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Professeur franco-suisse de littérature française à l’Université Laval de 1933 à 1949, Auguste Viatte découvre le Québec lors des fêtes de Noël 1932. Il relate ce premier voyage dans un récit inédit daté de 1932 et intitulé « Voyage au Canada », puis complètera ses impressions initiales dès son installation à Québec, en 1933, au travers de notes éparses et de correspondances privées. Plus de vingt ans après, de retour en Europe, Viatte entreprend pour la quatrième fois de rédiger ses mémoires, entre 1956 et 1957, sur la base des notes accumulées dans son journal personnel[1] et ses archives, riches en correspondances. Il intitule ses mémoires jamais publiées « Facettes d’une vie » et y consacre plusieurs longs passages à sa découverte du Québec au cours des années 1930. La troisième partie de ce récit, appelé Bonheur du Canada, met en scène dans un style littéraire soigné les souvenirs des premiers voyages effectués par Viatte au Québec, et fait mémoire de sa découverte de la Belle Province.

Un rapide tour d’horizon historiographique permet de mieux saisir l’intérêt de ces sources originales pour la compréhension globale de l’itinéraire intellectuel de Viatte au Québec, du milieu des années 1930 à l’après-guerre. Viatte était partagé entre son apport scientifique, déterminant dans l’émergence d’une francophonie littéraire et ses engagements politiques dans une société québécoise confrontée aux défis du Second conflit mondial. Dans l’Histoire littéraire de la Suisse romande parue en 1998, l’oeuvre du professeur d’origine franco-suisse[2] est répertoriée dans la catégorie de la littérature de voyage (Pasquali, 1998). C’est son volume Les États-Unis et la vie américaine (1962), où il exprime ses réticences de chrétien européen vis-à-vis des excès de l’américanisme, qui y est commenté, au détriment d’un autre de ses ouvrages critiques majeurs, longuement mûri durant son séjour québécois, intitulé Histoire littéraire de l’Amérique française (1954). Agnès Withfield (1992) considère ce dernier livre comme représentatif de l’émergence d’une critique littéraire rigoureuse et rétrospective dans le Québec de l’après-guerre. Maximilien Laroche va plus loin et juge que le livre de Viatte est le « premier monument en l’honneur de cette Amérique à la fois réelle et symbolique […], Amérique inavouable dont l’identité dépasse la seule dimension états-unienne pour faire se rejoindre littérature québécoise et américanité » (Laroche, 1997, p. 621 et 623). Un avis repris par Michel Beniamino (2002) qui place l’oeuvre critique d’Auguste Viatte dans un développement général allant des typologies coloniales classiques à une approche plus culturelle des littératures francophones (Beniamino, 1999).

Nous reviendrons sur l’apport scientifique de Viatte en conclusion, non sans avoir toutefois analysé une facette de sa vie moins connue jusqu’il y a peu : son engagement d’intellectuel dans la vie de la Cité (Hauser, 2001 et 2004). Constamment en prise sur son temps par l’intermédiaire des innombrables chroniques et commentaires d’actualité qu’il livre à des périodiques d’inspiration catholique comme La Revue des Jeunes, La Nouvelle Relève, L’Action catholique ou Le Monde et La Croix en France, Auguste Viatte a revendiqué ce rôle d’homme d’influence dans l’opinion, en le doublant d’un engagement concret en faveur de la France Libre à Québec, sous l’influence déterminante de ses amies Élisabeth de Miribel et Marthe Simard (Smith, 2012).

Le renouveau historiographique des années 1990 à propos de l’histoire politique du Québec durant le Second conflit mondial a produit plusieurs études de synthèse sur les répercussions du débat Pétain – de Gaulle dans l’opinion publique canadienne-française. Yves Lavertu a notamment relevé dans son ouvrage sur les effets de l’épuration au Québec que Viatte était « l’homme tout désigné » pour dénoncer dans Le Monde les agissements du clan vichyste encore actif au Québec au début des années 1950 (Lavertu, 1994). La thèse publiée par Éric Amyot sur Le Québec entre Pétain et de Gaulle précise l’analyse en faisant ressortir plusieurs aspects de l’activité résistante de Viatte durant le conflit : participation à la fondation du Comité France Libre de Québec, rôle d’intermédiaire entre les délégués gaullistes et la hiérarchie catholique de la Province, soutien amical à Élisabeth de Miribel dans ses luttes de pouvoir avec les milieux gaullistes de Montréal (Amyot, 1999). De même, les grands tournants de l’évolution des rapports conflictuels entre les propagandes de Vichy et de la France Libre au Québec proposés par Amyot dans son analyse globale de l’opinion coïncident grosso modo avec les étapes d’un engagement de plus en plus marqué de Viatte en faveur d’une Résistance spirituelle au service de la France Libre. En effet, celui-ci culmine au tournant de 1942-1943 avec sa participation décisive à la rédaction du manifeste « Devant la crise mondiale », aux côtés notamment de Jacques Maritain, et se poursuit jusqu’à la fin de la guerre dans son engagement en faveur de la perpétuation d’une France de l’esprit défendue et illustrée par la collection « Les classiques de l’Arbre » qu’il dirige aux Éditions du même nom (Hauser, 2004).

