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Le Québec est la seule région francophone du monde dans laquelle l’expression « revenu minimum garanti » (RMG) est utilisée si fréquemment en des sens si différents. Alors qu’ailleurs l’expression désigne exclusivement les dispositifs conventionnels de revenu minimum, dont le Revenu minimum d’insertion français reste l’exemple paradigmatique, au Québec elle est également employée par référence à l’impôt négatif, à l’allocation universelle, voire aux crédits d’impôt de type Earned Income Tax Credit (EITC). Ceci est essentiellement dû à la proximité du débat américain et anglo-canadien, où l’expression Guaranteed Minimum Income est elle aussi relativement polysémique, mais prête bien évidemment à confusion. Lionel-Henri Groulx, professeur de politiques sociales à l’Université de Montréal, tente avec cet ouvrage ambitieux de clarifier les termes d’une discussion souvent obscure entre partisans des diverses formes de ce « revenu minimum garanti ».

Après une brève introduction qui expose la démarche de recherche, l’ouvrage s’ouvre sur une discussion comparative des mécanismes classiques d’assistance, tels qu’ils ont été progressivement mis en place dans la plupart des pays industrialisés après la Seconde Guerre mondiale. Contrairement à ce qu’écrit l’auteur (p. 3), il n’a pas fallu attendre les années 1960 pour que ces dispositifs émergent en Europe, puisque la National Assistance britannique est introduite dès 1948 et que les pays scandinaves étendent leurs programmes d’assistance au cours des années 1950. Par contre, L.-H. Groulx insiste très justement sur les nombreuses différences entre expériences nationales, ainsi que sur les multiples conditionnalités impliquées par les dispositifs examinés : résidence, âge, nationalité, composition du ménage, ressources, etc. Il offre à cet égard d’utiles éléments de comparaison, dans un domaine où la littérature spécialisée reste malheureusement très parcellaire. Son deuxième chapitre tente d’ailleurs d’inscrire cette comparaison dans une perspective théorique plus large, qui inclut la référence aux désormais fameux « Trois mondes » de l’État-providence. Il conclut cependant par une comparaison France-Québec qui laisse le lecteur perplexe. Bien sûr, le débat sur l’assistance au Québec est nettement influencé par les législations françaises (l’inverse n’étant pas vrai) et, comme le souligne L.-H. Groulx, on retrouve bien souvent une rhétorique commune « autour de la citoyenneté et de la solidarité » (p. 96). De ce point de vue l’examen comparé est sans nul doute pertinent. Mais pourquoi l’auteur n’offre-t-il absolument aucun point de comparaison avec la situation des autres provinces canadiennes, qui sont soumises à des contraintes institutionnelles et historiques semblables ? Pourquoi ne fournit-il ni données ni explications quant aux différences dans la manière de concevoir l’assistance au Québec et en Ontario, par exemple ? Pourquoi donc réserver un tel traitement de faveur à la France ?

Les chapitres 3 et 4 nous éloignent provisoirement du « RMG » pour focaliser sur l’analyse des performances des différents systèmes de protection sociale, en termes d’équité (ici entendue au sens de redistribution) et d’efficacité (ici entendue au sens d’incitation à l’emploi). L.-H. Groulx présente plusieurs façons de mesurer ces performances et discute en détail des résultats obtenus. À la fin du troisième chapitre, il effectue un bref et utile retour sur les dispositifs d’assistance eux-mêmes, en mettant bien en évidence les paradoxes de la question distributive : les dispositifs les plus ciblés ne sont pas dans tous les cas les plus efficaces en termes de réduction des inégalités. En matière de redistribution, Groulx a donc le mérite de reconnaître la difficulté de tirer des conclusions univoques d’une exploration comparative. Cette difficulté apparaît également en matière d’efficacité, « vieille obsession » des concepteurs de la protection sociale : comment éviter que des allocations généreuses ne découragent l’accès au marché du travail ? À nouveau, l’exploration comparative met en lumière les tensions générées par ce type de question. Il est toutefois dommage que l’auteur reprenne à son compte l’idée d’un « dilemme » entre équité et efficacité, chère aux économistes, sans souligner la différence de statut des deux impératifs et l’importance d’une conception cohérente de la justice pour en distinguer les implications.

