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Qui est Napoléon Bourassa ? Un peintre, et c’est surtout ce dont on se souvient, mais aussi un sculpteur et un architecte. Son oeuvre ne se limite pas aux arts visuels, puisqu’il écrit un roman à caractère historique, Jacques et Marie, ainsi que de nombreux articles dans L’Écho du Cabinet de lecture paroissial, Mélanges littéraires, Les Soirées canadiennes, La Minerve, et surtout dans LaRevue canadienne dont il fut un des fondateurs ; il publie des récits de voyage et des essais politiques ainsi bien sûr que sur l’art. Il oeuvre également comme professeur, dans le cadre informel de son atelier et dans d’autres plus formels. Si l’esthétique religieuse qu’il met de l’avant rejoint peu les sensibilités du 21e siècle, les positions qu’il défend dans ses textes annoncent déjà celles associées à la modernité artistique.

Le livre porte bien son titre car à travers la carrière protéiforme de Bourassa, ce que Anne-Élisabeth Vallée met en évidence, c’est la constitution du champ artistique dans la seconde moitié du 19e siècle, ou à tout le moins de ses prérequis : écoles et lieux de formation, lieux d’exposition, critique journalistique et dans des publications plus spécialisées, passage du mécénat au marché.

Bourassa, tout au long de sa carrière, est actif dans plusieurs réseaux professionnels et associatifs. Le premier chapitre est en grande partie consacré aux associations culturelles auxquelles appartient Bourassa : l’Institut canadien, où il prononce des conférences, puis la Société royale du Canada. Vallée montre bien l’importance des réseaux intellectuels dans lesquels s’insère Bourassa, et qui rejoignent jusqu’à P.-J.-O. Chauveau, surintendant de l’Instruction publique, ainsi que des réseaux religieux, cruciaux « pour un artiste qui rêve de concevoir des décors religieux » (p. 25). Mais cela n’épuise pas l’analyse des réseaux : gendre de Louis-Joseph Papineau, Bourassa obtient des contrats par l’intermédiaire de sa famille, et plus largement du soutien financier de sa belle-famille.

Le deuxième chapitre est consacré « aux premières activités » artistiques de Bourassa. Il est question de l’oeuvre, mais aussi de l’artiste et des problèmes financiers qui l’obligent « à diriger une exploitation de bois » (p. 54) à la Petite-Nation. En effet, le portrait n’intéresse pas Bourassa même s’il existe un marché pour cette forme d’art et même s’il doit malgré tout y consacrer une partie de son temps. Ce à quoi aspire l’artiste, c’est à l’art religieux ou commémoratif ; par ailleurs, il refuse de faire des copies de tableaux religieux, autre domaine pour lequel il existe une demande. Bourassa, en effet, a un « parti pris pour l’originalité » (p. 58) :

La rareté des commandes de tableaux autres que des portraits ne lui permet pas de démontrer l’étendue de son talent auprès des mécènes éventuels. L’artiste consacre ainsi ses temps libres à une production personnelle diversifiée, dont il tente de faire la promotion une fois créée.

p. 59

C’est ainsi que Bourassa publie des annonces dans les journaux et participe à des expositions, comme celles de l’Art Association of Montreal ou l’Exposition provinciale. Bref, s’il propose un art « traditionnel », la façon dont il le fait l’amène à sortir de la tradition.

Le deuxième chapitre met en évidence la naissance de la critique au Québec dans les journaux et dans des revues culturelles, critique où la visée pédagogique est centrale, selon Vallée :

Dépourvu des connaissances historiques et esthétiques essentielles, le public ne base son appréciation des oeuvres que sur leur rendu plus ou moins naturaliste. […] Au contraire, précise [Bourassa], seuls les artistes et les connaisseurs possèdent la formation adéquate pour déterminer la valeur réelle et l’authenticité des oeuvres d’art.

p. 88

Comme le montre bien Vallée, Bourassa n’est pas un critique complaisant.

