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Pendant longtemps, la représentation que les Québécois se sont donnée de leurs malaises collectifs et individuels prenait la figure d’une famille, sinon dysfonctionnelle, du moins passablement coincée. Des Plouffe à La petite vie, leur misère trouvait son expression littéraire et télévisuelle dans une dynamique familiale aliénante, expression de leurs empêchements, d’un sentiment d’infériorité et d’une révolte impuissante : père faible et humilié, sexualité et identité refoulées, Église étouffante et culpabilisante. De cette représentation, le théâtre de Michel Tremblay est sans doute l’expression (et la dénonciation) la plus forte et la plus réussie : À toi pour toujours, ta Marie-Lou, avec son père silencieux attablé devant une bière, Le vrai monde ? et ses mensonges incestueux, ou Albertine en cinq temps et son désespoir violent.

Mais si l’on en croit l’épidémiologie, et depuis peu les sociologues, les Québécois seraient aujourd’hui moins névrosés que déprimés. Leur misère morale et psychologique a changé. Ils ne souffrent plus d’une morale bigote ou de l’aliénation du colonisé, mais de dépression, qui accompagne en force la montée de l’individualisme, la fin des interdits et la recherche de l’accomplissement personnel. Si l’on veut chercher dans la psychopathologie le malaise caractéristique et révélateur de la société actuelle, c’est du côté de la dépression et de l’anxiété qu’il faut regarder. Ce sont elles qui nous informent le mieux sur ce qu’est devenue la société québécoise. C’est du moins ce que soutient Marcelo Otero dans un excellent ouvrage, qui fait la synthèse de ses travaux théoriques et empiriques sur la question. Nous en rendrons compte en faisant ressortir ses principales articulations et conclusions, tout en soulevant des questions et en indiquant des prolongements.

Un Québec déprimé

Selon l’enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes, réalisée par Statistique Canada, 8,4 % des Québécois (avec une proportion plus grande de femmes que d’hommes) ont souffert de troubles de l’humeur ou anxieux en 2000-2001. La proportion d’individus qui ont présenté un des ces troubles au cours de leur vie est de 22,5 %, soit une personne sur cinq ; elle est de 12 % pour ceux qui ont vécu un épisode de dépression majeure. Les troubles dépressifs et anxieux (phobie, trouble panique, anxiété généralisée) sont aujourd’hui responsables de la moitié des troubles mentaux. « Peu importe les sources auxquelles on se réfère, les méthodes suivies et les catégorisations privilégiées, la dépression est la vedette épidémiologique de l’incapacité sociale, même si les troubles anxieux cognent déjà à la porte de manière insistante » (p. 122). Les « nerveux sociaux », comme les appelle Marcelo Otero, se pressent aux portes des médecins généralistes, des psychiatres et des psychologues, et la très grande majorité des consultations qui aboutissent à un diagnostic de dépression (82 %), sont assorties de la prescription d’un médicament, généralement un antidépresseur[1]. En cela, le Québec suit une tendance lourde à l’échelle internationale : selon l’OMS, la dépression est la première cause d’incapacité dans le monde, avec 12 % de toutes les affections mentales ou somatiques, tous âges et sexes confondus[2].

Fatigue extrême, épuisement, manque de ressort, sommeil déréglé, incapacité de prendre une décision, difficulté à faire la moindre tâche, le déprimé n’arrive plus à travailler, il ne fonctionne plus. Il n’a plus aucune envie d’entreprendre, il est en panne de désir, il est sans volonté. La vie n’a pour lui plus rien d’agréable, rien de positif, il est replié sur soi, se laisse aller et pleure sans savoir pourquoi, souvent en proie à des idées suicidaires. « On peut résumer schématiquement l’essentiel du drame de l’individu déprimé en deux expressions très générales : ne pas pouvoir (défaillance du fonctionnement, de l’action, de l’énergie vitale) et ne pas pouvoir vouloir (défaillance de la motivation, de l’envie, de l’intérêt) » (p. 158).

Or, ce qu’il y a de remarquable pour le sociologue, c’est que le rapport au travail apparaît central dans les propos des personnes dépressives pour expliquer ce qui leur arrive. À s’en tenir à ces derniers, ce serait en raison du travail que le plus souvent l’on craque et défaille. La dépression surviendrait le plus souvent à la suite d’un échec professionnel : perte d’emploi, investissement dans le travail au détriment de la vie familiale, épuisement sans reconnaissance de l’employeur, conflits et tensions, stress et surcharge. Le déprimé n’est pas à la hauteur des attentes ou de ses propres ambitions.

