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Les sociétés ont toutes structuré, chacune à leur façon et, selon les époques, leur conception de la santé. C’est toutefois à partir de la modernité que les sociétés occidentales ont développé l’idée d’une médicalisation de la vie[1]. Avec le progrès scientifique et la professionnalisation croissante, cette idée marque incontestablement les sociétés contemporaines.

Tirant son origine du XVIIIe siècle, alors que la médecine moderne, encore embryonnaire, s’élabore et s’institutionnalise à la fois, la médicalisation prend véritablement son essor au XIXe siècle. Avec le XXe siècle, ce mouvement se subdivise, selon Drulhe et Clément (1998, p. 80-82), en deux grands moments. À partir de 1945, la médicalisation atteint une apogée en réunissant deux conditions de possibilité : la solvabilité de la clientèle et la maîtrise professionnelle des entités morbides. Le développement graduel de l’assurance maladie amène un grand tournant dans la médecine libérale ; la population obtient une plus grande accessibilité aux soins. Cette transformation s’opère parallèlement à plusieurs autres, comme la réforme hospitalo-universitaire et la mise en place de politiques de santé publique et communautaire ; c’est la consécration d’un système fonctionnel hiérarchisé, et l’avènement de politiques publiques de lutte contre les maladies de civilisation. Dans une deuxième phase, à partir des années 1960, les caractères fonctionnel et technique de la médecine s’accentuent. La médicalisation s’inscrit dans la sphère technico-marchande par des interventions ayant pour arrière-plan le complexe pharmaco-industriel. De surcroît, à la relation médecin-patient tend à se substituer une autre, de type « consumériste ». Il y a passage à la surveillance médicale du pathologique et des aspects de la vie ordinaire et quotidienne.

Selon Pierre Aïach (1998), il existe quatre formes de médicalisation. Elle est d’abord comprise comme l’extension du domaine médical. Prenant un essor véritable et s’intensifiant au XIXe siècle, elle s’accompagne d’un grand nombre d’innovations scientifiques qui renforcent et accélèrent le mouvement. Elle est ensuite amplification du champ de compétence de la médecine. La troisième forme se définit par la propension à davantage déclarer des symptômes morbides, des troubles de santé. Ce phénomène peut être expliqué comme le produit de nombreux facteurs modifiant le seuil de perception des troubles et symptômes. Enfin, la médicalisation se manifeste par des préoccupations de santé parmi la population. La santé acquiert un statut social tout à fait privilégié. Le mouvement qui la place en tête des valeurs et préoccupations sociales est appelé, aux États-Unis, healthism (« santéisme »). Cette idéologie repose sur la promesse que l’absence de maladie grave et le maintien d’une grande vigueur physique et intellectuelle sont aujourd’hui possibles à condition d’agir selon les préceptes hygiénistes. Elle rend compte de la place de plus en plus considérable prise par la médicalisation sociale, à travers l’extension de la compétence médicale. La médicalisation progresse par la sensibilité croissante quant aux écarts à la norme, la normalité se traduisant par la santé.

Selon Didier Fassin (1998), la médicalisation est une construction sociale. Elle consiste à conférer un caractère médical à des représentations et des pratiques qui n’étaient jusqu’alors pas appréhendées dans ces termes. Elle devient un phénomène de société, et non plus le seul fait d’une profession, à partir du moment où la reconnaissance d’un problème comme pathologique se double de son inscription dans l’espace collectif, où la santé publique excède la clinique médicale. Qui plus est, elle suppose une normalisation et une moralisation. Elle se distingue ainsi comme un fait politique et culturel à travers lequel se dévoile la manière dont les sociétés se gouvernent. Fassin signale toutefois que la rigueur impose de ne pas l’analyser comme un phénomène monolithique, mais bien comme une réalité complexe. Le contrôle social sur les corps s’applique avec plus ou moins de profondeur et d’étendue selon les domaines et les périodes.

Au Québec, à partir des années 1960, l’idée de la médicalisation prend une ampleur importante. La Révolution tranquille se traduit par l’apparition de nouvelles organisations structurelles et culturelles, permettant à l’individu d’acquérir un pouvoir sur sa capacité à se changer et à changer son environnement dans une plus grande liberté d’action et d’assomption de ses propres choix. Toutes les sphères sociales subissent de profondes mutations ; tout est à construire, tout est neuf. C’est dans cette effervescence que s’opère un changement dans la manière de concevoir la santé physique et mentale. Dans une large mesure, les individus et les groupes sont désormais tenus de réfléchir à la bonne attitude face à la santé. Pour les aider, se structure un discours médicalisant sur la santé publique et préventive. Généralement, celui-ci se divise en trois catégories étroitement interreliées. Il y a d’abord le discours structuré par les médias de masse (la télévision, la radio, Internet, les journaux, les revues populaires, etc.). La sphère politique définit la deuxième catégorie (politiques gouvernementales, lois et normes). Finalement, il y a le discours médical, paramédical ou scientifique, basé sur les recommandations et opinions des chercheurs, des spécialistes, des scientifiques et autres intervenants des sciences de la santé.

Le présent article étudie un aspect singulier de la santé, à savoir la prévention et la promotion de la santé mentale, à partir des discours véhiculés dans les magazines écrits et populaires. Notre but est de savoir si ce discours a une intention éthique, ou au contraire, s’il privilégie une idéologie visant à établir une médicalisation sociale. Nous examinerons s’il existe un passage de l’éthique, qui favorise la réflexion du sujet à partir de ses valeurs, vers l’idéologie, qui institue des normes, des principes, des règles. Notre analyse se limite aux années 1973 à 1994. Cette « périodisation » s’explique par l’importance donnée au Comité de la santé mentale du Québec, organisme-conseil, qui, encore aujourd’hui, joue un rôle de leader dans la recherche théorique et pratique. Créé en 1971, il établit en 1973 la toute première politique de prévention. Après plusieurs recommandations, il participe en 1989 à l’élaboration de la Politique de la santé mentale du Québec. En 1994, il publie un avis pour développer et enrichir ladite politique en privilégiant la prévention et la promotion. Son rôle est donc primordial dans la construction conceptuelle de la santé mentale au Québec, et justifie les frontières temporelles de notre analyse.

Notre objectif est de montrer qu’il existe, dans le discours écrit et populaire sur la santé mentale, une prise en charge graduelle de l’idée de la médicalisation sociale face à la réflexion éthique. L’aspect éthique à partir duquel on se questionne sur les comportements à pratiquer et à éviter est devenu une idéologie établissant un programme que doivent suivre les individus. En ce sens, le discours idéologique se structure, selon nous, à partir des quatre formes de la médicalisation : l’extension du domaine médical, la légitimité du champ d’expertise de la médecine, la propension à déclarer les troubles de santé et la formation d’une idéologie qui promeut la santé comme valeur suprême.