C’est donc avec l’expérience d’un « retour du Québec », ponctuant une longue période d’acculturation et d’engagement dans son pays d’accueil, que Viatte revient dans ses mémoires sur ses premières découvertes et sentiments de voyageur découvrant cette terre francophone d’Amérique. Comment agence-t-il son récit ? Quelle influence sa vie familiale, intellectuelle et sociopolitique au Canada français a-t-elle eue sur sa vision du pays et de ses habitants, ainsi que sur sa compréhension de la société québécoise, qui a connu durant cette période une grande mutation ? Que retient finalement Auguste Viatte de ses premières impressions de voyage, et comment les exprime-t-il dans ses essais de mémoires ? Un retour aux origines de son parcours québécois, doublé d’un recours aux sources, est nécessaire pour répondre à ces questions.

Le Canada français dans un plan de carrière académique

Auguste Viatte n’a au tournant des années 1930 comme expérience américaine que son enseignement du français au Hunter College de New York, établissement huppé pour jeunes filles où il donne des cours depuis 1925. Ces séjours réguliers outre-Atlantique lui ont néanmoins ouvert les portes de la Société des Professeurs français en Amérique, dont il est un membre actif[3].

Dès 1929, le brillant jeune docteur va s’activer pour décrocher une chaire universitaire à la hauteur de ses ambitions. Son échec à la chaire de littérature de l’Université de Berne fait surgir chez lui l’idée de tenter sa chance ailleurs en francophonie. Aussi n’hésite-t-il pas longtemps lorsqu’au printemps 1933 Mgr Camille Roy, recteur de l’Université Laval à Québec, lui propose une charge de cours en littérature française. L’insertion d’Auguste Viatte à Laval est facilitée par l’engagement presque simultané d’un trio de collègues européens dont l’un[4], le Belge Charles de Koninck, professeur de philosophie formé à Louvain, est devenu un proche ami à Québec. L’Université Laval cherche alors à former des élites aptes à répondre aux nouveaux défis du temps posés par une grave crise économique, assimilée à une plus large crise des valeurs. Dans cette optique, les appels d’offres destinés aux professeurs européens, français en particulier, visent non seulement à atteindre des objectifs d’excellence au niveau académique, mais aussi à donner aux enseignants de Laval un profil conforme à l’orthodoxie catholique et à la philosophie thomiste alors dominante[5].

Par sa formation et son profil intellectuel, ses engagements au sein du réseau des Équipes sociales de Robert Garric, Viatte est donc tout disposé à profiter de cet appel d’air catholique qui fait circuler alors les intellectuels du Vieux au Nouveau continent. Comme « équipier social », il a appris les rudiments de l’engagement laïc au sein d’un milieu catholique à la fois social et peu orthodoxe dominé par la figure de Robert Garric, et retirera des bénéfices secondaires de ce réseau de soutien au cours de sa carrière (Hauser, 2001, p. XVIII-XXII). Le voyage et le séjour qu’il prévoit au Canada français est pourtant d’emblée pensé, par lui comme par ses collègues et amis, comme non définitif : son beau-frère, le géographe Pierre Deffontaines, lui signale que Québec est mieux que la Californie ou Nimègue, et puis « c’est le Canada français, cela compte davantage pour la rentrée en France. […] Évidemment ce serait mieux d’être en France, mais ce serait déjà quelque chose que d’être en pays français »[6]. Quant à Viatte lui-même, à la fois sûr de ses qualités et attentif à ses ancrages d’origine, il juge qu’il est « de son devoir de retourner souvent outre-mer où l’on manque terriblement de bons Français » mais qu’il « faudrait tout de même pouvoir ensuite faire bénéficier la France de ses expériences, poursuivre ses travaux de fond, rester près des siens et fonder soi-même une famille »[7]. Difficultés du déracinement et du choix : chez cet intellectuel épris de culture française, l’éloignement de cette dernière fait craindre le risque de rompre une sorte de cordon ombilical ou de cocon protecteur le garantissant du danger des influences du vaste monde, notamment d’une américanisation dénoncée par d’autres intellectuels français comme Georges Duhamel (Roger, 2002).