La dépression conduit à un arrêt de travail ou des études, avec le risque de s’enfoncer plus profondément dans la maladie, de voir les symptômes s’aggraver (manque d’énergie, tristesse, insomnie, etc.), et celui que le doute s’installe chez la personne et son entourage quant à sa capacité de s’en sortir. Parce qu’elle est vécue comme un échec personnel, la dépression se vit dans la solitude. On en a honte, on se sent coupable. C’est un problème que l’on prend entièrement sur soi. Des autres, on redoute le jugement, le reproche de se laisser aller, l’incompréhension ou l’évitement.

La dépression révèle ainsi par la négative les normes et les attentes auxquelles les individus doivent aujourd’hui répondre. Se dessine en creux tout ce qui est attendu d’eux : être actif et performant, faire preuve d’initiative et de combativité, avoir confiance en soi et ses capacités, être en connexion permanente avec le monde et se sentir responsable de son destin. Ce sont des qualités intrinsèquement individuelles. La norme des normes est l’autonomie, être capable d’agir par soi-même, être actif dans sa réussite personnelle, mais aussi pouvoir fonctionner avec le minimum d’aide ou de support, se discipliner et se donner de hauts standards de productivité. C’est la norme par excellence de la société individualiste contemporaine. Jusque dans la maladie, la personne doit s’informer, dépister et gérer ses symptômes, s’impliquer dans le traitement, se sentir responsable de sa guérison ou de la résolution de son problème. Le défi auquel les individus sont aujourd’hui confrontés, c’est devenir soi-même par soi-même, parvenir à un certain accomplissement personnel : « se réaliser », comme on dit. L’identité se construit au fur et à mesure dans une suite de projets, de la scolarité jusqu’à la retraite.

Les déprimés sont ceux qui échouent à satisfaire à ces normes et injonctions, ceux qui ne sont pas ou plus capables de répondre à ces attentes, ceux qui n’ont plus l’énergie pour fonctionner et performer. Ils « se débranchent par symptôme interposé », incapables de suivre ou de supporter la pression, ne parvenant plus, malgré leurs efforts, à trouver le succès ou la reconnaissance espérée. La dépression est l’effet d’une contre-performance sociale. C’est pourquoi on peut dire que c’est une maladie qui touche les normaux, en raison de sa prévalence et de sa familiarité – elle fait partie désormais du « malheur ordinaire » –, de la menace qu’elle fait peser sur tous les individus, dans tous les milieux. Le dépressif n’est pas différent des autres, il n’est pas fou ; il a tout simplement échoué. S’il dérange ou inquiète, c’est en raison justement de sa normalité… Avec la dépression, se dessinent les « contours » de l’individualité contemporaine, ou de l’« individualité sociale ordinaire », comme la désigne Otero en mettant l’accent sur sa dimension normative : modèles et prescriptions que les individus suivent dans leur effort pour s’intégrer tout en affirmant leur singularité, pour s’adapter tout en se distinguant, pour fonctionner tout en s’affirmant. En montrant les « failles » de l’individualité, la dépression en révèle le code.

La maladie ou la misère psychologique qu’est la dépression est caractéristique de notre époque en ce qu’elle est un très bon révélateur de la société dans laquelle nous vivons, son ombre portée pour reprendre l’image qui donne à l’ouvrage son très beau titre. C’est la première thèse de Marcelo Otero, et sa démonstration est convaincante. Sur ce point, l’ouvrage s’inscrit dans le prolongement des travaux du français Alain Ehrenberg, qu’il complète et approfondit. Là où le sociologue montréalais innove le plus, c’est dans l’examen du parcours des individus et de leur démarche pour se rétablir, mais surtout dans son analyse de la dépression comme une forme d’épreuve.

L’épreuve de la dépression

Comme toute expérience, la dépression est socialement codifiée. L’annonce du diagnostic est un choc, car il est lourd de sens ; il charrie tout un ensemble de significations qui changent non seulement la manière dont on comprend ses difficultés et ses souffrances présentes, mais l’image que l’on a de soi et de sa vie dans son ensemble. Le diagnostic non seulement propose à la personne une explication de ce qui lui arrive – et peut procurer un certain soulagement – mais il engage dans un parcours relativement normé en vue d’un rétablissement. Avec des essais et des rechutes, des arrêts et des reprises de la médication, il s’agit de remonter lentement la pente, de mobiliser ses ressources afin de retrouver une vie normale. On vise un fonctionnement acceptable, en regard des normes d’autonomie et de productivité, mais avec des standards de performance ou des attentes moins élevés qu’auparavant, la recherche de formes d’accomplissement différentes, plus conformes à ses capacités. On se donne de nouvelles normes de vie, renonce à la perfection, ajuste son fonctionnement.