L’article s’articule en trois temps. La première section présentera le développement de la santé publique et préventive en matière de santé mentale au Québec, à partir de recherches scientifiques et gouvernementales. Dans un deuxième temps, nous montrerons comment l’éthique et l’idéologie s’inscrivent dans le discours. Nous présenterons ensuite les magazines répertoriés et justifierons ce choix à partir de critères précis et reprendrons l’ensemble des articles analysés pour caractériser leur intention, et démontrer le passage de l’éthique à l’idéologie de la santé. Enfin, nous réfléchirons à l’influence de la médicalisation de la vie sur les individus et la collectivité.

La santé publique et préventive à propos de la santé mentale

La prise en charge de la santé mentale connaît plusieurs transformations entre 1960 et 1990. Nombre de ces changements sont liés à la transformation globale du rôle de l’État ; dans les années 1960 et 1970 sa mission est complètement redéfinie. Dans la logique de réappropriation de la Révolution tranquille, le Québec entreprend de contrôler les rapports sur la base des valeurs fondamentales de la modernité que sont la justice, le progrès social, la solidarité et le droit social. Pour assurer cette modernisation, l’État adopte une logique de fonctionnement scientifique dans la gestion du social, ce que Renaud (1984, p. 61-62) qualifie de « société programmée ». Au cours des années 1970, selon Ricard (1992), l’État n’a plus la responsabilité de représenter l’ensemble de la collectivité dans son affirmation de la modernité, et devient plutôt un fournisseur de services permettant aux individus d’atteindre plus facilement le bonheur. Ces individus, face au pouvoir, ne sont plus définis comme des citoyens mais comme des particuliers. Ils forment une clientèle dont l’État doit combler les divers besoins, quotidiens et privés, en commençant par les besoins économiques, devenant ainsi une gigantesque entreprise de services qui doit constamment tenir compte des conditions de vie de la personne. C’est dans ce contexte qu’apparaît un nouveau modèle en santé publique : la santé individualisée, qui marquera un point d’ancrage dans la catégorisation axiologique de la santé mentale.

Au cours des années 1980 et 1990, plusieurs critiques ont remis en question le rôle de l’État-providence. De nouveaux problèmes sociaux le forcent à ajuster son tir face aux visées interventionnistes. Certains auteurs, comme Gilles Bourque (1990), soulignent que l’État-providence s’est transformé en un État autoritaire, qui réarticule les rapports entre le privé et le public. Cette stratégie entraîne un mouvement de déréglementation de l’économie et de surréglementation du social. Une autre conceptualisation de la santé publique voit le jour et accompagne celle mise en oeuvre à la fin des années 1960 ; on parle désormais de santé sociale.

La santé mentale au Québec de 1973 à 1994

Avec la Révolution tranquille, l’État s’interroge sur la santé des populations[2], en insistant sur l’importance de la prévention. On établit désormais une relation entre le mode de vie des sociétés industrielles avancées, les maladies dites de civilisation et les comportements jugés dangereux. La santé individualisée se greffe alors à la maladie individualisée[3], et intègre la notion de médecine globale, et fait intervenir la prévention, les mesures curatives et la réadaptation comme valeurs premières (Gouvernement du Québec, 1970). Celles-ci sont sous-jacentes à des déterminants de santé. Les quatre déterminants, définis dans Nouvelle perspective de la santé des Canadiens (Gouvernement du Canada, 1974), soulignent l’importance de la biologie humaine, de l’environnement physique et social, des habitudes de vie et de l’organisation des soins. C’est le modèle biopsychosocial qui est privilégié pour le traitement. Il incarne un élargissement de la conception de la maladie ; il ne remet pas en question le modèle biomédical classique, mais prend en considération de nouveaux facteurs dans l’étiologie de la maladie ; on parle d’étiologie sociale. Les notions de santé individualisée et de médecine globale consacrent donc la valeur de la responsabilisation individuelle : «  […] je suis responsable de ma santé (Lacourse, 1998, p. 49) ». La qualité de la vie est vite devenue, pour beaucoup, une affaire personnelle :

Outre le système de distribution de soins et l’ensemble de la collectivité, les individus eux-mêmes doivent porter le blâme pour bon nombre de conséquences néfastes que leurs habitudes de vie occasionnent à leur santé. Le manque d’exercice et la vie sédentaire, l’usage du tabac, la suralimentation, la conduite en état d’ivresse, l’abus des drogues, la décision de ne pas attacher sa ceinture de sécurité sont autant de facteurs qui contribuent aux maladies physiques et mentales : la responsabilité en incombe en grande partie à l’individu et il doit voir à réprimer ces abus.

Gouvernement du Canada, 1974, p. 27.

Parallèlement à l’adoption d’une vision de la santé individualisée se structure un nouveau système de santé. En 1971, la Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social (commission Castonguay-Nepveu) fait adopter le chapitre 48 de la loi 65. Celui-ci comporte deux sous-objectifs : tendre vers une médecine globale destinée à fournir des soins complets, continus et individualisés, et axer la médecine sur la personne, sur une relation humaine basée sur la confiance et la compréhension mutuelle. On ne parle donc plus de maladie mais bien de santé publique ; la santé n’est plus un privilège, mais un droit social et collectif. Elle n’est plus la responsabilité personnelle du médecin traitant, mais bien celle du gouvernement envers la collectivité (Boudreau, 1984).

La maladie et la santé mentale deviennent des éléments de la médecine globale ; la maladie mentale est désormais une maladie comme les autres[4]. La réforme Castonguay-Nepveu sonne le glas du département des services psychiatriques[5] au sein du ministère de la Santé, qui devait lui aussi s’éclipser pour donner naissance au ministère des Affaires sociales (Boudreau, 1984). Comme tous les domaines traditionnellement classés sous la rubrique de la santé et des services sociaux, la psychiatrie sera gérée par des divisions administratives. Le nouveau ministère voit les notions de maladie et de santé mentale comme trop étroites et trop restrictives. Le vocabulaire doit changer. Les soins, la prévention et la promotion deviennent un droit social fondamental.

Le 25 août 1971, le Comité de la santé mentale du Québec voit le jour. Composé d’une équipe multidisciplinaire consultative, dont le rôle premier est de formuler un programme de santé mentale pour le ministère des Affaires sociales, il recommande l’adoption d’une politique partielle avant l’élaboration d’une politique d’ensemble. À l’été de 1972, il produit une première brochure intitulée L’organisation des services de soins psychiatriques (Wallot, 1998). En septembre 1973, il présente un autre avis, dans lequel la prévention est abordée. Il rappelle la complexité du terme « santé mentale » et se dit incapable d’en formuler une définition adéquate, choisissant plutôt de parler d’une « problématique de santé et de maladie mentale » (Wallot, 1998).

