traces physiques du passé ?

L’originalité du cas du projet LeBreton semble résider dans le fait que le discours ne table pas sur le patrimoine bâti – ici disparu avec la rénovation urbaine des années 1960 – mais plutôt sur le « patrimoine intangible », « la mémoire du lieu », son histoire ; à savoir, dans ce cas-ci, le caractère « francophone » du lieu. Ce type de patrimoine est très peu évoqué dans la littérature. Il nous a donc semblé pertinent de mettre en lumière ce nouveau type de luttes patrimoniales, non pas attachées à préserver et à intégrer les traces tangibles du passé dans les projets durables (Ramirez et Benali, 2012), mais à souligner la nécessité de prendre en compte « la mémoire du lieu ».

Ainsi, dans cet article, nous présenterons, en premier lieu, l’histoire et le développement actuel des Plaines LeBreton afin de fournir au lecteur une nécessaire contextualisation. Dans un deuxième temps, nous mettrons en exergue la nature des revendications, visions et aspirations de la communauté francophone nées autour de ce projet-pilote, ainsi que la réponse des tenants du projet face à ces revendications. Enfin, dans la conclusion, nous reviendrons sur la place de la « mémoire du lieu » dans la durabilité urbaine.

Du point de vue méthodologique, cette étude s’est appuyée sur l’analyse de la presse. Constituant une source précieuse d’informations sur le sens prêté à l’espace (Delporte, 1999 ; Parisi et Holcomb, 1994 ; Gilbert, 1986 ; Gilbert et Brosseau, 2002), ce média permet d’entrevoir le discours des différents protagonistes urbains (résidents locaux, associations communautaires, journalistes, planificateurs, etc.). Nous avons ainsi eu recours à la presse locale (essentiellement The Ottawa Citizen et Le Droit) traitant du projet LeBreton depuis l’annonce par la CCN de son intention de réaliser des logements sur les Plaines en 1998, jusqu’à la réalisation des premières phases (2012). La collecte des données a été effectuée grâce aux fichiers informatisés de la presse, disponible à la bibliothèque de l’Université d’Ottawa. Le repérage systématique, établi au moyen de mots-clés (ex. : Plaines LeBreton, CCN) a permis de dégager près d’une centaine d’articles. Cela dit, notre attention s’est davantage portée sur les 40 articles, parmi ce corpus, revenant sur la rénovation urbaine des années 1960 et les effets de l’expropriation. Si la méthode d’analyse médiatique retenue s’inspire du protocole développé par plusieurs auteurs (Janelle et Millward, 1976 ; Ley et Mercer, 1980 ; Olzak, 1989 ; Villeneuve et Côté, 1994 ; Gilbert et Brosseau, 2002), elle s’est limitée, toutefois, à l’approche qualitative (analyse de contenu), mettant ainsi de côté l’approche quantitative.

Les Plaines LeBreton, première friche d’Ottawa reconvertie

Le développement initial du quartier des Plaines LeBreton, situé au bord de la baie de Nepean, à l’ouest de la colline parlementaire (voir figure 3), est étroitement lié à celui de la ville d’Ottawa elle-même. Formant l’un des plus anciens quartiers ouvriers et industriels du Canada, le secteur abritait plusieurs familles ouvrières canadiennes-françaises et irlandaises qui avaient participé à la construction du canal Rideau au début du 19e siècle. En 1900, un incendie se propagea parmi les habitations et les usines (voir figure 4) et l’épanchement de produits chimiques qui en résulta contamina durablement le sol. Pourtant, l’espace fut de nouveau occupé par des habitations modestes disposées en alignement serré, parfois insalubres et surpeuplées, des gares de triage et deux scieries, celles d’E.B. Eddy et de J.R. Booth, seules à s’être réimplantées après l’incident (Commission de la capitale nationale, 2008). C’est dans ce contexte qu’intervint Jacques Gréber, architecte français convoqué au Canada pour redorer l’image de la capitale nationale (Gordon, 2001). À cause de la proximité de cet espace industriel avec le Parlement, qui en diminuait d’autant la beauté, l’architecte avait prévu de raser les Plaines LeBreton et de mettre les terres en réserve, afin d’y installer des édifices gouvernementaux et des logements de qualité à destination des petits budgets. Le 17 avril 1962, le gouvernement fédéral annonça publiquement un massif projet de rénovation pour le terrain des Plaines LeBreton :

With only 24 hours notice, 270 affected owners were notified by mail of the pending public announcement. The mixed-use, largely French-Canadian and Irish working-class neighbourhood was being expropriated in order to make way for a massive government office complex centred around a new Department of National Defence headquarters. At a cost of $17 million, 53 acres of the Flats would be expropriated as part of the new dream of making « the capital into a showcase for the nation » in time for Canada’s centennial in 1967. Added to the adjacent rail yards being secured by the NCC, and to the 29 acres the NCC planned to reclaim from Nepean Bay, the total footprint of the urban renewal site would reach 153 acres.

Picton, 2010, p. 101.

Figure 3

Plan d’Ottawa en 1894. Le quartier des Plaines LeBreton est encerclé

Plan d’Ottawa en 1894. Le quartier des Plaines LeBreton est encerclé
Source : Workers Heritage Center.

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Figure 4

Vue des Plaines LeBreton à la suite de l’incendie de 1900

Vue des Plaines LeBreton à la suite de l’incendie de 1900
Source : Bibliothèque et Archives Canada/PA-121784.

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Le Ottawa Citizen saluait cette initiative, qui allait mettre fin aux « unsightly junk piles, rundown commercial buildings, and better housing for some of their unfortunate neighbours » (Wilson, 1962). Le ministre des Travaux publics de l’époque, David J. Walter, évoquait les Plaines LeBreton en ces termes : « It simply doesn’t make sense that there should be Parliament Hill here and, directly to the west, this incredible eyesore » (Jenkins, 1996). En 1962, la CCN expropriait donc 65 hectares de terrain[5], expulsait 2 800 personnes et, en trois ans, faisait disparaître toute trace du passé ouvrier des Plaines LeBreton (Morrison, 2012) (voir figures 5 et 6), dans le but d’y réaliser le « Pentagone du Nord » (Debanné, 2005), (voir figures 7 et 8). Des contestations s’élevèrent au sein de la mairie d’Ottawa, dénonçant le manque de logements créé par les destructions. Pourtant, le directeur général de la CCN de l’époque, Eric Thrift, « responded dismissively to the municipal concerns, noting there was ’little pressure or concern’ on housing in view of ’the comparatively heavy and progressive expropriation’ undertaken by the NCC. As an extra insult to hopeful city officials, Thrift remarked that the NCC had ’little land available or likely to be available’ for housing projects, despite being the area’s largest single landowner » (Picton, 2010, p. 318). Après l’expropriation des terrains, la Commission mit des décennies à démarrer les premiers projets d’aménagement. Ainsi, selon David Gordon :

The LeBreton Flats urban renewal project followed the worst traditions of this genre. The lands were acquired and the community dispersed in the early 1960s, but the project stalled, leaving a vacant site. Perhaps one quarter of the lands was developed for social housing in the 1970s, but the LeBreton project became tangled in inter-governmental disputes and stalled again.

