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Cet ouvrage collectif s’inscrit comme la cinquième « trace » éditoriale de la réflexion du Réseau québécois pour la pratique des histoires de vie (RQPHV), qui a tenu son symposium fondateur en 1994 et qui entend depuis lors se tenir « au carrefour de la recherche, de la formation et de l’intervention ». Il présente les actes du XVIe symposium, organisé en 2009 sur le thème Histoires de vie : dire, pétrir, agir. Dans le chapitre 3, « Pétrir les traces écrites des dires pour réfléchir et agir », Gaston Pineau, cofondateur du Réseau, rend compte de la trame et des apports des quatre publications précédentes et souligne l’importance accordée à l’articulation entre « histoire de vie » et « formation ».

Le terme « carrefour », qui figure dans le sous-titre de l’ouvrage, traduit bien ce qui en fait la teneur et la texture, la richesse méthodologique et donc aussi, sans doute, la diversité. L’introduction collective évoque, à cet égard, le quadruple croisement des visées, des savoirs, des démarches et des rattachements institutionnels. L’intitulé des chapitres donne une idée de cette efflorescence des points de vue : « L’accompagnement éducatif au croisement d’une dynamique relationnelle et d’une herméneutique collective », « Au fil de l’écriture : comme goutte d’eau va à la mer », « Le paysage dans l’autobiographie de Franco Ferrarotti », « Repères pour l’accompagnement spirituel des hommes de la génération lyrique en phase palliative de cancer », « L’ethos public et le travail sur soi des gestionnaires : la contribution des récits de vie en recherche et en formation »… Parmi ces contributions, retenons les deux dernières pour en esquisser la perspective et le mode d’approche : l’une et l’autre analysent les histoires de vie dans un cadre collectif ou institutionnel. Gilles Nadeau, prêtre du diocèse de Québec, place sa recherche dans le champ de la théologie pratique et prend appui sur une question centrale : comment engager une conversation spirituelle avec des hommes nés entre 1943 et 1953, dont la génération s’est ainsi trouvée au coeur de la construction du Québec moderne et qui, du fait de leur maladie, se trouvent dans la toute dernière phase de leur itinéraire ? L’auteur est d’emblée frappé par le quasi-silence de ses interlocuteurs qui, pour exprimer ce que fut leur expérience spirituelle, ont finalement recours au récit : séjours dans la nature, deuils passés, évolution de la maladie… Dans son analyse du travail qu’opèrent sur eux-mêmes des gestionnaires des services gouvernementaux, Isabelle Fortier, professeure à l’École nationale d’administration publique, part d’une réflexion sur la réingénierie de l’État québécois, processus de réforme lancé en 2003 : la construction identitaire des gestionnaires publics se trouve alors mise en tension par des pratiques étatiques empruntées au secteur privé et qui s’accompagnent d’effets centralisateurs. Dans la foulée des travaux conduits notamment par Foucault et Ricoeur, elle rend compte de la façon dont son enseignement fait appel à l’approche biographique et autobiographique comme mode d’accès à la subjectivité : le concept d’identité narrative lui permet de saisir le travail de construction du sujet, vécue comme une tension éthique directement inspirée par la spécificité de l’action publique et sa visée démocratique. Chacune de ces deux analyses procède en outre à une forme d’instrumentalisation de l’histoire de vie, dont la narration résulte ipso facto de la sollicitation d’un intervenant extérieur, à la fois auditeur attentif et analyste, chercheur et formateur.

Par-delà l’indiscutable diversité des pratiques professionnelles et des ancrages disciplinaires des auteurs (psychosociologie, sciences de l’éducation et de la gestion, anthropologie, sociologie, théologie, travail social…), on peut déceler au sein des neuf chapitres et chez les douze auteurs une certaine unité de préoccupation et d’objectif. Ce commun dénominateur peut être résumé par les trois verbes qui ont donné le ton à la rencontre dont est issu le présent ouvrage : dire, pétrir, agir. Plus globalement, l’enjeu des histoires de vie réside en une constante recherche de sens : ces récits ne semblent valoir que dans la mesure où ils permettent d’en dégager le sens et de contribuer ainsi à une construction identitaire au travers d’une sorte de pétrissage à quatre mains, celles de la personne qui raconte et celles de l’intervenant qui s’instaure comme son vis-à-vis. L’ouvrage donne à voir la pluralité des modalités et des usages d’une narration qui est fondamentalement conçue dans les termes de l’intersubjectivité et de l’interactionnisme. Le large recours à des expressions comme celles de « savoir expérientiel », « mise en cohérence de soi », « appropriation de sa propre histoire »… est fortement porteur d’une double fonction du récit : celle, d’abord, comme quête, puis celle d’un matériau à travailler en vue d’une reconstruction et d’une reconfiguration, s’il s’avère que l’intime constitue de fait une « matière universelle ».

Une fois l’ouvrage refermé, le lecteur – étranger, en l’occurrence… – se prend à émettre au moins deux souhaits. Le premier, somme toute banal, naît de l’absence de conclusion. Sans doute ce manque est-il de nature à inviter le lecteur à élaborer sa propre synthèse, mais cela n’interdit pas une légitime curiosité qui a trait aux prochains défis et aux futurs enjeux rencontrés qui naissent d’une telle variété des points de vue et des usages. Le second souhait est lié aux rapports qui se nouent entre histoires de vie et histoire collective, récits personnels et récit national ; il fonde une question que l’on peut formuler en forme de synecdoque ou de métonymie et qui revêt au Québec une portée toute singulière : qu’est-ce que le vif intérêt accordé aux histoires de vie nous dit de l’importance également attribuée à un récit national qui fait l’objet de [re]lectures plurielles sinon concurrentes ?