De 1972 au milieu des années 1980, le ministère des Affaires sociales et le comité s’emploient à revoir le développement et la structuration d’une politique d’ensemble de la santé mentale. Outre les deux documents mentionnés, ils présentent d’autres avis en vue d’atteindre cet objectif (Wallot, 1998, p. 335-339 ; http://www.msss.gouv.qc.ca/csmq/). La période couvrant le développement de la santé individualisée comme nouvelle politique de santé publique marque un pas de géant pour la santé mentale ; avec la mise en place d’un nouveau système de santé, elle devient progressivement une maladie comme les autres. Parallèlement, la mainmise psychiatrique tend à se transformer en une compréhension qui inclut à la fois les déterminants biologiques, psychologiques et sociaux. Somme toute, les valeurs d’intégration et de prise en considération de la personne s’imposent et dans le développement d’une politique générale de santé mentale.

Au début des années 1980, l’État est confronté à de nouveaux défis. Que ce soit la remise en question des dépenses dans divers secteurs, la décroissance démographique, le vieillissement de la population, les fluctuations économiques, etc., l’État et la société civile se questionnent sur leurs rôles respectifs. Au milieu de cette décennie, un autre discours en santé publique tente de recentrer les interventions gouvernementales dans une vision plus écologique en situant la santé dans un environnement social, culturel, politique et économique. Aux modèles de la maladie individualisée et de la santé individualisée, se greffe celui de la santé sociale. Au lieu de miser principalement sur le changement des comportements des individus, on lie la prévention et la promotion aux relations entre les paramètres biologiques, environnementaux et culturels (Lacourse, 1998). Ce changement s’inscrit dans une nouvelle réforme du système de santé. Le 18 juin 1985, une commission d’enquête sur les services de santé et les services sociaux, communément appelée la commission Rochon, est créée. Selon celle-ci, il faut établir la frontière entre les services que l’État doit fournir et ceux que la communauté peut et veut prendre en charge (Gouvernement du Québec, 1988). Le rapport de la commission Rochon indique trois enjeux fondamentaux : l’accessibilité universelle et gratuite à des services personnalisés, continus et de qualité, conforme à la philosophie de la commission Castonguay-Nepveu, la responsabilité des usagers et la participation de l’ensemble de la population (Fortin, 1998, p. 21-22).

Suivant les nouvelles orientations proposées par le gouvernement du Québec, la maladie et la santé mentale se caractérisent par des définitions mieux structurées et plus sociales, de même que par l’élaboration d’une politique globale. Nous avons retenu trois de ces définitions qui illustrent les enjeux liés à ce concept. Selon le document La santé mentale des Canadiens : vers un juste équilibre : « La santé mentale est la capacité de l’individu, du groupe et de l’environnement d’avoir des interactions qui contribuent au bien-être subjectif, au développement et à l’emploi optimum des capacités mentales (cognitives, affectives et relationnelles), à la réalisation de buts individuels et collectifs justes et à la création de conditions d’égalité fondamentale ». (Blanchetet al., 1993, p. 7.)

En 1989, le Comité de la santé mentale établit ceci :

La santé mentale […] s’apprécie […] à l’aide des éléments suivants : le niveau de bien-être subjectif, l’exercice des capacités mentales et la qualité des relations avec le milieu. Elle résulte d’interactions entre des facteurs de trois ordres : des facteurs biologiques […], des facteurs psychologiques, liés aux aspects cognitifs, affectifs et relationnels, et des facteurs contextuels, qui ont trait aux relations entre la personne et son environnement. Ces facteurs sont en évolution constante et s’intègrent de façon dynamique chez la personne. La santé mentale est liée tant aux valeurs collectives dominantes dans un milieu donné qu’aux valeurs propres à chaque personne.

Blanchetet al., 1993, p. 7-8.

Enfin, selon la Politique de la santé mentale publiée par le ministère de la Santé et des Services sociaux en 1989 :

[…] la santé mentale comporte trois dimensions :

  • un axe biologique qui a trait aux composantes génétiques et physiologiques ;

  • un axe psychodéveloppemental qui met l’accent sur les aspects affectif, cognitif et relationnel ;

  • un axe contextuel qui fait référence à l’insertion de l’individu dans un environnement et à ses relations avec son milieu.

C’est l’aspect du psychodéveloppement qui caractérise le mieux l’état de santé mentale. Ainsi, la santé mentale d’une personne s’apprécie à sa capacité d’utiliser ses émotions de façon appropriée dans les actions qu’elle pose (affectif), d’établir des raisonnements qui lui permettent d’adapter ses gestes aux circonstances (cognitif) et de composer de façon significative avec son environnement (relationnel). Tout en reconnaissant cette spécificité, il demeure fondamental d’agir à la fois sur les dimensions biologique, psychologique, sociale et ainsi élargir l’action en santé mentale.

Blanchetet al., 1993, p. 22.

Ces trois définitions ont une même ligne directrice : le développement des capacités mentales, incluant les notions cognitives, affectives et relationnelles, et l’insertion de l’individu dans l’environnement et ses relations avec son milieu. Le modèle de la maladie individualisée, de la santé individualisée et de la santé sociale se rejoignent en une conception globale de la santé mentale. À la suite de la publication de la Politique de la santé mentale, le comité dépose en 1994 des recommandations pour la développer et l’enrichir. Ces recommandations touchent essentiellement à la prévention et à la promotion (Gouvernement du Québec, 1994).

Il y a donc des changements importants en matière de santé mentale dans les années 1980 et au début des années 1990 ; la réforme du système de santé a permis à l’État et à la société civile de tendre vers un rapprochement. Avec l’élaboration d’une politique globale intégrée à la communauté, l’idée du début des années 1970, selon laquelle la maladie mentale est une maladie comme les autres, se structure et s’implante véritablement. La prévention et la promotion s’élargissent pour englober différents facteurs sociaux et culturels qui entraînent des troubles mentaux, afin de développer des politiques et des méthodes efficaces pour les contrer.

La prévention et la promotion de la santé mentale

Les concepts de prévention et de promotion se complexifient à partir des années 1970. Ils se libèrent du joug de la maladie psychiatrique et de l’institution qu’est l’asile pour se lier à ceux de santé individualisée et de santé sociale. Partant de ce constat, notre analyse sera globale. Nous énoncerons des définitions et expliciterons les objectifs de la prévention et de la promotion, leurs méthodes d’intervention et les catégories d’âge visées.