Gordon, 2001, p. 55

Figures 5 et 6

Photographies des Plaines LeBreton en 1962, avant l’expropriation, et en 1999

Photographies des Plaines LeBreton en 1962, avant l’expropriation, et en 1999
Source : Archives de la Ville d’Ottawa, CA-8539 et Greylands (2004).

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Figures 7 et 8

Photographie des Plaines LeBreton avant l’expropriation de 1962, et maquette du projet prévu en 1967

Photographie des Plaines LeBreton avant l’expropriation de 1962, et maquette du projet prévu en 1967
Source : Corporation of the City of Ottawa (1967).

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Le retard des premiers aménagements semble en partie imputable au sol pollué par la suite de l’incendie de 1900 – incendie qui avait ravagé les logements ouvriers et les industries des Plaines, ainsi que la majeure partie du Parlement – qui empêchait toute construction avant que n’ait eu lieu une décontamination. Mais ce sont surtout les difficiles négociations entre la CCN et les différentes municipalités de la Région de la capitale nationale, propriétaires du réseau routier desservant les Plaines LeBreton, qui contribuèrent le plus largement à cette considérable perte de temps. En attendant une prise de décision, le secteur était utilisé pour le stockage de la neige en hiver, et il accueillit ponctuellement des festivals, des concerts en plein air, des manifestations et d’autres événements publics (par exemple, en 1984, une messe papale).

Un choix d’aménagement

Yves Gosselin, directeur de la CCN entre 1989 et 1996, créa finalement l’assentiment autour d’un projet promouvant la mixité sociale et visant à recréer le tracé antérieur des parcelles et à y établir une communauté de densité moyenne (Debanné, 2005) : la CCN, la Ville d’Ottawa et l’ancienne municipalité d’Ottawa-Carleton parvinrent à mettre en place un partenariat afin d’aménager les Plaines. En 1998, la CCN, alors sous la direction de Marcel Beaudry, dévoilait son plan d’aménagement grandiose pour le site. Mais ce n’est qu’en 2003 que la CCN put entamer l’assainissement des terres. Celles-ci, qui devaient initialement recevoir les bâtiments du ministère de la Défense nationale, accueillirent finalement le Musée canadien de la guerre, à l’architecture inspirée du thème de la régénération, bâtiment qui émerge depuis la rivière des Outaouais sous la forme d’un toit de pelouse à plusieurs étages (Rhys, 2002). Sa construction coûta 70 millions de dollars et commença en novembre 2004. La même année, la CCN lançait un appel d’offres, guidé par les théories du New Urbanism, pour la réalisation de logements sur une partie des Plaines LeBreton. Peter McCourt, directeur de développement pour ce projet, recommandait de conserver une vue sur le Parlement, d’assurer l’homogénéité des bâtiments et d’orienter le nouveau quartier vers l’usage piétonnier, réinstaurant ainsi la dualité historique du site : humble dans son occupation populaire, mais noble dans sa position géographique (Debanné, 2005). En 2004, trois sociétés proposèrent leurs services mais Ottawa’s Minto et Montreal’s Alliance Prevel, en désaccord avec les exigences complexes de la CCN, décidèrent de se retirer, laissant Claridge Homes, dont les propositions avaient pourtant obtenu la moins bonne évaluation des trois, seule en lice (Adam, 2008). Claridge Homes, avec la collaboration de l’entreprise montréalaise de Dan S. Hanganu Architects et Daoust Lestage Inc., allait ainsi ériger l’un des plus gros projets de revitalisation et de densification urbaine de la capitale nationale (Budney et Blackwell, 2005). Inspiré par les principes du développement durable, le projet de reconversion de cette friche industrielle de 65 hectares visait la réalisation de 2400 unités d’habitations, dont 25 % de logements sociaux, un développement commercial et de bureaux d’un million de pieds carrés, et de vastes espaces verts donnant accès à la rivière des Outaouais (voir figures 9, 10 et 11). Grâce à ce plan d’aménagement aujourd’hui en voie d’achèvement, la CCN et la Ville d’Ottawa espéraient prolonger le coeur de la Capitale et redynamiser le centre urbain d’Ottawa, tout en promouvant un aménagement compact et durable. La première phase de construction débuta en 2004, suivie par la deuxième phase en 2007 et la dernière, entamée en 2011.

Figure 9

Plan directeur pour les Plaines LeBreton

Plan directeur pour les Plaines LeBreton
Source : Commission de la capitale nationale (2004).

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Figures 10 et 11

Croquis d’ambiance du projet d’aménagement des Plaines LeBreton

Croquis d’ambiance du projet d’aménagement des Plaines LeBreton
Source : Commission de la capitale nationale (2005).