Découvrir : à la recherche d’une France perdue…

On ne s’étonnera pas de ses impressions initiales au moment de ses premiers contacts puis de son établissement à Québec ; dans son journal de voyage, Viatte met fortement en évidence la lutte que mènent les habitants de la Belle Province pour défendre leur identité francophone, relevant jusqu’à l’en-tête du journal La Presse de Montréal « Parlons toujours le français et parlons-le toujours bien[8]». N’oubliant pas ses origines, il met en rapport cette lutte avec celle du Jura, et reviendra sur cette comparaison lors de sa leçon d’ouverture comme professeur de littérature à l’Université Laval, jugeant que le Jura doit prendre exemple sur « l’homogénéité » de la société québécoise dans son affirmation identitaire. Son regard sur les gens du pays est encore à ce moment celui d’un touriste français lettré, parfois condescendant et pas toujours bien informé. Percevant peu le caractère urbain et industriel de la société québécoise, il s’étonne de ce « langage bizarre, presque incompréhensible, le français canadien » pratiqué par les habitants de la Belle Province[9].

Marqué à son arrivée au Canada français par l’idéal de la « survivance culturelle du Québec », Viatte laisse aussi transparaître par quelques détails sa vision de l’altérité québécoise, qui s’exprime dans sa perception de l’américanité que comporte cette société du Nouveau Monde. À Montréal, grande ville qui le surprend par sa prédominance anglophone, il remarque ainsi à l’hôtel des « doubles fenêtres dont l’extérieur s’ouvre à la française et l’intérieur à l’américaine »[10]. À Québec, ses sentiments sont différents :

Impression d’être chez nous dans une lointaine province, mais aussi pourtant de bout du monde : dans ces installations plus rudimentaires des hôtels il y a quelque chose du Far West héroïque tel que le dépeint le cinéma […] Et pourtant ces Français se cramponnent là depuis 300 ans : il y a des gens qui y naissent, vivent et meurent, comme leurs ancêtres, et qui sont Français, et qui gardent jalousement leurs traditions – c’est à dire les nôtres[11].

Ses premières impressions du Québec oscillant entre une altérité presque troublante et des similitudes rassurantes vont-elles se maintenir, se renforcer, ou au contraire évoluer vers une perception différente au fil des années de son séjour ? Avant de se pencher sur les souvenirs de cette période mis en récit par Viatte après son retour en Europe en 1949, rappelons à grands traits les principales étapes de sa vie québécoise.

Vivre : un itinéraire intellectuel singulier dans un Québec en mutation

À la veille de la guerre, Viatte est plutôt bien intégré à son environnement québécois. Promu en 1937 titulaire de la chaire de littérature française d’une université modernisée qui vient de créer une faculté des lettres indépendante, il est satisfait des ressources plus importantes de sa bibliothèque pour lesquelles il s’est beaucoup engagé, luttant contre l’emprise d’un clergé toujours prompt à censurer l’accès aux ouvrages littéraires. Disposant d’une bonne assise socioculturelle dans les cercles influents de Québec, il hésite désormais plus sur un éventuel retour en France, même si l’attrait du centre culturel parisien demeure fort. Mais la France d’avant-guerre lui apparaît paralysée et indigne de son rôle face à la montée des périls fasciste et nazi, surtout après le lâchage de Munich. Le Québec, c’est donc aussi « un pays où l’influence française signifie encore quelque chose », et le continent américain deviendra bientôt un refuge sécuritaire. Ce d’autant plus que pour lui, le déclenchement de la guerre coïncidera avec un drame familial, la mort de son épouse Marie-Louise survenue en août 1939, à la suite de la naissance de son troisième enfant.