Les deux derniers chapitres sont consacrés à deux formes de « RMG » qui, si elles étaient introduites, représenteraient des nouveautés radicales dans le paysage institutionnel des systèmes développés de protection sociale : l’impôt négatif et le « revenu universel » (ou allocation universelle). L’impôt négatif, pour le dire de façon synthétique, est un dispositif qui combine une imposition positive croissante à partir du premier dollar de revenu avec un crédit d’impôt individuel et remboursable. L’allocation universelle, quant à elle, consiste en un revenu versé par une communauté politique à chacun de ses membres, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie. Comme le souligne L.-H. Groulx, ces deux formules peuvent aboutir sous certaines conditions à des résultats distributifs similaires (p. 277). Par ailleurs, plusieurs types de justifications peuvent être indifféremment employées pour l’une ou pour l’autre. Impôt négatif et allocation universelle gagnent cependant à être distingués, étant donné leurs traits caractéristiques, leurs implications institutionnelles et leurs effets en matière de chômage ou de pauvreté. Ainsi, en agissant comme une avance qui accroît le revenu brut, avec récupération éventuelle au terme de l’année fiscale, l’allocation universelle dispose par exemple d’un potentiel supérieur en termes de lutte contre la pauvreté.

Après avoir exposé le déroulement et les évaluations, parfois contradictoires, des expérimentations sociales de mise en place d’impôts négatifs tentées aux États-Unis et au Canada dans les années 1960-1970, l’auteur propose une instructive incursion dans la géographie de ce qu’il nomme « l’impôt négatif de la deuxième génération », c’est-à-dire les crédits d’impôt remboursables ciblés sur les actifs. L’introduction du EITC américain en 1975 peut en effet être interprétée comme le résultat des échecs successifs des défenseurs de l’impôt négatif dans sa forme la plus pure. Il est devenu aujourd’hui le principal outil de redistribution aux États-Unis, et continue d’intéresser les dirigeants européens. Il est également à la source de nombreux débats scientifiques et politiques au Canada, où le « Projet d’autosuffisance » (PAS) lancé dans les années 1990 s’en inspire. L.-H. Groulx souligne à bon escient les limites de ce projet expérimental extrêmement coûteux, dont il reste délicat de mesurer les effets à long terme dans l’hypothèse où il serait transformé en politique permanente.

L’allocation universelle représente bien sûr une tentative moins timide d’assurer une sécurité économique aux plus défavorisés. Elle se heurte cependant à diverses objections éthiques et pragmatiques, dont certaines sont mentionnées et brièvement discutées par l’auteur, qui reprend également quelques façons d’y répondre. À ce propos, il indique que le débat sur cette proposition semble brouiller les repères politiques usuels, notamment parce qu’on retrouve ses partisans dans l’ensemble du spectre politique.

Cet ouvrage offre donc un bon aperçu général d’une discussion complexe, aux nombreuses ramifications. Il présente l’énorme avantage d’avoir été conçu dans une perspective comparative, même si l’analyse intra-canadienne est souvent insuffisamment développée. Il fournit aux lecteurs d’abondantes données et références issues de disciplines connexes à l’analyse des politiques sociales, et peut donc constituer un utile point de départ pour des étudiants qui souhaiteraient approfondir la question des rapports entre diverses formes de « RMG », que ce soit dans une perspective factuelle ou normative. Plusieurs réserves importantes doivent toutefois être formulées.