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Une occasion de « rendre justice » à la population francophone

Dès l’annonce de la CCN de son intention de construire 2400 logements sur les Plaines LeBreton en 1998, le projet fut largement médiatisé du fait de son ampleur et de l’accent mis sur le développement durable. Il suscita de fortes réactions citoyennes dans l’espace médiatique. Toutefois, il faut préciser que la presse locale n’a pas seulement joué le rôle de porte-voix, et prit à son tour position vis-à-vis du projet. Par le récit qu’elle a livré et les positions qu’elle a appuyées, la presse a ainsi activement contribué à la visibilité du débat sur ce projet de densification urbaine, fortement polarisé. Si certains soutinrent les initiateurs du projet et n’hésitèrent pas à qualifier ce dernier – du fait de ses performances technologiques vertes et de son souci de mixité sociale, censée être assurée par le quota de logements abordables – de « vaisseau amiral du développement durable » et de témoin de l’expertise ottavienne en la matière tant aux yeux du « Canada [qu’] au reste du monde » (Dubé, 2008) ; d’autres, au contraire, dénoncèrent la « piètre » qualité architecturale de la proposition de Claridge et les conséquences néfastes qu’il engendrerait : augmentation de la circulation automobile et de la valeur immobilière et foncière, possibilité d’une gentrification collatérale sur les quartiers environnants et manque d’intégration au voisinage. Au-delà des arguments et des questionnements sur la durabilité d’une telle opération (conformité ou non aux préceptes sociaux et environnementaux du développement durable) et sur ses impacts potentiels, un autre discours, porté uniquement par la presse francophone, s’attarde sur les espoirs mais aussi les « souvenirs douloureux » que le projet a pu éveiller chez la communauté francophone d’Ottawa. Le journal LeDroit affirme ainsi à plusieurs reprises que le développement des Plaines « relance tous les espoirs » de réparation d’une injustice faite aux « milliers de familles francophones qu’on avait expropriées au milieu des années 1960 » et qui avaient « fait le sacrifice de quitter leur quartier » pour un projet d’édifices gouvernementaux qui avait finalement été abandonné par les autorités, laissant pendant 40 ans le terrain à l’état de « no man’s land » (Gaboury, 1998). Plusieurs reviennent sur cet épisode de la rénovation urbaine des années 1960 et 1970, inscrite dans une volonté de modernisation et d’embellissement du centre-ville, afin d’en souligner les effets dévastateurs sur les conditions de vie des habitants :

Au début des années 60, près de 3000 résidents habitaient le quartier des Plaines LeBreton, ou le « Flat » comme on l’appelait à l’époque. Formé au milieu du 19e siècle à l’ombre des moulins de J.R. Booth et d’E.B. Eddy, le « Flat » a accueilli à ses débuts les premiers millionnaires de la capitale. Après le grand feu de 1900, qui avait dévasté le quartier, ces riches ont toutefois plié bagages pour aller se bâtir de luxueuses résidences dans le centre-ville et dans la Côte-de-Sable. Seuls les ouvriers, dont une proportion appréciable de Canadiens français, sont restés. Leurs modestes demeures longeaient les rues Sherwood, Lloyd, Lett, Duke, et autres − des noms désormais rayés des cartes. En avril 1962, les résidants des Plaines LeBreton ont reçu un avis d’expropriation de la Commission de la capitale nationale. Sans défense, la communauté a plié bagages et s’est éparpillée aux quatre coins de la région, attendant sans doute de voir le projet si urgent qui avait nécessité leur déplacement collectif. Mais voilà où le bât blesse. Dès 1965, les Plaines LeBreton étaient devenues un terrain vague et allaient demeurer pour près de 40 ans, comme certains l’ont dit, un témoin vide et dévasté de l’oeuvre des planificateurs urbains.

Allard, 2004.

Ce discours s’abreuve largement de la critique qui avait été émise à l’égard de ce type d’urbanisme banalisé dans plusieurs villes occidentales durant les années 1960-1970 et qui, fondé sur la stratégie de la table rase, avait eu de lourdes conséquences tant sur le plan social qu’économique et urbain (Marié, 1970 ; Castells, 1970 ; Castellset al., 1970 ; Groupe de sociologie urbaine de Nanterre, 1970 ; Choay et Merlin, 2000). Plusieurs chercheurs avaient, en effet, dénoncé la destruction des logements préconisée par les tenants de la rénovation urbaine au nom des impératifs de salubrité et l’occultation des besoins sociaux des résidents et de leur volonté de demeurer dans le quartier. On s’inquiétait de l’absence de considération pour l’attachement des habitants à leur quartier où s’étaient établis familles, amis et, surtout, des réseaux d’entraide et de solidarité patiemment construits. On évoquait notamment l’état de stress des futurs expropriés apprenant la démolition programmée de leurs logements et l’incertitude des populations relogées quant à leur intégration sociale dans les quartiers d’accueil. Car déménager dans un autre quartier, équivaut à s’exposer à l’isolement avant de pouvoir reconstruire de nouveaux réseaux de solidarité (Cordey, 1985). Le sociologue Coing dans Rénovation urbaine et changement social, constatait que la rénovation urbaine ne détruisait pas seulement des bâtiments, mais abolissait un pan de la culture et de la vie sociale d’un quartier : « La rénovation ne bouscule pas seulement des murs et les rues, elle affecte profondément un groupe humain, provoque ou accélère une mutation des structures locales et sociales ; ces effets dépassent singulièrement le domaine de l’habitat et doivent s’étudier comme une forme particulière du changement social en général ». (Coing, 1966, p. 14.)

Comme déjà mentionné, dans la plupart des journaux anglophones, la rénovation urbaine des Plaines LeBreton est reconnue comme une injustice socioéconomique (du fait de l’éviction des habitants pauvres, jugés « peu solvables », et dont la présence était perçue comme un frein à l’investissement du lieu convoité), tandis que dans le cas de la presse francophone, cette injustice se double d’une connotation discriminatoire. En effet, dans Le Droit, elle est présentée comme une politique, à peine voilée, d’assimilation, de dissémination et de déségrégation de la population francophone. Les destructions passées sont ainsi perçues comme le rejet, la négation symbolique de la minorité et de ses ressources mémorielles. C’est ce que laisse entrevoir le journaliste Pierre Allard dans un article évoquant implicitement le traitement différent des quartiers ouvriers francophones (Basse-Ville Est d’Ottawa et les quartiers centraux de Hull) – qui cédèrent la place aux infrastructures autoroutières, aux grands équipements collectifs et aux ensembles multifonctionnels, voire à la friche – par rapport aux quartiers bourgeois anglophones (Côte-de-Sable à Ottawa), qui eux, bénéficièrent d’une protection patrimoniale :

Les résidents de la rue Laramée, à Hull, devaient subir un sort semblable une dizaine d’années plus tard. Ils ont été expulsés de leur quartier en 1973 pour une route qui n’est pas encore construite ! D’autres quartiers modestes avaient subi des expropriations massives […]. Des gratte-ciel ont été vite érigés sur les décombres d’une partie du vieux Hull. Les rues Maisonneuve et Saint-Laurent, à Hull, et une partie de King Edward (côté Basse-Ville), à Ottawa, ont été élargies. Les bulldozers se sont cependant arrêtés à la Côte-de-Sable, où King Edward demeure toujours, essentiellement, une artère à deux voies. La valeur patrimoniale d’un quartier comme la Côte-de-Sable lui accordait sans doute une protection supérieure. Aux yeux des décideurs, ses vieilles résidences avaient plus d’importance que les modestes habitations des Plaines, de la Basse-Ville et de l’Île de Hull. Les locataires et propriétaires de ces quartiers auraient peut-être exprimé un avis différent, mais les maîtres de l’esthétique de la capitale habitaient ailleurs...