Le vécu de Viatte au Québec, de 1932 à 1949, et surtout l’intensité de son engagement dans la société québécoise vont accélérer et accentuer son acculturation au travers d’une posture de passeur et médiateur culturel qu’il revendique de plus en plus nettement et développe au-delà du Québec[12]. Vers les États-Unis, New York et l’École libre des Hautes Études tout d’abord, où il rejoint dès 1942 la fine fleur des intellectuesl français en exil pour y donner des cours de littérature. En Haïti et dans les Antilles françaises ensuite, où il effectue plusieurs missions qui lui permettront de connaître de l’intérieur des cultures francophones sur lesquelles il se documente et met en chantier des recherches d’histoire littéraire comparée. Viatte apparaît également comme un médiateur au niveau politico-culturel. Il fait souvent valoir ses multiples identités et qualités pour justifier des engagements modérés dans les chroniques d’actualité qu’il tient régulièrement, tout au long du conflit, dans L’Action catholique, puis dans des revues comme La Relève et La Nouvelle Relève. Franco-Suisse, il se retient notamment « en tant qu’hôte » de toute prise de position publique tranchée dans la presse sur le sujet de la question épineuse de l’opposition des Canadiens français à la conscription début 1942. Se prévalant d’une très helvétique « neutralité morale » dans ses prises de position publiques de l’été 1940, Viatte évolue rapidement de la neutralité à la non-belligérance dans ses appréciations de l’antagonisme Pétain – de Gaulle, pour adopter des postures de plus en plus nettement et ouvertement résistantes dès le début de l’année 1941. Cet engagement tient aussi pour beaucoup à une rencontre, celle d’Élisabeth de Miribel, envoyée dès l’été 1940 au Québec par le général de Gaulle pour y développer la propagande de la France Libre.

On comprend ainsi qu’après-guerre, le retour en France de Viatte (précisément à l’Université de Nancy en 1949) se fasse dans une mouvance de Résistance intellectuelle dont celui-ci peut se prévaloir. Après plusieurs postes en Europe convoités sans succès, l’ouverture décisive se produit en juillet 1949. Il est contacté par ses amis Charles Bruneau et Jacques Schérer, connus autour des Éditions de l’Arbre, qui souhaitent le faire venir à Nancy, pour y occuper un poste de maître de conférences en littérature française. De même qu’il est parti au Canada français sans pouvoir oublier la France, la vieille Europe et sa culture classique qu’il juge alors dominante, Viatte ne peut quitter le Québec et le continent américain sans oublier ses cultures propres, littéraires notamment. Il va les fixer dans son Histoire littéraire de l’Amérique française qu’il envisage comme une oeuvre majeure, héritage de sa destinée québécoise. À un niveau plus personnel, la rédaction de ses mémoires permet de saisir l’importance de son expérience québécoise dans son itinéraire d’historien et critique pionnier des littératures francophones.

« Je me souviens » : le Québec dans la mémoire personnelle d’Auguste Viatte

Le cheminement d’Auguste Viatte vers la Francophonie par ce Québec en mutation a aussi été motivé par la recherche d’une reconnaissance scientifique et sociale dans le monde académique francophone d’après-guerre. Viatte a acquis une notoriété, et accédé à la catégorie bourdieusienne de « notable » non pas dans le centre académique parisien qu’il rêvait d’intégrer, mais grâce à son omniprésence dans les périphéries francophones. Sans la migration et les richesses que peut apporter au niveau personnel ce processus parfois douloureux, toujours dynamisant, sans les processus d’acculturation et de transferts culturels[13] qui y sont liés et dans lesquels il s’est engagé, cette reconnaissance intellectuelle comme cette évolution politico-culturelle vers la Francophonie n’aurait pas été pensable. Intitulées comme pour mieux s’en convaincre et non sans effet « d’âge d’or » Bonheur du Canada, les « Mémoires » dont Viatte entreprend à plusieurs reprises la rédaction durant les années cinquante apparaissent comme une auto-reconstruction de son parcours. Effacement des doutes et contradictions, résilience de ses traumatismes personnels : ce processus de reconstruction mémorielle, qui ne sera pas publié, lui permet d’inscrire son étape de vie québécoise, pensée au départ comme une parenthèse, vécue parfois comme un exil, dans un itinéraire qui fait sens. Retenons-en trois aspects principaux.

Du récit de voyage à la mythification d’un paysage : dire le pays vécu

Coutumier du récit de voyage qu’il tient au fil de Journaux quotidiens souvent illustrés de croquis paysagers pris sur le vif, Viatte laisse également une large place à l’environnement de son séjour dans les « Facettes d’une vie » qui constituent l’ébauche de ses « mémoires » (Noirjean, Monnat et Glaenzer, 2010). En avril 1953, au moment de reprendre pour la troisième fois la rédaction de celles-ci, il se fixe les objectifs suivants : « Dès maintenant, je voudrais embrasser l’unité de ma vie, en méditer les leçons, narrer les voyages et les rencontres de ma carrière hors série »[14]. La narration du voyage correspond souvent aux récits des promenades et excursions familiales qu’il entreprend régulièrement dans les alentours proches ou lointains de Québec. Dans la mémoire de cet amoureux, contemplatif, de la nature demeurent fixés les grands espaces et le paysage québécois. Non plus voyageur mais ancien habitant, Viatte possède désormais une vision plus globale de l’immensité du pays qu’il a pratiqué. Sa carte mentale s’étend ainsi bien au-delà des villes de Québec et Montréal découvertes initialement. L’image prédominante et presque inquiétante d’un « bout du monde » s’est maintenant précisée et développée autour d’une perception de l’espace nordique qui le fascine :