La notion de rétablissement remplace aujourd’hui celle de guérison[3], car il ne s’agit pas de revenir à l’état antérieur à la maladie, mais de trouver un nouvel équilibre entre ce que l’on souhaite et ce que l’on est capable d’accomplir. De même, on parle d’accompagnement[4] pour désigner le rôle du médecin ou du psychologue, car il s’agit d’aider la personne dépressive dans une démarche dont elle demeure la première responsable. Cette démarche exige de celle-ci un travail sur soi (faire preuve d’introspection afin de mieux se connaître, se donner une lecture plus réaliste de sa situation, gérer ses émotions, vivre au présent), afin de trouver ou de retrouver confiance en soi et sens de l’initiative, s’ajuster aux demandes sociales dans le respect de ses capacités et de ses limites. Une fois rétablie, la personne demeure « vulnérable » ou fragile, elle continue d’avoir besoin de soutien ou d’un accompagnement. Dans une société qui exige de ses membres un effort permanent d’ajustement à ses normes d’autonomie et d’accomplissement, l’adaptation (comme l’identité) n’est jamais acquise.

Si la dépression se vit dans la solitude, si l’histoire est toujours singulière, il existe une réponse institutionnalisée pour diagnostiquer le problème, ainsi qu’un ensemble relativement unifié de représentations et de normes, codifées et diffusées par la médecine, la psychologie et les médias, qui façonnent l’expérience des individus, permettent de reconnaître les symptômes, leur suggèrent des causes et indiquent la manière d’y réagir. Il existe tout un langage, une grammaire, qui permet de nommer l’expérience, de la reconnaître, de la mettre en récit et de lui donner sens, en regard de certaines normes, afin de colmater la brèche, endiguer la souffrance, retrouver l’énergie et la volonté défaillante. Subjectivement vécue, la dépression est socialement reconnue. Marcelo Otero va plus loin encore : la dépression est une épreuve. Le mot doit ici être entendu dans son sens scolaire ou juridique de test, d’opération par laquelle on juge les qualités ou la valeur d’une personne. Le dépressif est plus qu’affecté ou éprouvé par la dépression, il est mis à l’épreuve. Ses résistances et ses capacités font l’objet d’une évaluation en vue d’une sorte de sélection sociale.

Il s’agit d’une sorte d’épreuve latente qui, lorsqu’elle s’actualise, teste les limites de ce qu’on nous demande d’être comme individus aujourd’hui dans une lutte perpétuelle entre interpellations d’adaptation sociale et investissement de nouvelles possibilités d’action, entre dominations ordinaires et résistances ordinaires, entre inconforts et plaisirs.

P. 19.

L’épreuve dépressive soumettrait les individus au test général de l’« individualité ordinaire », c’est-à-dire vérifierait leur capacité à être à la hauteur des attentes de la société : accomplissement, performance, confiance en soi. La dépression est, dans cette perspective, le révélateur d’un échec, de l’incapacité de l’individu d’être à la hauteur de ces attentes. En ce sens, la dépression serait plus qu’une souffrance morale et psychologique, elle constituerait un « défi historique » puisqu’elle est socialement produite et conceptualisée, et qu’il faut l’affronter avec les moyens thérapeutiques mis à la disposition des individus par les institutions. Pour le sociologue, l’épreuve dépressive représente ainsi une sorte de médiation entre l’individu et la société, entre la subjectivité et les normes sociales ; une expérience à travers laquelle se révèle la manière particulière dont chaque individu répond aux normes et aux injonctions, sa manière singulière de s’y conformer ou de s’en rapprocher, ce que Marcelo Otero appelle la « moyenne sociale à soi ». Cette notion d’épreuve, librement empruntée à Danilo Martuccelli[5], permet ainsi de mieux cerner la dimension sociale et historique de la dépression, d’articuler l’expérience subjective aux significations collectives et partagées, les trajectoires individuelles aux institutions.