Le chapitre 3 est consacré à l’enseignement des arts à Montréal ainsi que du dessin industriel, et bien entendu au rôle exercé par Bourassa en la matière. Dans ce chapitre apparaît clairement le clivage entre anglophones et francophones. Si son intérêt pour l’art religieux tend à l’insérer dans le monde francophone, les expositions auxquelles il participe l’insèrent pour leur part dans le réseau anglophone de l’Art Association of Montreal. En matière d’enseignement, s’il préconise – et pratique – l’enseignement formel (moderne), Bourassa accueille également des élèves dans son atelier, modèle plus traditionnel. À cet égard encore, ces activités et pratiques témoignent de son insertion dans des réseaux diversifiés.

Le chapitre 4, intitulé « Un théoricien d’art canadien-français au XIXe siècle », présente la vision de l’art de Bourassa à partir des textes qu’il a publiés et des conférences qu’il a prononcées. Ici le propos est centré sur Bourassa et non sur le milieu de l’art montréalais, et nous entraîne chez les théoriciens européens de son époque, dont il s’inspire. « La lecture de ses textes et discours révèle une érudition peu commune chez les artistes et les amateurs d’art canadiens » (p. 141). Sa vision de l’art surprendra peut-être le lecteur du 21e siècle : « Bourassa situe l’origine de l’art en Dieu, qui fournit à l’artiste son imagination » (p. 150), ce en quoi il s’inscrit dans une tendance « se retrouv[a]nt chez la plupart des théoriciens français de l’époque » (p. 151), et notamment chez Victor Cousin. Chose certaine, Bourassa contribue à répandre au Québec les idées des théoriciens du renouveau de l’art chrétien.

Le cinquième et dernier chapitre traite de l’oeuvre de Bourassa et de ses « grands projets de décoration murale » d’églises, dont les plus importantes sont la chapelle de l’Institut Nazareth qui n’a pas survécu, sinon sous la forme d’études préparatoires et de photographies, et la chapelle Notre-Dame-de-Lourdes.

Tout au long de son ouvrage, Vallée met bien en évidence le fait que le milieu culturel montréalais du 19e siècle n’était pas replié sur lui-même. Bourassa fit des séjours en France et en Italie ; sa conception de l’art s’inspire de celle de penseurs européens de son époque ; une de ses oeuvres, L’apothéose de Christophe Colomb, fut montrée à l’Exposition universelle de Paris de 1867. L’Europe qui sert de modèle au milieu culturel québécois n’est pas qu’esthétique, mais aussi celle des institutions :

Pour Bourassa, le développement du monde des arts à Montréal doit se fonder sur les traditions européennes, c’est-à-dire qu’il doit passer par la mise sur pied de concours, l’organisation d’expositions annuelles et la fondation de musées grâce aux dons de bienfaiteurs.

p. 86

Somme toute, le livre d’Anne-Élisabeth Vallée montre bien le passage de la tradition à la modernité artistique dans la seconde moitié du 19e siècle à Montréal à travers la figure de Bourassa :

Les thèses qu’il défend, par exemple la primauté de la peinture d’histoire par rapport aux genres mineurs et ses récriminations contre l’art photographique, ne font pas de lui un précurseur de la modernité artistique au Québec. Toutefois, son plaidoyer pour la mise en place d’institutions artistiques et pour l’amélioration des conditions de travail des artistes le situe parmi les plus ardents promoteurs de l’instauration d’un milieu de l’art à Montréal. […] Pour lui, l’artiste canadien-français ne doit plus répondre de façon servile aux désirs de ses clients et commanditaires ; il doit être maître de son oeuvre.

p. 238 et 245

Si plusieurs des oeuvres de Bourassa ont disparu, si des décors d’église qu’il a réalisés ne subsistent que photos et fragments, si les articles qu’il a publiés ne sont pas faciles d’accès, cet ouvrage contribue à mieux le faire connaître, et surtout à saisir le passage de la tradition à la modernité culturelle au Québec.