En avant pour les promenades ! Un samedi d’automne, le tortillard de la côte nord, contournant l’interminable falaise du cap Tourmente, nous dépose à la Malbaie, son terminus ; nous gîtons dans un tout petit hôtel sans étage. La porte soudain laisse passer un voyageur, qui rentre d’inspecter les câbles électriques jusqu’à Blanc-Sablon, en face de Terre-Neuve, couchant à la belle étoile ; il nous apporte l’air du grand nord et des solitudes toutes voisines […]. Québec même frôle l’inconnu. Cette ligne de collines à l’horizon, c’est l’extrémité du monde peuplé : sauf une oasis défrichée, le lac Saint-Jean, vous ne recontrerez plus rien au-delà en cheminant de forêt en forêt, jusqu’à ce que les arbres décroissent, jusqu’à la toundra, jusqu’au pôle, mais vous serez toujours dans ce Canada sans limites, grand ouvert sur le nord.

Noirjean, Monnat et Glaenzer, 2010, p. 22-24.

Le « grand nord » et même l’extrême rigueur du climat québécois ont ainsi été apprivoisés par l’homme de lettres qui se plaît à faire figurer ces caractères naturels spécifiques au rang des souvenirs positifs, rassemblés sous le vocable de Bonheur du Canada. Au point de les enjoliver et de laisser aux potentiels lecteurs de ses Mémoires ces impressions stéréotypées qui mythifient le pays vécu et tendent à le folkloriser dans un univers de traditions proches de l’image d’Épinal :

Une « partie de sucre » au printemps : avec Lechevalier, les Turcot et des amies, nous sommes allés non loin de Portneuf : un traîneau, une longue marche à pied, nous mènent au fond des bois, à la cabane où l’on épaissit le suc des érables ; on en tire du sirop, ou du sucre brun au goût de plante sauvage, et surtout la tire, délicieuse confiture instable qui ne tarde pas à cristalliser : retirée toute chaude et projetée dans la neige, elle est délicieuse. Les gars et les filles chantent leur chanson, vieux refrains folkloriques ou rengaines de music-hall : « Elle est toujours derrière… » La famille paysanne qui nous accueille compte dix-huit enfants, et la mère a l’air d’être la soeur aînée de ses filles.

Noirjean, Monnat et Glaenzer, 2010, p. 33-34.

Comme en écho, cette nostalgie de la vie traditionnelle au Québec est amplifiée par le retour sur les souvenirs familiaux heureux vécus en compagnie de son épouse, jusqu’à son dramatique décès au début de la guerre :

Jamais nous n’avons connu d’union plus douce, comme une nouvelle lune de miel : avec nos jumeaux assez grands maintenant pour nous suivre, nous avons repris nos promenades autour de Québec […] ; à Portneuf où Jean-Claude et Bernadette trempent, jusqu’à claquer des dents, dans les flaques abandonnées par le reflux. Ô Portneuf ! Souvenir de tendresse et d’espoir, comme d’une deuxième lune de miel !

Noirjean, Monnat et Glaenzer, 2010, p. 39.

Teintées de nostalgie, ces évocations mythifiées ne doivent pas pour autant contribuer à placer leur auteur au rang des défenseurs réactionnaires d’un Québec figé sur ses valeurs passées. Au fil des pages des « Facettes d’une vie », le poids de ces traditions est largement contrebalancé par la perception consciente qu’a Auguste Viatte de se trouver plongé dans un « monde qui change ».

Le Québec : un « monde qui change » sous le regard d’un témoin-acteur privilégié

Promoteur d’un catholicisme d’ouverture qui s’exprime dans des revues telles que La Vie intellectuelle, Sept ou Temps présent, Auguste Viatte participe durant ses années québécoises d’une vision de l’Église qui se veut « dégagée du conformisme clérical, davantage éducatrice que directrice des consciences dont elle respecte la liberté d’engagement » (Comte, 1998). Une vingtaine d’années après son arrivée au Québec, son regard d’analyste se veut à la fois critique et indicatif du cheminement socioculturel parcouru par-delà la crise des années 1930 et la guerre :