La notion n’en demeure pas moins ambiguë. Parler d’un « défi historique » que « les individus sont contraints d’affronter », mais qui demeure « inégalement distribué », ne clarifie pas les choses. Tous les individus ne seraient-ils donc pas soumis à l’épreuve ? Mais surtout, est-ce bien la dépression qui est l’épreuve ? La notion implique une relative institutionnalisation des normes en regard desquelles les individus sont jugés et une certaine ritualisation des conduites. Elle implique aussi que les individus vivent l’expérience ou la ressentent comme un test, auquel ils auraient échoué. Ce qui constitue alors la véritable épreuve, me semble-t-il, serait plutôt le travail (ou l’école, ou la famille) et non la dépression qui serait le résultat ou la conséquence d’un échec. L’épreuve consiste à parvenir à l’excellence personnelle au travail, à montrer sa valeur et à obtenir la récompense recherchée (salaire, statut social, prestige ou autre capital symbolique). La dépression n’est pas en elle-même une épreuve au sens où ce mot est ici utilisé, sinon peut-être cette partie de l’expérience dépressive qu’est le rétablissement, où l’individu doit franchir avec succès différentes étapes vers le rétablissement. En parlant de la dépression en tant que telle comme d’une épreuve, Marcelo Otero élargit le sens de la notion d’épreuve, mais lui fait perdre en précision et en rigueur.

Par ailleurs, à la lecture de L’ombre portée, on ne sait trop si ce genre d’épreuve est caractéristique de la société contemporaine, si toutes les sociétés produisent les leurs, et ce qu’ont de spécifique celles que les individus doivent aujourd’hui surmonter. Touchant ce dernier point, je me bornerai à une seule remarque. L’épreuve dépressive (ou l’épreuve conduisant à la dépression) implique une forte intériorisation des normes, c’est dans la vie quotidienne (travail, vie domestique) qu’on la rencontre et l’affronte, et elle appelle chacun à réaliser sa véritable nature, trois traits par lesquels Taylor (1989) caractérise l’identité moderne ; trois traits qui conduisent chaque individu à la recherche d’une forme de vie qui lui soit propre, mais également à une interminable quête de reconnaissance pour se faire confirmer par les autres la valeur de ses choix. L’épreuve dépressive témoigne des difficultés de cette quête, qui demande à l’individu de concilier deux exigences contradictoires : exprimer sa singularité et adopter un comportement fonctionnellement adapté à la société. Véritable quadrature du cercle, la réconciliation de ces deux exigences occupe passablement nos contemporains, comme en témoignent les propos échangés dans les talk show télévisés. Figure imposée, l’individualisme est un conformisme parfois difficile à satisfaire.

Une sociologie critique

Malgré ces ambiguïtés et flottements, l’approche développée par Marcelo Otero se révèle très fructueuse. Elle ouvre des perspectives intéressantes, et convainc de l’intérêt à étudier la dépression pour comprendre la société actuelle. La posture prise par le sociologue permet en effet de jeter un nouveau regard sur l’individualisme contemporain et le « malheur ordinaire ». En déplaçant le regard porté sur l’objet, en s’écartant tant du point de vue de la psychiatrie (la dépression comme pathologie) que de celui d’une certaine sociologie militante (la société pathologique, source de souffrance), il parvient à montrer le caractère historique de la dépression, de ses critères diagnostiques et de ses traitements, et plus profondément encore, de l’expérience que les individus sont amenés à vivre, c’est-à-dire du rapport que chacun entretient avec soi-même. Il ne s’agit pas de nier que la dépression fait mal, mais de suspendre tout jugement sur son caractère pathologique, afin d’examiner comment elle s’intègre à un ensemble de représentations et de normes propres à un type de société. Seul un recul critique vis-à-vis de l’évidence de la dépression permet de la regarder dans cette perspective plus large.

En Occident, le noeud tissé entre l’individualité, les problèmes de santé mentale et les stratégies conçues pour les gérer se transforme constamment en fonction de la variation normative (les modèles institués d’adaptation et d’inadaptation sociales), de la redéfinition des lieux d’interface entre le corps et l’esprit (topiques psychanalytiques, économies des neurotransmetteurs, articulations génétiques de l’hérédité du comportement, etc.) et de la modification des repères culturels définissant la douleur physique et morale (modalités de souffrance psychique, seuils de tolérance, etc.). L’épreuve dépressive et ses « remèdes » ne sont intelligibles qu’en fonction de ces trois dimensions.