Allard, 2004.

Cette présentation des quartiers francophones comme les victimes principales de la rénovation urbaine dans la région de la capitale constitue certes une classique stratégie de défense par l’émotion, par la subjectivité, mais se veut aussi une sorte d’avertissement et un constat de la logique d’effacement en marche. On laisse entendre que, plus que des espaces bâtis, c’est une mémoire urbaine bien particulière qui tend à disparaître :

Par ailleurs, les années 1960 et 1970, marquées par l’expansion de la Fonction publique fédérale, avaient favorisé l’arrivée massive de nouveaux résidents, et une expansion rapide des banlieues de Nepean, Gloucester et Orléans. Peu à peu, à Ottawa même, on assiste à la disparition des petites patries qui ont jadis faite de la capitale une ville de villages. Pour les francophones, le résultat est plus dramatique. Expulsés des Plaines LeBreton, éparpillés par la rénovation urbaine dans la Basse-Ville, minés dans Hintonburgh et Mechanicsville par le développement du parc Tunney, ils se retrouvent un peu partout dans Ottawa-Carleton, sans quartier homogène, et des milliers déménagent de l’autre côté de la rivière.

Allard, 2003.

Ce processus de démantèlement et d’invisibilisation du patrimoine urbain francophone semble avoir fini par confiner ce dernier au seul univers archéologique. C’est d’ailleurs en ce terme qu’on qualifie les artefacts découverts lors de fouilles menées en 2012 sur le terrain des Plaines LeBreton dans le cadre du projet de train léger de la capitale. Objets ayant appartenu aux familles ouvrières francophones qui peuplaient les Plaines jusqu’au début des années 1960, ils sont présentés comme les témoins d’une sorte de « peuple disparu » :

Les ruines d’une église, d’un hôtel, d’une boulangerie et de maisons ouvrières ont de « fortes chances » d’être enfouies sous le corridor du futur train léger, selon un rapport de la firme d’archéologues Golder présenté à la Ville en 2009. Pour l’archiviste et historien Michel Prévost, c’est un pan « tout à fait fascinant » de l’histoire d’Ottawa qui remonte à la surface, après un demi-siècle. « On ne risque pas de trouver des ruines de manoirs à cet endroit. Mais on risque de trouver des pipes, des cruches et des bouteilles, par exemple, qui ont appartenu aux ouvriers des Plaines LeBreton. Ce sont des objets qui témoignent de la vie de ces gens-là, à leur époque », note-t-il. Un pan de l’histoire ouvrière.

Dufault, 2012a.

Pour l’archiviste et historien Michel Prévost, cette recherche archéologique constitue une sorte d’acte militant, traduisant non seulement une volonté de préserver les éléments témoins de la communauté francophone du quartier mais constituant aussi un moyen de célébrer et de réhabiliter symboliquement ce patrimoine vernaculaire, dont la stigmatisation remonte à l’époque de Gréber : « C’était un quartier ouvrier. Ce n’était pas le plus chic. Et c’est certain que l’image des Plaines LeBreton ne correspondait pas à l’image que l’urbaniste Jacques Gréber voulait donner à la capitale, dans son fameux plan de 1950 », rappelle ainsi M. Prévost. (Dufault, 2012b.)

Si les journalistes relatent avec insistance cet « épisode douloureux » de la rénovation urbaine, c’est pour que ce récit puisse peser sur les décisions de la CCN quant à la question du type de clientèle réservé au nouveau quartier. Pour plusieurs, le projet des Plaines LeBreton apparaît comme l’occasion de « rendre justice » à la communauté francophone (Archibald, 2001). Le projet « permettrait de corriger les erreurs du passé, affirme ainsi le journaliste Paul Gaboury, et donnerait la chance à des familles francophones expropriées d’y retourner. Ce retour rétablirait le poids des francophones dans cette partie de la ville, leurs institutions ayant subi les foudres de l’assimilation. Il n’en reste pratiquement plus » (Gaboury, 1998). Le journaliste Pierre Allard perçoit également ce projet comme une occasion pour la CCN d’honorer sa « dette de justice » et de procéder à une mesure compensatoire :

L’expropriation des résidants du « Flat », il y a 40 ans, fut une grave injustice. La CCN a aujourd’hui la chance de faire amende honorable en rendant une partie importante des Plaines LeBreton aux familles à revenu moyen ou modeste. L’exigence de 25 % de loyers abordables dans la première phase est à peine suffisante, et leur répartition ne doit pas être laissée au seul promoteur. Pour la CCN, il s’agit d’une dette de justice ! 

Allard, 2004.

Un espoir d’ailleurs que nourrit la population francophone des quartiers environnants. Dans un article du Droit, le journaliste Denis Gratton rapportait comment la communauté francophone de la paroisse Saint-François-d’Assise – qui s’était pendant longtemps inquiétée de voir ses institutions vouées à disparaître faute de clientèle, comme ce fut le cas dans la Basse-Ville, sous l’effet d’une « assimilation, secret de polichinelle » – se réjouissait à l’idée de ce développement susceptible de donner « un nouveau souffle à la communauté francophone de l’ouest d’Ottawa » (Gratton, 1998). Une communauté qui, dès l’annonce de la CCN en 1998 de son intention de construire 2 400 unités de logement sur les plaines LeBreton, se mobilisa pour faire la promotion de son école primaire de langue française et des autres institutions francophones que l’on retrouve à proximité des Plaines LeBreton :

La CCN construira 2400 logements. Il va sans dire qu’un bon pourcentage des gens qui viendront s’établir ici seront francophones. Et en faisant la promotion de notre école, de notre paroisse, de la caisse populaire et de la communauté francophone du quartier, peut-être inciterons-nous encore plus de francophones à venir s’installer sur les plaines LeBreton », a déclaré la présidente de l’APE de Saint-François-d’Assise, Francine Lévesque. « Dès la semaine prochaine, nous allons rencontrer le nouveau curé de la paroisse (le père Jocelyn Mitchell) et les dirigeants de la caisse populaire », a poursuivi Mme Lévesque. « Il faut se mobiliser. Les francophones ont leur place ici. D’ailleurs, avant que les plaines LeBreton soient expropriées, il y a plus de 30 ans, ce quartier était majoritairement francophone ».