La prévention apparaît à la fin des années 1940 aux États-Unis[6] dans une politique globale de santé publique. Elle est caractérisée par les niveaux de prévention primaire, secondaire et tertiaire[7]. Caplan, dans Principles of Preventive Psychiatry (1964), applique les concepts de santé publique au domaine de la santé mentale. Selon Luc Blanchet, Caplan a cependant amalgamé les termes de prévention, de traitement et de réadaptation pour créer une notion confuse. C’est pourquoi beaucoup d’auteurs (Kessler et Albee, 1975 ; Cowen, 1980 et 1983 ; Bloom, 1982 ; Goldston, 1990, etc.) sont en faveur d’un retour à la terminologie d’avant 1964. Ce qui a pour effet de restreindre l’usage du mot « prévention » à la seule prévention primaire : celle-ci « […] vise la réduction de l’incidence des problèmes de santé mentale en s’attaquant aux facteurs de risque et aux conditions pathogènes. Elle s’adresse à la population générale ou à certains groupes particuliers exposés à de tels facteurs ou conditions ». (Blanchetet al., 1993, p. 15.)

La promotion existe depuis une trentaine d’années au Québec. Elle s’applique à créer une culture de participation des communautés à des programmes visant l’atteinte de conditions de vie adéquates. Trois définitions principales coexistent. D’une part, la position américaine, énoncée dans le document Healthy people en 1979, met l’accent sur le développement et le maintien de saines habitudes de vie et la création d’environnements sains (Anctil et Martin, 1988, p. 7). D’autre part, l’Organisation mondiale de la santé privilégie la qualité de vie et l’amélioration des conditions propices à une meilleure santé (Anctil et Martin, 1988, p. 15). Enfin, Luc Blanchet l’a définie comme « […] l’accroissement du bien-être personnel et collectif en développant les facteurs de robustesse et les conditions favorables à la santé mentale. Son action porte sur les déterminants de la santé plutôt que sur les facteurs de risque, et vise la population générale ou des sous-groupes particuliers » (Blanchet, 1993, p. 2). Selon Blanchet, il existe des similitudes et des différences dans l’application de ces deux concepts. Les similarités se retrouvent dans les interventions orientées vers les collectivités, les interventions proactives, les stratégies et méthodes d’interventions multiples et complémentaires et le pouvoir d’action partagé par les intervenants, les communautés et les décideurs publics. Quant aux différences, elles concernent l’objectif, les moyens, les cibles, le moment et les modèles.

Quels sont les objectifs de la prévention et de la promotion ? Au dire de Luc Blanchet (1993, p. 28-30), il existe six stratégies d’intervention. 1) L’harmonisation des politiques publiques et des conditions de vie pour l’amélioration du soutien des milieux de vie. 2) Le renforcement des capacités qui permettent aux personnes d’acquérir les connaissances et les aptitudes nécessaires pour affronter les différentes étapes de l’existence. 3) La réorientation du système de santé et des services sociaux par l’implantation d’activités de prévention et de promotion. 4) Le renforcement de l’action communautaire. 5) L’action auprès des groupes vulnérables cumulant de nombreux problèmes et présentant un grand nombre de facteurs de risque. Pour réaliser ces objectifs, Blanchet (1993) distingue six méthodes d’intervention : l’éducation, la communication, le marketing social, l’action communautaire, le changement organisationnel et l’action politique.

L’éducation à la santé suppose un processus d’apprentissage. Elle peut concerner les valeurs, les attitudes, les habiletés et les comportements des individus ; ses outils comprennent l’éducation en petits groupes ou en face à face, l’éducation médiatisée ou indirecte et l’éducation interactive. La communication, en tant que processus d’échange faisant appel essentiellement aux médias, est suggérée comme deuxième méthode. Comme l’éducation, elle touche aux valeurs, aux normes sociales et aux connaissances ; toutefois, elle s’adresse à un grand nombre d’individus. Les médias écrits et électroniques, les documents vidéo et les événements communautaires sont ses moyens d’action. Le marketing social concerne la mise en place et la gestion des programmes destinés à favoriser l’adoption de certaines attitudes sociales, en utilisant études de marché, campagnes de sensibilisation et actions communautaires. L’action communautaire, quant à elle, est un processus collectif permettant aux individus et aux communautés de se regrouper pour définir des objectifs et des moyens d’action communs. Le changement organisationnel est le résultat de tous les programmes et mesures qui visent à transformer des structures, des fonctionnements, des mentalités dans le but de renforcer la santé mentale des personnes. Enfin, l’action politique a pour but de renseigner et d’informer ceux qui prennent les décisions au sujet de problèmes particuliers. Finalement, pour que les objectifs et les méthodes d’intervention soient efficaces, ils doivent être ventilés selon des classes d’âge. C’est ainsi que généralement on les divise selon la phase périnatale et préscolaire, la phase scolaire, la phase adulte et la phase de la vieillesse (Blanchetet al., 1993).

Les notions allant de la maladie individualisée à la santé individualisée et, ensuite, à la santé sociale, forment un tout et s’influencent mutuellement. La santé individualisée vient réduire, par ses recherches sur le social, la maladie individualisée ; et la même chose se produit pour la santé sociale, qui vient élargir la santé individualisée. Deux moments importants caractérisent la prévention et la promotion de la santé mentale. Avec la mise en place de la santé individualisée, la maladie mentale devient une maladie comme les autres. Selon Hubert A. Wallot (1998), cette étape est considérée comme la deuxième vague de désinstitutionnalisation. Cela a pour effet de démystifier la maladie, de créer une approche plus humaine, de limiter la perte des habiletés sociales, de réduire les séjours à l’hôpital et de mettre en valeur des politiques de prévention et de promotion. Dans les années 1980, on entre dans une autre phase de désinstitutionnalisation (Wallot, 1998). En 1989, on met en place une politique de santé mentale dont les orientations visent à appuyer la cohésion des interventions du milieu social et communautaire et du système de santé auprès des personnes vivant des problèmes de santé mentale. Cette politique, accompagnée d’autres avis et recommandations, fait plus particulièrement appel à la prévention et à la promotion.

Le parcours emprunté jusqu’ici a permis d’esquisser la ligne de faîte des écrits scientifiques et d’exposer les faits marquants de la transformation du système de santé mentale au cours des trois dernières décennies. Sur le terrain, ces changements n’ont pas toujours eu les résultats escomptés. Sur le plan social, on voit l’augmentation de l’itinérance, de la judiciarisation, l’alourdissement du fardeau des familles, etc. (Wallot, 1998). Sur le plan structurel, la planification régionale des services en santé mentale a rencontré beaucoup d’obstacles. La participation des psychiatres aux différentes réformes n’est pas toujours allée de soi. Par ailleurs, les organismes communautaires ont été obligés de se familiariser avec un langage technocratique, et surtout, un manque flagrant de ressources financières pour la mise en place des différentes réformes s’est souvent fait sentir (Wallot, 1998).