P. 304.

Mais la critique peut-elle s’arrêter là ? Peut-elle éviter d’examiner et de se prononcer sur cette « société dépressogène » (p. 203) ? de prendre elle-même parti sur le plan normatif ? La dépression, soutient notre sociologue, est un révélateur de ce qu’il appelle la « société d’individualisme de masse », mais de cette société il dit finalement peu de choses, sinon qu’elle soumet les individus à une série d’injonctions et d’épreuves : être autonome, se réaliser, se distinguer, performer. Aucun portrait d’ensemble n’est tracé ou même esquissé. De ses institutions, il n’examine que la médecine. Dans un article écrit en collaboration avec D. Namian, il identifie un ensemble de causes et de dimensions, qu’il énumère en vrac :

la fragilisation des supports sociaux et des positions statutaires, la montée de l’individualisme et la psychologisation des conduites, la redistribution et la reconfiguration des rôles familiaux, la multiplication et la complexification des identités ethnoculturelles et de genre, la coexistence de multiples repères moraux, l’intensification du codage biomédical de comportements quotidiens, la survalorisation de la santé individuelle et populationnelle, etc.

Otero et Namian, 2011, p. 229-230.

Se dessine là un type de société dont l’individualisme est à coup sûr un des traits caractéristiques, et la médecine l’une des institutions centrales. Mais c’est vers le monde du travail finalement que L’ombre portée nous conduit, car c’est le travail qui est au centre de l’expérience de la dépression. Aux analyses de Marcelo Otero font écho les nombreuses études sur les transformations du travail et la forte progression des problèmes de santé mentale au travail (épuisement professionnel, détresse psychologique, sentiment de dévalorisation, frustration et manque de reconnaissance). L’intensification du travail, la précarité d’emploi et l’insécurité, la réduction des salaires et l’augmentation des inégalités, l’idéologie managériale fondée sur la flexibilité, la mobilisation et l’implication subjective du personnel, le contrôle plus grand et la responsabilisation des travailleurs, la recherche d’une production toujours accrue : tout concourt à accroître la charge mentale et la pression sur les individus. De nombreux chercheurs et observateurs ont également souligné comment le rapport au travail est de plus en plus individualisé : responsabilisation des travailleurs quant aux succès de l’entreprise, gestion personnalisée des carrières, rémunération en fonction de la performance, disparition des moyens collectifs de résister aux pressions et de réduire la précarité. Ces changements contribuent à une détérioration de l’ambiance au travail et des relations entre les collègues. Les tensions sont vécues comme des conflits d’ordre interpersonnel plutôt que des conflits collectifs entre les employés et les patrons (Mercure et Vultur, 2012). Le travail procure une identité et une place dans la société, et pour de nombreux individus, c’est par le travail qu’ils cherchent à exprimer leur singularité, parvenir à une forme d’autoréalisation personnelle, dont la dépression, justement, signe l’échec. Figure imposée, l’individualisme connaît de nombreux ratés.

Une autre direction vers laquelle nous conduisent les analyses d’Otero, ce sont les transformations de l’action publique. Au Québec, comme dans de nombreux pays européens, on observe en effet que l’assistance aux personnes en difficulté prend de plus en plus la forme d’une responsabilisation et d’un travail sur soi de la part de la personne assistée. Que ce soit dans les programmes de réinsertion au travail, de soutien pédagogique en milieu scolaire, d’intégration des personnes immigrantes, de réhabilitation des détenus, d’aide aux personnes dépendantes ou vulnérables, les programmes se veulent de plus en plus individualisés et incitatifs : il s’agit d’amener la personne à devenir autonome (le plus possible), responsable de son sort, engagée dans un projet personnel qui lui permettra de s’intégrer et de s’accomplir. L’intervention est faite à la fois de bienveillance et de contraintes, elle vise à faire des individus des sujets, qui pourront prendre leur place dans la société, tout en étant « eux-mêmes », et répondre ainsi aux exigences d’autonomie, de participation et d’accomplissement. Dans tous ces secteurs d’intervention on parle d’ailleurs d’« accompagnement », d’une valorisation d’une communication authentique, un travail de capacitation (ou empowerment) et la responsabilisation de l’individu quant aux démarches à suivre, aux actions à accomplir et aux succès à obtenir[6]. Dans cette individualisation et cette subjectivation de l’action publique, se reconnaissent quelques-uns des traits des interventions visant le rétablissement des personnes dépressives. Pour passer au travers des épreuves auxquelles ils sont soumis, les individus reçoivent tout un ensemble de soutiens ou de supports, plus ou moins efficaces, qui renvoient l’individu à lui-même, ses projets, ses capacités, son bon fonctionnement et son accomplissement personnel.