Gratton, 1998.

Si l’annonce du projet fut perçue en 1998 comme un « signal » fort donné par la CCN qu’on disait alors soucieuse d’investir « dans l’avenir [de la Capitale] tout en réparant une profonde cicatrice dans le paysage urbain et dans l’histoire des milliers de personnes qui ont grandi sur les Plaines LeBreton »(Jury, 2001), tout laisse croire, cependant, que cette instance fédérale resta sourde à l’appel des francophones à une forme de « discrimination positive » en guise de réparation, se contentant de préconiser une politique sociale « racialement neutre ». En effet, dix ans plus tard, en 2008, après la réalisation de la première phase du projet et le lancement de la seconde, le député d’Ottawa-Centre, Paul Dewar, reprochait à la CCN d’avoir agi sans avoir mené au préalable des consultations publiques. Il appelait alors les résidents à faire pression sur cette instance pour que, dans la phase II, une partie des anciens résidents du quartier, dont les francophones, soit ramenée :

Ce n’est pas la fin, ce n’est que le début du processus, a-t-il déclaré aux personnes présentes et prêtes à poursuivre leurs travaux jusqu’à ce que le petit village rêvé au coeur de la ville se concrétise. Nous nous sommes demandé qui nous sommes, quelle est la nature de cette place et ce que nous voulons en faire. Si nous sommes capables de discuter et d’imaginer une communauté durable, qui prend en considération la culture, l’environnement, les gens et l’histoire, nous serons capables de relever ce défi ensemble.

Dubé, 2008.

Il reste qu’après la réalisation de la première phase du projet, la presse s’est surtout attachée à dénoncer l’élitisation potentielle du quartier au détriment des populations démunies. En effet, si aujourd’hui, les planificateurs du projet se félicitent du « success » de l’opération, étant donné que « the first phase is sold out and phase two is 90 percent sold » (Ottawa Citizen, 2011), pour plusieurs le nouveau quartier des Plaines LeBreton, qui a bénéficié d’une grande attention pour son caractère précurseur et sa capacité à constituer « le véritable catalyseur à tous les autres projets de développement dans ce secteur ouest de la capitale » (Gaboury, 1998), n’est rien d’autre qu’un « quartier vert » réservé à une élite socioéconomique (extérieure), qui semble seule à même de financer un logement et la vie dans un quartier à haute qualité environnementale. Alex Munter, alors candidat à la mairie, déplorait ainsi le peu de place accordé aux logements abordables dans la première phase du projet et la dominance de logements luxueux : « […] la première phase du projet est une occasion perdue pour la ville tout entière. [Elle] devrait servir d’avertissement. […] C’est scandaleux que la phase I n’offre aucune unité aux quelques 10 000 ménages sur la liste d’attente pour du logement abordable. Actuellement, les gens sur cette liste attendent de cinq à 10 ans avant d’obtenir un logement à prix modique » (Lafortune, 2008). Pour les détracteurs du projet, LeBreton ressemblerait alors à ces premiers écoquartiers européens et nord-américains qui furent âprement critiqués comme des « ghettos verts » (Emelianoff, 2006, 2007 ; Lees, 2000 ; Bonard et Matthey, 2010), et le produit de planificateurs « opportunistes », soucieux uniquement d’attirer des contribuables aisés dont la sous-représentation au centre-ville porte préjudice à leur équilibre budgétaire (Smith, 2002, 2003). Le réaménagement des Plaines LeBreton est donc, pour plusieurs, un des nombreux « examples of wasted opportunities » (Cook, 2005a) à Ottawa, l’occasion manquée de créer un véritable modèle canadien de ville durable et équitable, avec ses propres spécificités. C’est probablement du fait qu’il fut si « criticized for having failed to fulfil its potential » (Cook, 2005b) que le projet est aujourd’hui délaissé par ceux qui y voyaient la possibilité d’une intervention exemplaire et que les yeux se tournent, depuis, vers le projet de reconversion proposé par la Société immobilière du Canada (SIC) sur l’ancienne base militaire Rockcliffe située à l’est de la capitale. On annonce déjà ce dernier comme le plus grand et le plus ambitieux projet de croissance intelligente au Canada et le contre-exemple du projet des Plaines LeBreton (Cook, 2012). Un projet qui, à cause de sa proximité géographique avec les territoires francophones de l’est d’Ottawa (quartier Vanier et ancienne banlieue d’Orléans) − fait, lui aussi, naître de nombreuses attentes dans la communauté francophone d’Ottawa.

Si le débat autour du projet des Plaines LeBreton reprend en partie les argumentaires classiques associés aux grands projets de densification urbaine (congestion future du secteur, décontamination des terrains, contraste architectural avec les quartiers environnants ou encore possibilité de gentrification), il présente cependant une originalité certaine. En effet, il soulève la question de la place du patrimoine, de la mémoire collective, de l’histoire dans le développement urbain durable. Certes, le patrimoine, considéré comme une ressource non renouvelable, occupe déjà une place privilégiée dans les politiques de développement durable (Garatet al., 2008). L’importance de protéger et transmettre le patrimoine et l’héritage culturel, défini comme « bien commun » (Micoud, 1995), est aujourd’hui communément admise (Lazzarotti, 2003). On estime qu’une ville qui valorise ses héritages assure mieux son avenir (Gravari-Barbas, 2004). Cependant, la notion de patrimoine est souvent envisagée sous l’angle du « patrimoine bâti ». Or, la notion de « patrimoine immatériel », qui participe à l’extension récente du terme patrimoine culturel, est rarement traitée[6]. Le débat autour du projet des Plaines LeBreton s’attache à la défense de ce type de patrimoine, très peu évoqué dans les écrits en dehors des travaux de quelques chercheurs qui affirment que, pour assurer le succès d’un projet urbain durable, il est indispensable de disposer d’une connaissance accrue de la situation initiale et de l’histoire du lieu (Magnaghi, 2003 ; Emelianoff, 2004). Saint-Pierre − qui rappelle que « la culture, en général, et la protection du patrimoine, en particulier, constituent désormais des facteurs non négligeables de développement durable viable des communautés » − souligne également l’importance d’effectuer préalablement un « état des lieux » et d’impliquer la population pour assurer l’adaptation des projets durables aux réalités et spécificités locales :