En cette année 1933, deux puissances gouvernent Québec, deux puissances que symbolisent les deux groupes d’édifices de la ville haute, le Parlement avec les ministères, le complexe Archevêché – Basilique – Séminaire, – l’État, l’Église. L’État, depuis près d’un demi-siècle, appartient aux « rouges » : entendons par là les libéraux, les conservateurs étant les « bleus ». […] Le Séminaire, père de l’Université, l’administre patriarcalement : au lieu de toucher un chèque mensuel, j’irai quand cela me plaira, à la procure où un abbé me dévidera ses liasses de billets avec une dextérité vertigineuse. Tout en haut de l’escalier le plus lointain, à la bibliothèque, l’abbé Aubert, dyspepsique et maniaque, torturé par le scrupule et par une avarice de collectionneur, a trouvé le moyen d’éconduire les importuns en bouclant à l’Index presque toute la littérature moderne. […] Aujourd’hui les oeuvres de Jean Genet s’étalent à la disposition du lecteur : autres temps, autres moeurs.

Noirjean, Monnat et Glaenzer, 2010, p. 19-20.

Observateur perspicace et participant des bouleversements mondiaux engendrés par la grande crise de 1929, qui débouche sur une « crise de l’homme et de l’esprit » plus générale[15], Auguste Viatte les évoque au travers de touches impressionnistes et personnalisées qu’il livre à propos d’une société québécoise engagée sur les voies de la modernité. « Agitation », « fermentation », tels sont les termes chargés d’anxiété qu’il emploie dans ses mémoires pour qualifier les défis multiples de ce temps troublé qui voit s’affronter au Québec divers courants de pensée et mouvements, d’inspiration locale ou extérieure. L’historien Yvan Lamonde a souligné qu’outre le ton des discours politico-intellectuels de l’époque, marqué par la virulence et la polémique, cette entrée turbulente du Québec dans la modernité s’accompagne de la poussée émancipatrice d’une nouvelle génération catholique de laïcs orientée vers l’action et l’engagement, ainsi que d’une effervescence nationaliste et indépendantiste pas toujours exempte d’accointances fascisantes. Intuitivement, sans disposer ni du recul ni des méthodes d’analyse propres à l’historien, Auguste Viatte saisit à sa manière les fils entremêlés de ce « noeud » qui préoccupe les contemporains des années trente, affrontés à une modernité comprise comme un « combat pour être de son temps contre tous les vents dominants de la tradition » (Lamonde, 2011, p. 296). Suivons-le tout au long d’une scène québécoise peuplée d’acteurs dont l’action et l’influence s’entremêlent en réseaux solidaires ou opposés :

Québec aussi fermente. La durée du gouvernement libéral finit par lasser. Des « sociétés de pensée » s’esquissent. Un jeune, Paul Bouchard, de retour d’Europe, fonde le dîner des « anti-crétins » où l’on tient des propos anticléricaux, et qui accueillent, non point un impie, mais Jacques Maritain de passage au Canada ; bientôt Paul Bouchard, qui pose en Robespierre, fondera un journal séparatiste, puis l’anglophobie l’orientera lourdement vers Mussolini. […] Un tonnerre d’applaudissements, au Palais Montcalm, accueille le vieux lutteur Armand Lavergne, venu donner sa bénédiction aux « Jeune-Canada » qui se déclarent « réactionnaires » (lisez « révolutionnaires ») ; l’abbé Groulx, historien passionné, donne des consignes aux nationalistes ; le clergé n’est pas épargné, et un autre vétéran du journalisme, Olivar Asselin, qui fonde L’Ordre, lui décoche des traits maurrassiens, si bien que le cardinal Villeneuve l’interdit ; il censure aussi Les Demi-Civilisés, roman où Jean-Charles Harvey cherche le scandale. Jean-Charles Harvey qui d’un geste large me montre dans sa bibliothèque l’oeuvre complète de Voltaire, gage de pensée libre…

Noirjean, Monnat et Glaenzer, 2010, p. 26-27.

En suivant toujours Yvan Lamonde, la perception des mutations de la société québécoises que livre Viatte a posteriori se comprend mieux : « On voit le noeud, on cherche anxieusement des dénouements, on délie certains liens. La fin du temps de la conjugaison du temps au passé commence » (Lamonde, 2011, p. 295). Pour Auguste Viatte comme pour les intellectuels de sa génération, cette entrée dans la modernité a également signifié une « réappropriation de la responsabilité personnelle, une sensibilité à l’engagement caractéristique des milieux de l’action catholique spécialisée » (Lamonde, 2011, p. 294). L’éclatement de la Seconde Guerre mondiale va lui donner une autre occasion de mettre cette responsabilité d’intellectuel à l’épreuve. Quel bilan mémoriel tire-t-il de cette période cruciale dans les pages qu’il consacre aux « Batailles pour l’idéal » ?