L’étude de la dépression nous conduit ainsi à un examen et une critique plus large de la société d’« individualisme de masse ». Elle oblige aussi à prendre parti, car en élargissant l’analyse aux transformations du monde du travail, il devient difficile de ne pas se prononcer sur le caractère « pathologique » ou inquiétant de certains aspects de la société dans laquelle nous vivons. On est moins porté à banaliser la souffrance ou à la qualifier d’« ordinaire ». Certes, on peut comprendre les réserves d’Otero à se lancer dans une critique d’inspiration marxiste (Bourdieu, Honneth), qui ramène trop vite tous les malheurs au capitalisme mondialisé. On ne lui fera pas grief de s’être arrêté là où son ouvrage s’arrête. Mais on peut lui demander vers où conduit son analyse, tant au plan de l’intelligibilité du monde contemporain que de sa critique.

Maladie du présent, la dépression aurait détrôné la névrose freudienne, comme maladie typique, à tout le moins emblématique, du monde social contemporain. Ce dont on souffre, souligne Marcelo Otero, ce n’est plus d’interdit et de culpabilité, mais d’insuffisance et de déficit : ne pas être à la hauteur, manquer d’énergie et de volonté. Dans la société individualiste libérale, le malheur n’est plus d’avoir à refouler son désir, mais au contraire, d’être impuissant. La culture n’a plus pour tâche de réprimer la sexualité, comme le veut la théorie freudienne ; elle incite plutôt à la jouissance. « Aujourd’hui, il s’agit plutôt de stimuler et de soutenir le désir et la jouissance souvent aux prises avec l’apathie, l’inhibition, l’indifférence, l’impuissance. » (P. 38.) La névrose freudienne aurait été la pathologie distinctive d’une époque. La dépression l’a remplacée et faiblira à son tour avec la disparition du monde social dans lequel nous vivons actuellement, pour faire place à de nouveaux malaises et de nouvelles thérapies davantage en résonance avec les normes et les formes de subjectivité qui s’imposeront alors. « Rien de plus, rien de moins » (p. 151).

En attendant la dépression constitue l’un des meilleurs miroirs de ce qu’est devenue la société québécoise, et pour les Québécois, sinon l’épreuve, la souffrance qui traduit le mieux leurs difficultés, leurs sentiments, leurs peurs et leur âme. C’est ce que le groupe rock Offenbach, il y a bien des années déjà, racontait à sa façon dans une des chansons les plus célèbres du répertoire québécois ; une chanson dans laquelle on retrouve non seulement la solitude et le vide, la perte de toute volonté, même l’image de l’ombre, mais aussi l’idée d’une épreuve, dont on ne voit pas comment on pourrait sortir gagnant :

tout seul chez nous avec moi-même
tassé dans l’coin par mes problèmes
[…]
le frigidaire fait ben du bruit
c’est parce qu’il est vide pis moé aussi
le téléphone, c’est tout l’contraire
j’voudrais qu’i sonne, lui y veut s’taire
que l’diable m’emporte s’il veut à soir
ça s’rait plus l’fun d’être en enfer qu’icitte
[…]
mais chu chez nous, pogné ben dur
j’tourne en rond pis j’compte mes murs
j’use mes jointures dans les coins sombres
à faire d’la boxe avec mon ombre
au bout d’un round, c’est moi qui perd
j’ai mal choisi mon adversaire
 
je l’sais, faudrait ben que je sorte
oui mais mes blues passent pu dans porte[7]

Car c’est du côté de la chanson – plainte solitaire – qu’il faut regarder pour trouver des expressions de ce malaise. Le théâtre, quant à lui, continue largement d’explorer les thématiques freudiennes de l’identité, de la filiation, de la transmission, des histoires et secrets de famille, de la faute et du pardon, comme en témoignent, parmi d’autres, les oeuvres de M. Bouchard (Les muses orphelines), W. Mouawad (Le sang des promesses) et R. Lepage (La trilogie des dragons). Certes, à travers la filiation et la transmission, se pose aux personnages la question de ce qu’ils vont faire de leur vie, mais la difficulté est moins celle de l’impuissance et de la réussite, que de composer avec le passé et ses blessures, de s’en éloigner sans rompre entièrement. Déprimés, sans doute les Québécois le sont-ils de plus en plus. Mais ils n’en ont pas pour autant fini avec les névroses et les problèmes familiaux…