Un état des lieux dresse l’inventaire des pratiques et des ressources culturelles de la communauté, soit son histoire, ses héritages et biens patrimoniaux, ses activités culturelles, ses institutions, organismes et équipements culturels, ses créateurs et artistes, etc. Il tient compte d’autres aspects fondamentaux comme les valeurs sociales, l’identité culturelle de la communauté, le sentiment d’appartenance des habitants. […] Cette étape permet à la communauté d’établir un bilan de ses actions passées et actuelles, un repérage de ses ressources culturelles et des initiatives des acteurs et organismes locaux et une mise en perspective des défis et des enjeux les confrontant. Cet état des lieux est un préalable obligé à l’élaboration d’un programme de développement adapté aux réalités de la communauté concernée. Son analyse conduit à des orientations stratégiques, à la définition des principaux buts et priorités d’action, endossés par la collectivité et promus par les élus et l’organisation municipale. Chose certaine, les orientations issues de l’état des lieux doivent être mises en débat auprès de la population afin d’aboutir à un programme d’interventions négocié et avalisé, lequel programme doit être endossé et porté par les élus et les administrations publiques locale et régionale.

Saint-Pierre, 2007.

Si on compte, au Canada, plusieurs projets de quartiers durables où a été mobilisé le référentiel « mémoriel » − tels que ceux de la Société immobilière du Canada[7], considérés comme exemplaires en termes de durabilité urbaine −, les projets de Claridge à Ottawa, qui se targuent de s’inscrire dans le paradigme du développement urbain durable, ne semblent pas avoir accordé une grande place à la mémoire et l’histoire des lieux. D’ailleurs, nos études précédentes sur les projets de Claridge dans la Basse-Ville Est ou encore dans Vanier, anciens bastions francophones de la capitale, ont largement fait état du mécontentement de la population locale qui accusait le promoteur immobilier et la Ville d’Ottawa d’afficher un certain « mépris » à l’égard du patrimoine matériel et immatériel canadien-français (Ramirez et Benali, 2012 ; Benali, à paraître). On leur reprochait ainsi l’oblitération des données historiques et culturelles du territoire, de son identité, de son « esprit ». En n’adoptant aucune vision d’ensemble, ces planificateurs seraient, en quelque sorte, en train de reproduire les erreurs du mouvement moderne qui bâtissait en dehors de toute continuité sociale ou historique. Dans nos différents cas d’étude, les résidents, par leur mobilisation, avaient envoyé un message clair, à savoir que le projet urbain dit « durable », comme tout projet urbanistique, ne devait pas être envisagé comme un « modèle universel » qu’on peut répliquer d’un contexte géographique à un autre, ce qui vient conforter la thèse de Wysset al. (2010), selon laquelle tout projet « durable » doit être compris comme un processus dynamique, qui sous-tend l’implication de nombreux acteurs et un apprentissage commun de la manière dont la durabilité doit être transposée.

Ceci dit, comment expliquer que ce mouvement revendicateur soit porté par des populations francophones, alors que le secteur LeBreton − comme la Basse-Ville Est d’ailleurs − était aussi peuplé d’autres groupes ethniques, notamment d’Irlandais[8] ? Il est vrai que la population des Plaines LeBreton était majoritairement francophone avant la rénovation (64 % en 1961). Toutefois, la population d’origine britannique n’était pas négligeable et fut, elle aussi, affectée par les expropriations. Notre étude de cas ne peut prétendre à elle seule expliquer ce phénomène, ce qui nécessiterait une recherche beaucoup plus approfondie sur les stratégies de mobilisation et de défense des populations minoritaires. Cependant, nous pouvons émettre l’hypothèse que cette revendication est liée à un sentiment d’exaspération des francophones de la capitale face au traitement différent qu’ont subi nombre de leurs quartiers, de part et d’autre de la frontière, et ce, depuis plus d’un demi-siècle. En effet, dans les années 1960-1970, la CCN, suivant les recommandations du Plan Gréber, avait détruit une bonne partie de la base industrielle et des quartiers ouvriers de la rive québécoise, expropriés pour faire place à d’immenses complexes d’édifices à bureaux (Benali et Ramirez, 2012). Cette politique de la table rase avait eu des effets lourds sur Hull, comme le précise Gérard Beaudet : « L’impact négatif a été considérable sur Hull et son quartier ouvrier. À cette époque, la CCN voulait liquider le cadre bâti de l’île afin d’en faire un endroit pour accueillir les débordements provoqués par la pression immobilière d’Ottawa, dont la croissance était fulgurante » (Beaudet, cité par Bélanger, 2010a). Du côté ottavien, ce sont essentiellement les quartiers majoritairement francophones − la Basse-Ville Est et les Plaines LeBreton − qui connurent le même sort (Benali et Ramirez, 2012). Toutefois, certains seraient tentés de voir dans la rénovation urbaine non pas une opération discriminatoire sur le plan ethnique, mais plutôt une opération urbanistique typique des années d’après-guerre, où les urbanistes étaient préoccupés par l’hygiène des cités et méprisaient le monde industriel et ouvrier, comme le précise Beaudet : « C’était toutefois souvent le genre de sort réservé aux quartiers ouvriers des grandes villes du temps » (Beaudet, cité par Bélanger, 2010a). Il est vrai que Gréber, souhaitant embellir la capitale et faire du Parlement l’édifice identitaire de référence pour les deux villes, suggérait de « nettoyer » ce paysage industriel composé, selon lui, de « vilains amas d’équipement industriel, des usines, des voies d’évitement, des entrepôts et des cheminées répandant la suie, la fumée et des odeurs désagréables » (Gréber, 1948, p. 52). Jean Cimon (1979) rappelait d’ailleurs que Gréber ne cherchait pas, dans le cas de la rive québécoise, « à développer Hull, mais plutôt à l’améliorer esthétiquement de sorte que cette nouvelle banlieue d’Ottawa en territoire québécois ne dépare pas trop le paysage de la Capitale fédérale » (Cimon, 1979, p. 23). Du côté d’Ottawa, Gréber voyait aussi dans les quartiers ouvriers entourant la colline parlementaire un paysage urbain « nuisible » qui gâchait l’image symbolique de la capitale et qui devait être à tout prix rénové au nom de la « national signifiance » (Cimon, 1979). Est-ce donc par pur hasard que ces quartiers ouvriers centraux se trouvaient être des foyers francophones ? Cet acte urbanistique serait-il uniquement fondé sur une volonté d’embellissement et dénué de toute intention malveillante envers les francophones de la capitale ?