Le rôle de l’éthique et de l’idéologie dans le discours

Avant de présenter les magazines dont nous analyserons le discours, nous devons cerner les différences entre éthique et idéologie ; tant du côté des sciences humaines et sociales que de la philosophie, il en existe plusieurs définitions. Pour l’éthique, mentionnons celles d’Edgar Morin (1984), Jean-François Malherbe (1990) et Pierre Fortin (1995), et en ce qui concerne l’idéologie, celles de Fernand Dumont (1974) et Julien Freund (1965, p. 258-259). Enfin, sur la distinction entre éthique et idéologie, indiquons le livre de Jean-Claude Clavet et G.-Magella Hotton (1990). Pour notre analyse, nous nous baserons toutefois sur notre article « Éthique et idéologie : frontière et médiation sémantique par la morale » (Mineau et Larochelle, 1996). Ce texte présente l’éthique et l’idéologie selon quatre dimensions, et permet une meilleure compréhension des deux concepts, ce qui aura pour avantage de faciliter l’analyse de notre corpus documentaire et de montrer explicitement le discours soit à posture éthique, soit idéologique.

L’éthique, selon nous, est une démarche réflexive témoignant du positionnement du sujet par rapport à la question du sens, et fondant un mode d’engagement au monde. Le sujet définit et consolide son éthique par une sélection parmi de multiples possibilités ; l’éthique constitue le terrain de la mise en application des valeurs. En ce sens, les valeurs permettent l’articulation du sens et de l’action, et c’est sur elles que repose l’attitude même de l’engagement :

L’éthique, c’est l’art de devenir sujet. Le but fondamental de l’éthique, c’est que chaque sujet humain devienne le véritable sujet de sa propre existence, c’est que chacun devienne lui-même, que ce que nous sommes, ce que nous disons, ce que nous faisons, les relations que nous entretenons avec nous-mêmes et avec les autres, que tout cela jaillisse du plus profond de nous-mêmes, du plus profond de notre identité humaine.

Malherbe, 1990, p. 9.

Afin de se réaliser, l’éthique doit s’insérer dans le monde de la sociabilité. Pour se positionner par la valeur, il faut reconnaître explicitement la parenté essentielle du sujet et de l’autre ; il faut assumer cette complémentarité dans ce qu’elle a d’essentiel et refuser la réification de tous les autres. L’éthique est une démarche de positionnement axiologique impliquant le choix d’un sens, le sens venant des autres à travers les univers symboliques communs. La sociabilité est ce sans quoi l’éthique est impossible, ce qui doit être intégré et assumé comme la nature véritable de celui-là même qui se positionne. L’intégration et la prise en charge par le sujet de cette sociabilité, c’est ce que nous appelons la responsabilité. Celle-ci repose sur l’aspect critique du positionnement. Elle tient en fin de compte à l’engagement d’un sujet relancé dans le devenir par sa rencontre transformatrice avec le monde opératoire.

Pour que l’éthique du sujet puisse être opératoire, l’autonomie est la condition première. C’est par celle-ci que se constitue l’origine même du positionnement. Alors que l’autonomie consiste à se situer par soi dans le devenir, le positionnement se ramène en fait à l’autonomie en acte : « En un mot, le positionnement présuppose sa propre capacité, l’autonomie, qui devient en retour positionnement dès qu’elle se trouve actualisée. Mais à partir du moment où l’autonomie se réalise, elle s’ouvre elle-même sur sa propre codification. » (Mineau et Larochelle, 1996, p. 830.)

Dans la mesure où le positionnement s’enracine dans une sociabilité, il revêt inévitablement une dimension comportementale. C’est ici qu’intervient la morale comme plaque tournante entre les valeurs et l’action. La morale apparaît comme la praxis organisée du positionnement. La morale se présente comme la logique pratique de l’éthique. Elle constitue l’ensemble des règles auxquelles le sujet a l’impression, justifiée ou non, d’adhérer librement, dans la mesure où il croit y reconnaître la forme obligée de son implication dans le monde sous le signe de l’engagement.

L’idéologie se définit quant à elle comme une mise en position de l’être dans un sens programmatique. Elle consiste en une transformation de la valeur commandant une praxis soumise tout entière à l’empire du fondement. Pour se réaliser, l’idéologie postule la transparence du monde. Ce que l’idéologie devra trouver et poser, c’est un fondement en tant que synthèse stable du sens et source ultime de la valeur, en tant que figure fixée et accomplie de l’universalité. Le nom de ce sens (dieu, l’homme, la race, l’histoire) se manifeste comme la condition nécessaire et suffisante de la légitimation. C’est la référence à l’universalité qui est en fin de compte fondatrice à partir du moment où celle-ci est représentée comme l’ensemble des régularités originaires qui traversent l’être en général et la sociabilité en particulier, pour les inscrire dans le devoir-être du devenir. Expression des exigences de l’universalité, le sens comme valeur investit ensuite les différentes catégories qui organisent l’association ou la dissociation, l’inclusion ou l’exclusion, des sujets. L’idéologie présuppose un rapport au monde marqué du sceau de l’universalité et dont la forme constitue une perception de la vérité érigée en évidence suprême : la vérité est un programme à réaliser.

Puisqu’elle peut et doit être reconnue, la normativité de l’idéologie fait l’objet d’un savoir qui doit être transmis : le prosélytisme apparaît alors. Il est la nécessité didactique du fondement en vue de la réalisation du sens et de la valeur. Pour mettre en pratique l’idéologie, la notion de pouvoir doit prendre une place prépondérante. Le pouvoir est la capacité d’imposer la normativité fondée, de la faire reconnaître, en surmontant les contingences qui relèvent de l’autonomie ou de la liberté relative des sujets. Le pouvoir est la condition de l’efficacité du sens comme valeur à l’intérieur d’une sociabilité marquée du désordre des libertés. Celles-ci constituent toujours une menace contre le plan d’ensemble porteur du sens.

Puisque l’idéologie est reconnaissance de l’universel qui s’impose sous le signe de la valeur, elle ne peut que générer la morale en tant que système de règles devant assurer la réalisation du sens. Dans cette perspective, la morale se présente comme la codification de la normativité que l’on postule issue du réel, comme la logique pratique du vrai et du bien. Son efficacité tient à son ancrage dans le pouvoir, auquel elle fournit un plan d’action préalablement justifié, transposable dans le droit, cherchant à entraîner l’adhésion des subjectivités potentiellement rétives.

