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Cet ouvrage collectif a suscité de nombreux débats publics et académiques lors de sa première parution en 2008. Les discussions avaient alors surtout porté sur la définition du masculinisme comme mouvement social, sur son étendue dans certains cercles académiques et sociaux légitimes et sur les menaces qu’il faisait peser sur les femmes et le mouvement féministe québécois.

Les textes de l’ouvrage initial qui sont reproduits dans cette nouvelle édition abordent donc les enjeux définitoires et historiques (Éve-Marie Lampron, Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri), les conditions d’émergence et de reconfiguration du mouvement (Diane Lamoureux), les principaux enjeux investis par les masculinistes, soit la violence faite aux femmes (Louise Brossard, Mathieu Jobin), les séparations conjugales et la garde des enfants (Josianne Lavoie) et le suicide des hommes (Francis Dupuis-Déri), ainsi que les stratégies masculinistes et leurs effets sur l’ensemble des personnes qui contestent, ou ne s’y conforment pas, les normes hétérosexistes (Janik Bastien-Charlebois, Karine Foucault, Émilie Saint-Pierre, Marie-Ève Surprenant). En 2008, les mobilisations masculinistes et les inquiétudes féministes face à leurs succès médiatiques, étatiques et même universitaires étaient à leur apogée. Sept ans plus tard, la réédition propose deux nouveaux textes et une introduction mise à jour qui feront plus particulièrement l’objet de ce compte rendu.

L’introduction à la nouvelle édition, signée Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déry, propose une version actualisée de l’introduction originale comprenant des statistiques mises à jour ainsi qu’une revue de l’actualité féministe et antiféministe depuis 2008. Même si le Québec a connu une diminution des expressions publiques masculinistes depuis les dernières années, les auteur.e.s considèrent qu’il s’agit d’une phase d’institutionnalisation plutôt que d’une disparition. La percée des discours masculinistes et de leurs agents dans les institutions publiques, parapubliques et même académiques auraient rendu nécessaire un certain effacement de la logique de coup d’éclat à laquelle le mouvement s’adonnait dans la première décennie des années 2000. Au-delà de ces affirmations introductives, le livre ne propose toutefois pas de nouveaux chapitres ni de nouvelles données d’enquêtes sur l’étendue de cette pénétration des discours masculinistes dans l’appareil d’État et dans les institutions publiques en général depuis 2008. La proximité idéologique entre les discours masculinistes défendant l’idée d’un renversement des inégalités de sexe et les croyances de sens commun autour de la crise de la masculinité (étudiée notamment par Dupuis-Déri dans plusieurs articles) est certes inquiétante, mais aucune enquête empirique solide ne nous permet d’avancer des affirmations précises à cet égard.

Les nouveaux chapitres proposés dans cette réédition concernent l’histoire politique du mot masculiniste (Francis Dupuis-Déri) et la présence des discours masculinistes dans les réseaux sociaux (Sarah Labarre). Dupuis-Déri remonte au 19e siècle pour faire la généalogie des usages du terme masculinisme, employé d’abord pour désigner une pathologie médicale de masculinisation des femmes, puis le processus social de masculinisation des femmes et particulièrement des féministes. Dès le début du 20e siècle, masculinisme en vient à désigner aussi une force politique d’opposition au féminisme, ou encore le principe de la domination des hommes dans les sociétés occidentales. Ce n’est que très récemment, et particulièrement dans le monde francophone, que le masculinisme désigne une frange particulière de l’antiféminisme dont il ne serait qu’une des formes. Blais et Dupuis-Déri affirment dans l’introduction que « même si ces catégories ne sont pas toujours mutuellement exclusives, il existe aussi un antiféminisme religieux, un antiféminisme nationaliste, un antiféminisme libéral-individualiste » (p. 18). Qu’est-ce qui distinguerait donc l’antiféminisme masculiniste? Le masculinisme se particulariserait par son analyse des rapports sociaux de sexe, en renversant l’analyse féministe pour identifier les hommes comme catégorie sociale dominée par les femmes et le remplacement historique du patriarcat par un matriarcat utilisant l’État comme instrument d’oppression des hommes (p. 18). Cette définition, qui apparaît assez consensuelle chez les auteur.e.s de ce livre, n’empêche pas une certaine ambiguïté dans les usages du terme qui en vient souvent à recouvrir d’autres formes d’antiféminismes plus traditionnalistes qui cherchent à contrer le féminisme et promouvoir le pouvoir des hommes.

Le nouveau texte de Sarah Labarre sur les réseaux sociaux décrit l’une des modalités du redéploiement des discours masculinistes depuis 2008, qui ne s’organisent plus autant autour de plates-formes québécoises comme les sites Content d’être un gars ou L’Après-rupture, mais occupent un espace discursif et politique plus vaste. Les controverses du Gamergate, de Trouble Voir et d’autres initiatives web récentes amènent l’auteure à traiter simultanément les initiatives pouvant généralement être qualifiées d’androcentrées, et souvent d’antiféministes, et d’autres qui, elles, relèvent du masculinisme, tel que défini par Blais et Dupuis-Déri. Sous le terme de « manosphère », Labarre regroupe ainsi tous les discours hostiles aux féministes ou à l’analyse féministe, et ceux qui adhèrent plus ou moins fortement aux discours masculinistes d’un renversement des inégalités de sexe au profit des femmes. Si une parenté évidente existe entre les deux, il aurait été intéressant que l’auteure réfléchisse sur cette frontière, ces liens et leurs effets. Il s’agit, somme toute, d’une description des principaux espaces occupés par les antiféminismes dans les réseaux sociaux et l’internet, mais qui offre peu de pistes d’analyse pour comprendre leur organisation, leur transformation, les stratégies politiques poursuivies, ainsi que l’ancrage social de ces militants. Le livre de Blais et Dupuis-Déri demeure toutefois une référence incontournable pour connaître le mouvement masculiniste québécois et pour se convaincre de l’importance de faire des recherches empiriques approfondies sur cette question.