Cette hypothèse serait plausible, si d’autres décisions fâcheuses de la CCN ou de la Ville d’Ottawa n’avaient pas été prises par la suite. Citons, à titre d’exemple, la décision de la CCN de ne pas réaliser la gare de passagers et la gare de marchandises à Hull, pourtant toutes deux prévues dans le Plan Gréber en plus de celles d’Ottawa, afin de rééquilibrer de manière plus équitable le rôle des deux villes. Une décision qui, pour plusieurs, condamna pour longtemps la ville québécoise à demeurer dans l’ombre de la capitale. Le chroniqueur Mathieu Bélanger remarque ainsi que « si […] la proposition de Jacques Gréber de construire une autre gare centrale à Hull avait été retenue, il n’y aurait pas ce décalage aujourd’hui entre les côtés québécois et ontarien de la rivière. Cette gare aurait eu un impact important sur Hull et sa périphérie. Elle a toujours été manquante et cette absence est en partie responsable des disparités entre les deux villes » (Bélanger, 2010b). On peut également penser aux derniers projets de démolition, lancés par la Ville d’Ottawa et la CCN dans la Basse-Ville, déjà lourdement éprouvée. En 2011, la Ville d’Ottawa approuvait le projet immobilier de huit étages de Claridge, nécessitant la destruction de plusieurs anciennes maisons de familles francophones sur la rue St-Andrew, au nom de la densification urbaine (Ramirez et Benali, 2012). Ce projet suscita une forte mobilisation citoyenne et médiatique qui, en bout de ligne, n’arriva qu’à faire diminuer la hauteur du bâtiment. On peut également citer le projet récent de la CCN visant la démolition de trois maisons patrimoniales francophones sur la promenade Sussex pour élargir la chaussée et faire place à une bande cyclable − un projet que les citoyens et les médias francophones réussirent, cependant, à bloquer (Dufault, 2012 ; Ramirez, 2012). Il n’est donc pas étonnant que les francophones de la Capitale ressentent un certain sentiment d’injustice à l’égard du traitement réservé à leurs quartiers. D’ailleurs, dans un éditorial récent de La Rotonde, traitant du projet de démolition des maisons Sussex, le rédacteur en chef ne cache pas ce ressentiment exacerbé :

Ces maisons, dans lesquelles des générations de Canadiens-Français ont vécu, vont être détruites pour permettre l’élargissement du boulevard de la Confédération. […] Nettoyer la voie de ces bâtiments populaires reviendrait donc à présenter au monde une ville, certes monumentale, mais sans histoire francophone, comme si on avait affreusement honte d’un passé ouvrier pourtant fondateur. Quelle perte ! Refusant de voir dans ces quelques vestiges l’occasion de préserver une trace de l’établissement de la communauté francophone dans la Basse-Ville, la Ville d’Ottawa est sans équivoque : ces maisons doivent être détruites et, avec elles, c’est tout un pan de l’histoire des Franco-Ontariens qui continue à s’effriter, après l’annonce récente de la démolition de maisons sur les rues Bruyère et St Andrew, qui laisseront place à un complexe résidentiel orchestré par Claridge Homes. Nous ne détruisons pas de simples murs, mais une partie de la culture canadienne-française en Ontario. Voici le message que nous lançons aux futures générations de francophones : « Vous n’existez pas et, si vous avez existé un jour, nous nous efforçons désormais de faire disparaître vos traces, vos souvenirs et vous poussons à l’assimilation. Laissez votre passé franco-ontarien aux cours d’Histoire et aux plaques commémoratives ». Dans les années 1960 et 1970, la Ville d’Ottawa, financée par le gouvernement et la Société d’hypothèque et de logement, a rasé la quasi-totalité des maisons privées dans le quartier de la Basse-Ville Est, pour réaliser des logements sociaux sous la forme de barres d’habitations grises et de maisons en rangée. La communauté francophone a été expropriée sans possibilité de retour, impuissante face à la démolition de son quartier. Et voici que, quelques cinquante ans plus tard, on méprise encore et toujours l’argument de la minorité qui a l’audace d’affirmer la valeur mémorielle d’édifices centenaires, rejetant le seul argument de la qualité esthétique et du « cachet ». […] La Ville d’Ottawa a déjà détruit trop d’édifices dans la Basse-Ville, il est impératif de préserver ceux qui demeurent, au nom de la culture canadienne-française et de ceux qui se sont battus pour la sauvegarder.

Rioux, 2012.