« France forever » ou « Québec ici et maintenant » ? Autoportrait de Viatte en passeur engagé

Auguste Viatte a été décoré de la Légion d’honneur au printemps 1948 par l’ambassadeur de France à Ottawa Francisque Gay, « pour les services éminents rendus à la cause française au Canada ». Nul doute que ses engagements militants dans le mouvement France Libre, dès le printemps 1941, ont motivé cette décision très politique[16]. Sans s’étaler sur cette distinction dans ses Mémoires, Viatte ne cache pas a contrario, dans quelques brefs passages, ses doutes et une certaine résignation face à l’engagement durant le trouble printemps 1940. Une manière certainement de mieux expliquer son rôle de « médiateur » qu’il estime avoir joué au travers de ses commentaires d’actualité dans la presse québécoise, alors même qu’il évoluait personnellement d’une neutralité initiale entre Pétain et de Gaulle vers une attitude favorable à la Résistance spirituelle.

Un moment vient où l’on ne peut plus se bercer d’illusions, où l’on ne trouve plus d’arguments pour remonter le moral populaire : tant pis, j’utiliserai le billet à bon marché que l’on vend pour l’Exposition de San Francisco, dans l’espoir qu’entre-temps la situation deviendra plus claire.

Noirjean, Monnat et Gaenzer, 2010, p. 51.

Un peu humilié de ne pas me battre, je tâche du moins de contribuer à la lutte en commentant l’actualité dans L’Action catholique, le journal de l’Archevêché, qui ne saurait refuser la prose d’un professeur à l’Université Laval, qui n’est lié à aucun parti, et qui atteint les milieux les plus réticents. Cela me vaut de connaître son directeur, le « docteur » Louis-Philippe Roy, ostéologue, sorte de gnome très influençable qui délaie nos conversations dans ses éditoriaux après chacune de mes visites.

Noirjean, Monnat et Gaenzer, 2010, p. 49.

Honnête jusque dans la mise en forme de ses souvenirs de guerre, Viatte reconnaît que ses engagements dans le sillage de la France Libre, en vue de retourner l’opinion du Canada français vers de Gaulle, sont essentiellement dus à l’influence d’une femme, Élisabeth de Miribel. Celle-ci va l’entraîner et le convaincre de lutter à ses côtés, lui permettant de concrétiser dans un engagement gaulliste ses fortes convictions patriotiques françaises.

« Nous avons perdu une bataille mais non la guerre » : sans avoir entendu le général de Gaulle, j’en suis persuadé. Et mon devoir au Canada me paraît clair : le Canada reste sous les armes, je dois travailler à libérer la patrie. Que Pétain ait eu raison ou non, cela me paraît un faux problème. […] La propagande de Vichy obtient des résultats ; les Canadiens français, encouragés dans leur vieille anglophobie, admirent Pétain restaurateur de la tradition. […] Élisabeth de Miribel […] : grande, belle, du coup elle m’inspire un dévouement total, et m’apparaît comme l’incarnation même de la patrie combattante.

Noirjean, Monnat et Glaenzer, 2010, p. 56-59.

Tirant le bilan mémoriel de ces « Batailles pour l’idéal », Viatte se plaît à incarner ses engagements dans quelques figures marquantes de la Résistance intellectuelle qui l’ont accompagné au long de son parcours québécois. Elles sont françaises en majorité : Élisabeth de Miribel bien sûr, Marthe Simard à la tête de France Libre à Québec[17], le commandant Thierry d’Argenlieu (carme de son état), les pères dominicains Delos et Ducattillon, le médiéviste Gustave Cohen enfin, qui l’introduit à l’École libre des Hautes Études de New York. C’est une France en exil qui semble être l’entourage primordial de Viatte durant cette période de guerre, et au travers de ses mémoires, le Québec n’apparaît que sporadiquement. Mis à part la figure exceptionnelle du père Georges-Henri Lévesque, qui « ouvre l’École des sciences sociales de l’Université Laval sur les réalisations les plus hardies du catholicisme français » (Noirjean, Monnat et Glaenzer, 2010, p. 64), le professeur franco-suisse n’évoque que brièvement une opinion québécoise qu’il estime encore dominée par un clergé dont « l’incompréhension politique » est déplorable. Pourtant, aux côtés des exilés français qu’il fréquente sans complètement en faire partie, Auguste Viatte se sent davantage québécois, et justifie ses prises de position publiques de « prudente conviction », en insistant sur sa différence : celle d’un intellectuel franco-suisse ayant acquis de l’intérieur, au fil de longues années, une meilleure connaissance des réalités de la société québécoise et de son fonctionnement.