Ainsi, la morale forme une plage d’intersection de l’éthique et de l’idéologie. Toutes deux s’actualisent dans la normativité. Alors que l’éthique est une prise de position qui assure sa propre cohérence et son efficacité à travers les règles qui en découlent, l’idéologie est une mise en position du monde sous le mode de la reconnaissance d’un sens exigeant sa propre réalisation et générant à cette fin les règles. On pourrait dire ici que la morale qui procède de l’éthique est librement voulue et assumée par le sujet qui y retrouve sa propre position, alors que l’idéologie générerait de l’extérieur une normativité que le sujet devrait porter sans l’avoir choisie. La distinction entre l’éthique et l’idéologie tiendrait à l’impression subjective de liberté ou de contrainte. Toutefois, l’éthique pourrait bien être de l’idéologie intériorisée, qui a perdu son nom, c’est-à-dire son extériorité, en devenant cette évidence pour soi que génère le consentement. D’autre part, si l’idéologie peut apparaître aux uns sous le mode de l’extériorité en tant que vision du monde des autres, elle procède en fait de sujets en quête d’un positionnement et qui, en bonne conscience et à leur usage, fabriquent eux-mêmes l’universel et la normativité s’y rattachant. En d’autres mots, la relativité des concepts transparaît assez clairement en regard des prétentions mêmes du positionnement, selon que le sujet le considère comme valable pour soi ou comme valable en soi. De cette manière, l’éthique des uns devient, pour les autres, de l’idéologie.

De l’éthique à l’idéologie de la santé : analyse du discours écrit et populaire

Dans les années 1960, les médias écrits voient leur position reculer à cause de l’explosion télévisuelle et de l’influence grandissante des magazines français et américains (Linteau, Durocher, Robert, Ricard, 1989). La situation change radicalement à partir des années 1970. Comme le montrent plusieurs répertoires spécialisés dans la diffusion des périodiques au Québec[8], le magazine populaire se développe autour de sujets traitant de questions sociales, politiques, économiques, culturelles, spirituelles et de la vie pratique et quotidienne. L’intérêt pour la prévention et la promotion de la santé mentale s’y inscrit, dans une large mesure, dans le même cours que le discours gouvernemental et scientifique. Il privilégie, pour tous les groupes d’âge, deux méthodes d’intervention : l’éducation pour la santé et la communication. Avec la santé individualisée, prônant, entre autres, le « je suis responsable de ma santé », dans une perspective de médecine globale, et la santé sociale, qui favorise l’interaction de la prévention et de la promotion des éléments essentiels à une meilleure santé, le discours des magazines populaires constitue en quelque sorte une discussion des résultats de la recherche sur la santé mentale au Québec, et offre un lieu approprié pour jauger l’évolution de la rhétorique médicale, sous l’influence tantôt de l’idéologie en vigueur, tantôt de l’éthique de préférence.

Les publications choisies

Pour choisir les publications, nous nous sommes interrogés sur la signification et la définition du magazine écrit et populaire. Nous avons abordé notre questionnement à partir de deux concepts : l’intériorité et l’extériorité. C’est en feuilletant plusieurs périodiques que nous avons construit cette grille d’analyse. L’intériorité du magazine se manifeste par la présence d’un message, d’une pluralité des formes d’écriture, de publicités et de la parution régulière de textes sur la prévention et la promotion de la santé mentale.

D’entrée de jeu, le magazine se construit en définissant sa mission première. Il soumet au lecteur une vision du réel selon une optique singulière. Ce qui ne l’empêche pas toutefois d’aborder plusieurs sujets. Ainsi, le message doit être varié et vulgarisé pour que le lecteur puisse choisir l’information et la comprendre en vue de se faire une opinion. Quant aux différentes formes de textes comme l’éditorial, l’article court, le dossier, l’enquête de type sociologique, la lettre d’opinion, le courrier, la rubrique, etc., elles structurent la multiplicité du message. Comme troisième élément, la publication doit inclure de la publicité. Elle la diversifiera pour accrocher le plus de lecteurs possible ou, au contraire, se concentrera sur un type de publicité qui rejoint directement sa ligne éditoriale. En dernier lieu, nous porterons attention à la régularité des articles sur la prévention et la promotion. Nous nous sommes concentrés sur les textes discutant les obstacles et les signes d’une bonne santé mentale : le stress, la dépression, l’isolement, l’anxiété et l’angoisse, la fatigue, l’échec, la tristesse, les peurs, etc., font partie des obstacles ; l’adaptation, l’équilibre, la maturité, l’objectivité et l’extension du moi, le contrôle des émotions, le sens du réel, le sens de l’humour, la confiance en soi, la relaxation, etc., caractérisent la bonne santé mentale. Nous n’avons pas retenu des thèmes comme l’alcoolisme, la toxicomanie, la violence conjugale, les problèmes de l’adolescence, les conditions de pauvreté, etc., qui peuvent, de manière indirecte, avoir des incidences néfastes dans la vie de l’individu. Le trop grand nombre d’articles disponibles nous a contraints à faire ce choix.

La publication doit être diffusée dans les points de vente accessibles à l’ensemble de la collectivité : tabagies, centres commerciaux et kiosques à journaux. Il est également impératif qu’elle soit publiée sans interruption pendant une période de plus de cinq ans. Une durée de vie inférieure est, selon nous, insuffisante pour établir sa crédibilité. Nous pensons que les cinq premières années sont une période où elle se positionne sur le marché, trouve sa clientèle, se structure, se façonne et, quelquefois, réoriente ou change sa mission première. Après avoir répertorié plus de trente périodiques susceptibles de correspondre à notre grille d’analyse, nous avons arrêté notre sélection sur une publication principale, Châtelaine, et deux autres secondaires, Nous et Santé.

Châtelaine constitue l’élément central de notre étude. Elle couvre l’ensemble de la période à l’étude et répond à toutes les caractéristiques de notre grille d’analyse. Sa parution débute en octobre 1960 et se poursuit encore aujourd’hui. Au début, son objectif premier était de donner le droit de parole aux femmes et d’élaborer une nouvelle conscience féminine. Aujourd’hui, ses positions et les sujets dont elle traite ont beaucoup changé, tout comme le féminisme. Malgré une ligne éditoriale féministe, elle s’ouvre aux aspects de la vie quotidienne, aux préoccupations sociales, politiques, économiques, culturelles et religieuses, dont le concept de la santé au sens large. En définitive, elle se caractérise par une orientation vers le plus grand nombre.