On regrettera tout d’abord le fait que L.-H. Groulx se refuse à trancher la question sémantique concernant l’expression « revenu minimum garanti », et persiste à l’utiliser pour désigner des dispositifs extrêmement variés comme il est de tradition au Québec. La notion de « minimum » aurait notamment gagné à être discutée. Plusieurs défenseurs de l’allocation universelle ont ainsi soutenu que le niveau de la prestation pouvait parfaitement être établi en deçà ou au-delà du seuil de pauvreté, sans que les principes de justice sur lesquels ils s’appuient ne soient violés. Par ailleurs, l’EITC américain ne fournit pas de « minimum de ressources », mais un complément au salaire. Dans ces deux cas, la référence à la notion de « minimum » est donc toute relative. Tout au long de son ouvrage, L.-H. Groulx insiste fortement sur les différences entre types de « RMG » très éloignés les uns des autres. Pourquoi alors persister dans l’usage de cette expression ambiguë ?

Il faut ensuite souligner le fait que de trop nombreuses imprécisions se sont glissées dans le travail. Elles sont parfois mineures : Polanyi devient par exemple Polangi, Hobsbawm est Hobsbawn, Goodin devient Goodwin, ou Moynihan se transforme en Moyniham. Elles sont parfois plus conséquentes, comme dans le cas déjà évoqué de l’histoire des dispositifs d’assistance. Ailleurs, L.-H. Groulx affirme aussi de façon erronée que l’impôt négatif « est une idée nord-américaine », ce qui justifie selon lui une limitation de l’investigation sur le sujet « à la littérature américaine et canadienne » (p. 204). En réalité, on trouve déjà trace de l’idée d’impôt négatif chez le Français Cournot au XIXe siècle, et le débat contemporain a été relancé en 1944 par un économiste britannique, Abba Lerner. S’il est vrai que Milton Friedman et, surtout, James Tobin ont beaucoup oeuvré à la diffusion de l’idée, elle a été abondamment discutée et étudiée dans de très nombreux pays hors du continent américain, qu’ils soient anglo-saxons (Royaume-Uni, Australie, Nouvelle-Zélande) ou non (Allemagne, France, Pays-Bas). Depuis les années 1970, ce n’est donc pas aux États-Unis ni au Canada que la controverse scientifique et politique sur cette idée a été la plus animée. Autre exemple d’imprécision dommageable, à propos de l’allocation universelle cette fois : s’il n’est pas incorrect d’écrire qu’un petit parti belge a accordé une place centrale à l’idée dans son programme électoral, pourquoi ne pas s’attarder sur le cas de formations politiques bien plus significatives ayant défendu l’idée en Europe ou en Amérique du Nord (écologistes, par exemple) ? Et pourquoi simplifier le débat économique sur cette idée en opposant une défense néolibérale, qui revendique l’hyper-flexibilité du marché du travail, et une défense « posttravailliste », qui semble capituler devant la montée du chômage ? Après tout la défense la plus aboutie et la plus influente de l’allocation universelle n’est-elle pas le fait d’un libéral de gauche, Philippe Van Parijs, héritier direct de la pensée de John Rawls, qui ne peut être classé ni chez les « néolibéraux », ni chez les « posttravaillistes » ?

Au terme de la lecture, l’aspect le plus gênant pour un observateur averti reste toutefois l’accumulation non hiérarchisée de références de seconde main. À plusieurs reprises, au travers de l’ensemble des chapitres, l’auteur donne le sentiment de compiler des notes de lectures qui, si elles ne sont certes pas dépourvues d’intérêt, sont rarement articulées les unes aux autres de façon satisfaisante. Le chapitre 2, qui traite de la comparaison des dispositifs d’assistance, est à cet égard symptomatique. Essentiellement fondé sur quelques rares rapports officiels, il ne contient aucune référence directe aux législations nationales. Surtout, les données de seconde main sur lesquelles il est construit sont pour la plupart déjà anciennes et tout à fait dépassées. Ainsi les tableaux des pages 52-54 présentent-ils des chiffres datant du début des années 1990, qui ne correspondent plus à aucune réalité factuelle – sans compter que les montants sont exprimés en dollars (américains ?) et en… livres sterling.

En somme, voilà un ouvrage qui constitue sans nul doute une utile base de travail, mais qui peut difficilement prétendre au statut de référence incontournable.