Dans le cas de LeBreton, le discours médiatique, qui s’est porté à la défense des « expulsés [francophones] survivants » (Allard, 2011) s’inscrit lui aussi dans cette démarche de dénonciation. En évoquant les bouleversements vécus par la population francophone avec la rénovation urbaine des années 1960, il tente de rendre justice à un fait historique qui, devant l’amnésie volontaire, l’apathie ou l’indifférence institutionnelle et politique, a laissé un sentiment d’injustice. Cela dit, comment expliquer que, dans le cas de LeBreton, la réaction arrive tardivement, à savoir un demi-siècle après la rénovation urbaine, alors qu’habituellement les mobilisations citoyennes se manifestent immédiatement à l’annonce de projets de démolition/expropriations (comme l’illustre l’exemple des mobilisations récentes face aux derniers projets de démolition dans la Basse-Ville) ? Pour y répondre, il serait nécessaire de revenir sur le contexte de l’époque et mener une recherche approfondie sur les raisons de la non-mobilisation du moment ; une recherche qui reste, cependant, à effectuer. Chose certaine, le discours actuel sur LeBreton se distingue nettement de ceux des autres quartiers de la capitale : il ne table pas sur la préservation et la protection du patrimoine bâti − ici disparu avec la rénovation urbaine des années 1960 − mais sur la compensation, l’indemnisation des francophones expropriés ; une requête tout à fait inédite à Ottawa. L’originalité de ce discours tient au fait qu’il ne se contente pas de dénoncer, ou protester, mais se mobilise autour du concept de « devoir de mémoire », défini communément comme une prescription morale d’entretenir le souvenir des souffrances infligées dans le passé à certains groupes, afin d’assurer d’éventuelles réparations (Ledoux, 2009). Ces journalistes francophones, qui se sont faits ainsi les porte-voix de leur communauté par-delà le temps, sont soucieux de fixer dans l’imaginaire collectif les préjudices subis dans le passé par la minorité francophone d’Ottawa, afin d’obtenir un dédommagement. Si ce type de discours émerge aujourd’hui, c’est parce qu’il suit une tendance récente, observée à l’échelle internationale. En effet, depuis la Conférence mondiale des Nations-Unies contre « le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée », tenue en 2001[9], on assiste à un débat international qui s’interroge sur les « revendications de mémoire », leurs fondements, leurs motifs, et surtout leur instrumentalisation politique à des fins de reconnaissance et de réparations symbolique, judiciaire et financière. Davakan donne un excellent aperçu de ce phénomène planétaire que plusieurs évoquent sous le qualificatif de « flambée de mémoires » ou de « globalisation de la mémoire » :

Les opinions publiques à l’échelle mondiale ont eu la sensation d’une soudaine résurgence en chassé-croisé de plusieurs mémoires collectives sur la scène politique internationale. La Conférence de Durban apparut comme un « concert » mondial et médiatisé des « revendications de mémoire » qui, au fond, avaient cours depuis la fin de la seconde Guerre. En particulier, la dernière décennie du 20e siècle fut féconde en écrits, sur la mémoire collective, sur son processus de reproduction, et surtout sur sa sollicitation dans les constructions identitaires, les revendications sociales et politiques qui en découlent. En effet, la fin du siècle et du millénaire passé avait suscité un foisonnement d’interrogations et d’analyses rétrospectives dans toutes les disciplines, une mobilisation intellectuelle probablement due au besoin partout ressenti de « faire le point ». Or, si le siècle et le millénaire sont passés, les « passés », eux, n’ont fait que ressurgir. C’est que, le bilan du 20e siècle montre qu’il fut particulièrement marqué par des horreurs. […] Le besoin de penser un nouvel ordre dans l’après-guerre froide et la « fin des idéologies », et cependant celui de bâtir une éthique durable dans les relations internationales ou inter-identitaires, celui de faire une histoire nouvelle sur les leçons des horreurs passées.

Davakan, 2005, p. 6

Certes, la question du « devoir de mémoire » de la minorité francophone de la capitale se pose différemment de celle de certains peuples ayant subi de graves préjudices historiques (les Juifs avec l’Holocauste ; les Afro-Américains avec l’esclavage ; les Africains du Sud avec l’Apartheid ; le génocide des Arméniens par les forces turques ; la déportation des Acadiens en 1755 ; etc.). Il reste que l’appel à la mémoire dans ce cas-ci suit les mêmes logiques de revendication. Cette rhétorique mémorielle semble, en effet, poursuivre les mêmes objectifs avancés par la littérature scientifique, à savoir le renforcement identitaire et la reconnaissance politique (Touraine, 1993, 1994) ; la restauration de la position sociohistorique du groupe en question dans le regard du reste de la société (Beauchemin, 2003) ou encore la mise en exergue des injustices dont il est encore victime (Laurens et Roussiau, 2002). Selon Todorov, ce type de démarche relève même d’une thérapie psychologique collective nécessaire pour éviter le danger du refoulement : « sans un sentiment d’identité à soi, sans la confirmation que celle-ci donne à notre existence, nous nous sentons menacés et paralysés » (Todorov, 1999, p. 18-19). Todorov insiste d’ailleurs sur l’importance d’inscrire le préjudice subi dans la mémoire collective afin de permettre aux collectivités de mieux se tourner vers l’avenir, voire d’accorder le pardon : « ils se justifient une fois que l’offense a été reconnue publiquement, non pour imposer l’oubli, mais pour laisser le passé au passé et donner une nouvelle chance au présent » (1999, p. 19). Paul Ricoeur avait lui aussi reconnu cette fonction psychosociologique du « devoir de mémoire » :

N’inversons pas en devoir d’oubli le devoir moral de mémoire en tant que devoir de vérité et de justice. Le passé, frappé d’interdit de séjour au plan pénal, poursuit son chemin dans les ténèbres de la mémoire collective ; ce déni de mémoire prive celle-ci de la salutaire crise d’identité qui permettrait seule une réappropriation lucide du passé et de sa charge traumatique.

RicOeur, 2002, p. 28

Il faut souligner, cependant, que dans le cas traité ici, la question de la réparation se pose en des termes symboliques plutôt que juridiques ou monétaires. Le relogement des populations francophones expropriées durant les années 1960 est avancé comme une forme de compensation morale, une indemnisation éthique nécessaire pour rendre justice à l’histoire et améliorer la situation des francophones de la capitale. Enfin, si le plaidoyer des journalistes en faveur d’une réinsertion dans le nouveau quartier des populations francophones expropriées n’a pas été concluant, il a certainement contribué à la sensibilisation à la cause des francophones en situation minoritaire. Il a aussi le mérite de contribuer à l’annihilation de ce « sentiment de honte » que peuvent éprouver les victimes (négation de soi des victimes afin d’être « bien reçues » dans la société dominante) pour lui conférer une nouvelle fierté, comme en témoigne le discours de revalorisation du patrimoine vernaculaire francophone. Jean-Michel Chaumont (1997, p. 95) avait parfaitement analysé ce renversement d’attitude opéré par certains peuples victimes : « La honte d’être victime est retournée contre le monde qui l’inflige, et la tare de jadis est activement transformée en un emblème fièrement arboré. Du coup, le souci de s’identifier au modèle dominant disparaît et fait place à la revendication de la singularité. » Un renversement d’attitude de plus en plus manifeste dans plusieurs quartiers de la capitale fédérale, qui furent ou demeurent des foyers francophones.