Dans l’impossibilité de répertorier d’autres magazines couvrant l’ensemble de la période, nous nous sommes limités à Nous et à Santé comme compléments d’étude. Nous paraît de 1973 à 1980 et Santé de 1984 à 1994. Ces deux magazines offrent un contrepoint au discours de Châtelaine. Nous pourrons ainsi vérifier si le message de Châtelaine rejoint d’autres discours populaires. La construction de Nous ressemble beaucoup à celle de Châtelaine. Orienté vers la condition masculine, ce magazine s’intéresse à plusieurs sujets touchant à la vie pratique et quotidienne, à des questions sociales, etc. Santé, comme l’indique son titre, se préoccupe des aspects relatifs à une santé épanouie. Outre sa mission première, il s’ouvre à d’autres sujets et opinions. Les deux magazines se prêtent bien à l’analyse selon notre grille.

Ces trois magazines ne constituent pas un échantillon représentatif d’un ensemble plus vaste, mais davantage l’occasion de porter un regard sur les stratégies d’argumentation utilisées dans l’espace public pour construire une représentation de la prévention et de la promotion de la santé mentale.

Synthèse des textes analysés

Nous avons répertorié et analysé quatorze textes de Châtelaine, cinq de Nous et douze de Santé. Tous les articles comportent une intention éthique ou idéologique (tableau 1). Pour les uns, c’est l’éthique qui prédomine. Ils mettent en valeur cette démarche réflexive qui caractérise le positionnement et l’engagement du sujet. Nous retrouvons ici les quatre dimensions de l’éthique, c’est-à-dire la sociabilité, la responsabilité, l’autonomie et la morale. Pour les autres, il s’agit d’une idéologie qui met en position l’individu dans un sens programmatique posant une médicalisation comme indispensable au bonheur des sujets éthiques. Nous percevons alors les aspects inhérents à l’idéologie, c’est-à-dire l’universalité, le prosélytisme, le pouvoir et la morale.

Tableau 1

Posture des textes analysés

Années

La revue Châtelaine (Élément central de l’analyse)

La revue Nous (Élément secondaire de l’analyse)

La revue Santé (Élément secondaire de l’analyse)

1973

Posture éthique

 

 

1974

Posture éthique

Posture éthique

 

1975

 

Posture éthique

 

1976

Posture éthique

Posture éthique

Posture idéologique

 

1977

Posture éthique

Posture éthique

 

1978

Posture éthique

Posture éthique

 

1983

Posture éthique

 

 

1984

Posture idéologique

 

Posture idéologique

1986

Posture idéologique

Posture éthique

 

Posture idéologique

1987

Posture idéologique

 

Posture idéologique

1989

Posture idéologique

 

Posture idéologique

Posture éthique

1990

Posture idéologique

 

Posture idéologique

Posture éthique

Posture idéologique

1990/1991

 

 

Posture idéologique

1991

 

 

Posture idéologique

Posture idéologique

1993

Posture idéologique

 

Posture idéologique

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De plus, nous constatons, dans Châtelaine, un glissement du discours éthique vers une idéologie de la santé. En effet, nous observons, de 1973 à 1983, une prédominance de l’éthique, et à partir de 1984, et ce jusqu’à la fin de la période observée, le discours évolue vers une idéologie de la médicalisation. Par ailleurs, l’étude de Nous et de Santé révèle la même évolution. Nous développe un discours à prédominance éthique, tandis que Santé affiche, dans une large mesure, une posture idéologique. Par conséquent, ces deux publications tendent à appuyer l’hypothèse d’une transformation à plus grande échelle du discours médiatique écrit et populaire. Pour comprendre nos catégorisations qui établissent la posture éthique ou idéologique des articles, ainsi que la mise en place du glissement d’une éthique vers une idéologie de la santé, abordons maintenant l’analyse des textes. Pour ce, nous appuierons notre argumentation sur les trois magazines.

La sociabilité est bien présente pour la période 1973-1983. Les auteurs prennent position sur les manières de concevoir celle-ci. Ils commencent généralement par un questionnement ou par une critique de la façon dont la société conçoit les problèmes sociaux à partir des différentes normes ou règles, et des effets de la science sur l’individu et les collectivités :

  • L’auteur critique la façon dont la société perçoit la notion d’échec (Gauthier, 1983).

  • L’auteure présente la fatigue comme un aspect tout à fait normal à la condition humaine. Elle remet en question la façon médicale dont la société perçoit généralement la fatigue (Baillargeon-Pelletier, 1978).

  • La signataire de l’article critique la façon dont la majorité perçoit la société moderne. Elle souligne que la plupart du temps les individus sont coincés dans les apparences exigées par le statut social (Fecteau, 1976).

  • L’auteur critique l’étroitesse d’esprit de la vie et de la société moderne occidentale (Germain, 1975).

En ce qui concerne la sociabilité, les auteurs montrent comment la responsabilité caractérise les choix des sujets fondés sur des valeurs. En ce sens, l’axiologie renvoie à un vouloir, à un choix individuel ou collectif. La responsabilité et les valeurs qui en découlent sont intimement liées au développement optimal du bien-être de l’individu. Elles impliquent donc une réflexion. Et c’est par l’autonomie du sujet éthique que se réalise la réflexion qui déterminera la responsabilité et les valeurs sous-jacentes :

  • La sagesse, la lucidité, le bon sens et l’attention à l’autre et à soi-même (Baillargeon-Pelletier, 1978).

  • L’unicité de l’individu (Gauthier, 1976).

  • Être soi-même (autonomie, spontanéité, liberté) (Fecteau, 1976).

  • Conscience de soi-même, une paix intérieure et un respect envers l’autre (Germain, 1975).

  • L’autonomie, l’affirmation et le bonheur (Germain, 1973).

Enfin, la morale se présente comme la logique pratique de l’éthique, c’est-à-dire comme la mise en forme de l’autonomie du sujet à partir d’un positionnement. Il s’agit donc pour l’individu de créer ses propres règles, à partir de valeurs, pour développer un comportement, une attitude qui sera significative pour sa vie :

  • La réussite d’une vie se tisse lentement, humblement, au fil des jours. Il est important de se laisser le temps de réussir : quand on a un projet de vie, les échecs prennent beaucoup moins d’importance. On tombe et l’on se relève, sans paniquer (Gauthier, 1983).

  • La personne pourra, dans son attitude, dans son comportement, être en mesure de se questionner sur elle-même, apprendre à connaître ses forces et ses faiblesses (Baillargeon-Pelletier, 1978).

  • C’est en chacun de nous que nous pouvons découvrir nos limites en ce qui concerne le conditionnement de la vie pour l’autre (Fecteau, 1976).