Même cet excellent Mgr Roy a cru nécessaire de saluer par un éloge du Maréchal, à la fête de l’Université le 8 septembre, le nouveau consul que Vichy envoie à la place de son prédécesseur jugé trop mou […]. Et lorsque je lui exprime mes regrets de cette attitude il me répond : « Que voulez-vous ? À Montréal on est pour Pétain, ici à Québec l’on est pour de Gaulle, je le trouve anormal et je veux réagir » : Je me le tiens pour dit, j’en tire la leçon : désormais, au lieu de contredire ouvertement quelqu’un et de le buter dans son amour propre, je laisserai passer huit jours, et j’imprimerai tout bonnement le contraire ; l’effet sera produit et l’on y verra que du feu.

Noirjean, Monnat et Glaenzer, 2010, p. 65-66.

Jamais publiées, les mémoires d’Auguste Viatte rédigées au milieu des années cinquante contenaient à cette époque un certain potentiel « explosif » par leur côté très personnalisé et les jugements souvent pointus portés par leur auteur sur son entourage. De manière plus personnelle, cette manière de revenir ainsi sur ces « Facettes d’une vie » correspondait pour Viatte à une façon de tirer le bilan d’une expérience québécoise à la portée bien plus longue et profonde que celle retirée d’un simple voyage ou séjour temporaire. En se positionnant ainsi en médiateur, tant politique que culturel, en mettant en évidence son attitude et ses choix modérés, il s’efforçait aussi de donner sens à un itinéraire de passeur, fin connaisseur des réalités socioculturelles de part et d’autre de l’Atlantique. Parti « Français », autant sinon plus que « Franco-Suisse », pour le continent américain au début des années trente, il revenait dans l’Europe d’après-guerre davantage « Québécois » et francophone, tant sur le plan personnel qu’intellectuel.

Témoin de son évolution identitaire, sa mémoire individuelle faisait ainsi écho à l’héritage scientifique de sa « période québécoise », transmis par l’intermédiaire de son Histoire littéraire de l’Amérique française. Dernier généraliste de l’histoire de la littérature francophone avec son Histoire comparée des littératures francophones parue en 1980 (Beniamino, 2002), Viatte fait figure à son retour en Europe de pionnier et apparaît représentatif d’une modernité scientifique portée par les valeurs d’interdisciplinarité (entre histoire, littérature et anthropologie) et l’approche unitaire des sciences sociales qui s’impose sous l’influence des intellectuels « exilés » durant le conflit sur le continent américain. Auguste Viatte se pose-t-il pour autant en agent conscient de l’américanisation ? Certes non, mais plutôt d’une certaine américanité, vécue et intégrée durant son séjour québécois[18]. Cette américanité historicisée au niveau littéraire ne se double pas chez lui d’un rejet de valeurs culturelles françaises traditionnelles, mais les transforme. L’humanisme, érigé avant-guerre comme le fer de lance de l’anti-américanisme européen, de Denis de Rougemont à Georges Duhamel, en passant par Bernanos, prend après-guerre chez Viatte une tout autre dimension. « Universellement humaine », la culture française permet selon lui le rapprochement entre Vieux et Nouveau Continent, et s’ouvre sur de nouveaux horizons en accueillant une francophonie littéraire qui décloisonne : « Par le fait même, les littératures françaises d’Amérique enrichissent la nôtre de compartiments nouveaux […] les bienfaits de l’intercommunication [entre ces littératures] sont réciproques » (Viatte, 1954, p. 517).

Figure plutôt discrète et malgré tout efficace, comme tant d’autres acteurs de ces processus de circulation culturelle, Viatte apparaît comme un facilitateur important du transfert d’une culture française dominante à la francophonie plurielle qui s’opère progressivement dans la recherche historico-littéraire d’après-guerre, pour peu à peu déboucher sur des implications politiques. Comme tout transfert, le processus prendra du temps : après 1945, le terrain y est favorable sur l’axe transatlantique avec l’émergence du concept moderne d’Amérique française qui se concrétise au Québec dans la revue du même nom, ou encore par la mise en place des premiers réseaux de sociabilité francophones qui mobilisent nombre d’intellectuels québécois, parmi lesquels Jean-Marc Léger. Ce terrain culturel et associatif ainsi préparé, élargi à l’Afrique francophone et à l’Asie au temps de la décolonisation, rendra possible l’émergence de la réalité culturelle francophone que Léopold Sedar Senghor et Jean-Marc Léger concrétisent en 1962 dans un fameux numéro spécial de la revue Esprit, bientôt suivi de la mise en place de la Francophonie institutionnelle.