  • La morale préconisée se résume par la volonté et l’attitude de l’individu à vouloir intégrer cet art de vivre dans sa vie personnelle (Germain, 1975).

  • La morale instaurée se résume par le fait que la manière de vivre doit véritablement coller au moi de la personne, elle suppose de réfléchir sur soi-même (Germain, 1973).

De 1984 à 1993, on remarque une intention idéologique basée sur les aspects de la médicalisation de la vie ou de la médicalisation sociale. L’universalité est atteinte au moyen d’une conception scientifique. Qu’ils parlent de stress, d’anxiété, de dépression, d’estime de soi, de rire, de plaisir, etc., les différents écrits se justifient à l’aide des préceptes de la médecine rationnelle. Ils font référence, dans une large proportion, aux dires de médecins, de chercheurs, de scientifiques et autres spécialistes de la santé :

  • L’auteur critique l’étroitesse d’esprit de la vie et de la société moderne occidentale (Germain, 1975).

  • L’auteur s’appuie sur les dires de spécialistes en massothérapie, en naturopathie et en psychologie (Bruel, 1993).

  • Pour expliquer les bienfaits de l’exercice en vue de prévoir le stress, l’auteur se réfère à la vision scientifique pour légitimer ses dires (Chevalier, 1990).

  • L’article est élaboré, dans une large mesure, sur la légitimation du rire pour une bonne santé physique et mentale. Pour ce, les auteurs se basent sur une conception scientifique montrant les différents bienfaits du rire sur l’organisme humain (Marsolais et Roy, 1990).

  • La légitimation du texte consiste à en appeler d’un spécialiste ; en l’occurrence ici, on parle du docteur Peter Hanson (DeGramont, 1987).

  • L’auteure s’appuie sur les définitions que des chercheurs et psychiatres donnent de la phobie (DeGramont, 1986).

Pour atteindre l’universalité, les articles instituent un prosélytisme et une conception du pouvoir qui mettent en perspective le sens et les valeurs en vue de souscrire au programme d’action. Le prosélytisme a pour objectif ici d’énoncer des conseils et recommandations, basés sur des valeurs, afin de justifier le pouvoir. Celui-ci est la condition de l’efficacité du sens comme valeur à l’intérieur d’une sociabilité qui promeut cette programmatique :

  • Le prosélytisme : l’exercice.

  • Le pouvoir : il est impératif de respecter les techniques des exercices suggérés (Bruel, 1993).

  • Le prosélytisme : l’honnêteté émotionnelle face à soi-même et l’actualisation de ses émotions.

  • Le pouvoir : pour opérationnaliser ces deux valeurs, l’auteure élabore des règles, des principes que l’individu doit respecter (D’Aragon, 1991).

  • Le prosélytisme : l’information et la communication, l’attention et l’écoute de l’autre.

  • Le pouvoir : la chronique élabore des règles et des principes à respecter (Genest, 1991).

  • Le prosélytisme : la compréhension, l’acceptation et la reconnaissance du problème d’anxiété.

  • Le pouvoir : selon l’auteure, il existe quatre étapes, principes ou règles à suivre et à mettre en pratique (Graton, 1987).

  • Le prosélytisme : le discernement, la compréhension et l’affrontement de sa peur phobique.

  • Le pouvoir : la personne doit apprendre, en premier lieu, des techniques de relaxation et de respiration. Ensuite, elle doit faire provision, dans sa tête, d’images plaisantes lorsque survient l’anxiété de départ de la phobie (De Gramont, 1986).

La morale sous-jacente se résume à l’importance de respecter les éléments institués par le principe de pouvoir. Elle implique, pour l’attitude, le comportement, la manière d’être de l’individu ou de la collectivité, un respect du programme à réaliser.

Dans l’ensemble, le discours éthique évalue ou critique les univers symboliques qui englobent la sociabilité. Par surcroît, le principe de responsabilité et d’autonomie fait entrer en jeu l’engagement et le positionnement des valeurs. Finalement, la morale joue ici un rôle de catalyseur. L’attitude et le comportement de l’individu servent à évaluer les valeurs, puis, à choisir la manière de les mettre en oeuvre. L’individu se crée à partir de sa propre sociabilité, de sa responsabilité et de son autonomie. Le discours éthique s’appuie donc essentiellement sur une morale élaborée par le sujet. En ce qui concerne le discours idéologique, il met en place une universalité corroborée par la médicalisation de la vie. Pour légitimer cette dernière, les articles mettent à profit le prosélytisme et le pouvoir. C’est ce dernier élément promulgue des normes, des principes et des règles qui visent à établir une programmatique. Nous voyons ainsi les traces de l’extension du domaine médical, l’expansion du champ d’expertise de la médecine, de la propension à déclarer les symptômes morbides et d’une amplification des préoccupations de santé communément appelée « santéisme ». La morale qui s’en dégage doit ainsi susciter un comportement et une attitude qui exigent le respect du pouvoir.

Le passage de l’éthique à l’idéologie est sans équivoque. À partir du positionnement intérieur du sujet éthique, les approches ont évolué vers l’idéologie comme référent du discours sous le mode de l’extériorité. Ainsi, les auteurs des articles à posture idéologique justifient la médicalisation de la santé mentale à partir de références et de recommandations médicales et scientifiques provenant d’une entité extérieure qui fonde la normalisation devenue désirable des comportements individuels et collectifs.

Cet article a permis de montrer le passage de l’éthique à une idéologie de la santé dans la médicalisation de la prévention et de la promotion de la santé mentale. Qui plus est, cette transformation s’associe à la notion même de la santé publique. Durant la phase du développement de la santé individualisée dans les années 1970, caractérisée par la maxime « je suis responsable de ma santé », l’espace est occupé par le discours à posture éthique. Il interpelle l’individu et l’enjoint à prendre conscience de sa santé. Avec la santé sociale, dans les années 1980, la santé devient une responsabilité collective structurée par une idéologie faisant appel à une plus grande médicalisation. Elle met en place une régulation où l’individu et la collectivité sont de plus en plus pris en charge par une entité extérieure qui détermine les comportements à suivre ou à éviter, laissant peu de place au questionnement individuel. La diffusion d’un tel message ne fait que représenter la relation ou l’interdépendance implicite entre le discours scientifique et la vulgarisation diffusée à grande échelle. Certains écrits des revues populaires se réfèrent à des sources médicales, paramédicales ou scientifiques.

Finalement, dans une optique plus globale, notre article va dans le même sens que d’autres études cherchant à corroborer l’existence d’un lien entre les comportements sociaux et la mainmise de la sphère médicale. Il s’inscrit donc dans le cadre général des travaux portant sur la médicalisation sociale des comportements[9].